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photos Yougoslavie

- III -

LA YOUGOSLAVIE EN AUTO-STOP

 

L'AUTO-STOP N'EST PAS MARXISTE
 
Tête décidée, coeur un peu pincé, j'entre en Yougoslavie, stoppeur occidental, au porte-monnaie presque vide, sans appui officiel et fourrant mon nez partout. Comment les petits camarades de Tito vont-ils m'accueillir ? Le douanier, sympathique, est compatissant mais sceptique : «Faire de l'auto-stop quand il y a un train, c'est de la folie. Pour Ljubliana, vous allez marcher 180 kilomètres.»
 
Après 10 bornes à pied, je me demandais si je la traverserais en stop, cette Yougoslavie ; mon premier camion m'a rendu confiance. Avec force gestes, en charabia, italien, allemand, russe, le contact franco-yougoslave fut immédiat.
 
- El camioné est nationalisé, pas nous, niet, nix et finita la politica ; la politica c'est le beefsteack, le vin et les femmes, disent mes deux routiers, en me désignant d'appétissantes pin-up, collées aux places d'honneur, le tout accompagné de gros rires et de lourdes plaisanteries mimées, plutôt cochonnes sur les bords. Le père de l'un était soldat autrichien en 14, l'autre jeune recrue du roi d'Italie, puis de Mussolini, enfin partisan avec Tito, et maintenant membre du Parti. Arrivederci, Zdravo ! (1)
 
L'auto-stop n'est pas marxiste, m'apprend un docteur, membre du Parti, qui m'embarque dans sa Volkswagen. Il bavarde tandis que nous roulons sur l'autoroute, en très bon état, bien signalisée, à quatre voies parallèles, mais peu fréquentée.
 
- Construits par des brigades de jeunes volontaires de six Républiques pendant leurs vacances, les tronçons Trieste Ljubliana-Zagreb-Belgrade terminés, notre jeunesse s'attaque aux derniers kilomètres en Macédoine ; ainsi les voyageurs occidentaux pourront gagner Salonique et la Turquie. Mis à part ce grand axe, nos routes en terre sont encore très mauvaises, avec très peu de garagistes et de pompes à essence, mais vous verrez dans dix ans !
 
Il m'invite chez lui dans la banlieue de Ljubliana petite villa, cinq pièces, simplement meublées, pas de tapisserie, des motifs passés au rouleau sur fond de peinture à l'eau ; cuisine, avec gaz et frigidaire. Devant une bouteille de Chigovitsa, un alcool de prunes, il démarre :
- D'abord, comprenez bien le caractère très hétérogène de nos six Républiques yougoslaves. Ici les 1 800 000 Slovènes et les 3 800 000 Croates restent marqués par l'influence des Autrichiens ; en 14 nous combattions à leurs côtés. Nos ports de la côte dalmate Rjekka, Split, Doubrovnik, en lutte, des siècles, contre l'emprise de Venise, sont très imprégnés de culture italienne. Les 6 600 000 Serbes, alliés traditionnels des Français, luttaient à vos côtés en 14. Quant aux 2 560 000 Bosniens, 1 200 000 Macédoniens, 380 000 Monténégrins, ils ont subi cinq cents ans la tyrannique occupation turque.
 
- Et nos différentes religions ? En Slovénie et Croatie les catholiques dont le clergé s'est honteusement compromis en collaborant avec les Nazis ; les simplistes orthodoxes en Serbie, les musulmans conservateurs dans le Sud... Contre ces restes de superstitions médiévales nous luttons énergiquement, enchaîne sa blonde et plantureuse épouse.
 
Le docteur prend le relais
- Chaque République diffère des autres : géographiquement et par la race, la culture, la langue, le folklore, les coutumes. Notre revenu national par habitant est le triple de celui du Sud 184 en Slovénie, 110 en Croatie, 88 en Serbie, 78 en Bosnie, 69 en Macédoine, 59 en Monténégro. Nous sommes habillés à l'européenne, ils sont encore vêtus à la turque, de vêtements de bure rapiécés. Nous circulons en voitures, scooters, autobus modernes. Ils vont à pied, à dos de mulet, ou en vieux bus. Nous avons tous des chaussures, ils marchent pieds nus ou en sandales de peau de porc. Pour égaliser les standards de vie, notre gouvernement central taxe lourdement nos prospères et travailleuses entreprises slovènes et subventionne les usines naissantes macédoniennes. Mais peut-on du jour au lendemain secouer cinq siècles d'immobilisme, transformer des paysans résignés en une classe ouvrière compétente et dynamique ?
 
- Il y a quinze ans, les Oustachis ont assassiné mes beaux-parents, pauvres fermiers illettrés, parce qu'ils étaient serbes. Parmi les 1 700 000 tués de la guerre, 700 000 Yougoslaves sont morts, s'entr'égorgeant : Serbes contre Croates, Partisans contre Tchetniks et Oustachis. Entre des peuples vivant à couteaux tirés tout au long des siècles, dans un pays datant seulement de 1918, n'est-ce pas une énorme réussite du régime que d'avoir construit cette unité où chacune des six Républiques très décentralisées est autonome ? La langue, les caractères et aspirations de chaque République sont respectés mais nous sommes maintenant tous unis dans le même Parti pour le développement de notre pays.
 
OHÉ PARTISANS ! OUVRIERS ET PAYSANS !
 
Quelle passionnante visite du musée des Partisans, d'après photos, documents et commentaires de mon hôte, ex-médecin des maquis ! Voilà au fil des salles : le pacte roi de Yougoslavie- Hitler ; les manifestations hostiles du peuple de Belgrade ; les milliers de victimes du bombardement-représailles allemandes sur la capitale. L'invasion du pays sans déclaration de guerre. La Yougoslavie, écartelée en trois zones d'occupation la Croatie-Slovénie soutenue par l'Église et les collaborateurs oustachis ; la Serbie et ses bandes de Tchetniks, soldats du roi Pierre ; enfin la zone italienne sur l'Adriatique.
 
- Dès juin 1941, nous - les 12 000 communistes - lançons au pays l'appel à l'insurrection armée contre les fascistes. Immédiatement mineurs serbes, ouvriers de Belgrade, paysans, étudiants, même des femmes abandonnent leur foyer, prennent le maquis, se forment en groupes, les groupes en détachements, les détachements en bataillons, les bataillons en brigades. Quand, fin 42, l'Europe entière était à genoux, qu' Hitler assaillait Moscou, nous étions 150 000 Partisans répartis en 35 brigades. Fin 43 nous étions 300 000, constituant 2 corps d'armée. Nous empêchions l'ennemi de réquisitionner grains et bétail, nous détruisions ses voies ferrées, ponts et usines, nous anéantissions ses garnisons isolées. Les poches libérées faisaient tache d'huile, se joignaient de la Bosnie à la Serbie. On contrôlait la moitié du pays, on allait librement de l'Adriatique aux faubourgs de Belgrade, avec, imaginez, une administration civile, un chemin de fer partisan, nos P.T.T., un journal et même une usine d'armement. Ailleurs nous étions dans les montagnes ; Allemands, Italiens et collabos occupaient villes et vallées.
 
- Mais quelle était dure la vie de Partisan ! Hiver comme été dans les montagnes, par tous les temps coucher dehors, à même la terre, la tête sur le sac, les chanceux avec deux couvertures ; mal vêtus, mal armés, 5 cartouches chacun, à n'utiliser qu'à coup sûr ; ravitaillés comme le pouvait la population ; mal nourris de patates et pain de seigle, manquant de sel. Nous poussions parfois des moutons devant nous et ne mangions plus que du mouton. D'autres jours, que des fraises des bois avec de jeunes feuilles de hêtre. L'hiver on souffrait atrocement, parfois des jours entiers à jeun. Des détachements se déplaçaient à pied à travers la montagne par moins 20° dans la tempête, avec 2 mètres de neige fraîche. Certains sont restés soixante-douze heures sans repos ni nourriture, armes et orteils gelés, victimes d'hallucinations collectives. Combien j'ai amputé de pieds gelés sans anesthésier !
 
- On luttait désespérément depuis vingt-quatre mois, manquant de tout, absolument sans aide extérieure, prenant nos armes sur l'ennemi. Tito multipliait ses demandes d'équipement, de munitions, aux alliés et à Staline. Et les fascistes exaspérés faisaient tout pour éliminer notre menace sur leurs arrières. Cette carte montre leurs sept grandes offensives. Ils jetaient des centaines de milliers d'hommes contre nos maquis. Ils encerclaient et ratissaient des provinces entières, nous harcelant avec aviation, artillerie, blindés, divisions SS, collabos... Fuyant la terreur nazie, leurs villages incendiés, par dizaines de milliers, femmes, vieillards, enfants se réfugiaient dans nos lignes. Ils étaient parfois 100 000, bloquant les routes, ralentissant nos mouvements. Ils couchaient dehors. Avec la faim, le typhus, ils tombaient comme des mouches. Cibles faciles, les Nazis les bombardaient et mitraillaient sans pitié.
 
- Et nos milliers de Partisans blessés ! Prisonniers, ils étaient achevés. Transportés partout avec nous, à cheval, en civière, à dos d'homme, ils freinaient nos mouvements. Après de furieux combats, grâce à notre petite artillerie et même à quelques tanks pris aux Italiens, on réussit à briser le cercle et à percer vers les montagnes voisines. Mais tous ne purent passer. Regardez ces horribles photos de patriotes, tués au marteau, décapités à la hache, fusillés, torturés, mutilés, jetés vivants dans des précipices, pendus par douzaines.
 
- Là, pour liquider Tito, qui ne conseillait pas de l'étranger mais luttait parmi ses Partisans, les Allemands l'attaquèrent par air, avec bombardiers, planeurs, troupes aéroportées, SS parachutistes. Prêt de succomber, notre héros légendaire réussit à s'enfuir. Ici, c'est un congrès de Libération nationale, tenu en pleine guerre, avec des délégués venus de tout le pays, se frayant un chemin en combattant, marchant des centaines de kilomètres à travers montagnes et vallées, régions occupées et libérées.
 
- Enfin, après plus de deux ans de luttes surhumaines, les alliés ont commencé à nous équiper, évacuant par avion nos blessés. Pour libérer Belgrade, balayer les dernières poches ennemies, nous étions une armée de 800 000 Partisans, brigades prolétariennes en tête, luttant de vitesse avec les colonnes blindées russes.
 
LES FAUX FRÈRES
 
- Alors, comprenez-vous pourquoi nous aimons et glorifions notre camarade Broz Tito? C'est notre grand homme ; il a conduit la Yougoslavie à l'indépendance et au socialisme. Son extraordinaire vie est pour nous un exemple : septième des quinze enfants d'une famille de paysans croates ; garçon de restaurant à quinze ans, métallo à Zagreb, ouvrier en Allemagne. Mobilisé, soldat autrichien dans les Carpathes, prisonnier des Russes, s'évade, rejoint les manifestations ouvrières de Petrograd, arrêté à la frontière finlandaise, déporté en Sibérie ; revient membre de la garde rouge internationale ; se réfugie chez les Kirghizes musulmans, d'où il rentre, mécano, à Zagreb en 1920.
 
- Débauché des chantiers navals de l'Adriatique pour activités syndicales, encore chassé d'une usine de wagons à Belgrade. Il devient, en 29, militant clandestin du Parti, organisant les cellules, pourchassé par la police, changeant constamment d'identité. Arrêté et condamné à cinq ans de travaux forcés pour ne pas vouloir renier son Parti. Libéré en 34, il reprend la clandestinité sous le nom de Tito et réorganise le Parti croate dont les membres sont traqués, exilés, tués. Fin 34, il est à Moscou, membre permanent au Komintern. Il revient en 37, secrétaire du Parti communiste yougoslave. Après avoir mené l'insurrection, tenu en échec les meilleures troupes hitlériennes, il ne lui restait que 3 000 des communistes de 1939.
 
- Libérés par nous-mêmes, après quarante-six mois de combats, nous étions après la Pologne le pays d'Europe ayant le plus souffert 1 700 000 morts, 95 % des camions détruits et 70% des ponts, 50% des wagons. Pour que d'autres n'utilisent pas à leur profit nos sacrifices, avec nos solides cadres formés dans la Résistance, nous avons pris le pouvoir et nous nous sommes lancés dans la reconstruction du pays et l'instauration du socialisme avec l'aide de l'U.R.S.S. Mais les experts et officiels soviétiques se conduisaient comme en pays conquis. L'internationalisme prolétarien se transformait en impérialisme russe. Ils utilisaient même des Yougoslaves dans le N.K.V.D. contre Tito. Pour les Soviétiques, nous étions prêts à beaucoup de concessions, mais Staline qui redoutait l'esprit d'indépendance de Tito dans les Balkans, voulait sa tête et Tito ne tenait pas à la donner ; le comité central et tout le pays firent bloc autour de lui.
 
- Les Russes, furieux, rompirent les relations commerciales, rappelèrent leurs experts, supprimèrent les livraisons d'équipement lourd promis. Leur blocus économique nous força à commander ailleurs nos machines et à les payer en dollars, ce qui nous a beaucoup retardés. Ils ont créé des incidents de frontières, envoyé des provocateurs clandestins, traité, dans leur presse et leur radio, nos chefs d'agents de la Gestapo à la solde des impérialistes. Leurs menaces nous ont obligés à consacrer 20 % de notre budget à la défense. Isolés de l'Ouest, attaqués par le colosse soviétique, nous sommes restés indépendants grâce à Tito. Nous ne voulions pas être un pion russe sacrifié, sur l'échiquier mondial. La révolution doit être issue du peuple guidé par sa classe ouvrière et non imposée à la pointe des baïonnettes étrangères. Chaque peuple doit développer sa forme de socialisme, adaptée à ses conditions, sans intervention étrangère et tous les pays frères sont d'égale importance. Maintenant notre destinée est entre nos mains, nous n'avons plus à dire Karacho à tout ce que décrète le Kremlin. Groupés autour de Tito, sans nous ranger dans les blocs, nous avons trouvé notre voie pacifique vers le socialisme !
 
DES AVANTAGES DU CÉLIBAT
 
Poursuivant mon éducation, j'ai vu plusieurs films yougoslaves sur la guerre, techniquement médiocres et peu vraisemblables. Les Partisans y sont toujours les héros les plus braves, ils réussissent des exploits extraordinaires, tuent des masses de Nazis. Mais on y voit aussi la vie des maquisards, le décor, les marches épuisantes, la faim, la soif, les accrochages. Le transport des blessés dans les montagnes, à bras, à dos d'homme, les hôpitaux en plein air. On y voit mourir des gars, des filles, donnant leur vie, leur jeunesse, simplement, sans baratin ni discours.
 
Visite de Ljubliana ; du château, perché sur sa colline ceinturée de vieilles maisons ; de la nouvelle ville avec ses fabriques, son université, ses parcs ; des rues où, à part des autobus modernes et quelques scooters, il y a peu de trafic et des piétons bien, mais simplement, habillés. Vêtements et chaussures sont très chers, comparés aux salaires ; les vitrines peu garnies contrastent avec les magasins italiens regorgeant de camelote. Enfin, visite des cimetières, où les morts sont exposés deux jours dans une chapelle au lieu d'être gardés chez eux. Majorité de croix, rares tombes communistes à. cubes et étoiles rouges.
 
La fille du docteur tenant absolument à me montrer le curieux lac de Bled et son écrin de montagnes, on y part en stop, 6o kilomètres sous la flotte. Tour du château sous une pluie battante ; vision très hachurée de la petite chapelle sur une île minuscule au milieu des eaux. Enfin tournée de toutes les banales églises. Retour à la nuit toujours sous l'orage ; les quelques voitures foncent, klaxonnent, éclaboussent. Au premier patelin à 10 kilomètres, plus d'autobus. A la gare, six bornes plus loin, plus de train. Quelle tuile !
 
J'imagine le docteur : «Ma fille a découché !» Écroulés, trempés comme des soupes, un employé ivre nous vire encore de la salle d'attente. Quel déshonneur dans ma carrière de stoppeur ! Chercher un hôtel ! On en fait cinq, tous pleins. Ils gloussent devant nous, pauvres amoureux glacés. Toujours sous l'averse, on se glisse au palace du coin, d'où l'on décampe horrifiés devant le prix ; bredouilles, on y revient, résignés, mouillés jusqu'aux os. Mais la milice interdit sous peine d'amende de 5 000 dinars, la location d'une chambre aux non mariés. La gérante nous glisse «le truc». Vous en prenez deux côte à côte et n'en utilisez qu'une. Moi je calcule le nombre de plats de haricots que tout ça représente. Mais Milana est si crevée ! Suprême catastrophe, elle n'a pas sa carte d'identité. Le règlement, c'est le règlement. La gérante ne veut pas perdre sa place. Ironie ; c'est nous qui insistons, poussons notre pauvre argent. Enfin Milana est inscrite comme ma sœur.
 
Moralité, voyageons seul. J'aurais couché sous un pont, une grange... Au début de mes vagabondages, on était deux solides copains. C'était formidable ! Nous stimulant mutuellement, riant de tous les pépins et difficultés. On aurait pu aller ensemble au bout du monde. Débarquant quelque part, on fréquentait les indigènes, mais sans faire le gros effort de s'adapter à fond à leur caractère. C'était si facile de s'adresser au copain ; d'un regard, on se comprenait si bien. Mais parfois sur la route l'un voulait prendre à droite, l'autre à gauche. Georges désirait rester dans une ville. Simplet voulait pousser plus loin. Invités, l'un avait envie de discuter, l'autre de dormir. Alors tout bien pesé, depuis que mon copain m'a laissé en Laponie, j'ai continué seul, bien obligé de parler aux gens. C'est plus dur, mais pour connaître un pays, s'y adapter, s'en imprégner, apprendre sa langue, se faufiler, s'intégrer dans les groupes, c'est plus facile. Quel est ton copain ? je te dirai qui tu es ! Seul, chaque rencontre est une nouvelle possibilité de se renouveler, et les meilleures conversations sont à deux. Mais pour les vacances, vivent les copains !
 
DE DIVERS MOYENS DE S'ENGRAISSER
 
Sur l'autoroute Ljubliana-Zagreb, j'allie mes chances avec un étudiant croate. Saluant les rares voitures d'un sourire et d'un coup de pouce, on laisse derrière nous les Alpes autrichiennes enneigées, on va d'un bon pas, sous un ciel impeccablement balayé, parmi les tendres paysages slovènes. Beaucoup de collines boisées sont surmontées de gentilles chapelles blanches, élancées, leurs fins clochers pointus comme des aiguilles. Les très propres petites fermes sont d'une pauvreté décente, au milieu de leurs prés, semés de séchoirs à foin, longues perches superposées couvertes d'un petit toit.
 
Marco, vingt ans, a visité l'Ouest. Pas besoin de le questionner, ça sort tout seul :
- Ici on ne discute pas politique, pas question d'avoir l'imprudence de confier ses opinions. La «secrète», ça existe, ils sont au moins 30 000 qui surveillent courrier, téléphone, conversations. Ils font surtout des rapports, mais arrêtent quelquefois. Alors, on bavarde, c'est plus prudent pour notre carrière. Le Parti, c'est bon pour les arrivistes, il y a trois ans on ne savait même pas qui en était. Ils critiquent beaucoup les Russes, mais n'y a-t-il pas ici les mêmes choses, avec seulement une question de degré ? Parti unique, police secrète, une presse, une radio. Et pas de possibilités d'association, d'opposition. Et le culte de la «Personnalité «Tito, partout ; inévitable : en statue, en photo, en tableau ; en buste ou en pied ; en Partisan ou chef d'État, en maréchal, en officier de marine. Et il trône dans les parcs, les gares, les stades, les usines, les bateaux, les cafés, les cinémas, les magasins, les écoles, les chambres d'étudiants. Chaque République a sa ville du nom de Tito : Titograd, Titovélès... Il y a même des chansons sur lui : «Tito, Petite fleur bleue»... Et ils nous ont assez rebattu les oreilles avec leurs Partisans, partout, dans chaque discours, journal, livre, film.
 
Cinquante kilomètres dans la Volkswagen d'un fonctionnaire à conversation prudente ; mots couverts à double sens, coupés de longs silences. Enfin, arrivée à Zagreb grâce à des touristes autrichiens.
 
C'est facile de voyager quand on a de l'argent. Protégés, indépendants, vous prenez le train puis un taxi, descendez à l'hôtel, mangez au restaurant. Si vous n'avez pas de ces billets magiques, vous êtes installés dans l'insécurité, bien obligés de fréquenter les Yougoslaves, pour vivre de leur solidarité. Où coucher gratis dans une ville inconnue ? J'ai une technique, je me change, laisse mon sac à la gare, et vadrouille. Autour des maisons d'étudiants, je bavarde avec l'un, l'autre. Enfin deux étudiants m'introduisent dans leur chambre, me passent deux morceaux de leur matelas et eux dans leur lit, moi par terre, avons dormi pendant quinze jours sur deux tiers de matelas. Ils sont formidables, les étudiants yougoslaves, très décontractés, un grand sourire, une solide poignée de main, un échange de noms, on est copains, en prise directe, la glace, tout de suite, fondue.
 
En bons communistes, ils partagent avec moi le peu qu'ils ont, le matin, croûton de pain coriace, gras de lard, thé et marmelade. Certains jours, ils me donnent leur ticket de restaurant. Il y a foule dans la cantine et les restaurants populaires. On fait la queue derrière chaque chaise. Et ça défile, tablées de quatre sur tablées de quatre. Pas le temps de secouer ou d'essuyer la nappe douteuse, et pas de bavardages, du rapide boulot de mâchoires, coudes sur la table, nez sur l'assiette, juste un mouvement de poignet, engloutissant bruyamment les cuillerées de soupe graisseuse où flotte le rouge du paprika. Pour le bout de barbaque aux macaronis, pas de couteau, on se débrouille avec les doigts et les dents, calant le tout de grosses bouchées de pain ; les demoiselles mangent plus délicatement. Pas de dessert, ni de boisson. On s'essuie les doigts à la nappe, prend un cure-dents et, en sortant, un coup de château-la-Pompe au verre collectif. Après un rapide coup de balayette sur les nappes par les serveurs étudiants, les tables sont prêtes pour le soir.
 
LE TROTTOIR SOCIALISTE
 
Mes hôtes croates : architectes, ingénieurs, ethnologues sont des bûcheurs. Ils vont en stage en Allemagne, ramènent scooters, radios, T.V.. Chaque matin, laissant la chambre, simple, ensoleillée, bien entretenue, sur une colline dominant Zagreb, je descends, par un antique tramway, sous la pendule de la place de la République, retrouver quatre ou cinq guides récupérés à droite à gauche. De solides gaillards bronzés, visages énergiques. Heureux de parler français, ils sont prêts à me trimbaler partout ; malgré leur réduction sur les trams, aussi fauchés que moi, on marche, ils adorent ça. Une ville humaine, des bruits de pas, de voix, peu de moteurs et vapeurs d'essence. Dans l'architecture, les gens, on sent le carrefour de l'Europe occidentale et centrale. Des paysannes en foulard, veste d'homme, jupe verte, mollets musclés sous des chaussettes de laine marron, rouge, noire. D'un pas énergique, elles vont dans leurs solides brodequins, baluchon sur la tête. Sur les trottoirs beaucoup de bascules où des mutilés vous offrent votre poids pour 5 dinars. Des petites filles jouent au houla-houp avec des cerceaux.
 
Quelle passionnante plongée dans la Croatie d'autrefois ! Un copain ethnologue m'a piloté dans son musée, montré les riches costumes, les vieux intérieurs ; mais à l'autre extrémité, c'est la foire internationale où l'on est surpris de voir les étonnantes réalisations yougoslaves. Évidemment, ces chères et belles choses ne sont pas encore pour le commun des consommateurs, mais qu'elles soient produites est déjà un progrès. J'ai vu aussi les nouvelles maisons d'étudiants, les restaurants universitaires, dont certains sont encore provisoirement dans des sous-sols, et le dernier-né, un self-service débitant 5 000 repas par jour, avec club, bar, salles de réunions et de spectacles. En gros un très confortable foyer.
 
Le soir, descente dans les cafés-dancings, boissons douces bon marché, pas d'éclairage indirect, de joue contre joue ni de frottage. Et pas du tout de frais de toilette, c'est tranquille, grave, sans passion, les slows monotones alternant avec les swings où ils ne se séparent pas. Voulant tout voir, on a continué l'exploration dans un café «chic» où les riches touristes étrangers voulant consommer de la poulette yougoslave viennent chasser le gibier manquant à leur collection internationale. Fini le rabattage sur les trottoirs. Dans un enclos une quinzaine de filles trop mûres, plutôt déplumées, aux appâts peu appétissants, fument, jacassent et font la roue, attablées par paires, attendant que les messieurs seuls à l'affût derrière leur verre les aient bien guettées et soupesées du regard. Invitée alors, la bécasse descend toute chaude dans les bras du tombeur ; apprivoisée, elle roucoule, becquette un gâteau de mil, siffle un whisky et s'esquive sous l'aile du mâle. Pour les blancs-becs, le chasseur en livrée pied de poule et nœud papillon porte le message à l'élue. A mes guides communistes, je n'ai pas posé les questions vaches :
- Ce commerce est-il privé, nationalisé ou coopératif ? Ont-elles un syndicat ? Un conseil ouvrier ?
 
VIERGES OU DEMI-VIERGES
 
Samedi soir, place à la gambille ! Dans les restos universitaires, les salles de gym., avec 100 dinars et la carte d'étudiant, on regarde quatre ou cinq futurs ingénieurs travailler sur cuivre ; il en jaillit des gerbes de bruits rythmés, swings, slows et rumbas. Les danseurs ne sont guère mieux habillés qu'en semaine, ça fait détendu et moins snobinard que nos bals d'étudiants à tenue de soirée obligatoire. Mais c'est qu'elles sont fiérotes, les étudiantes ! Dame, une pour quatre gars, elles ne risquent pas de faire tapisserie, elles vous refusent les cavaliers sans prendre de gants. Pourtant, elles sont assez ternes. Fortement bâties, robustes, saines, plus sportives que féminines, elles ne tranchent pas sur les garçons. Elles manquent d'originalité, de brillant, elles ne se singularisent pas dans le costume. Leurs bas-chaussettes s'arrêtent au genou, elles dansent en chaussures de marche. Cheveux courts vaguement bouclés, visages neutres, pas de maquillage, un soupçon de rouge à lèvres. En gros, pas vilaines à regarder mais pas extraordinaires.
 
Les gars sont beaucoup mieux, châtains, solidement plantés, larges d'épaules, allure souple. Quelle est réchauffante leur chaleur humaine ! Une fois, dans leur bal, j'ai été pris à partie par un paquet de «Techniques», plus durs que les autres, pas hostiles mais agressifs. Ils me balançaient tout ce qu'ils avaient contre l'Occident et les gaffes américaines. Pour manœuvrer à un contre vingt en baragouinant serbe et français, avec des gars saouls dans le tas, ce qui compte dans ce duel tacite entre hommes c'est le regard, les épaules, la «présence». Et je joue serré le caïd français pas impressionné par le cercle de «durs» monténégrins et macédoniens. Autour de bouteilles de bière finalement on célèbre le match nul, dans le respect mutuel. Je suis accepté en frère avec entrée gratis au guinche. Allant venant, je bavarde plus avec les nombreux spectateurs que ne me dandine en quatre temps. Tous les sept ou huit morceaux, danse des dames, ou les jeunes filles choisissent, en général, les cavaliers qu'elles connaissent. Les intimidées restent sur la touche. Et il existe, le Bal des Dames ! Comprenez-vous cette révolution ? Seules les cavalières invitent ; les hommes ne peuvent refuser. Comme j'ai regretté de n'avoir pu y entrer !
 
Par contre je discutais presque des nuits entières avec des étudiantes du Parti. Elles se posaient des tas de questions. Douchka, forte, mais du charme, fin visage et regard intelligent :
- D'abord notre aspect extérieur, il y a peu de choses dans les magasins, nous n'avons pas d'argent à gaspiller en toilettes extravagantes et l'on passerait pour des femmes légères. Tu vois, l'égalité avec les hommes c'est juste écrit sur le papier. Sommes-nous mineurs, officiers, footballeurs ? Nous étudions peu les Sciences, la technique, l'économie. Nous restons dans les langues, nous destinant au professorat. On ne s'intéresse guère à la politique, dans les discussions avec les garçons nous ne prenons qu'une faible part. Il n'y a que 5 ou 6 femmes sur 120 camarades au Comité central du Parti. Par rapport aux femmes voilées, notre émancipation est réelle mais relative : droit de vote, salaires égaux, droits des filles-mères, etc... parce que nous vivons dans une société basée sur les hommes et menée par eux. Et les traditions conservatrices ! Dans les campagnes, les mariages restent arrangés par nos parents, musulmans ou chrétiens pratiquants. Les filles doivent être vierges et le conjoint de même religion et nationalité. Et nous sommes déchirées entre l'influence d'une moralité bourgeoise religieuse à laquelle on ne croit plus, en théorie, et cette moralité socialiste que nous n'avons pas encore acquise.
 
- Comment doit-on se comporter avec les gars ? Rester vierge pour notre futur mari ? Ou émancipée, coucher avec tous ceux qui nous plaisent et nous le demandent ? Où devons-nous nous arrêter ? Et les hommes ne nous aident pas, pour nous avoir c'est le grand numéro. Ils répètent ce qu'ils disent tous en pareil cas : «Je t'aime, viens, laisse-toi faire, c'est simple, un besoin nécessaire à l'équilibre. Et je t'aime !» Toujours aussi idiotes, on y croit. Et c'est du baratin ; après ils nous laissent tomber pour une autre. Et pour, se marier il leur faut encore une vierge. L'égalité ? Hein. Tu nous vois cinq filles au bal nous précipiter sur le même gars et chaque samedi coucher avec un nouveau, l'embrasser, le déshabiller, et le reste ? Qui va nous renseigner là-dessus ? Que devons-nous faire ?
 
Je répondais comme je pouvais, mais ces questions ne me semblaient pas simples.
- Et après le mariage où est l'égalité ? En plus de la journée de travail, les courses, la cuisine, le ménage, les enfants à élever... Comment peut-on être savante et mère de famille ? Enfin, socialement, les hommes restent entre eux, au café, au stade. -Ils nous laissent entre nous garder les gosses. Et si nous exigeons l'émancipation totale, si nous rejetons notre esprit de sacrifice, de soumission, de patience, de fidélité, le déséquilibre dans les foyers, déjà marqué par la diminution des limitations religieuses, ira croissant, les divorces aussi. Il y a des lois naturelles, de profondes habitudes qu'on ne déracine pas du jour au lendemain. Ce qu'il nous faut trouver, c'est un équilibre entre l'émancipation et notre rôle irremplaçable dans la famille et la société. Des sondages révèlent que 75 % des étudiantes voudront travailler dehors, 25 % rester à la maison. Chez les gars, 50 % souhaitent que leur femme travaillent, l'autre moitié qu'elles restent au foyer.
 
Mais à ça les gars répondent
- Les filles deviennent très pratiques, leur amour tient sérieusement compte du costard, du portefeuille et de la future situation du garçon.
 
OUVRIERS UNIVERSITAIRES
 
La France qui se glorifie d'être le pays porte-flambeau de la civilisation mondiale, quelle culture offre-t-elle à sa classe ouvrière ? Dites-moi où l'ouvrier après sa dure journée de travail peut se cultiver ? Voilà quinze ans que je me bagarre pour accrocher quelques miettes de ce festin auquel nous ne sommes pas conviés. Oui, il y a quelques initiatives privées, mais combien d'ouvriers touchent-elles ? En plus du scandale des 4% d'étudiants issus des milieux populaires, quel est le pourcentage du budget consacré à l'éducation des adultes ? Où sont les Universités ouvrières qui nous offriraient ce que l'école primaire ne nous a pas appris, qui nous donneraient sous une forme accélérée, adaptée à notre condition et niveau d'instruction, une culture populaire et des loisirs sains ?
 
- Alors vous pensez si j'ai couru les visiter, ces universités ouvrières trouvées dans chaque ville yougoslave. Celle de Zagreb est dans un grand bâtiment moderne. Ils sont huit permanents anciens partisans, plus une vingtaine de jeunes profs payés et formés par l'U.O. (2) , tous militants dévoués du Parti. En parcourant les classes, écoutant les leçons, ils m'ont confié leurs réussites, difficultés et espoirs.
 
- En 1957, dans nos 100 U.O. ouvertes uniquement aux travailleurs, 125 000 ouvriers ont participé à des stages, 35 000 ont suivi des cours professionnels, 42 000 des leçons de formation économique et syndicale, 26 000 des séances de culture générale... 520 000 ont écouté 4 000 causeries.
1° Pour les 25 000 élèves passés par notre U.O., le premier effort, c'est l'éducation de base. Des cours du soir donnent une formation accélérée de math., histoire, géographie, grammaire. Ces futurs ouvriers qualifiés doivent savoir bien lire, écrire, compter.
2° Nos centres de formation professionnelle attirent beaucoup de stagiaires voulant devenir spécialistes, avoir un job intéressant et gagner plus.
3° Nos cercles de culture générale et de loisirs offrent des clubs de lecture, où l'on apprend quoi et comment lire, des ciné-clubs, concerts, théâtres, cherchant à former des spectateurs actifs réfléchissant à ce qu'ils voient. Des cycles de conférences sur la vulgarisation des grandes questions scientifiques. Des cours d'initiation à la sculpture et à la peinture, avec projections d'œuvres célèbres, analyse de la technique de l'artiste et recherche de ce qu'il a voulu exprimer. Des causeries par des écrivains, des excursions avec des artistes, des expositions dans les entreprises où nos animateurs font venir bibliobus, troupes et orchestres.
4° Depuis trois ans, pour mieux discuter avec leur directeur, les présidents et secrétaires de conseils ouvriers suivent un stage sur l'essentiel de la gestion ouvrière, de l'entreprise et du système, ainsi que sur les mesures pour accélérer la production.
5° Tous les responsables syndicaux passent par des stages d'études à mi-temps où ils sont payés par leur usine.
6° Une école supérieure prépare plusieurs centaines des meilleurs ouvriers à suivre les cours des Facultés.
7° Depuis des années, nos 30 ouvriers écrivains suivent avec un professeur d'Université des cours de littérature étrangère et yougoslave. Ils ont des leçons de grammaire et des conseils sur l'art de bâtir un texte. Valables, leurs ouvrages sont édités, même à perte.
 
Je compare tout ça à la poignée d'ouvriers français voulant écrire, leur lutte quotidienne sans aucune aide. Pourtant l'ouvrier, vivant, sentant profondément son existence, pourrait apporter des témoignages sur ce qu'est réellement sa condition.
 
Très décentralisées, les U.O. sont autonomes, le syndicat les coordonne et en crée de nouvelles. Mais les problèmes de la vie quotidienne transports bondés, logements étroits, difficulté de se concentrer après le travail, font que les stagiaires les plus actifs sont en majorité des membres du Parti, de vingt-cinq à trente-cinq ans. En conclusion, les U.O. restent surtout des écoles de formation de cadres pour le syndicat, l'industrie et la gestion ouvrière. L'éveil à la culture, l'utilisation intelligente des loisirs n'atteignent pas encore la majorité, les travailleurs préférant les cinés, journaux, matchs de foot et autres formes de loisirs faciles. Mais les résultats des universités yougoslaves sont déjà énormes. Certaines fines têtes intellectuelles diront : Peuh ! C'est de la culture dirigée ; mais pour l'ouvrier français ne serait-ce pas mieux que notre presque rien ?
 
DANSE D'UN NOMBRIL
 
De Zagreb à Riéka sur l'Adriatique, je tirais la langue depuis 25 kilomètres, pas de voitures mais de gentilles collines colorées par tous les bouquets des vergers en fleurs, les verts si tendres des prés, les nouvelles petites feuilles aux arbres, et ça sentait !... Des Gitans m'ont rattrapé en carriole ; gens de la route, on bavardait ensemble. J'aurais aimé les suivre. Deux miliciens motards, surpris de me voir marcher avec eux, ont épluché mes papiers et m'ont stoppé un camion pour Riéka. Le brave vieux chauffeur, une bonne bouille et de longues moustaches, aurait facilement gagné une course de lenteur. Il me racontait tranquillement
 
- A mon âge, j'ai pas peur de leurs longues oreilles ; de mon temps on ne parlait pas de socialisme, on avait moins de sous, de beaucoup de choses, mais on vivait mieux, les gens étaient plus gentils, les familles plus unies, les femmes plus aimantes, les enfants plus obéissants, maintenant ils s'aiment moins. Ils ne pensent qu'à eux-mêmes et aux dinars !
 
A l'auberge de jeunesse, je deviens l'attraction pour 30 élèves serbes en excursion. Je suis leur premier étranger ; ils essaient sur moi leur français et leur anglais, étonnés que ça marche, heureux de m'entendre dire n'importe quoi. Puis ils s'enhardissent et cela devient du mitraillage : les jeunes en France, notre vie, les sports, Brigitte Bardot et même la guerre d'Algérie. Ils sont bien, ces petits jeunes, pas besoin de sourire beaucoup pour gagner leur amitié ! Ils vous l'offrent spontanément. Les 25 meilleurs de leur école sont déjà au Parti, une des filles est à son vingtième saut en parachute, un autre est lancé dans le vol à voile, un troisième dans les haltères. Ils sont très patriotes, tout va très bien chez eux, dans dix ans ils nous auront rattrapés. Leur instituteur, très sympa.est pour eux un copain plus âgé, respecté. Il m'explique dans un bon français :
- Le service militaire, les voyages organisés, les camps de jeunes, brassent nos peuples, atténuent les vieilles rivalités, nous fondent en une seule nation. Ces excursions de fin d'année scolaire, ces clubs d'usines, et d'universités font le tour du pays grâce à 75 % de réduction sur les trains et à nos 90 Auberges de jeunesse, offrant 6 500 lits aux 100 000 usagers de quatorze à vingt-cinq ans.
 
Elles sont bien sympathiques, leurs A.J., mais ce sont seulement des hôtels à bon marché pour groupes, elles n'ont ni les militants ni le souci d'éducation populaire des A.J. françaises. N'ayant pas d'accord de réciprocité avec l'ouest on ne peut théoriquement les utiliser.
 
Le soir, veillée, autour de l'accordéon et des guitares ; en avant les chansons slovènes, serbes et croates, avec de ces voix ! Après s'être bien fait priée, une brune petite coquine de Bosnie, s'est lancée, ravie, dans une extraordinaire danse du ventre. Nos strip-teaseuses» pourraient prendre de la graine : tout dansait, frétillait, les doigts, les mains, les épaules, les yeux, la bouche, le cou, la tête, les cils, chaque trait et les seins, les reins, le ventre, en larges et voluptueux déhanchements de plus en plus précipités suivant le rythme frénétique des claquements de mains et trépignements déchaînés des gars. Retour au calme avec les chacha Bambino et autres airs italiens très populaires ici.
 
UNE RATION DE BÉATITUDE
 
J'embarque sur le Partisan descendant vers Split, Doubrovnik. On est bien, allongé au soleil, bavardant avec Pierre, Paul, Jacques, baratinant les filles, bercé par les vagues, glissant sur et sous le bleu, suivant la côte rocheuse, blanchâtre, à maigre verdure de cyprès, aux fermes à toits de tuiles rondes ou de pierres plates. Penché au bastingage à chaque port, on voit monter un groupe de jeunes, ardents, bruyants, avec tout leur matériel de camping. Ils partent en pèlerinage suivre l'impossible et célèbre itinéraire de montagne parcouru en plein hiver, sous la neige, par la première brigade prolétarienne encerclée par les fascistes. Environnés d'une mer argentée, nous, les fauchés, on dort sur le plancher du pont, entourés de soldats, leur valise de bois comme oreiller, étreignant leur fusil plus jalousement qu'une femme. Comme moi ils mangent à bon marché, des cubes de gras de lard, marmelade, et pain de seigle piqués au couteau. Sympathiques dans leur uniforme d'épaisse laine verte, étoile rouge au calot, ils n'ont pas voulu que je les prenne en photo. Ils font deux ans de service, les marins trois, les étudiants un, mais sont nommés officiers après un stage. Les étudiantes se contentent de cours d'infirmières. Ils croient en leur société mais ne cherchent pas à l'imposer aux autres.
 
J'abandonne cette ambiance de farniente : plage, soleil, mer, pour prendre l'omnibus moitié moins cher que l'express et sortir du cul de sac qu'est Doubrovnik. En trente minutes, l'unique guichet n'a pas servi 10 billets à la queue des «prolos» et paysans en calots et casquettes, aux vestons graisseux et rapiécés, le blanc des yeux et des dents tranchant sur leur peau basanée, traînant valises de bois et baluchons dans le tortillard à voie étroite qui grimpe, s'essouffle, se faufile, autour et sous les montagnes, dans un décor sauvage, époustouflant, avec, sur les remblais, à la chaux, des «Vive Tito» et «Vive le quarantième anniversaire du P.C. yougoslave».
 
Descendu sur une route d'Herzegovine, déserte, boueuse, je marche, marche vers Sarajevo au fond de l'étroite et splendide vallée de la Néretva, séchant un peu entre les averses, croisant seulement de pauvres petites fermes isolées et quelques paysans presque en guenilles. Comme je peste quand trois Lyonnaises me passent sans ralentir t A quoi pense-t-on en stop ? Le matin, d'un pied léger, admirant le décor, je me tiens compagnie, me poussant les couplets de nombreuses chansons et je réfléchis, étudie la carte, compte les kilomètres, calcule les chances d'arrivée. Les heures passant, je me parle, rêvasse mais guette toujours l'éventuel bruit de moteur. Des endroits d'où l'on découvre loin derrière, je scrute :
- Georges, ne vois-tu rien venir ?
Et je repars, attends, cheminant du début à la fin des lignes droites, de virage en virage. Froid, pluie, chaleur, fatigue ? Ça glisse. Reculer ? Pas question, il faut avancer.
 
18 heures, cahin-caha, je me traîne, les jambes molles, la tête vide, j'ai oublié de manger. Un type aux vêtements tout rapiécés me court après, dans le village où j'ai acheté du pain. Il me tend mon portefeuille, oublié sur le comptoir. Deux gosses m'escortent «Allemand ?» Question habituelle puisque la majorité des gars en short et sac à dos le sont. «Non, Français !» Gros émoi, ils ne savent que répéter : «Parlez vous français ?» Un autre baragouine des phrases, apprises à l'école, qu'il me débite pêle-mêle, très fier. J'avance, mes admirateurs enthousiastes me suivent. J'arrête, ma cour souriante m'entoure. Je leur crie de partir, ça les amuse, il en vient 20 de plus. Chaque fois, explication claironnée
- Il est de Paris, il va à Belgrade, à pied.
 
Hochements de têtes admiratifs et si gentils qu'ils me dégèlent. Enfin, décision héroïque, l'un me passe le vélo de son père, un autre portera mon sac sur le sien. Touché, j'explique pourquoi je préfère l'auto-stop. Et je pars, mais 80 m'escortent, juste quand mon oreille exercée repère un moteur toussant au loin. Je m'énerve, jamais il n'arrêtera. Mais les 160 bras ont été si convaincants que le camion a ralenti et 20 supporters trop ardents m'ont bousculé dedans.
 
Jusqu'où le nationalisme se niche, pour me prouver la supériorité des camions yougoslaves Tam ! Mon chauffeur pousse le sien à fond. On s'envole sur des routes minuscules, le bolide fonce entre deux murs verts serpentants. Il prend ses virages sans ralentir, très gai, quêtant mon appréciation. Arrêt pile, pour faire sa cour à une belle ; je suis présenté à ses amis, on siffle un flacon de raki et on repart toujours plus vite et plus gai. Re-stop à tout casser, re-fille, et re-raki. Comme il dit, les chauffeurs yougoslaves aiment le raki et les femmes. Ça a duré jusqu'à Mostar où la corrida habituelle recommence, où dormir, me sécher ? J'échoue sur un matelas par terre, dans une cave bourrée de cafards. J'ai passé une partie de la nuit tuant ces grosses bêtes noires escaladant les couvertures ; dehors il pleuvait à verse.
 
Mostar : ça fait très oriental, ces mosquées aux minaret effilés sur fond bleu, ces vieux quartiers, vieilles boutique gens pauvrement vêtus. Dans le bazar les paysannes descendent, pliées en deux, leur sac de légumes arrimé sur le dos avec des cordes, traînant leurs sandales en peau de porc. Et le vieux pont d'où, pour la joie des touristes, les gosses plongent de 20 mètres pêcher des pièces de monnaie dans le torrent ! Sur le tapis de la grande Mosquée, seule une poignée de vieux musulmans est en prière et génuflexions mécaniques.
 
Désertant son poste, le jeune guide Muharem fourre l'énorme clé sous la porte du minaret pour me promener en ville, puis à l'église orthodoxe. Aux appels tambourinés à tour de bras sur des planches, arrivent surtout les femmes aux épaisses robes rouges et bleues, des gosses et des vieux. Ils embrassent des pieds de statue, des saints sous verre, remplissent la grande église tapissée d'icônes, font brûler des cierges plus ou moins gros suivant leurs moyens. Le malin de service les récupérant à moitié utilisés doit engraisser son patron, à 100 dinar la bougie. Et tous debout sauf les anciennes autour. Les vieux popes abondamment barbus, en robes à dorures plus que ternes, ne m'inspirent pas trop confiance. Leurs patenôtres flottent sur le brouhaha des conversations. En short sous leur robe de circonstance plutôt miteuse, les enfants de chœur pieds nus dans leurs brodequins nous enfument généreusement à grands coups d'encensoirs. Les prosternations révèlent que certaines fillettes sont sans culotte. Même le digne évêque, patriarche à beau chapeau et belle barbe bouclée captive mal l'attention des fidèles qui chuchotent, des gosses qui piaillent, de ceux qui vont et viennent.
 
Soudain la foule électrisée se rue. On lui sert une icône à plat dans une civière. Bon sang, quel appétit ! De plantureuses matrones luttent comme des tigresses ; et je te bouscule, te repousse, t'engueule ; les petites, refoulées, trépignent. Chacune pour soi, Dieu pour toutes. Pour être plus sûres de leur place au ciel, les gloutonnes retournent au rab, repassent sous l'image, baisent les franges, lancent multiples signes de croix, marmottent des prières. Leur foi bien nourrie, elles ne se calment qu'après une troisième plongée. Les serveurs présentant le plateau sont portés par la mêlée, les fabricants de vapeurs d'encens ont du mal à leur frayer une trouée, pendant que les prêtres recouchent l'idole, que l'assistance comblée digère sa ration de béatitude. Les rationnels communistes présenteront facilement tout ça comme superstition moyen-âgeuse.
 
Chez les catholiques, pas de chahut, le curé dans sa chaire a ses ouailles bien en main ; artiste en son genre, avec effets de manches, il tape du poing, menace, cite, chuchote, bénit, prie, se signe. Pendu à ses lèvres, le troupeau suit sans un murmure, ça fait plus sérieux. Sa vieille soutane changée pour un costume noir pas moins fatigué, on a longtemps discuté en français :
 
- Avec l'énorme influence de l'instruction et de l'information entre les mains du Parti, les jeunes sont obligatoirement éduqués dans ce marxisme, présenté comme vérité indiscutable. Peu habitués à penser par eux-mêmes, la majorité ne remet pas cette doctrine en question. Ils leur rabâchent qu'être croyant, c'est être rétrograde, que la religion est anti-scientifique, que l'église est vouée à disparaître, alors ils deviennent athées.
 
- Les catholiques étant considérés opposants potentiels, si un étudiant propage sa foi il sera chassé de l'école, un fonctionnaire allant à l'église, envoyant ses enfants au catéchisme, risque sa place, alors ils n'affichent pas leurs croyances, ils prient chez eux. Les paysans moins dépendants viennent plus librement à la messe. Ainsi, avec peu de journaux, de bulletins paroissiaux, sans mouvements de jeunesse ni possibilités de prosélytisme, sans pouvoir traduire les livres étrangers que nous recevons et si, pour nos 300 000 catéchismes nous nous heurtons à la mauvaise volonté des imprimeurs, la liberté de pratiquer est bien relative. Conséquences, les structures traditionnelles sont ébranlées, la moralité est défendue par le gendarme : 1 500 dinars d'amende à l'embrassade en public et 5 000 pour coucher ensemble sans être mariés.
 
- Pourtant, dans notre douzaine de séminaires surchargés, nous avons plus de vocations que de postes vacants. Nous bâtissons peu d'églises, nous achetons des maisons, abattons les cloisons et les transformons en chapelles. Chaque matin, dans l'hôpital où soignent nos religieuses, je donne les derniers sacrements. Il y a cinq ans je ne vous aurais pas reçu, aujourd'hui, oui. Cette terrible épreuve élimine les hypocrites, nous galvanise, nous rapproche de nos fidèles. Nous tiendrons aussi longtemps qu'il le faudra, jusqu'à la disparition de ce régime.
 
Moins optimiste, je vois déjà la religion musulmane presque complètement abandonnée par les jeunes ; les crédules orthodoxes tiendront un peu plus longtemps, et les catholiques seront évidemment les plus longs à déraciner, forts de leur clergé, du soutien moral et financier de Rome et de l'Ouest ; mais ils perdent aussi déjà des plumes.
 
Ambiance turque chez Muharem, avec beaucoup de poufs et tapis ; on prend des babouches. Et sa mère, aux yeux clairs, une forte et blonde musulmane, en robe européenne, au visage fatigué, me baragouine en allemand :
- Sauf les vieilles ne montrant encore qu'un bout de figure, nous avons abandonné le voile et nous faisons nos prières à la maison. Mais tout est bouleversé, nous comprenons mal nos enfants et nos filles qui veulent traîner dehors et qui nous traitent d'arriérés. Ils apprennent une chose à la maison, le contraire à l'école, c'est difficile de garder nos familles unies. Et comment pouvons-nous vivre sur un salaire de 12 000 dinars, plus 8 000 pour 4 enfants ? Je travaille ; avec mes 9 000 dinars supplémentaires on mange à notre faim, on s'habille juste et c'est tout. Voyez nos trois petites pièces, pour six personnes ! La vie est trop chère ! Un vélo, une radio représente deux mois de salaire, un costume six semaines, des souliers deux et pas de la meilleure qualité... Quand le café qu'on aime tant est à 1 dinar le grain, on les compte, vous savez.
 
Malgré ça, elle en prépare, c'est tout un rite, écrasé dans un cylindrique moulin de laiton gravé, fait dans de petits pots coniques de cuivre rouge, présenté sur un plateau de métal ciselé, versé dans de minuscules tasses où il y a autant à manger qu'à boire, c'est ça qu'est bon, disent-ils en sirotant leur café turc à petites gorgées. D'abord entre hommes, on a mangé, mère et filles après, pendant que le fils m'indiquait l'échelle de salaires mensuels.
Femme de ménage, manœuvre : 8 à 10 000 dinars.
Dactylo, ouvrier spécialisé : 12 à 15 000 dinars.
Ouvrier hautement qualifié : 20 à 25 000 dinars.
Professeur, ingénieur, directeur 30 à 50 000 dinars.
 
LA CHASSE AU PIEU
 
Bien placé, je somnolais adossé à mon sac, prêt à bondir si... Quand j'ai vu arriver ma cinquième voiture de la journée, j'avais quinze secondes pour la convaincre. Mes gestes devaient être si impressionnants que le chauffeur s'est arrêté. Il est vraiment beau et varié, ce pays, des Alpes slovènes à la Riviera adriatique, en passant par les montagnes de Bosnie et celles du Sud, avec la beauté des différents costumes populaires encore portés. Par une splendide route de montagne au fort pourcentage de montée, goudronnée parfois, empierrée ailleurs, on débarque à Sarajevo. Où aller ? Parmi les insouciants promeneurs endimanchés, j'erre, nez au vent, tous les sens tendus à la découverte d'un gîte ; je décline l'hospitalité intéressée de discrètes prostituées. Un grand feu m'attire, des scouts exhibant leurs tentes sur la place de la gare. Je me retrouve près des flammes, face aux 50 campeurs en herbe, payant mon couvert et lit de camp sous tente, d'une causerie française baragouinée en serbe.
 
Je prends dans un libre-service ma ration quotidienne de haricots à 35 dinars. Un étudiant des Beaux-Arts s'obstine à me parler serbe. Il m'accompagne de sa chaleureuse présence, de ses grands sourires et je suis plus en contact avec lui qu'avec l'étudiant en français, parapluie sous le bras, qui me casse les pieds pour connaître des tas de règles de grammaire et exceptions que j'ignore et qui veut s'exprimer comme un livre avec des phrases correctes mais sans rien dedans. Finalement quatre gars me trouvent non sans mal un lit dans la plus moderne des cinq maisons logeant 2 des 6 000 étudiants de Sarajévo.
 
Pour le 1er mai, finis les parades et défilés monstres avec drapeaux, laïus et résolutions. C'est un jour de promenade et de fête. Les rues sont noires de monde. Une estafette court, escortée de motards, relayée dans chaque village par des milliers de jeunes, elle porte à Tito, à Belgrade, vœux et congratulations de tout le pays. Sur des estrades le folklore yougoslave défile : valses et polkas des groupes slovènes, dynamiques rondes des Serbo-Croates, farouches ou langoureux colos des Bosniens et Macédoniens. Danseur de gavottes, je trouve ça formidable, plein de couleurs, de vie, de dynamisme, j'aurais voulu y participer.
 
Mes gars n'étaient pas du tout d'accord.
- Beaucoup de nos villages dansent encore uniquement selon la tradition, chaque ville, usine, école, a son groupe d'amateurs, des professionnels créent de nouvelles danses stylisées qu'ils font acclamer dans toutes les capitales étrangères. Et par les paysans travaillant en ville nous en sommes encore envahis. Cette «folkoromanie» est une culture primaire, un obstacle au développement culturel des masses que nous devons freiner pour que le prolétariat puisse accéder à la grande culture internationale : musique classique, ballets, opéras, peinture, littérature.
 
Ces étudiants, d'origine paysanne, rejettent leurs distractions traditionnelles qui font arriéré, rappellent les Balkans. Ils veulent être modernes, emprunter les distractions de la ville : rock, rumbas mal dansées qui ne les satisfont pas. Pourtant ce folklore exprime quelque chose, leur civilisation à eux, leurs formes de vie, les saisons, l'amour. Au lieu d'un groupe divisé en couples, causes de jalousies et mesquineries, les danses folkloriques pratiquées tous ensemble, créent une saine atmosphère collective, une joyeuse, satisfaisante et vraie détente. Elles disparaissent déjà assez vite, il faudrait les moderniser, les simplifier, les adapter à 1960. Et, hein! Comparez-les à l'ambiance mortuaire de ces tombeaux à lumière en deuil, où les blasés de dix-huit ans à tête d'enterrement et regards éteints, tuent le temps et leur jeunesse en se dandinant tristement comme des ours en cage, au son des lugubres miaulements de saxos pleureurs et tam-tams voilés baptisés «blues». C'est ça le progrès ?
 
Toujours en l'honneur du 1er mai : concert de chansons révolutionnaires Sur la scène, projecteurs, musique, chef d'orchestre à baguette, chorale en costume noir et nœud papillon. J'étais effondré. Mais ils ne les vivaient pas, ils ne croyaient plus aux lendemains qui chantent. Ils poussaient simplement des notes et des paroles en mesure sans flamme ni conviction.
 
- Doucement, m'ont-ils répondu. On ne peut plus rêver d'une société idéale, parée de toutes les qualités imaginables ; le socialisme c'est notre vie quotidienne depuis quinze ans. Évidemment qu'il ne pouvait être à la hauteur de nos espoirs. Certains pensaient rattraper l'Ouest en dix ans. Stimulés par une propagande délirante, à grands coups d'hymnes révolutionnaires on s'est lancé corps et âmes dans la construction de notre paradis sur terre, persuadés que l'idéal et le travail contrediraient la froide réalité des données économiques. Aujourd'hui on les a d'abord trop entendues, ces chansons, et nous réalisons que si des progrès considérables ont été accomplis, nous sommes encore très, très loin du but fixé. Alors c'est normal de perdre nos illusions, on ne peut vivre éternellement dans l'enthousiasme.
 
- Et de façon réaliste, au rêve en voie de réalisation doit succéder un long, très long effort de formation de cadres. Nous travaillons dès l'école primaire pour dans vingt ans. Il faut continuer l'effort surhumain des Partisans et du Parti, dans la situation économique actuelle, tenir avec le matériel humain dont nous disposons, parce que les déçus hésitent, les mécontents relèvent la tête. Nous, les tenaces, devons nous cramponner. Il faut industrialiser, relever le standard de vie, d'éducation Et le progrès, le modernisme solutionneront nos problèmes. Et nous vous dépasserons...
 
LE CORSO
 
Machine enregistreuse, branchée du matin au soir, j'écoute tout ce qu'on me dit :
- Dans ces régions ensevelies sous cinq siècles d'immobilisme turc, aidés par les autres Républiques, nous modernisons notre ville. Six nouvelles usines fabriquent isolateurs, contre-plaqué, carrosseries, machines agricoles... Nous avons triplé le nombre des travailleurs. Nos ouvrières spécialisées sont d'ex-femmes voilées, leurs filles vont à l'université où 6 000 étudiants dont 1400 jeunes filles suivent les cours de 8 facultés, ouvertes depuis la Libération. Les classes primaires ont été doublées, 32 nouvelles écoles bâties Techniques, Beaux-Arts... et des instituts de recherches et 6 bibliothèques, et...
 
Revenant du joli parc bien aménagé des sources de la Bosna, j'ai aussi vu les nouveaux entrepôts frigorifiques, une toute neuve maison de la Culture, les nombreuses constructions dans le Sarajevo moderne, près de la nouvelle gare monumentale. Enfin l'Université populaire, une des 80 du pays, celle-ci donnant annuellement 200 conférences devant un public varié de fonctionnaires, intellectuels et ouvriers, dans un langage adapté aux auditeurs. Elle présente aussi des spectacles culturels : théâtre, chants, danses, films, avec tournées dans les campagnes.
 
Tout cela, indéniablement, est un vrai bilan de victoire. Seulement je vous fais grâce du baratin subi, de tous les bavardages ennuyeux avec les «fonctionnaires». Je ne posais pourtant que des questions appelant une réponse positive, ou une critique constructive. A une de ces «rencontres organisée avec des étudiants du Parti, pas spontanés et ayant peur de se mouiller, ils comprenaient mal mes questions intéressantes (je crois) qui tombaient à plat devant leur béat optimisme de commande.
 
Non, tout va bien, il n'y a pas de problèmes. Ils me soutenaient des choses que je savais inexactes, triplant le salaire de l'ouvrier moyen et affirmant qu'ils sont propriétaires de leurs usines, gérées au mieux par les conseils ouvriers, qu'ils sont tous pour le régime, que la religion disparaît, que les étudiants en majorité sont fils de paysans, qu'ils ont tous des bourses, qu'ils s'intéressent tous à la politique, à la situation internationale. En gros, qu'ils ont tout et que tout marche à merveille dans le meilleur des mondes. Si j'étais un touriste collectionnant les musées, mitraillant les vieilles pierres, bavardant pluie et beau temps, on se croirait n'importe où. Mais si j'attaque les questions économiques, politiques, mes gens gênés sortent des réponses évasives.
 
Après le petit déjeuner, dans le restaurant moderne rapide et propre, de notre cité d'étudiants très bien située sur une des collines entourant Sarajevo, mon voisin de lit, grand et sympathique étudiant en médecine me pilote partout dans cette capitale de la Bosnie. Le Pont d'où Princip a déclenché la guerre de 14, les lourds bâtiments officiels austro-hongrois la grande mosquée, les halles d'autrefois et la place du marché dans la vieille ville. C'est pittoresque et miteux, il faudrait des pages pour tout conter. Les paysannes aux longs cheveux, foulards brodés, et lourdes jupes plissées. Les vieux en turcs avec fez et pantalons à fond bouffant. Et les petites échoppes des chaudronniers, orfèvres, étameurs, graveurs, groupés par ruelles ; tous artistes, répétant des gestes centenaires et créant leurs chefs-d'œuvre sous vos yeux. Puis suivant les grimpantes et tortueuses ruelles, mal pavées, bordées de vieilles maisons à barreaux et murs élevés, on arrive aux cimetières musulmans, collines entières couvertes d'innombrables jolies pierres tombales, blanches, plantées, plus ou moins verticales ; certaines prêtes à remourir, s'inclinent, se couchent dans la belle herbe verte, que paissent les moutons sous le ciel bleu, dans une atmosphère sereine pas triste du tout.
 
On dévale, pour «faire le corso». Ça vous dit quelque chose ? C'est leur marche hygiénique. Dans la fraîcheur du soir, ils se rassemblent et montent et descendent et remontent et redescendent une des artères principales de leur ville. Je n'avais encore rien vu de pareil ; par milliers, quinze de front, en petits groupes, bras dessus, bras dessous, ils envahissent rues et trottoirs, canalisés ici et là par un milicien débonnaire. Toute la jeunesse piétine et défile, les gars du flot montant dévisageant les filles du flot descendant, qui le font aussi, mine de rien. Endroit idéal pour fixer des rendez-vous. Chaque tête connue est saluée d'un retentissant Zdravo ! Et il y en a ! Conversations bruyantes, grands gestes, rires, visages épanouis. De quoi parle-t-on ? Plaisanteries, bavardages : études, filles, film. On commente le dernier grand match de foot, Partisans-Étoile rouge. On se taquine Bosniens-Serbes, Dalmates-Croates. Et les demoiselles ? Moins bruyantes, elles papotent : garçons, toilettes, études. Et peu de spectateurs, tous marchent, même les nombreux «moins jeunes».
 
Et chaque ville : Riéka, Mostar, Doubrovnik, a son Corso. Split a sa Plazza, Belgrade, sa Schtravta, Sarajavo, sa rue du Maréchal-Tito. Et les petites villes copient les grandes. Jusqu'aux paysannes qui, leur marché terminé, font leur Corso, dans le vieux Sarajevo. A première vue, perte de temps évidente, ces deux heures quotidiennes de Corso. Mais ils se disent gens du Sud, pas très portés sur l'étude et le travail préférant être entre amis, voir du monde. Et, réflexion faite, à l'époque où la vie, le travail, les transports, les distractions, mécanisés, bousculent, séparent les hommes, où combien d'isolés errent sur nos grands boulevards parisiens, ces Corsos ne sont-ils pas un contre-poison et la plus humaine des détentes ?
 
LA BARBE N'EST PAS SOCIALISTE
 
Avec difficulté je trouve un trolley sortant de Sarajevo, pour la route de Belgrade. Temps superbe, beau paysage de montagnes. Des charrettes pas de bagnoles ; un camion slovène m'a pris pour Zénitsa. Je ne perdais pas une miette du pittoresque : ces femmes en longues robes de laine, tissées à la main, se jetant dans le fossé à notre approche. Mes routiers ne les appréciaient pas plus que le casse-croûte de spécialité bosnienne qu'on partageait. Traversant les villages, ils faisaient de ces moues :
- Regardez-les occupés à ne rien faire ! Nous travaillons pour tout ça ! Le gouvernement nous taxe beaucoup pour leur construire des usines, et ils dorment à côté, ce sont les «Balkans». Bah !
 
Et ils dédaignaient les Dalmates, beaux parleurs, et les rudes guerriers monténégrins, descendus des maquis, mitraillette sous le bras, ne sachant rien faire de leurs dix doigts, mais voulant tout commander et qui se sont planqués dans le Parti. Ces profondes rivalités régionales subsistent mais le gouvernement n'en tolère pas l'expression publique.
 
Longeant des tas d'usines, noires, fumeuses, dépassé par de peu coopératifs camions, j'ai mis longtemps à sortir de Zénitsa le grand combinat de l'industrie lourde yougoslave. La route devient si mauvaise que le Landrover qui me ramasse tombe en panne 15 kilomètres plus loin. Je suis alors cueilli par un beau camion de fabrication italienne. Certains chauffeurs posent des tas de questions, les mêmes en général, j'y réponds dans mon serbe petit nègre. Celui-là sourit seulement et me passe ses cigarettes, c'est reposant. Bien calé dans le fauteuil réglable de la cabine avancée, je prévois ce que je ferai à Belgrade, somnole. Bang ! Pneu éclaté ! Au boulot, clés, cric, les deux grosses roues jumelées changées, on repart, graisseux Poussiéreux des pieds à la tête. Nouvelle détonation 10 kilomètres plus loin. Avec ces routes et les pneus usés jusqu'à la corde, pas étonnant. Suprême tentative, entourés de paysans curieux. On roule au pas, évitant trous et bosses, ça rappelle Le salaire de la peur. Explosion finale, du pneu. Le chauffeur part en charrette réclamer du secours.
 
Où coucher dans ce noir, en pleine cambrousse ? A tâtons je ne trouve que champs labourés. Après être rentré dans un arbre, avoir dégringolé dans un couple de fossés, je découvre quelques brins d'herbe au bout d'un sillon. J'étale mon duvet sur un coin très relativement plat, mais je n'ai rien à manger. Très vulnérable on dort mal, seul entre ciel et terre ; tous les sens veillent. J'ouvre les yeux, allongé au milieu des champs ; il y a un pré à 200 mètres d'où un berger m'épie. Plions bagages et décampons. Que soupçonnerait la milice ? Cahin-caha je marche, escorté dans chaque village de groupes trop gentils : «Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ?» Enfin je rejoins l'autoroute Zagreb-Belgrade, à 200 kilomètres de la capitale. Par petits stops, les kilomètres descendent doucement : Mercédès d'un directeur d'usine : 170 ; Citroen traction avant : 130 ; Opel : 110 ; 3 camions anglais, tchèque, yougoslave : 50 ; enfin la désirée camionnette pour Belgrade. Voici la Save, le Danube. Pas le temps d'admirer le panorama, au boulot : la chasse au gîte ! Je trouve un pieu dans le dispensaire d'une vétuste maison d'étudiants.
 
Parmi les gominés et parfumés, ma tignasse en vrac, mon allure, ma barbe, tout ça jette en émoi un beau salon de coiffure. Il y a quelques années le bouc, synonyme de décadence existentialiste, était même interdit. L'homme socialiste devait être imberbe. Dans un fauteuil, presque une couchette, le plus ancien merlan me commence, et les deux plus jolies coiffeuses me finissent, avec beaucoup d'art et d'attendrissement, déposant savon et poils, sur le revers de leurs mains douces et expertes.
 
LICENCIÉS ÈS-BARDOT
 
Pour avoir des chiffres j'ai vu les responsables de l'association estudiantine, l'un très fort, les autres des bureaucrates. Ils sont 120 000 étudiants yougoslaves, les plus doués attaquant : Sciences, Technique, Économie, Médecine ; les autres, avec les 30 % de filles, vont aux Lettres, Droit et Langues étrangères ; 32 % reçoivent des bourses mensuelles de 3 à 8 000 dinars, remboursées en travaillant quatre ou cinq ans pour la ville ou l'usine qui l'a offerte. Pour 1 000 dinars par mois, 15 % sont logés dans les maisons ; et pour 3 000 dinars 35 % sont nourris dans les restaurants universitaires. Les parents des plus pauvres reçoivent encore 3 000 dinars d'allocations. Comme les études sont gratuites, sans frais d'inscription ni d'examens, les avantages et ces bourses presque égales au salaire d'un manœuvre font des étudiants des privilégiés.
 
Leurs origines varient suivant les républiques. En moyenne, sur 100 étudiants, 15 sont fils d'ouvriers, 25 de paysans, 10 d'artisans et 50 enfants de fonctionnaires et d'intellectuels. Leurs délégués élus participent avec les professeurs aux conseils d'université, de facultés ; des étudiants sont désignés dans les comités de gestion de leurs restaurants et maisons. Malgré ces gros efforts pour recruter les futurs cadres parmi les meilleurs fils du peuple, l'Association réclame encore plus de maisons, de restaurants, de bourses.
 
Je suis allé écouter un autre son de cloche, chez des professeurs de sociologie :
- Notre enseignement est encore déficient, le niveau des études trop bas. La majorité de nos élèves n'utilisent pas au maximum les possibilités d'étudier qui leur sont offertes. Avec l'immense demande en techniciens, ils seront bien payés : 40 000 dinars contre 15 000 à l'ouvrier moyen. Sans soucis pour l'avenir, ils apprennent juste ce qui est nécessaire pour le diplôme leur assurant le bon job. Nés dans ce système, n'ayant connu que lui, ils ignorent leur chance et sont presque trop favorisés. Quelle différence avec les jeunes Partisans, qui, eux, appréciaient ce qu'ils recevaient et ont étudié sérieusement ! Ceux-ci ne s'intéressent guère aux questions culturelles gratuites. Ils acceptent les vérités enseignées, s'intéressent moyennement à la politique, très peu à la religion, et lisent peu. C'est physiquement et moralement une jeunesse très saine. Nous n'avons pas de graves problèmes de discipline. Ils boivent peu et il n'y a pas de jeunesse délinquante. C'est un travail de très longue haleine que nous avons entrepris. On ne secoue pas facilement cinq siècles de torpeur intellectuelle. Comparez au niveau culturel, aux conversations et lectures de leurs parents ; ils ont déjà accompli un immense progrès. Alors, avec tous les avantages dont ils bénéficient, qui désirerait un retour à l'immobilisme d'avant guerre ?
 
Après avoir montré patte rose, j'ai été admis à Studentskigrad, la moderne cité des étudiants de la Nouvelle Belgrade. Parmi les pelouses dans la verdure quatre longs bâtiments de cinq étages logent 6 000 officiels plus 1 000 illégaux. Tous les services se trouvent sur place : restaurants, laitiers, coiffeurs, cordonniers, tailleurs. Pas trop de mélange entre gars et filles. Le portier de chaque pavillon ne laisse entrer les demoiselles du quatrième bloc que de 16 à 20 heures. Je loge au premier dans une chambre à quatre, avec balcon, lits de fer, lavabo, placards, tables et tabourets immatriculés. Les murs sont ocre. N'attendez pas des miracles de jeunes gars débarquant de leur village arriéré. Le lavabo souvent bouché sert à tout : mouchoir, crachoir, cendrier, pissoir ; les grandes fenêtres remplacent les corbeilles à papier. D'autres piaules sont très propres et bien rangées, ça dépend des occupants et plus on monte, chez les deuxième, troisième ou quatrième années, mieux c'est tenu. De placides femmes de ménage, s'obstinent à laver, frotter, chasser la poussière. Que peuvent elles devant les waters souvent bouchés, les lavabos fuyants, les portes grinçantes ? Ils bâtissent beaucoup, mais entretiennent peu.
 
En première année, les gars de ma piaule dorment et mangent copieusement. Qui entend le haut-parleur brailler à 6 heures, à part quelques mordus de la gymnastique ? Chez moi, ça dort, ça dort jusqu'à 9 heures. La belle vie, quoi ! Restaurant fermé, ils achètent yaourt et gros morceaux de pain. A part les journaux et quelques rares bouquins d'études, ils lisent peu. Ils ne se réveillent qu'au moment des examens où ils grattent nuit et jour, soixante-douze heures, pour rattraper un trimestre. Dire qu'ils sont élèves des universités ou des grandes écoles ! Ils sont trois avec moi : Tarzan, l'haltérophile de la piaule, Bosnien aux gros bras et larges épaules qu'il gonfle et roule devant la glace ; Yvan, tire au flanc, serveur au restaurant et enfin Milorad, marrant prêt à tout donner mais n'ayant rien et dont le frère maçon paie les études. Je m'aperçus vite qu'ils piquaient mes cigarettes, tapaient dans mon cirage, utilisaient mon savon. Puis mon pull est allé se pavaner sur les pectoraux de Tarzan, ma seule chemise blanche est allée au rendez-vous amoureux d'Yvan et mon anorak, sur Milorad, chassait les filles. Jusqu'où auraient-ils continué si, montant sur mes grands chevaux je ne leur avais dit, au risque de passer pour un affreux capitaliste
- Que vous soyez communistes et vous prêtiez beaucoup vos affaires, d'accord ! mais je suis aussi fauché que vous et ne peux être la vache à lait de la chambrée.
 
Après un tour aux cours, une balade au soleil, un repas, la sieste, ils vont au ciné, jouent au foot, font le Corso ; ils s'occupent beaucoup des filles, prétendant avoir beaucoup de tempérament. Avec les distractions peu nombreuses, c'est un passe-temps gratuit. Alors, beaucoup de plaisanteries sexuelles. Le seul nom de Brigitte Bardot les excite. Grognements inarticulés, mains crispées sur le sommier métallique, je vois très bien ce qu'en ferait Tarzan. Français, et n'avoir jamais vu notre héroïne nationale ! D'où est-ce que je sortais? Traité d'arriéré, j'ai été traîné dare-dare explorer les formes de B.B. dans En cas de malheur. Ils trouvaient qu'elle ne s'y déshabillait pas assez.
 
Et beaucoup de visites, bavardages, circulation d'une chambre à l'autre. Plus spontanés que nous Zdravo ! Salut ! On est copains ; ils veulent tous essayer leur français ou leur anglais sur moi. Ils me posent les mêmes questions, répètent des choses entendues cent fois. Certains sont d'une gentillesse incroyable, un vrai bain de chaude amitié humaine. Quand je tombe entre leurs pattes, plus moyen de m'esquiver. Ils m'enseignent le yougoslave, mon chapelet de solides jurons serbes fait mouche à tous coups. Deux autres étaient là, tout sourire, voulant parler, dire au Français ce qu'ils avaient sur le cœur.
- Français et Serbes sont des amis éternels, nous adorons la France, le pays de la grande Révolution, le peuple champion de l'égalité, liberté, fraternité. Mais la guerre d'Algérie nous fait beaucoup de peine, nous souffrons d'entendre insulter la France, notre deuxième patrie, le pays le plus intellectuel et le plus cultivé du monde.
 
Après Brigitte, le foot, les films, le standard de vie, de Gaulle vu avec un mélange de méfiance et d'admiration, ce qui revient dans toute conversation yougoslave, c'est la guerre d'Algérie ! Dix fois par jour, j'entends répéter les mêmes arguments un peu simplistes :
- L'exploitation colonialiste est terminée, l'Algérie est algérienne. Pourquoi ne pas donner l'indépendance aux Algériens luttant comme vous combattiez contre les Allemands? Vous, l'Ouest, champion de la démocratie, vous êtes mal placé pour nous reprocher des restrictions de liberté quand vous refusez à d'autres ce droit étalé en toutes lettres sur les frontons de tous vos bâtiments publics. Nos reporters sont dans les maquis algériens, ils font des récits d'exécutions sommaires, de villages rasés, de tortures. Nous avons traduit la Question d'Alleg.
 
Non seulement l'Algérie se trouve en vedette dans la presse yougoslave, mais on parle beaucoup des 40 jeunes combattants F.L.N., sortis des maquis, boursiers de Tito, préparés comme futurs cadres de leur pays. Ils ont appris le serbe, et logent à Studentskigrad ; très choyés, invités partout, ils sont très durs pour la France et ne perdent aucune occasion de clamer leurs luttes et convictions. Petit coup prémédité qu'ils croyaient «rosse», des étudiants communistes nous ont présenté : «Le Français» - «Les Algériens». Ils attendaient des flammes, une bagarre, il n'y a eu qu'une explication. Passionnés, engagés dans le combat de leur vie, la discussion est difficile.
 
Le plus agressif, deux ans et demi de combats, ex-commissaire politique au maquis :
- Donnez-nous l'indépendance comme aux autres pays africains et nous accordons la nationalité algérienne au million et demi d'Européens ; ils pourront exercer librement leurs professions et nous conserverons des liens avec la France qui nous a beaucoup donné.
 
Ils restent en effet très attachés à la culture française. Je les aperçois souvent plongés dans le Monde au Centre culturel français de Belgrade.
 
Le dimanche matin, beaucoup d'étudiants prennent le chemin du nouveau «temple», le ciné, voir une idiotie américaine, sur fond de carton pâte. Les Sirènes de Bagdad. Quelle insulte à la dignité humaine ! L'après-midi, ils sont nombreux à former cercle et du pied, du genou, de la tête ils s'entraînent au ballon, attendant sous les haut-parleurs, les reportages des matches de foot, chaque but salué de hourras prolongés. De temps en temps je tombe sur des interlocuteurs exceptionnels avec qui c'est plaisir de s'accrocher, de très calés philosophes marxistes, des économistes pour qui tous les problèmes sont d'ordre économique, des politiques...
 
LE SILENCE EST D'OR
 
Au milieu de ces gars chaleureux, pas complexés, fiers d'être vus en compagnie d'Occidentaux, bavardant franchement sur beaucoup de sujets, qui pourrait croire qu'ils vivent sous un réel contrôle policier ? Ils n'abordent pas les questions politiques, ils savent depuis quinze ans ce qu'ils peuvent et doivent dire. De plus, après cinq siècles de joug turc, ce n'est pas l'habitude de penser, de douter. Alors la majorité remet peu le régime en question ; ils acceptent sans trop les discuter les vérités officielles serinées partout. Il faudrait du courage, pour révéler ce que l'on pense, risquer d'être repéré, chassé de l'Université, peut-être de briser sa carrière. Mieux vaut garder ses idées, répéter les vérités officielles et avoir une vie passable. Après les années d'admiration pour l'U.R.S.S., quand ils en ont vécu la réalité quotidienne, ils ont rêvé du paradis de l'Ouest, ils y sont allés et sont revenus avec beaucoup moins d'illusions. Ils ne se massent plus autour des voitures d'Occidentaux et ne détaillent plus ces derniers comme des phénomènes. La vie se stabilise ; en bien et en mal, ils sentent que leur régime est là pour rester. Ils s'y installent.
 
Voyons leur attitude politique. Parmi les 20% appartenant au Parti, il y a le petit nombre de ceux qui y croient réellement. Le dialogue avec les plus fins d'entre eux est passionnant ; ils sont ouverts, prêts à discuter toutes les questions. Ils acceptent les critiques puis ajoutent : Il y a aussi notre manière de voir ces problèmes. D'autres rejettent en bloc toute critique. Ils épousent toutes les positions officielles, et répètent aveuglément les slogans. Ils seraient gaullistes avec de Gaulle et sont titistes avec Tito. Vient ensuite la clique des arrivistes sentant de quel côté la tartine est beurrée. Opportunistes faisant semblant d'y croire, ils bénéficieront plus facilement de bourses, leur promotion sera rapide, leur carrière assurée. Parlant fort on les voit partout dans les comités. En dehors du Parti, la grande majorité, comme n'importe où, continue de ne pas s'intéresser à la politique. Elle préfère le travail, la mangeaille, le vin, les femmes, le sport ou encore la vie de famille, une petite existence tranquille.
 
Enfin il y a le petit nombre des opposants, pour toutes sortes de raisons : religieuses, politiques, philosophiques, ceux qui soutiennent que c'est mal organisé, pas viable économiquement ; il y a les fils des ex-privilégiés ; etc. Si la Pologne est le pays de l'Est le plus libre, le régime yougoslave semble mieux assis, on n'y ridiculise pas le Parti comme à Varsovie. Les meilleurs et les plus dynamiques en sont, avec, bien sûr, les moutons et les arrivistes. Mais les étudiants sont pour ce système, l'acceptant avec ses limitations et ses succès. La jeunesse yougoslave me paraît physiquement et moralement une des plus saines que je connaisse, pouvant s'épanouir professionnellement, culturellement, socialement. Ils ont confiance dans l'avenir de leur pays, fiers de le voir se développer ; 50 000 le prouvent chaque année en travaillant bénévolement sur l'autoroute.
 
LE RESTAURANT DES FAUCHÉS
 
Chaque matin, je quitte Studentskigrad pour ma ration quotidienne de 6 ou 7 entretiens. Attendant le bus, comme beaucoup d'étudiants, j'avale un petit déjeuner debout, yaourt et gros morceau de pain. Les moins fauchés préfèrent saucisse et petit pain pris au kiosque voisin. Détaillant, mine de rien, les passagères, on traverse les terrains marécageux du nouveau Belgrade. A côté d'importants travaux d'assèchement, de grands squelettes de bâtiments attendent que leurs pieds prennent solidement racine. Et voilà Belgrade qui s'étage sur la colline dominant le confluent Save-Danube. Croisée de chemins de nombreuses fois détruite et reconstruite, par les Celtes, Romains, Huns, Slaves, Francs, Byzantins, Hongrois, Grecs, Turcs, Autrichiens,. Yougoslaves.
 
De Terazié, l'artère principale bordée de cafés et hôtels chics, montent le boulevard Maréchal-Tito et le boulevard de la Révolution. Place Marx-Engels se trouve le siège du Quartier général des Syndicats, du Comité central du Parti, des Jeunesses, et de l'organe officiel communiste Borba (lutte). Après le quarantième anniversaire du Parti, le 1er mai, le Congrès du Parti serbe, du Parti yougoslave, et puis l'anniversaire de Tito, c'est en l'honneur du Congrès des Syndicats qu'une fois de plus sont ressortis les grands drapeaux rouges et yougoslaves, faucilles et marteaux entourant les portraits des grands chefs : Marx, Engels, Lénine, Tito. Les magasins ont aussi fleuri le portrait de Tito dans leurs vitrines. Pour la manifestation, une solide claque était près des micros, applaudissant souvent, scandant des «Vive Tito !», «Vive le Parti communiste !», cherchant à entraîner la masse. Venus en curieux, les gens bavardaient, lisaient des journaux, sans trop écouter les très longs discours. Puis les classes d'écoliers allaient s'instruire à l'exposition sur l'histoire du Parti, étudier ses activités passées, son rôle présent.
 
De l'autre côté de Terazié, après le gratte-ciel national de 14 étages, c'est la grande rue commerçante : magasins assez bien achalandés, librairies présentant nos classiques, des traductions de Sartre, Camus. Plus loin les salles de lecture se faisant discrètement concurrence anglaise, américaine, française où l'on trouve jusqu'au Figaro. C'est aussi le Corso des Belgradais, la Schtravta. En colonnes par quinze, le Tout-Belgrade étudiant et désœuvré y défile. Chaque soir quelqu'un m'y emmène. Pas question de bavarder assis au café, on parle en vadrouillant. Présenté aux amis, mes relations font tache d'huile. Dévisageant et dévisagé, on suit la foule dans le très joli parc du Kalemegdan, autrefois forteresse et champ de tournois ; lieu de supplice et d'exécution, poudrière et cimetière turc. Chaque fois, je suis amené au monument de Reconnaissance à notre pays, avec son inscription : Aimons la France comme elle nous a aimés.
 
Station à la terrasse dominant le Danube, et, si je ne dîne pas d'un kilo de fraises ou de cerises, je me rabats sur l'Express : un libre-service, genre usine, qui débite, à la chaîne, ses cales d'estomac à la foule des fauchés : prolos à 10 000 dinars, femmes, jeunes, soldats, écoliers en excursion. Et pas question d'apéritif, hors-d'œuvre, potage, steak-frites, quart de rouge, salade, fromage, dessert, café, pousse-café. C'est le plat unique, yaourt, pour les bourses ultra-légères, plâtrée d'haricots ou patates aux légères, avec une demi-boulette ou une saucisse aux richards Et le plaisir du palais ? On mange debout, vite, gros morceaux de pain pour boucher les trous, dans le va-et-vient, pressé par les arrivants, assiette à la main, dans un tintamarre de vaisselle ramassée au sein d'une lourde vapeur graisseuse. A la sortie le château-robinet est aussi bien entouré.
 
La foule belgradaise est plus lente, moins bien habillée qu'à Zagreb (plus près de l'Occident en bien et en mal). Des ouvriers aux vêtements rapiécés, de gros morceaux de couleurs diverses ; accrochés à larges points, contrastent avec les discrets mais nombreux miliciens, jeunes, bien cambrés, dans leur élégant uniforme gris fer, casquette plate à étoile rouge, revolver, matraque, disque jaune-rouge en guise de bâton. En gros, ville moderne, sans caractère extraordinaire, peu de trafic sur les larges artères bordées de bâtisses neuves ; moins d'églises qu'ailleurs, de jolis parcs, mais dépaysement accentué par l'alphabet cyrillique alors que le Nord utilise le latin. Pour rentrer, chaque bus est pris d'assaut, farouche bousculade, chacun pour soi. Les plus costauds bondissent sur les places assises, les femmes se tassent dans le couloir ; les miliciens grimpent par la sortie ; les vieux, refoulés, attendent le suivant. Ressorts à plat, le bus et sa longue remorque entraînent encore une meute sur les marchepieds. Même quand il y a de la place pour tous, c'est la mêlée.
 
A Studentski, la foule étudiante musarde. Autour d'un accordéon, de jeunes ouvriers épanouis dansent «collos» et autres danses folkloriques. Au foyer, des cercles silencieux entourent les douze parties d'échecs en cours. Quelle dépense de matière grise ! Enfin débarquent les mille clandestins ; fauchés, bohèmes, ex-étudiants, campant à deux par lit ou par terre.
 
LES CONSEILLEURS SONT LES PAYÉS
 
Salut ! Larges sourires. Chaudes poignées de main, grandes claques dans le dos. Tout juste si on ne s'embrasse pas. Tenez-vous bien, c'est mon espion Krouno que j'accueille ainsi. Il est tellement sympa, indispensable. Un étudiant du Parti attaché à mes pas. Toujours prêt à me conduire partout où je désire, il traduit, ou revient me chercher pour m'emmener ailleurs. Le plus drôle, c'est qu'on a bien besoin l'un de l'autre : lui de client, moi de guide. Dès que je note un rendez-vous, il regarde ceux d'à côté. Ce n'était pas un bon élève, mais, membre de tous les comités, il se maintenait grâce à la protection du Parti. Je savais qu'il savait que je savais. Il me payait à boire, c'était toujours ça de pris sur ce qu'il gagnait sur mon dos. On mangeait au restaurant étudiant, copieux, bon marché, grâce aux bons de ceux qui sautaient un repas pour des cigarettes, un match de foot ; ils attendaient, dehors, tickets à la main, les acheteurs qui, eux, faisaient sonner leurs dinars.
 
Une des fiertés yougoslaves citée sans arrêt, c'est l'autogestion ouvrière. Je trouvais ça sensationnel, les travailleurs, propriétaires et gérants de leur usine. Pour voir cela de plus près, j'ai visité la plus importante imprimerie du pays : un réseau de 20 magasins en Serbie et 1500 ouvriers travaillant décontractés. J'allais, escorté du directeur flanqué des secrétaires, du conseil ouvrier, du parti, du syndicat, des jeunesses, de mon copain espion, plus l'ingénieur sans parti. J'étais gêné de déplacer tout ce beau monde pour ma petite personne. Ça en jetait dans les ateliers ! Jouant au visiteur professionnel, je me démenais comme quatre, m'intéressais à tout, posais des rafales de questions, poussais des «Oh !, serrais des mains, avais un mot pour tous. L'ingénieur roulait de ces yeux inquiets ! Pourtant je ne posais que des questions appelant une réponse positive. Photos de Tito dans les ateliers. Sur fond rouge des : Vive le Parti, Vive le 1er mai, prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Aussi photos de pin-up dans les coins. Côté social, consultation obligatoire tous les deux ans, petit hôpital pour les malades célibataires, jolie bibliothèque et cantine.
 
Attaquant le concret, voilà ce que l'un ou l'autre m'a raconté :
- Tendant vers l'évanouissement du pouvoir fédéral, la Yougoslavie très décentralisée par république, arrondissement, commune, l'est aussi industriellement. Toute notre vie étant conditionnée par l'économie, nous avons créé la démocratie économique. Chaque usine est autonome, gérée par son conseil ouvrier de 15 à 120 membres, choisis pour deux ans, parmi les travailleurs les plus conscients et capables, élus par tous d'après une liste unique, proposée, par le directeur, le Syndicat et le Parti (les ouvriers peuvent en proposer une autre). Devant comprendre 3/4 de producteurs, le conseil, non payé pour son activité, choisit parmi ses membres le comité de gestion (de 3 à 11 personnes) qui se réunit pendant le travail et gère l'usine avec le directeur chargé lui-même de veiller sur la légalité des décisions.
 
Le conseil ouvrier décide
1° Des projets d'agrandissement de l'usine, du plan mensuel de production, des normes individuelles de travail, de ce qui sera produit et à quel prix, suivant la demande du marché et la concurrence des autres usines.
2° Le pourcentage légal de bénéfices payés à l'État (qui peut être abandonné en cas de gros investissements) ; le C.O. répartit le reste en amortissements et parts à distribuer aux ouvriers. En plus du contrôle de toutes les opérations financières, il a droit de regard sur les fonds versés à la commune, mais doit soumettre ses livres de compte à l'arrondissement, tout en n'étant pas responsable légalement d'une mauvaise gestion.
3° Ii sanctionne les propositions du directeur pour embaucher, débaucher, répartir le personnel, pour nommer ou congédier contremaîtres et ingénieurs, pour fixer leur salaire, leur attribuer une voiture, etc.
 
En gros le conseil ouvrier fixe la production et le directeur, sous le contrôle du comité de gestion, en assure l'exécution. Ainsi, propriétaire de son usine et gérant de ses moyens de production, le travailleur s'intéresse, sentimentalement, professionnellement et financièrement à sa bonne marche. Cela remplace le stimulant capitaliste de la libre entreprise et de l'initiative privée. L'union des efforts directeur-prolétaires assure un rendement maximum, une répartition équitable des fruits du travail, et compense l'inhumanité du labeur moderne. Enfin avec l'accès à une culture générale dans les universités ouvrières, cette démocratie économique forme des cadres ouvriers pour la gestion de l'industrie et l'entrée aux conseils des producteurs contrôlant les institutions politiques aux divers échelons.
 
Après la théorie, la pratique ; j'assiste à la réunion mensuelle du conseil ouvrier, sous le portrait de Tito, autour d'un tapis rouge. Ils arrivent en bleus après la journée, juste les mains lavées : 35 ouvriers, dont 7 femmes et 8 jeunes entourant le directeur et ses adjoints. Café, cigarettes, ambiance détendue. Après lecture d'un rapport du comité de gestion par la secrétaire, questions et réponses se succèdent. Grâce à mon espion je marque les points.
 
O. (Ouvrier). -Pourquoi les employés sortent-ils à la pause, quand les ouvriers restent enfermés ?
D. (Directeur). -Ils ne doivent pas quitter l'usine pour un café. La discipline sera renforcée.
O. -Les ascenseurs et le téléphone fonctionnent mal.
D. -Ils sont trop utilisés mais seront réparés.
O. -Ce n'est pas juste de porter chez soi les bleus fournis par l'usine. Nous devons augmenter l'allocation de lait aux travailleurs du plomb.
D. -Accordé ! Attribution annuelle portée à
 6 500 000 dinars. La proposition d'employer un intoxiqué à la reliure est acceptée.
D. -Trop de retard pour sortir les manuels scolaires et livres de Tito ! Je propose le travail de nuit avec trois équipes de huit heures.
O. -Embauchons des non-qualifiés, formons-les. Et sortons les manuels avant les Tito...
Ouvrière. -Les femmes sont fatiguées, pensez à leur famille ; ne leur demandez le travail de nuit qu'en cas d'extrême-urgence.
 
Après longue discussion et vote à mains levées, les ouvriers refusent le travail des femmes, la nuit ; l'acceptent pour les hommes, avec deux heures supplémentaires pour les équipes de jour.
D. -Pour nos 140 logements en construction, nous demandons 30 millions à une coopérative qui accepte si nous leur cédons 20 appartements.
O. -Embarrassés par les grands chiffres, silence, acceptation sans commentaires.
Ils réagissent surtout sur les problèmes qui les touchent de près, horaire, travail, normes. La réunion est levée après trois heures de discussion.
 
Je trinque encore à la bière avec le président du Syndicat qui m'apprend que : sur 112 millions de bénéfices, 72 avaient été distribués en subventions : à la cantine, en construction de logements, et en deux payes mensuelles supplémentaires pour chacun. Les ouvriers, d'ailleurs, restent libres de partir pour une usine offrant de plus gros gains. Ils étaient 400 communistes à l'imprimerie. En 54, sur 160000 membres des conseils ouvriers 28 % étaient du Parti avec 92 % des directeurs et en 57 sur 220000 élus aux C.O. il y avait 13 % de femmes et 11 % de moins de vingt-cinq ans. Enfin le président m'a communiqué les chiffres nationaux sur les points discutés en conseils ouvriers en 1956 :
 
Sécurité, santé
Salaires, partage des bénéfices
Finances de l'usine
Normes, productivité
Relations cadre-ouvriers, discipline
Rapports des commissions
Construction, plans d'agrandissements
Prix de vente, qualité
Relations avec les communes
Éducation professionnelle

19 %

17 %

13 %

10 %

10 %

09 %

07 %

05 %

04 %

03 %

 
Encore tout flambant d'enthousiasme, j'ai couru, sans mon espion, me faire doucher par deux opposants :
- Mon pauvre vieux ! Mais 96% des listes sont présentées par le syndicat., le directeur et le Parti qui choisissent surtout les communistes, restant ainsi partout, tirant les ficelles. Ils ne sont pas assez bêtes pour se nuire les uns les autres. Nos ouvriers, issus des campagnes, peu évolués, mais prudents, influencés par les vieilles relations directeur-ouvriers, ne sont pas assez naïfs pour s'y frotter et concurrencer le Parti ; le pot de terre ne lutte pas contre le pot de fer. Si tu veux vivre tranquille, écoute, regarde, mais tais-toi ! Même s'il n'est pas d'accord, quel intérêt a-t-il à mettre des bâtons dans les roues, alors que s'il est un bon petit gars docile, membre d'un conseil juste consulté pour la forme, il aura donnant-donnant : travail moins pénible et situation plus élevée ?
 
En conclusion, le rôle des conseils ouvriers varie suivant les usines, dépendant de la vitalité et maturité politique de ses membres. Ils sont aussi une décentralisation de l'appareil du parti dans la gestion du pays. Mais quelque chose de très important est en marche, une initiative révolutionnaire dont nous pourrions prendre de la graine.
 
60 000 POUR UN BALLON
 
Le dada national yougoslave, c'est le foot ! Partout, sur les rues, trottoirs et places, gosses, jeunes et étudiants s'y acharnent. Et je te feinte, te passe, te cogne, te botte, te shoote ; du pied, du genou, de la tête, et je te poursuis petit ballon, balle de tennis, ou même caillou. Sur les plazas, corsos, dans les usines et universités, passionnément, après chaque rencontre, prouesses et faiblesses des joueurs sont épluchées, commentées. Toute équipe a d'enthousiastes supporters se déplaçant avec elle. Mais pour le grand championnat : «Partisans-Étoile Rouge» le Tout-Belgrade sportif est en marche. Les trams pour le Stade sont enlevés à l'abordage, avec match de lutte à chaque portière. Les «vrais y vont en footing. On pronostique, parie, et on ne discute que foot. Atmosphère tendue aux portes, rues noires de monde, barrages de miliciens canalisant la marée humaine. Les guichets assaillis, prêts de succomber, tirent leurs dernières cartouches. Les «becs dans l'eau» recherchent les «prévoyants» ne revendant leurs billets qu'aux plus offrants.
 
La fièvre monte dans l'immense Stade où 60 000 personnes se casent difficilement. D'énormes acclamations saluent les vedettes : Partisans en noir, les Étoiles en rouge. Et 120 000 grands yeux se fixent sur le petit ballon, ne le lâchent plus, toutes les têtes oscillant en coeur. Feintes et descentes s'accompagnent d'applaudissements et clameurs prolongés. Tout penalty est violemment acclamé et sifflé. Chaque but déchaîne une tempête, des cloches s'agitent, des gars poussent des cris inhumains, sautent, dansent, agitent les bras, jettent en l'air chapeaux et parapluies. Quel contraste avec le morne accablement des «perdants» ! Le sifflet final déclenche un délire : les journaux s'enflamment, les torches dansent, les cloches carillonnent. On s'étreint, se congratule, on s'offre des condoléances.
 
Partout en ville les haut-parleurs répandent les résultats. Dans tous les coins on compare, déplore. De quoi nourrir huit jours de conversations. Pour ça des gars se privent de cinq, six plats de haricots ; les gosses souhaitent que gagne l'équipe de leur père sinon il sera de mauvais poil. Eh ! disent les hommes, c'est notre seule distraction, nous ne fumons ni ne buvons, les vieux ont les cartes et le café, les jeunes : les filles et le ciné. Les matches internationaux sont encore plus suivis ; ce sont les Yougoslaves qui m'ont appris les qualités des' nommés Kopa et Fontaine.
 
Réjouis de la victoire des Partisans, les copains ont tenu à célébrer ça. Attablés près de grosses barriques, on a grignoté une friture de petits poissons du Danube arrosés d'un vin dalmate. Notre joie n'était pas du goût d'une tablée d'Étoile rouge, mais en bons communistes, ils se sont réconciliés au vin rouge. On a continué ensemble dans un café-concert. En sirotant du raki on écoutait dans une chaude ambiance, accordéon, piano, violon et deux chanteurs, égrener l'interminable répertoire des si vivantes chansons des diverses Républiques, les refrains étaient repris en chœur, les visages s'épanouissaient, on battait des mains. Tout ça, coupé de succès italiens à la mode : Diana, Bambino et autres.
 
Eh bé ! C'est pas un moulin, le Comité central des jeunesses communistes Il faut montrer patte rouge, obtenir un laissez-passer, confier sa carte d'identité au portier rogue qui téléphone encore afin de vérifier si vous pouvez fouler les épaisses carpettes rouges, vous attabler autour d'un tapis rouge dans une grande pièce aux tentures rouges. Brr ! Têtu, j'ai obtenu ma rencontre avec un des pontes de la jeunesse yougoslave. La discussion avec un phonographe étant inutile, j'ai simplement noté ses déclarations : 1 200 000 adhérents de quinze à vingt-cinq ans, dont 40 000 déjà au Parti. Les 8 000 permanents de 1948 ne sont plus que 500. Leur rôle : Proposer des lois défendant et favorisant les jeunes, les pousser à participer à l'autogestion dans leur usine ; encourager la formation professionnelle et sportive des paysans. Déjà une filiale «Partisan» entraîne 700 000 jeunes à tous les sports dont 100 000 fervents de la montagne. Ils ont aussi 6 000 groupes culturels de danse, théâtre, peinture, musique, lecture, chorale, etc... Enfin ils orientent les jeunes dans des travaux bénévoles d'utilité nationale : voies ferrées, stades, autoroutes, usines, barrages, écoles.
 
On ne tire presque rien de ces monologues officiels, à part un bon repas. Dans un bateau restaurant ancré sur le Danube, un secrétaire m'a initié aux plats nationaux serbes : amuse-gueule de brochettes d'agneau grillé, beefsteack haché, frit, le tout largement arrosé de raki et de vin hongrois.
 
Muni d'un billet pour la fête de la jeunesse, sous la présidence de Tito, je me suis trouvé dans un stade archi-comble, sur un pied, dans une foule houleuse, où, d'un œil, j'ai vu des portions de bons mouvements d'ensemble des gars et filles des écoles, puis des jeunes brigadiers construisant l'autoroute et une plutôt menaçante démonstration d'athlètes-soldats, baïonnette au canon autour du drapeau yougoslave. Enfin le clou, des paras, largués d'un hélicoptère à 300 mètres, apportant à Tito le salut des jeunes militaires. Un très anticommuniste italien venu avec moi me glisse :
- Quelle différence y a-t-il entre le fascisme et ça ? Chez moi la fête de la jeunesse était pareillement célébrée le jour anniversaire du dictateur Mussolini. Ici Tito. Avec pareillement au Stade démonstrations athlétiques de masse, grands drapeaux, slogans, développement du nationalisme. Et aussi le culte de la personnalité, dictature d'une minorité, avantages sociaux aux travailleurs, un parti, une presse, une radio, une police secrète, l'épuration de l'opposition et vote à liste unique. Ici le Parti s'appuie sur une nouvelle bourgeoisie issue du peuple mais le résultat est le même.
Par objectivité je vous cite son opinion.
 
MARX EST LE PROPHÈTE, MAIS OÙ EST ALLAH ?
 
Au cours de visites et de promenades, j'ai beaucoup bavardé avec un prof. de français, fille d'un ex-colonel, et jolie blonde par-dessus le marché. Une femme se confie en général plus facilement. Dame ! Le sentiment aidant... Très intéressé, j'écoutais ce qu'elle ne pouvait dire à d'autres.
 
- Il manque une âme au communisme. Il solutionne les problèmes matériels, économiques, mais il ne donne pas un sens à la vie. Il lui faudrait plus d'amour, de charité. Et le marxisme, c'est bon pour les jeunes, forts, en bonne santé ; mais les vieux? les faibles? les paralysés? Et face à la perte d'un enfant, la douleur, la mort, de quel secours est-il? Nous, les femmes, pauvres créatures souffrant souvent, à l'âme instable, n'avons-nous pas besoin de nous raccrocher à quelque chose? Je voudrais être croyante et socialiste, seulement ça ne se commande pas. Je ne crois plus à une société idéale, mais à une éternelle aspiration vers elle, faite d'avance, recul, nouveau progrès, parce qu'on ne peut rendre les gens heureux malgré eux, mais seulement créer des conditions pour qu'ils le soient. Nous éliminerons la misère physique, mais, et après? Ces clubs sportifs, artistiques, culturels, suffiront-ils à l'homme jamais satisfait? Ne devra-t-il pas chercher l'épanouissement ailleurs? En lui-même et là-haut?
 
Puis son fin visage devenait dur
- Au nom de quel droit la poignée d'hommes d'un Comité central, si intelligents et si sûrs de leurs vérités soient-ils, accaparent-ils le droit de décider ce que tout le monde doit penser dans tous les domaines? L'État doit respecter la liberté pour chaque individu de créer sa personnalité même s'il en souffre, de trouver ses propres conceptions, raisons de vivre, de croire, d'espérer... Si relatives et si vraies ou fausses qu'elles soient, elles sont siennes ! Car s'il y a une vérité officielle, enseignée partout dès la naissance, sans autre son de cloche entendu, si tous doivent être d'accord avec toutes les positions d'un Parti et déclarer la même chose sur chaque problème, n'y a-t-il pas un viol de la liberté de pensée? Et si vous supprimez la discussion des grands problèmes, le choc des idées d'où jaillirait une lumière est éliminé. Défendant ses conceptions, on les ordonne, clarifie, précise ; on remet en question, doute, compare ; on pense en parlant, les idées progressent, se développent, s'enrichissent. Et si la censure ne publie que ce qui est rigoureusement dans la ligne, sabrant même des Pasternak, c'est la stagnation ! On formera des ingénieurs et techniciens, mais ne vous étonnez pas qu'après quarante et un ans d'un régime faisant tout pour l'accès des masses à la culture et l'éducation, il y ait si peu de littérature socialiste de la classe des Dostoïevski, Tolstoï, Gorki, Gogol ; parce que la création exige la liberté ! Ils disent que ça viendra après les usines mais, pris dans l'engrenage de la dictature, où celle-ci finira-t-elle? Pourrons-nous faire machine arrière? Apprendre aux gens à penser par eux-mêmes?
 
Intarissable, elle continuait :
Mon pays est une réussite économique, industrielle. Notre vie est plus facile qu'avant-guerre ; mais c'est un échec sur le plan humain. Nous n'avons pas transformé l'homme. Idéal révolutionnaire, altruisme, restent des mots pour la majorité. Si l'on veut des cadres, il faut les payer. L'intérêt individuel reste le nerf moteur. L'homme égoïste a toujours besoin du gendarme. Il faudrait que le changement des structures s'accompagne d'une révolution intérieure, que les choses ne soient plus imposées du dehors, mais désirées dans le cœur : un réarmement moral communiste.
 
Un Yougoslave amer qui avait vécu douze ans à Marseille, me confiait :
- Après seize ans de ce régime, on s'habitue à contrôler ses pensées, ne les révélant qu'entre amis très sûrs, sous peine d'être baptisé d'ennemi du peuple. Avec des élections libres, les communistes seraient battus. Mais sans liberté de parole, de presse, d'association, que pouvons-nous faire? Nous réunir autour de qui? De quel groupe? Avant de proposer quelque chose d'aussi efficace nous nous diviserions vite, face à l'unité, la discipline, le dynamisme du million de communistes, présents à tous les postes-clés, contrôlant le pays à tous les échelons, ayant bien en main : armée, milice, police secrète. Ils ne se laisseraient pas renverser sans lutter.
 
- Mais ils font aussi des erreurs ; d'anciens Partisans ont reçu des postes au-dessus de leurs compétences ; on cite des barrages mal étudiés que les rivières ensablent. Comme on ne peut «arriver» sans la carte du Parti, les scrupuleux hésitent, les arrivistes, non ! Ils se taillent des privilèges. Bien sûr, de jeunes communistes sont enthousiastes, mais la majorité a perdu son idéal. Des officiels, généraux, directeurs, sans penser aux difficultés quotidiennes des masses, cherchent l'amélioration maximum de leur train de vie : longues voitures, villas, gros salaires. L'ancienne bourgeoisie est remplacée par une «nouvelle classe» de privilégiés d'une autre origine sociale. Est-il inévitable que des militants, l'âge venant, perdent leurs illusions et, coupés de la base, réalisant toutes les difficultés encore à résoudre, avec les effets corrupteurs des privilèges du pouvoir, l'écroulement du mythe soviétique, n'y croient plus et s'embourgeoisent» ?
 
Eh oui ! On entend de ces choses même à l'Est. En Pologne les gens critiquaient beaucoup ; en Yougoslavie, où tous vous disent que tout va très bien, où je n'ai pas rencontré plus de vingt personnes parlant en toute franchise, il est plus difficile de se faire une opinion. J'ai essayé de conter l'essentiel, sans le blablabla, ni les slogans des «phonographes». Que d'heures perdues avec ces fonctionnaires ! Je comprends que, leur carrière dépendant uniquement du Parti, ils préfèrent défendre avec vigueur les clichés officiels, plutôt que de dévoiler la profondeur de leur intelligence.
 
À CHACUN SA LIBERTÉ
 
Dans les cafés chics de Terazié, on trouve cette nouvelle bourgeoisie issue des maquis et du peuple : journalistes, artistes, intellectuels ; femmes sur talons hauts, fardées, décolorées. Je suis attablé avec l'idéaliste directeur de l'Université ouvrière, ancien commandant de Partisans, un «dur», communiste depuis toujours. Je lui cite les arguments des opposants. Presqu'en colère, il me jette :
- Pas de liberté ici ? Mais un Yougoslave peut circuler par tout le pays, travailler où ça lui plaît. Excepté la critique du gouvernement et du Parti, il peut dire tout ce qu'il veut. Après trois ou quatre mois il aura son passeport. Cette liberté absolue dont les Occidentaux nous rabâchent les oreilles, nous ne l'avons jamais connue en Yougoslavie ; elle est très relative, n'existe nulle part ! Sont-ils libres les Noirs d'Afrique du Sud et des U.S.A. ? Même en France, les manifestations contre la guerre d'Algérie ne sont-elles pas interdites, les journaux saisis ? Les opposants n'ont-ils pas été arrêtés, torturés, condamnés pour atteinte au moral de l'armée ? Il n'y a pas «la» mais «des libertés». Est-il libre l'ouvrier italien matraqué par sa police ? Le fils du prolo français est-il libre d'étudier ? Le paysan indien est-il libre de manger ? Et les travailleurs espagnols, les Grecs, les Turcs sont-ils libres de manifester ?
 
- Eh ! Bon sang, saisis-la, notre situation ! Entourés sur 2 000 kilomètres de pays satellites ayant juré notre mort, harcelant nos frontières, parachutant leurs agitateurs clandestins... Menacés par nos ennemis intérieurs : fascistes et monarchistes, anciens collaborateurs : Oustachis et Tchetniks, les Staliniens, les régionalistes serbo-croates, les orthodoxes, les catholiques soutenus par Rome et les expropriés, les déçus, les aigris et les djilaïstes, les paysans conservateurs et ce n'est pas fini. Pour nationaliser et réorganiser l'économie de notre pays ruiné, il fallait un pouvoir fort. Imagine une seconde ta fameuse démocratie rétablie, avec les milliers de préjugés et vieilles traditions, des élections, avec 20 partis, le retour de la demi-dictature bourgeoise, l'immobilisme d'avant-guerre, les capitalistes étrangers revenant faire leur beurre sur le dos du peuple. Quel recul, quel sabotage ! Non ! Nous ne laisserons pas détruire ce que nous avons élevé, au prix de tant de difficultés, de sang et d'efforts. Rappelle-toi nos 1 700 000 morts. Les sacrifices surhumains des 800 000 Partisans ! Tous ces gars-là ne sont pas tombés pour rien !
 
- Face au peuple yougoslave, nous avons une responsabilité. Que vous soyez d'accord ou pas avec nos méthodes, on s'en fout ! Que proposeriez-vous d'aussi efficace ? Dans ce pays ruiné, entouré d'adversaires, et pas toujours compris intérieurement, nous avons éliminé la classe parasite héréditaire. Où, avant-guerre, avec 50 % de capitaux étrangers, n'existaient que l'extraction de matières premières et l'artisanat, nous avons édifié : barrages, centrales, industries, combinats. Il y avait peu de cadres et de techniciens, on n'avait pas le temps d'attendre ceux des écoles, on les a formés sur le tas. Nos 2 500 000 ouvriers venaient des campagnes, matériel humain arriéré, illettré à 25 %, encore liés à leurs champs. Votre classe ouvrière s'appuie sur des générations de traditions professionnelles et de luttes syndicales. Si tu crois qu'une conscience de classe se crée en quelques mois ! On bâtit plus facilement des usines qu'on ne change la mentalité profondément enracinée des hommes ! Nous freinons encore la consommation individuelle au profit de l'industrialisation et de l'aide aux Républiques déshéritées.
 
- Ah ! Si le socialisme s'était implanté, en France, en Europe occidentale ! Vous êtes cultivés, avec des générations d'enseignants. Ici il a fallu tout créer, manquant de professeurs, de manuels... Des brigades de volontaires aidaient à bâtir nos universités, une par capitale. Alors nos éducateurs ne sont peut-être pas à la hauteur, nos étudiants ne sont pas tous des lumières, la gestion de leurs restaurants est médiocre, mais Paris s'est-il bâti en un jour ? Que nos vieux voyant leur genre de vie, leur religion, bouleversés, grognent, c'est normal. Mais comprends encore : La réforme agraire, donnant la terre aux paysans la cultivant, l'émancipation des femmes, voilées en 45, les assurances, les allocations, 35 000 logements construits par an, l'expérience unique au monde des conseils ouvriers. L'accès des masses à la culture et à l'éducation, grâce à nos universités ouvrières et populaires. Une jeunesse saine et gaie ; 50 % de fils d'ouvriers parmi les étudiants. Vous voudriez les mêmes résultats sans les inconvénients du Parti unique ? C'est impossible, et jamais notre capitalisme arriéré n'aurait réalisé tout ça en quinze ans !
 
- Et nous, les militants, dévoués corps et âme au Parti, avons dû pallier à tout, nous battre sur tous les fronts, travailler jours et nuits, solutionner mille et un problèmes insoupçonnés dans l'opposition. Pense que moi, communiste, je dois encore laisser enterrer ma mère sous une croix, une pomme dans la main, ma femme et la famille l'exigent. Mais, mon vieux, au lieu de vivre égoïstement pour soi et son confort maximum, nous avons la joie d'appartenir à un irrésistible mouvement, créant un monde nouveau, progressant chaque jour et qui donne un sens à notre vie.
 
- D'autre part, nous, Serbes, sommes très francophiles, mais il ne faut pas que vos intellectuels, supposant trouver ici le désert, arrivent avec un offensant complexe de supériorité. Et vos Centres culturels sont bien gentils mais s'habituent mal à la Yougoslavie socialiste. Ils restent au stade du roi. On le regrette d'autant plus que les influences anglo-américano-allemandes sont grandissantes. Il faudrait plus de jeunes professeurs nous acceptant comme nous sommes. Vous devriez intensifier les contacts commerciaux et baisser les prix de vos meilleurs films concurrencés par ceux des Américains et des Italiens.
 
L'AUTOROUTE FRATERNELLE
 
Les relations yougo-Douart se gâtent, visa non prolongé, je pars en stop pour les Kibboutzim d'Israël à travers la Grèce et la Turquie. Échoué sur un très lent chargement de ferraille, je sors de Belgrade ; peu de banlieue, on est tout de suite dans la campagne serbe. Mes deux chauffeurs connaissent tous les bistros de la route. On arrête dans chaque patelin pour refroidir le moteur et leur dalle en pente. On y retrouve presque partout : trois musiciens, une chanteuse peu écoutée, des murs neutres, un parquet sale, des nappes grisâtres, un Tito, quelques ivrognes. On tenait tout juste le 15 à l'heure. Ils m'ont débarqué en pleine nuit dans une cambrousse noire comme un four. A quatre pattes et à tâtons je cherchais des brins d'herbe. J'en ai déniché sous un arbre. Dès les premières gouttes de l'orage, j'étais réveillé. Aller où ? Mon duvet pompait l'eau, me gelait. Sous le déluge, je me suis collé tous mes vêtements sur le dos. Et chaussettes autour du cou, trempé comme une soupe, ratatiné au pied de mon arbre, j'ai attendu que ça se passe. Dire que les milliers de Partisans ont vécu cela des années ! Au jour, il a encore fallu attendre que sèche toute ma garde-robe étendue.
 
La route en terre, semée de crottin, est plus damée par les roues de charrettes que par les pneus. Quelques vélos et, marchant de longues distances, beaucoup de paysans, de plus en plus pauvrement habillés de costumes d'une bure rapiécée, filée, tissée à la main dans leur ferme. Quand, assis au bout des lignes droites, j'attends un stop aléatoire, curieux, ils s'arrêtent : «D'où viens-tu ? Où vas-tu ? Pourquoi à pied ?» Ils proposent de faire route ensemble. Je m'excuse, suis fatigué, le sac est trop lourd. «Qu'importe, je te le prends».
 
J'ai du mal à leur faire comprendre qu'un stoppeur a plus de chances seul. Ils insistent encore avant de partir sur un Dovidzénia. Un autre arrive, s'installe gentiment, déballe les habituelles questions, nouvelle explication. Dovidzénia. Et je marche, m'arrête, remarche. L'oeil et l'oreille toujours vainement sur le qui-vive. Réduit au cheval-stop, je progresse cahin-cahotant, prêt à bondir à la première voiture, répondant en serbe à mes charretiers curieux : «Que mangeons et buvons nous en France ? La vie est-elle moins dure, et le blé aussi beau qu'ici ? etc.»
 
Là, je me suis payé une de ces parties de tape-cul ! Terrible ! Une vieille grosse moto anglaise, avec une selle de bois sans suspension, sur une route en terre défoncée. Les 25 kilos de mon sac me sciaient les épaules, me collaient au siège. Mes pauvres fesses encaissaient chaque bosse, épousaient chaque trou. Les cahots me secouaient à me décrocher l'estomac, me remontaient dans tout le corps, me vibraient dans la tête, me faisaient claquer des dents. Le motard fonçait en bolide, au milieu des vaches, cochons, poules et moutons. Je n'en pouvais plus, je comptais les kilomètres, les hectomètres ; plutôt me traîner que ce supplice J'ai tenu 100 bornes, les yeux clos, les pensées brassées, en déroute. K.O., jambes en coton et derrière cassé, j'ai dû m'allonger en descendant.
 
Je traversais un long bourg, une seule idée derrière les yeux à terre, avancer, quand un vieux bonhomme se précipite, me dévore des yeux, riant, pleurant, répétant, bouleversé
- Français ! Ah monsieur ! Bonjour ; merci, j'oublier parler, moi soldat 1914, boum-boum. Vive la France !
Branle-bas de combat dans toute sa maison mobilisée. Je n'ai pu repartir qu'après avoir dégusté les brochettes de viande grillée et bien arrosé l'éternelle amitié franco-serbe.
 
J'ai bivouaqué, caché dans un champ de seigle. Réveillé par les éternelles couinantes et tanguantes carrioles, à 4 h. 30 j'étais sur, la route, marchant le long du dernier tronçon en chantier de l'autoroute «Unité-Fraternité» bâtie grâce au travail bénévole de 320 000 jeunes. Ses 1 100 kilomètres asphaltés de Trieste à la Grèce cimentent l'unité des quatre Républiques. Je croise les brigades partant au travail, en chantant, drapeau rouge en tête. Torse nu, ils pellettent, nivellent, déchargent les camions. J'en retrouve, un mille plus loin, déplaçant allègrement une colline, à la pioche, la brouette et la charrette. Un des responsables me prenant dans sa camionnette me raconte :
- Chaque année d'avril à novembre, ils viennent 50 000, apportant leurs bras et leur enthousiasme. Des normes distinguent travailleurs et brigades de choc. Pendant cinq semaines les étudiants découvrent la dureté du travail manuel et apprennent à respecter ceux qui le font toute leur vie. Durant deux mois les paysans reçoivent, et rapporteront au village, des habitudes d'hygiène ; ils apprennent la maçonnerie et à conduire, à réparer tracteurs, camions, motos, vélos. Ils participent à des activités culturelles, artistiques, sportives. Ils allument des milliers de feux de camps, lisent des milliers de livres. Ils découvrent la camaraderie, la vie et le travail en groupe avec des jeunes de tout le pays.
 
A côté des entreprises nous fournissant techniciens et machines, nous avons notre quartier général des brigades organisé sur le modèle de l'armée. Voyez, ce n'est pas seulement une contribution matérielle, il y a toutes les valeurs éducatives, chaque camp devant solutionner ses problèmes techniques d'installation, d'organisation. Ça développe l'initiative, le sens des responsabilités et c'est une pépinière de futurs cadres. Ainsi, depuis 1945, 1 200 000 jeunes ont donné : 60 000 000 de journées de travail au pays. Sous le froid, le soleil, la pluie, ils ont déplacé des millions de mètres cubes de terre, extrait des dizaines de milliers de tonnes de pierre, lancé des centaines de kilomètres de voies ferrées, construit des douzaines de ponts, creusé des dizaines de tunnels, bâti des cités universitaires, des stades, des usines, des barrages, etc. Ainsi nos jeunes ont pu donner libre cours à leur enthousiasme, leur besoin de créer et de se dévouer.
 
LA GRÈCE AU PAIN SEC
 
Puis j'ai marché des heures, plus une voiture, et les kilomètres descendaient si lentement... Comment allais-je traverser cette Macédoine, atteindre la frontière ? Le dernier camion d'un convoi grec m'a ramassé, «un direct» pour Salonique. Ouf ! Détendu, j'admirais le paysage sans plus me soucier des bornes. Quelle route affreuse ! Malgré du 20 à l'heure, on a tordu le châssis. Dans un décor sauvage, villes et villages devenaient encore plus orientaux, les vêtements de bure de plus en plus rapiécés, avec des buffalos, de la misère, et beaucoup de gens allongés, inactifs, Mes «Bienfaiteurs" étaient des trafiquants, ramenant d'Allemagne des voitures d'occasion, des tas de bricoles et des montres. Ils m'en ont «prêté" trois pour passer de nuit la frontière.
 
Sur le ciment d'un balcon de la maison des étudiants de Salonique, je me réveillais chaque matin les côtes en long. Parmi les hautes maisons blanchies à terrasse, les bureaux bien rangés le long de la mer, je cherchais comment gagner Israël. Je cherchais dans les rues animées du centre, au milieu des bagnoles de riches, brutales, sans respect du piéton, côtoyant des gens inoccupés, des camelots, de très nombreux commerçants, certains allongés sur des chaises longues, sous les ventilateurs, guettant le client, de pied ferme. Même les coiffeurs travaillent assis. Je regardais le fouillis des petites boutiques d'artisans, de bricoleurs de motos, de revendeurs de tout, de minuscules restaurants où j'avalais des haricots froids cuits à l'huile. Je me perdais dans le dédale de la vieille ville, petites bicoques à toits presque plats, bordant des ruelles grossièrement pavées, escaladant la colline, caniveau courant dans le milieu. Des figuiers, des fleurs poussent dans les cours minuscules.
 
Tout le monde prend le frais dehors, où flotte un air léger, une joie de vivre. Des gens décontractés se sifflent, s'interpellent, se claironnent des conversations aussi bruyantes qu'une clique militaire. On baigne dans le grec parlé, braillé ou jaillissant en flots chantés des radios. Ça ne trouble guère les nombreux clients des cafés, jouant gravement aux cartes, pendant que les femmes, fortes et grassouillettes, jacassent sur le pas des portes, entourées de leur tapageuse marmaille. Dommage que les jolies filles grecques soient plutôt distantes ! Elles sont un peu courtes, fortes des hanches, mais belles de poitrine et coquettement habillées de clair, tranchant sur le brun des cheveux et le mat de leur teint peu coloré ; on aimerait conjuguer avec elles certains verbes français. Quant aux inévitables touristes anglo-saxons, ils visitent consciencieusement, guide en main, nez en l'air, bardés de caméras, traînant la patte, tirant la langue dans leur pauvre face de Peau-rouge, fondante.
 
De stop en stop, de chaîne de montagne en chaîne de montagne, je descends sur Athènes. Deux syndicalistes rentrant d'un congrès me prennent et m'offrent l'hôtel avec eux. On discute «Grèce» : figée dans son passé, vivant de l'exportation des fruits et du tourisme, pays agricole pauvre sans industrie, avec des milliers de chômeurs, 20 % d'analphabètes :
- Nous manquons de professeurs, n'avons que 18 000 étudiants, peu de bourses, des frais d'études élevés, une seule maison d'étudiants à Salonique avec 60 pensionnaires, On dit que les Grecs aiment la vie frugale, préfèrent manger du pain et des olives plutôt que d'avoir la dictature rouge. Mais nous ne sommes pas libres, les communistes sont arrêtés, nous n'avons qu'une presse, une radio, un parti, une police secrète et pas d'élections. En un mot une dictature, sans les avantages du communisme, s'attaquant de front et avec détermination à tous les problèmes. Alors, sans réflexions profondes sur les causes de notre stagnation, sans plan réaliste de développement, comparé à la Yougoslavie notre pays est condamné à l'immobilisme, et sans perspectives de voir résoudre ses difficultés.
 
TOUS LES CHEMINS MÈNENT A ATHÈNES
 
Quel carrefour, cette auberge de jeunesse d'Athènes ! Des gars arrivent de partout, filent vers tous les coins du monde : deux Norvégiens, émigrés trois ans dans une usine australienne, ayant passé à Singapour en bateau-stop, de là rentrent en moto à Oslo par la Malaisie, la Birmanie, le Pakistan, la Perse, etc., deux Hollandais, prennent la même route en stop, pour les Indes. Un mystique Danois s'en va à pied, lui, pour les Ashrams des Himalayas. Pur, il fait la grève des transports. Un instituteur de Durban et sa femme viennent de traverser l'Afrique en stop du sud au nord. Un petit Suisse de dix-huit ans termine seul, en stop, son tour du bassin méditerranéen, par l'Espagne, l'Algérie, la Lybie, le Liban. Deux Françaises, des lionnes ! montées de Paris à Varsovie, descendues par l'Allemagne de l'Est, la Tchéco, la Yougo, et tout en stop, continuent tranquillement vers la Turquie, la Jordanie, l'Égypte pour y travailler comme gouvernantes, avant d'aller plus loin. (Elles y sont arrivées ! Chapeau !) Avec ça des flopées d'étudiants américains «faisant l'Europe» en trois mois, découvrant, ravis, ce qu'est tirer le diable par la queue et comptant leurs «cents». Et des tas d'Allemands en shorts de peau, courant vers Istamboul, Damas, Alexandrie. Deux gonflés partent en stop pour le Soudan et l'Abyssinie, guitare sur l'épaule. Un Canadien vient de dénicher un rafiot-stop pour Beyrouth. Un Anglais barbu, vivant de ses peintures, a déjà visité 35 îles grecques ; deux Hollandais gagnent leurs kilomètres en chantant dans les rues. Et des gars rentrant d'Israël, et des farfelus, cherchant l'évasion sur les routes mais ne se trouvant pas. Et des valochards moins intéressants, voyageant en trains et en bus...
 
Nous croisant pour quelques heures, le contact est instantané, pas de temps perdu en «salamalecs» ; en une soirée on se connaît intensément. On se retrouve parfois. On forme une grande famille ne reconnaissant pas les frontières. Cartes déroulées on étudie les itinéraires. Ceux qui en viennent renseignent ceux qui y vont. On échange adresses et tuyaux, introuvables dans une agence de voyages : «A Istamboul, mange dans tel restaurant. Pour Ankara, prends telle route, c'est plus joli, et t'as plus de voitures. A Bagdad couche à tel endroit. Pour descendre le golfe Persique prends un billet de pont à telle compagnie. Attention à l'Iran, ils n'aiment pas les Occidentaux. A Kaboul, un gars sympa, parlant français, te logera sûrement. Oui, aux Indes et au Japon, il y a des auberges de jeunesse».
 
- Le stop en Bulgarie ? Les miliciens te boucleront en cabane ici ou là, mais ça se traverse. En Yougo, si tu n'as plus de fric, vends ton appareil ou ta montre à tel endroit. A Florence, visite tel musée. En Espagne, fais telle région. A Varsovie, change tes zlotys de telle manière. A Stockholm, t'auras du boulot à la plonge dans tel restaurant. Oui, on passe du nord de la Norvège en Écosse. En Angleterre, le stop est du tonnerre, travaille dans les fermes, fais-toi héberger dans les postes de police. Pour Israël, passe en bateau à Izmir, traverse la Turquie en stop. Près de la frontière syrienne, tu as des cargos turcs pour Chypre, Haifa. Sur le pont, t'en as pour 16 dollars, moins 25 % si t'es étudiant. Là-bas, va dans tel Kibboutz, ils sont plus sympa. Et ça continue : A Tunis, à Marseille, à Naples, etc.
 
Chacun déballe ses aventures, ses découvertes. Nos histoires de stop durent des heures. L'Anglais ramassé par un ministre yougoslave qui l'héberge trois jours. Deux Américaines content leurs démêlés avec deux chauffeurs entreprenants sur les plateaux d'Anatolie. Le Canadien entré en Yougo avec ses dinars cachés dans les chaussettes. Il les oublie, marche dessus toute la journée, les retrouve en lambeaux en se couchant. Toute sorte d'histoires extraordinaires racontées en riant aussi simplement qu'une promenade sur les Champs-Élysées. Mais je sais ce qu'il y a derrière de courage, de persévérance, d'efforts.
 
Eh que non ! la jeunesse du monde n'est pas amorphe et toute gangrenée par le confort. A côté des moroses petits pantouflards il y a les centaines de milliers de gars et filles des auberges de jeunesse qui, tous les étés, barda sur l'épaule, pour un, deux ou trois mois, partent sur les routes où l'aventure est toujours possible, où l'imprévu vous attend à chaque carrefour. Secouant la torpeur de la routine quotidienne, ils vont découvrir la nature, parcourent les montagnes, explorent les villes, traversent les mers, connaissent d'autres pays. Dans ces loisirs sains, ils retrouvent l'effort, les difficultés, ils en bavent, ça ne leur fait pas de mal ! Le soir à l'auberge c'est la chaude camaraderie, la connaissance de jeunes du monde entier, et l'on chante dans toutes les langues le répertoire international. Alors, les petits Français ? qu'attendez vous pour en faire autant ? Qu'on vous pousse par les épaules ?
 
Et puis, apprentissage ou études terminés, que risquez-vous de partir sur le trimard, un an ou deux comme les vieux compagnons du Tour de France ? Travailler à droite à gauche, voyager sans argent, s'apprend vite. Vous reviendrez avec une connaissance personnelle des autres pays, une expérience vécue, une base de comparaison et puis une géographie humaine et une formation bien assimilée introuvables dans les bouquins. Et enfin, j'espère que vous le ramasserez, ce stoppeur vous attendant au bord de la route. Aidez-le à connaître plus, à aller plus loin. Il faudrait aussi plus d'auberges pour accueillir les étrangers comme ils nous reçoivent chez eux...
 
TÊTE DE TURC CONTRE TÊTE DE BRETON
 
Izmir... Je plonge dans les rues grouillantes où taxis et vieilles bagnoles se fraient une trouée à grands coups de klaxon autoritaire. Les cafés déversent sur les trottoirs leur trop-plein de clientèle, mais il y a peu de consommateurs. Sous le dur regard de la photo du dictateur du coin, ils fument des narguilés, à pots d'eau et longs tuyaux, ou jouent inlassablement avec les billes de leur chapelet musulman. Les vieux en babouches, fez et fond de pantalon tombant derrière les genoux ; les anciennes, moitié voilées, à longues jupes. Quel contraste avec leurs filles en robes courtes décolletées, bras et jambes nus et les gars à l'européenne. Je m'enfonce dans le dédale des souks, aux ruelles tortueuses mal pavées, ombragées parfois de chèvrefeuille, dominées ici et là d'un blanc minaret, bordées de deux interminables rangées de boutiques mal alignées, les sacs et la camelote débordant sur les trottoirs : vous avez les coins des bijoutiers, des tailleurs, des parfumeurs, des épiciers et les écrivains publics, les cireurs, les cordonniers vous clouant immédiatement des semelles de pneu, et encore ? Les marchands de loukhoum, d'eau gazeuse, de thé, leur grosse théière en laiton bien astiquée, sur le dos. On en prend autant par le nez, les yeux, les oreilles. Et que de gens, assis, attendant, pleins d'une sage patience ! Ignorance, misère, religion ; on sent l'Asie où plus les gens sont pauvres, préoccupés de problèmes matériels, mieux ils possèdent, équilibre, sérénité, raisons de vivre.
 
Concession occidentale, dans le très frais et joli parc de la Culture, fête foraine sous les énormes palmiers : voitures tamponneuses, golfs miniatures, manèges, balançoires. Dans les petites gargotes où tout est sur le fourneau à l'entrée, je choisis et marchande ferme, avant d'avaler bien épicé des brochettes de viande à l'oignon. Marchandage encore où pour 0 fr 50, j'ai un lit dans un dortoir douteux, plein deTurcs aux gros bras, où je suis bouffé par les moustiques et bercé par une bruyante musique nasillarde.
 
En avant pour Mersine et le bateau 1 200 kilomètres ! Avec un tacot, j'atteins Tougoutlou le jour du marché. Comment les petits bourricots aux pattes si grêles ne s'écroulent-ils pas sous de si gros bonshommes avec leurs sacs énormes ? Un camion plein de bois se couvre encore de vingt passagers payants et le chauffeur, serbe réfugié, m'adopte en plus. Sur une route vaguement empierrée, on se traîne jusqu'à la panne. Continuant à pied, je me pointe à tout hasard au barrage de Salihli construit par des Français. Bien accueilli par des Nantais, présenté jusqu'au dirlo, ils me donnent un lit, je leur conte mes aventures. On est quitte. Visite détaillée de l'immense chantier tout à l'honneur de nos techniciens le barrage en terre, le tunnel, la centrale et la cantine où la France est bien regrettée et où les Turcs sont les têtes de turcs.
 
Une jeep du chantier m'offre en douce 40 bornes, un camion conduit par un Bulgare avec qui je baragouine yougoslave, me pousse encore de 20 kilomètres. Et c'est fini. Je marche sur une route sauvage de montagne qui devient piste, sans panneaux indicateurs ; il faut un flair de Sioux pour décider aux embranchements laquelle est la «nationale». Pas un chat, des buissons rabougris couverts de poussière, des bicoques parfois, endormies sous la chaleur. Je me traîne jusqu'au bout d'une ligne droite, j'attends, repars. Avec 5 camions par jour, s'agit de ne pas les louper. Un bourricot, conducteur endormi, me croise.
 
Là, j'ai failli passer un mauvais quart d'heure, j'avais vu quelques soldats, et des gens allongés dans un hameau. Ils me sifflent, je continue ; les trouffions me rattrapent, crosses brandies, prêts à cogner. Ils sont 40, hurlant, voulant embarquer «l'espion». L'un sort déjà sa baïonnette, un infidèle de plus ou de moins ! Et moi qui rouspète comme un beau diable : Français, touriste, mais ils tournent et retournent mon passeport ; aucun ne sachant lire, ça se gâte. D'autorité, ils vident mon sac, chaque chose est palpée ; épluchée, commentée : «Les cartes du para, l'appareil de l'espion.» Comme si un indicateur se promenait, à pied, barbu, en short, sac à dos, ignorant le turc ? Je râle de plus en plus fort, parle de «journaux», «police» Finalement, indécis, ils m'accompagnent cinq ou six kilomètres et me laissent filer dans un camion. Ouf !
 
Mais en Turquie, un moteur doit être poussé au maximum. Le génie du chauffeur se mesure à sa vitesse. Le mien prend les virages à une allure folle ; les pneus hurlent, frôlent les précipices sans parapets. Sur le plat, champignon à fond, on s'envole. Au barrage, six ou sept sont déjà dégringolés dans les ravins. Avec gestes à l'appui, il me jette : la Turquie, c'est formidable, la France, l'Angleterre, peuh ! De la petite bière ! Terminus dans un bled immobile. Les hommes devisent gravement au café ; les femmes bavardent à l'ombre, marmots dans les bras. Départ au matin, escorté d'une curiosité pénible.
 
Tranquillement, assis sous un olivier, je regarde la route : quelques vélos, des charrettes, juste posées sur l'axe, avec roues de bois pleines. Des femmes, couvertes de foulards, corsages et jupes sur le pantalon ; elles passent intimidées dans un épais frou-frou d'étoffes, certaines voilées. Des fillettes poussent leurs troupeaux de chèvres, moutons et chien féroce. Fatigué du tas de questions en turc d'un grand gaillard, fusil sur l'épaule, je veux partir, lui veut me ramener au village. Passeport : il ne sait pas lire ! Tête de Turc contre tête de Breton ça faisait des étincelles, mais halte-là ! Il glisse une balle dans le canon, épaule et me vise ! J'ai beau être têtu, que peut mon baratin devant cet argument ? Poussé au poste à 2 kilomètres, canon dans le dos, c'est mon tour de crier. Avec visa en règle que faut-il de plus pour circuler librement en Turquie ? De tigres ils deviennent moutons, me chinent des cigarettes, veulent m'acheter un pantalon et que je les prenne en photo. Jamais cette histoire ne m'est arrivée dans les pays de l'Est.
 
Pour franchir un col, j'attrape un vieux bus. Quel poème, toute la carrosserie est peinte de motifs fantaisistes. A chaque hameau, on enfourne et défourne des passagers, et je te tasse, t'entasse, gosses calés dans les coins et quand c'est vraiment plein, ils en mettent encore une douzaine sur le toit. Les sièges sont si proches qu'on doit relever les genoux. Une véritable expédition, en quatre heures on a fait 40 kilomètres. Le patron, le chef mécanicien, le chef receveur, décident souvent la halte, pour remplir d'eau le radiateur bouillonnant.
 
Après avoir chicané sur le prix de mes haricots mangés dans un boui-boui, je cherchais un dortoir, escorté d'une vingtaine de gosses, quand je tombais sur deux ouvriers français électrifiant la région. Quelle réception ! Gueuleton à la bière, chambre et, pour m'éviter de nouvelles arrestations, ils me paient le train pour Mersine, avec vivres et cigarettes. Lucien, Léon, ça a été regonflant pour tous de s'être croisés.
 
A chaque arrêt, des floppées de gamins vendent de l'eau, des concombres, des tomates, du pain, des graines de soleil. Les malins font leurs affaires dans le train entre deux gares. Un peu moins bondé qu'aux Indes, ce train de troisièmes, mais beaucoup d'hommes, de marins, de soldats, si mal attifés qu'on dirait des prisonniers, avec leur crâne rasé, leurs treillis kakis, leurs brodequins éculés, à semelle de pneu, sans chaussettes. Et sous leurs larges casquettes, que des têtes turques autour de moi, très basanées, moustachues, barbes de plusieurs jours, pommettes saillantes, des traits rudes, des yeux durs, une race virile, une curiosité agressive, et un énorme dédain pour l'étranger, persuadés qu'ils sont les caïds.
 
Ce complexe de supériorité existe dans chaque pays, persuadé d'être le centre du monde et le peuple élu : Français, Américains, Anglais, Allemands, Russes, Italiens, Grecs, Espagnols, Japonais, Indiens, Israéliens, Norvégiens, Chinois, tous l'ont, mais nulle part aussi développé qu'en Turquie. Pourtant, pays agricole immobile et arriéré, rien ne justifie cette arrogance, avec 60 % d'illettrés, le chômage, la misère, la servitude des femmes, les grèves interdites, les communistes fusillés, la dictature. Ce sont des compagnies étrangères qui électrifient, construisent les routes et les barrages avec des capitaux étrangers. Au moins en Yougoslavie, ils les font eux-mêmes. Évidemment, il serait ridicule de présenter ces impressions turques comme des conclusions, mais en route depuis des mois, affrontant quotidiennement ce mitraillage de milliers de regards, mangeant le minimum, sans jamais savoir comment je coucherais le soir, j'étais content de clore ce chapitre sur le pont d'un bateau turc, espérant qu'en Israël, ça irait mieux.
 
Notes
(1) Zdravo : Salut.
(2) U.O. Université Ouvrière

fin de la partie Yougoslavie