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- IV -

SOCIALISME ET KIBBOUTZIM

SOUS LES BANANIERS EN FLEURS
 
Bon sang qu'il est petit le lac de Tibériade ! Qu'elles sont proches ces menaçantes montagnes Syriennes d'où ces drôles de voisins canardent, paraît-il, sans crier gare Pourtant les gosses jouent comme si la frontière était à 1 000 kilomètres. Débarquant à Guinossar (1) , mon premier kibboutz, sur le bord du lac, «Mets-toi à table», m'ont-ils dit. J'ai englouti tout ce qu'on m'a proposé. Dame, depuis quatre mois que je la sautais ! Tiens, voilà un lit.» Et le «parlant français» s'est excusé «Je dois coucher mes enfants.» Tout est sombre et silencieux. J'imaginais le kibboutz autrement. Après le travail sur les tracteurs, mitraillette en bandoulière, gars et filles autour des feux, discutant, dansant, grattant les guitares. Encore des clichés à réajuster avec la réalité.
 
Figurez-vous un soleil matinal dans les plantations de bananes où nous travaillons. Du tonnerre ! Ses rayons si vivants traversent les feuilles du haut, les colorent de tons vert pâle à jaune d'or, encadrées ici et là de bouts de ciel bleu. Dessous, ça fait très jungle tropicale. A vingt mètres, on ne voit que du vert, on nage dans le vert sombre des longues feuilles, le vert clair des gros troncs gorgés d'eau et le petit vert blanchâtre des jeunes pousses, genre rouleau de papier dont une invisible main semble tirer l'intérieur.
 
Notre boulot ? Contre le soleil, nous attachons les feuilles autour des fleurs énormes qui sortent du coeur du bananier, en longs cônes violets de 60 centimètres. Elles s'épanouissent, rouges, roses, jaunes, et enfantent les régimes de bananettes plus minces que des doigts. Qu'il fait bon marcher, chacun dans son rang, caressé par les larges feuilles pendantes, douché par la rosée A côté, un des fondateurs du kibboutz, Elie, Berlinois aux yeux bleus, grand chauve de cinquante ans, très Allemand, increvable, méticuleux. Malheur si j'oublie une fleur. Plus loin David, universitaire tchèque à lunettes, pionnier depuis vingt ans, et musclé Puis Moshé (Moïse) petit Marocain, travaillant dur. C'est fini de faire suer le burnous. Enfin l'Argentin Abraham, nouvelle recrue plutôt fantaisiste. Avec le français et l'anglais, on parle ici à la moitié des gens. Mais je baragouine russe à l'Argentin, allemand au Berlinois. Eux n'utilisent que l'hébreu.
 
8 h. 30. Casse-croûte sur la plantation dans une cabane en tôle ondulée, tables et bancs de bois. Sans trop de paroles, chacun se prépare une salade à l'huile avec tomates, radis, oignons, concombres, corsée d'œufs, de crème fraîche et thé glacé.
 
Alourdis, on avale les kilomètres en silence. Une chaleur humide sort de terre, une lourde à supporter tombe du ciel. Les coupe-vent en roseaux fonctionnent trop bien. Pas un brin d'air ne déchire les feuilles. On est à 200 mètres sous le niveau des mers. La sueur ruisselle des torses et des jambes nues. Parfois au bout d'un rang on prend une lampée de thé, plus une bouffée d'air frais du lac et on «en grille une» avant de retourner à nos fleurs... moins appréciées.
 
Que dire des dernières heures de boulot, des minutes à rallonge dans un four ? Et ils tiennent un de ces rythmes, ces méchants bosseurs à tête d'intellectuels ! Sans contremaître sur le dos tous prennent leur travail à coeur.
 
Ramenés sur une remorque tractée, nous nous installons dans la grande salle à manger, fraîche, ventilée, larges baies à moustiquaires. Des couleurs sobres, des plantes vertes, 40 tables de 6, en formica, chaises modernes, vaisselle en plastique, plats d'acier chromé. On est en Asie, mais pas une mouche. Ambiance européenne.
 
POURQUOI LES KIBBOUTZIM ?
 
Douché, dispos, je vais chez David le Tchèque, pour le café de 5 heures. Bungalow au bord du lac, sous les grands eucalyptus, derrière une pelouse très verte et un jardinet fleuri. Bien calés dans les fauteuils, on allume les cigarettes. Et j'attaque sec.
 
- Pourquoi avez-vous créé cet abcès israélien dans le Moyen-Orient ? Il bondit et démarre comme une flèche.
- Pendant vingt siècles le peuple juif a été haï, persécuté, massacré, réfugié partout, accepté nulle part. Cent quinze mille Israélites changeaient annuellement de pays. Nous étions l'éternel «Juif errant «, sans patrie. Expulsé d'Espagne, refoulé de Russie, cloîtré dans des ghettos. Mon arrière-grand-père était ukrainien, mon grand-père polonais, mon père allemand, moi tchèque. J'ai des parents dans toutes les grandes capitales de Buenos-Aires à Varsovie, de New York à Vienne. Et pour couronner ces vingt siècles d'humiliations, les camps nazis d'extermination : le tiers de notre peuple liquidé : 6 millions de juifs dont 1 800 000 gosses et 96 % de nos frères polonais réduits en fumée. Chaque famille israélite y a perdu quelqu'un. J'ai dix membres de la mienne disparus. Le scandale de l'antisémitisme renaissant dans les pays chrétiens dits «.civilisés» prouve que même si nous le voulons il n'y pas d'assimilation possible au sein des 97 peuples parmi lesquels nous sommes dispersés. Comment y développer une véritable culture juive quand nous sommes imprégnés de civilisations étrangères et ne parlons que leurs langues ? Donc, la seule solution au «Problème juif», c'est le retour en Erets-Israël. (2)
 
- C'est Herzl, journaliste autrichien, témoin de la condamnation de l'innocent Dreyfus qui fonda notre Mouvement sioniste international. Visionnaire et père d'Israël, il prédit en 1896 : «Nous devons prendre notre sort entre nos mains et si vous le voulez vraiment, ce ne sera plus une légende, nous nous regrouperons en Palestine, d'où nous avons été chassés il y a deux mille ans.» Vers 1910, Borohov, Sioniste russe, appliquant des méthodes d'analyse marxistes au problème juif, prouvait : «Nous sommes un peuple de classes moyennes, mais nous n'avons pas de prolétariat, donc pas d'assises solides. Pour redevenir une nation normale, il faut tourner, tête en bas, cette pyramide ; descendre l'échelle sociale et nous commerçants, petits bourgeois, intellectuels, devons devenir des producteurs et créer en Israël cette large base ouvrière et paysanne, indispensable à toute saine économie.» Enfin Gordon, un autre Russe, enseignait la religion du travail manuel : «Il faut cultiver notre terre d'Israël, y planter des arbres, nous y enraciner pour développer une civilisation juive d'où jaillira, régénérée, une nouvelle race d'Israéliens.»
 
- C'est ainsi que sont nés nos kibboutzim (3) . Sur les terres achetées aux Arabes par l'Agence juive, plutôt que d'équiper 40 petites fermes privées, isolées, où chaque jeune célibataire cultiverait seul son lopin de désert, il était plus rationnel de travailler en commun, chacun se spécialisant dans une branche : potager, étable, garde, cuisine. Nos colonies étaient ainsi plus rentables, plus faciles à défendre et correspondaient à nos conceptions socialistes.
 
EN FAMILLE 3 HEURES SUR 24
 
Sans mollir, après-dîner, j'attrape Moshé, le camarade directeur de l'école. Autre bungalow près du lac où je le provoque d'emblée. «Pourquoi séparez-vous les enfants des parents ?» Habitué à cette question, il répond très posément :
- A l'origine, le kibboutz avait tant besoin de tous les bras disponibles que chaque femme ne pouvait perdre son temps à faire cuire ses quatre patates ; il était plus logique que deux d'entre elles préparent les repas pour tous et que nous mangions ensemble. D'autres femmes faisaient ainsi pour le groupe vaisselle, lavage, raccommodage. Plutôt qu'être immobilisée près de ses gosses, chaque pionnière les confiait en permanence à une maison d'enfants et, libérée, travaillait productivement aux côtés des hommes,
 
- Ce système d'éducation, né d'une nécessité, s'est conservé, organisé et se défend très bien. Combien de parents européens sont de vrais éducateurs ? Combien d'incompétents, de nerveux et d'alcooliques même ! Combien de mères, travaillant dehors, alignent deux journées dans une ! Fatiguées, dans leur logement étroit, ont-elles le temps de former leurs gosses ? N'avez-vous jamais entendu ces «Fiche-moi la paix avec tes questions idiotes ! , «Va-t-en de mes jupes !»Et les taloches pleuvent sur le pauvre gosse toujours là, même quand on ne veut pas. Et combien de temps les pères de la banlieue parisienne, partant à 6 heures, ne rentrant qu'à 19 heures, soucieux, surmenés, peuvent-ils consacrer à leur progéniture ? Ceux qui estiment que nos enfants sont à l'élevage, dépourvus d'amour, protestent-ils quand des millions de petits chrétiens sont emprisonnés, pendant des mois, dans de noires pensions ? Et ces dames de la haute abandonnant leurs héritiers embarrassants à des gouvernantes ? De plus, vos enfants ne vivent-ils pas dans un monde d'adultes, où tables, chaises, lavabos, glaces, rien n'est à leur taille ? Trop de grandes personnes autour les réprimandent continuellement : «Ne touche pas ceci ! Ne fais pas cela ! Et mouche ton nez, dis bonjour à la dame !» Et les parents bouleversés parce qu'il n'a pas mangé son œuf ? Et les querelles et crêpages de chignons dont il est témoin ?
 
Par une éducation collective, confiée à des membres du kibboutz, éducateurs spécialisés, s'inspirant des plus modernes théories pédagogiques, nous formons des jeunes altruistes. Nos gosses vivent par groupes de 18 du même âge, s'épanouissant librement dans un univers à eux, conçu à leur taille. Après le travail les parents, douchés et dispos, consacrent intégralement trois heures par jour à leurs enfants. Ils les couchent eux-mêmes et dans chaque maison, une garde de nuit passe toutes les heures.
 
Sur quoi la femme de Moshé reprend :
- Je ne pense pas être une mauvaise mère, et avoir mes enfants trois heures pleines me suffit. Je n'ai plus que le beau rôle. Finies les couches à laver, la cuisine, le nettoyage, la couture, je peux manger tranquillement sans me lever dix fois. Au lieu de ces corvées jamais terminées, après ma journée de huit heures et trois heures avec mes fils, tout mon temps est à moi. je peux me détendre, lire, me cultiver. Dans quelle autre société, une mère de trois enfants peut-elle exercer sa profession, s'occuper de ses gosses, de son époux, de sa maison et en plus avoir une activité sociale ou politique ? Ici, sans sacrifier l'un ou l'autre, les femmes peuvent militer comme les hommes. Enfin mon époux n'est plus le seigneur à l'autorité incontestée, de qui la famille dépend économiquement. Dans toutes les décisions, je suis à ses côtés et son égale. Mais toutes nos camarades ne s'émancipent pas vite : 30 % seulement sont dans nos comités de gestion, 10 au Parlement, et nous n'avons eu ici que deux femmes-maires. On ne renverse pas en une génération cinq mille ans de traditions et d'atavisme.
 
MÉPRIS JUIF DE L'ARGENT
 
Un matin, l'armurier nous a tendu à chacun, un gros colt avec ceinturon et cartouchière. On avait tout du cow-boy. Une jeep nous a largué dans la dernière plantation, près d'une pancarte : «Danger ! Frontière syrienne à 300 mètres.» Ils viennent de tuer un pêcheur sur le lac ; souvent les gardes-frontière sont attaqués, chaque semaine des tracteurs sautent sur leurs mines. Heureusement qu'Égyptiens, Jordaniens, Libanais sont des voisins moins agressifs.
 
Finies les belles fleurs violettes au milieu desquelles on arpentait facilement 25 kilomètres par jour. A quatre, on décharge et répartit du fumier de poulet dans les rangs. Petit à petit, giflé par les feuilles, gêné par les coupe-vent les caisses deviennent lourdes, lourdes. Le grand Lithuanien responsable a un rythme de cheval. Au début, je réponds en allemand à son yiddish ; puis, assommé par la chaleur, je travaille la tête vide, mécaniquement. Ni bruit, ni âme qui vive ; mais ces sacrés Syriens, où se cachent-ils, d'où tireront-ils ? Enfin je les oublie, eux aussi.
 
Au repas, mon Lithuanien m'explique
- Les bananiers sont d'un bon rapport, mais fragiles, ils craignent la gelée, demandent beaucoup d'eau et de main-d'oeuvre. Si d'après l'agronome du kibboutz, la terre est propice, il détermine les courbes de niveau, on défonce à un mètre et on nivelle pour l'irrigation. A partir de la deuxième année, l'arbre ayant donné son régime, on le scie, une nouvelle pousse fournit son fruit et après quatre ans on replante ailleurs. Sous le poids des bananes s'alourdissant journellement, le tronc penche dangereusement. Il faut le soutenir. Encore un sport : trimbaler des piquets sur l'épaule et en distribuer un à chacun des 35 000 bananiers !
 
Sieste terminée, qu'il fait bon piquer une tête dans les eaux tranquilles Puis à plat ventre dans l'herbe tendre, grignotant des raisins, bercé par la chanson des vaguelettes, on sirote le thé à la menthe. Quel calme ! Le lac de Tibériade est là, éternel, une vraie perle dans son écrin de montagnes, eau et ciel presque de même teinte. Dire que sur ces rives, jésus de Nazareth circula, médita, dit-on. Ses yeux déjà avaient vu ces collines arides, peintes en rose, rouge, mauve par le soleil couchant.
 
Arié, mon voisin égyptien, m'invite :
- Tu vois, les problèmes d'argent n'existent plus dans nos rapports. Chacun travaille suivant ses capacités et reçoit comme son voisin. Chaque vendredi je passe au magasin du kibboutz qui subvient â tous nos besoins : dentifrice, timbres, café, cigarettes, etc. L'ameublement et la chambre dépendent de l'ancienneté et de notre richesse. Ici depuis huit ans, j'ai droit à cette pièce et demie en dur, avec véranda, W.C., douches, l'armoire, la table, deux fauteuils, dessus de lit et rideaux assortis. Cette bibliothèque sépare la chambre à coucher de la salle de séjour ; carrelage clair, reproductions de maîtres aux murs. C'est sobre et de bon goût.
 
Sa petite femme continue
- Je reçois à la lingerie robe d'été, corsage, jupe, sandales et bleus de travail tous les ans. Chaussures, pull et robe d'hiver tous les quatre ans. A part le manteau de grossesse passant de mère en mère, chacun a le même trousseau marqué à son nom. Nous jetons le linge sale dans les caisses appropriées et le retrouvons dans notre casier, lavé, reprisé, repassé. Dans quelques années nous aurons une maison plus moderne et s'il nous arrive quoi que ce soit le kibboutz prendra soin de notre famille. C'est la sécurité absolue.
 
En admiration devant son poupon, elle ne tarit pas sur la valeur de leur système d'éducation : «Les six premières semaines ont été entièrement consacrées à mon bébé. Jusqu'au septième mois je travaille à mi-temps, je l'allaite et le couche avec les conseils d'une nurse. Puis l'éducatrice s'en chargera et je le verrai trois heures, après ma journée normale, plus si je suis libre et aussi les sabbats et jours de fête.»
 
La pouponnière a la charge de 20 bébés, chaque nurse en surveille 5 par chambre. Ils dorment à l'aise dans leur lit à hauts bords. L'éducatrice s'occupe de leurs habitudes de propreté, supprimant cette tension entre parents et enfants. Ces derniers ne confondent pas leur mère et la nurse qu'ils oublient dès qu'elle ne s'occupe plus d'eux. Le kibboutz a la plus faible mortalité infantile au monde.
 
PÊCHE ATHÉE EN MER DE GALILÉE
 
Bouchon, devant combler n'importe quel trou dans les listes du responsable-travail me voici bombardé «pêcheur» ! Avec filet, ravito, équipage, j'embarque sur le chalutier de 20 mètres l'Aquiva. Dans le calme du soir on glisse vers le large, pour une nouvelle nuit de pêche, sur la mer de Galilée, deux mille ans après d'autres marins juifs : Jean, Pierre, Matthieu. Elle a de la gueule, notre procession : vedette radar en tête, tirant six barques avec phares, puis les deux chalutiers, enfin la canonnière nous protégeant, mitrailleuses braquées.
 
Bientôt, la côte israélienne brille des mille feux de Tibériade et des lumières des moshavim et kibboutzim . Côté Syrie, c'est la nuit noire, trouée depuis trois mois par les premières lampes électriques. Certains soirs, nous n'arrêterons pas de jeter les filets. Cette nuit, le chat ne trouve pas les souris. Derrière le «radar», on sillonne les 165 kilomètres carrés du lac. De l'embouchure du Jourdain à Capharnaüm, du mont des Béatitudes (sermon sur la montagne), à Tabgah (multiplication des pains). L'on rôde aussi, méfiants, à 100 mètres de la Syrie. Les pêcheurs lisent, sommeillent sur le lac qui s'endort ; les lumières de la rive s'éteignent une à une, relevées par les étoiles.
 
J'en profite pour tailler une bavette avec le capitaine Yankélé, un Polonais dur à cuire, ancien de la brigade juive dans l'armée anglaise en Italie. A la barre, il me raconte :
- Quand nous sommes arrivés, à la voile, à la rame, on allait jeter nos petits filets, comme les apôtres, suivant une tradition immémoriale entre ces montagnes. Ça ne rapportait presque rien, mais les marins arabes s'opposaient aux moteurs qui devaient faire peur aux poissons. Maintenant il n'y a plus d'Arabes, nous ne sommes ici que des pêcheurs juifs, dont nous, Kibboutzim, avec diesels et grands filets. Nous vivons à l'envers des autres, au lit de jour et sur l'eau des quatorze heures chaque nuit. Nos femmes s'en lassent. «Ce sera les poissons ou moi.» Certains débarquent, d'autres préfèrent la paix du Lac. Les jeunes aiment ce travail qui es débarrasse des anciens, ces ennuyeuses mitrailleuses à conseils, sachant trop bien tout faire.
 
Nous avons aussi deux bateaux-kibboutzim qui sillonnent la Méditerranée. A part la discipline nécessaire en mer pour le boulot, officiers et marins sont égaux. Ils ont mêmes avantages et cabines, mangent et vivent ensemble. Ça prouve que le kibboutz n'est pas seulement valable pour l'agriculture. après avoir travaillé pour l'immigration illégale, ils ont formé les équipages de notre flotte pour que nos produits soient exportés sur cargos israéliens.
 
Enfin ! La cloche signale des sardines. Branle-bas, tout le monde court sur le pont. Avec des gestes précis, synchronisés comme un parfait mouvement d'horlogerie, les 200 mètres de filet sont largués autour d'un bateau-phare. Le fond, puis les bords remontés au treuil électrique, la prise est là, serrée dans les mailles, toute frétillante et scintillante sous les projecteurs. Bruyants et suprêmes coups de queues... les deux tonnes mourantes sont déversées dans la cale.
 
Entre deux jetées, travailleurs de force bien soignés, nous arrosons de thé et lait nos copieux repas, sans jamais une goutte d'alcool. Seulement bien sûr, entre ces «tous camarades», il y a des étincelles. Les nerveux s'emballent, ça s'engueule puis ça se tasse. Après douze heures en mer, quand au petit jour avec nos 15 tonnes de poisson on cingle vers Guinossar, qu'il est beau leur kibboutz, niché dans sa forêt d'eucalyptus, cerné par ses hectares de bananiers et dattiers qui lui donnent un air exotique ! Dire qu'il y a vingt-deux ans leurs collines étaient comme les voisines arabes : grises, râpées, sans verdure !
 
Dans ce petit port juif, la pêche bat son plein. Continuelles allées et venues de bateaux toujours dans les jumelles de la police du lac. Tous s'activent, débarquent, pèsent, mettent en caisses les poissons, les chargent en camions couverts de glace qui partent directo pour Haïfa. Dans l'équipe de jour, en ciré de pied en cap, sur une vedette que les vagues font danser, on tend de longs filets verticaux où les sardines se coincent la tête. Assis des heures devant ce tas de mailles, on les dégage, vite couvert d'écailles poisseuses et odorantes.
 
Un des quatre «matelots» polonais, assez sur la défensive, refuse de me parler autre chose qu'hébreu. N'étant pas juif, pourquoi dois-je absolument connaître cette langue ? Alors les mains dans nos sardines il me dit en anglais :
- Je hais l'Europe J'ai vu de mes yeux, vous entendez, mon père ma mère, mes frères traînés clans la chambre à gaz. Leur crime ? Être nés juifs. Regardez mon matricule d'Auschwitz tatoué. On est 300 000 anciens déportés essayant ici de réapprendre à vivre. Mais ce ne sont pas seulement les Nazis, c'est toute l'Europe qui est responsable de notre extermination, de ces vingt siècles de pogroms et 6 millions de cadavres. Quand ça va mal chez les chrétiens, ils bouffent du juif. Ça les soulage. Et un cœur de mère juive vous croyez que ça ne souffre plus ? Combien d'enfants leur a-t-on tués sous les yeux ? Partout l'antisémitisme existe. Et que vous a-t-on fait ? Jamais je n'écouterai de musique boche, jamais je ne parlerai cette langue de barbares. Il en est venu ici, j'ai refusé de les servir à table.
 
OÙ CONDUIT UN RÊVE
 
Afikim (4)  ! C'est le kibboutz-usine. Le plus riche des kibboutzim israéliens. Avec quinze autres colonies, il garde la frontière jordanienne, dans la verdoyante vallée du Jourdain, an sud du lac de Tibériade. Le camarade-maire, un grand Américain, idéaliste et réaliste, m'en conte l'histoire chez lui.
 
- En 1924, on était un groupe d'universitaires russes, venus des mouvements de jeunesse sioniste. Influencés par les partis d'extrême-gauche, en révolte contre la mentalité du ghetto, la famille patriarcale, l'ordre établi. On abandonnait études et carrières pour créer le prolétariat juif en Israël. Mais il fallait conquérir notre droit au travail, prouver aux patrons israélites qui ne voulaient pas employer ces jeunes étudiants, rouspéteurs et maladroits , que nous pouvions travailler aussi dur que la main-d'œuvre arabe, soumise et bon marché.
 
- Dispersés dans tout le pays par paquets de gars et de filles, nous, les intellectuels, on a déchargé le charbon sur le port d'Haïfa, cassé des cailloux le long des routes, construit un pont sur le Yarkon, monté une centrale électrique dans les montagnes de Jordanie, cultivé du tabac près d'Affula, des oranges à Jaffa . On mettait toutes nos ressources en commun, nous retrouvant aux grandes fêtes. Les moins patients nous quittaient.
 
- Quand à notre tour, après huit longues années, nous avons eu notre terre : un désert semé de cailloux et de ronces, brûlé de soleil, sans arbre ni verdure, dans cette torride vallée du Jourdain, à 600 pieds sous les mers, on était fous de joie, on chantait, dansait. C'était ça, l'idéal de notre jeunesse, faire les travaux les plus rudes dans les coins les plus difficiles. Vivre d'agriculture sur la terre d'Israël. Durant des mois, des années, de l'aurore au crépuscule, hommes et femmes, nous avons arraché les épines à mains nues, dépierré nos champs, amené l'eau du Jourdain, défriché le jardin, semé le blé, planté l'orangerie.
 
- On marchait nu-pieds pour économiser les chaussures : timbres, cigarettes, lames de rasoir étaient distribués au compte-gouttes. On a couché dehors puis sur des nattes, sous les tentes entourées de tranchées et barbelés, gardées nuit et jour à la jumelle et au projecteur. Tous les soirs sous un abri de roseau autour d'une lampe tempête, notre groupe se réunissait, assiégé de moustiques, miné de palud, pour manger une soupe et des patates. Souvent il ne restait que du pain et des olives, parfois rien, même pas d'eau. Eh bien ! morts de fatigue, une guitare nous réveillait, et l'on chantait, l'on dansait, avec tant d'enthousiasme, qu'on oubliait faim et difficultés. On avait une telle foi dans notre idéal, dans notre amitié, tellement plus forte que tout qu'on en rêvait tout haut, discutant des nuits entières de ce pays nouveau que nous allions donner à notre peuple, de cette société modèle que nous allions y créer, et de cette nouvelle race de Juifs qui pousserait ici.
 
(Je le dévorais des yeux, lui ne me voyait plus, mais ses gosses souriaient voilà le vieux encore lancé dans son «Époque héroïque».)
 
- Après des années sous les tentes, on a vécu en baraques, deux, trois couples par chambre. Bâtissant en dur le château d'eau, la tour de guet, l'étable, les maisons de gosses, le réfectoire et enfin nos logements. Malgré la poésie du travail des chevaux avec quelle joie nous avons acheté notre premier tracteur Avec un bus par semaine et pas d'argent, en sept ans je suis allé deux fois à Haïfa ; ça prenait deux jours en se prêtant «le pantalon de sortie».
 
- Comme nous n'avions pas assez de boulot pour tous, à tour de rôle, on travaillait dehors quatre heures de marche, plus dix heures dans le bâtiment. Puis un vieux camion a conduit les gars et dans la journée s'est mis à faire du transport. Bientôt nous en avons eu plusieurs livrant dans toute la Palestine. Aujourd'hui c'est devenu notre prospère entreprise de camionnage avec 25 diesels de 35 tonnes.
 
«Sur nos terres dépierrées, nous avons planté 60 000 bananiers, 10 000 orangers, 21 hectares de vergers, 15 de vignes, 12 de dattes, 5 de pamplemousses. Sur nos 600 hectares de grande culture nous récoltons blé, coton, arachides, fourrage vert, grâce à nos 20 tracteurs, 10 moissonneuses-batteuses, 6 jeeps, 3 camionnettes, un bulldozer, un parc de machines agricoles dernier modèle, sans compter notre bus et notre ambulance, nos ateliers réparant nos camions, fabriquant nos meubles. Dans la ferme, nous élevons encore 30 000 poules, 600 moutons, 500 vaches. Et ce n'est pas tout, nous possédons l'usine de bois la plus moderne du Moyen-Orient, produisant annuellement 20 millions de mètres carrés de contreplaqué.
 
- Où il n'y avait que le désert nous avons aujourd'hui un parc de 50 hectares.
Il m'y trimbale partout. J'admire les vastes pelouses, les grands parterres de fleurs, la pièce d'eau à cascade, les allées de palmiers et dattiers, les bosquets de grands pins et eucalyptus où se nichent les maisons à 1, 2, 3 étages. Par des chemins dallés, je le suis dans le quartier des 700 gosses : les pouponnières, les jardins d'enfants, les écoles primaires, le lycée, tout ultra-moderne, l'Institut agricole pour 200 apprentis de la région, et l'orphelinat pour 50 petits juifs européens. Et la grande salle de gym, le terrain de sport, la piscine, la maison de la culture, la bibliothèque, la discothèque, le cinémascope, le musée d'archéologie régional, l'hôpital de 35 lits, le café . Et enfin le clou, l'immense salle à manger, bâtie pour la bagatelle de 375 000 000 d'anciens francs, climatisée, insonorisée, toit de verre coulissant, 800 places, où ils envisagent de dîner à la carte. Voilà ce qu'est un kibboutz créé en vingt-huit ans dans cette région déserte grâce au labeur acharné, à la sueur, au sang de 600 pionniers.
 
DES SALAIRES ET DES HOMMES
 
6 heures ! Quelle fourmilière autour des garages ! Par toutes les allées arrivent des camarades pressés, certains à vélo. Ils embarquent sur les camionnettes, les jeeps, les remorques tractées. Des bus débarquent les ouvriers de l'usine où je travaille à l'imprégnation. Entre deux rouleaux encolleurs, un gars pousse des feuilles de bois d'un millimètre que nous recevons et empilons sur des wagonnets. Ce qu'ils sont susceptibles ces juifs orientaux, salariés du kibboutz Venant du Yémen, de Bagdad, Babylone, Téhéran, Casa. Quelles soupes au lait ! Quelles engueulades spectaculaires pour des riens ! Dressés sur leurs ergots, regards incendiaires, grands gestes expressifs où ils prennent le monde à témoin. Heureusement ça se tasse vite. S'ils sont responsables, ils adorent nous inonder de conseils, au rythme rapide des feuilles couvrant de colle nos chaussures et bleus.
 
Entre deux wagonnets pleins, poussés aux séchoirs, je suis la chaîne. D'énormes troncs, arrivant droit des jungles d'Afrique équatoriale, sont sciés en billes de 2 m 50 ; puis déroulés au tour, en un copeau d'un millimètre d'épaisseur et 65 mètres de long, coupé en feuilles ; elles sont encollées, séchées, pressées, sciées, polies, emballées, chargées, exportées vers 17 pays dont 60 % vers l'Angleterre. Ce qui leur rapporte 1700 000 dollars par an. Toutes les opérations sont faites par des machines modernes, dans une ambiance européenne, avec un rythme de travail détendu.
 
Au réfectoire, j'accroche le camarade-directeur, en bleus sur l'histoire de l'usine. «C'était un atelier fabriquant des cageots d'expédition pour nos légumes. En 1941, les Anglais nous ont passé de grosses commandes de contreplaqué. C'est de là que tout est sorti.» Insidieusement je le provoque : «N'est-ce pas contraire aux principes du kibboutz d'employer des salariés ?» Touché au vif, il tique :
- Jusqu'à la guerre nous n'en avions pas ; mais pour remplacer les soldats, ravitailler les armées alliées, nous avons pris des ouvriers. Depuis l'indépendance, les jeunes boudent le kibboutz, ils n'aiment pas travailler la terre, mener une vie de prolétaire socialiste. Devions-nous laisser péricliter nos branches prospères, quand il fallait importer du ravitaillement, que nous avions les terres, les machines, les techniciens, l'eau, les engrais, les prêts du gouvernement et ne manquions que de bras ? Quand de l'autre côté des dizaines de milliers de nouveaux immigrants en chômage, s'entassaient dans des camps à côté de nous, où ils vivaient misérablement, s'irritaient contre Israël ? Ils voulaient un travail productif, nourrir leur famille, s'intégrer dans le pays...
 
- Alors, nous avons accepté l'expansion maximum. Les besoins nationaux passent avant la pureté et les principes du kibboutz qui doit d'abord servir Israël. Nous avons employé des salariés, parce qu'aussi socialistes nous luttons pour une société avec du travail pour tous. Si chaque kibboutz avait pris 100 ouvriers, nous sortions 100 X 235 X 4 = 94 000 personnes de la misère. Bien sûr, ce n'est pas la solution idéale, mais ils ont bonne paye, bonnes conditions de travail et nombreux avantages. Le kibboutz leur est ouvert, s'ils acceptent notre mode de vie ; ils peuvent y entrer sans même une chemise sur le dos. Membres-propriétaires d'un village riche de centaines de millions, ils auront les mêmes droits que moi qui y suis depuis trente ans. Mais ils préfèrent leurs ennuis et leur petit logement en ville.
 
L'ENFANT-ROI CHEZ LES RÉVOLUTIONNAIRES
 
Je vais souvent chez un couple de Français : Rava et Yoranan. En pantoufles et robe de chambre, ils me racontent :
- Dans cette maison, de trois étages pour économiser le terrain, j'ai deux pièces, cuisinette, W.-C., douches, véranda, murs en deux teintes, lit-canapé, fauteuil, tapis, bibliothèque, radio, tourne-disque (c'est intime et cossu). Après avoir trimé très dur, les anciens fatigués désirent plus de confort ; ainsi certains camarades auront moins de raisons de partir. Le riche kibboutz attire les nouveaux immigrants et les réfugiés» qui sans métier ni argent n'osent affronter les difficultés de logement et le chômage en ville. Peu idéalistes et pas décidés à se sacrifier, s'ils n'aiment pas notre vie, ils n'y restent pas longtemps.
 
- En plus de l'usage de toutes les installations collectives, j'ai annuellement 35 000 francs pour m'habiller où je veux, plus 10 000 pour mon ameublement, plus 20 000 d'argent de poche, plus dix jours en maison de repos. Peut-être en aucun lieu du monde, les soins des enfants ne coûtent aussi cher qu'ici, et je ne pourrais leur donner ailleurs cette même éducation jusqu'à dix-huit ans. Mes heures supplémentaires me sont rendues en jours de congé et je travaille un dimanche sur huit ; n'est-ce pas enviable pour un ouvrier agricole ?
 
- Afikim est affilié au mouvement de kibboutz le plus libéral, chacun y pense et vote comme il veut. Le mouvement fixe des limites à notre standard de vie surface des logements, argent de poche, etc... Aux bénéficiaires des réparations allemandes nous avons laissé 200 000 francs. Chez nous, tous les cadeaux de l'extérieur sont acceptés : jouets, radios, ventilateurs, meubles. Ça fait ça de moins à acheter et ça ne modifie guère l'égalité entre nous puisqu'assurance, nourriture, travail, soins aux enfants, sont les mêmes pour tous. Ceux qui veulent manger chez eux le soir, emportent leur repas de la cuisine. Le couchage des enfants avec les parents est très discuté 45% seraient pour.
 
Il m'emmène chercher Moshélé, son gosse. Un vrai paradis d'enfants, cette maison des «deux ans et demi à sept». Ils y dorment, mangent, jouent, étudient vingt et une heures sur vingt-quatre. Tout est adapté à leur taille : lavabos, W.-C., glaces, petites chaises : une tablée de bambins très décontractés lutte avec des vermicelles, certains piochent dans l'assiette du voisin, vont, viennent et en avalent quelques-uns malgré tout. La classe très éclairée ressemble à une salle de jeux avec son coin de poupées, de dînettes, de livres d'images, et aussi de cubes, camions, peintures, pâtes à modeler et jouets éducatifs. Aux murs des croquis et travaux d'enfants. Avec des cloisons à claires-voies, l'éducatrice voit partout ce qui se passe. Parquet ciré ou carrelage, tout est sobre, moderne, dans les douches mixtes et les chambres de quatre où ils vivent comme frères et soeurs. Alignement de sandales et petits chapeaux tous semblables à la sortie. La cour est ombragée avec pelouses et tout ce qu'il faut pour s'ébattre et s'amuser : balançoires, tourniquets, glissoires, du sable et de l'eau, des trains, bateaux, tracteurs avec des volants pour conduire comme papa.
 
Pas question de lui voler ses parents, à Moshélé, quatre ans. Il accapare l'attention générale. Il sait que ces heures sont à lui, et vraiment ces minutes sacrées sont des concentrés d'affection où l'enfant-roi est réellement le centre de tout. Qu'ils aiment leurs gosses, saute aux yeux. Il voulait sortir, on l'a accompagné près des veaux, des agneaux, des poussins ; on l'a assis sur les jeeps et tracteurs, places très recherchées. Il fallait voir par les allées du village, ces révolutionnaires en grève, trop occupés à fièrement trimbaler leurs rejetons, les couvant du regard, jusqu'au cérémonial du couchage. A la main, sur le bras, en poussette, ça rapplique de partout vers les maisons. Sans crainte du ridicule, chacun déshabille son moutard, le douche, le met sur le pot, passe le pyjama, le borde, et ils sont marrants les pères, un peu gênés aux entournures, à quatre par chambre, répondant aux interminables questions, et commençant : «Il était une fois...»
 
TRADITIONS EN RODAGE
 
Avec Rava, la Parisienne, nous discutons du travail des éducatrices.
- Après trois mois de stage, Tamara, l'assistante, aidée des gamins, nettoie leur maison, cire les sandales, met le couvert, va chercher le repas, et la sieste finie, les prépare pour les parents. Elle a un grand cœur, c'est chaud, c'est bon ; les gosses l'adorent. Ilana, la jardinière d'enfants, a des problèmes, son cœur est pris, mais elle a une grosse tête. Les petits l'écouteraient du matin au soir, elle répond si bien aux questions, elle connaît de si belles histoires. Ils se lancent derrière elle, dans des explorations passionnantes de la ferme et des champs.
 
Je les croise souvent, quinze poussins jumeaux, tous habillés des mêmes culottes, maillots et chapeaux, trottinant sur leurs petites jambes flageolantes, suçant allègrement leur pouce s'arrêtant partout, émerveillés du monde extraordinaire qui les entoure.
 
- Ayant la charge entière des enfants, ne sont-elles pas préférables à ces parents indignes, aux possessives mères-poules couvant leur fils unique, petit monstre d'égoïsme ? Elles ne s'émotionnent pas, savent quoi faire dans chaque cas et assument ce rôle ingrat «Mangé avec ta fourchette, ne suce pas tes doigts, ça déforme les dents, etc...» Et puis notre village est petit, je croise souvent Moshélé, il peut venir me voir où je travaille, et je passe aussi lui dire bonjour. Dans ces petits palais, où rien n'est trop beau, ni trop cher pour nos fils d'ouvriers, seul un héritier de millionnaire pourrait bénéficier de tout cet effort, de ces éducateurs spécialisés, et même de soins coûteux à l'étranger si c'est nécessaire.
 
Avec Yoranan, descente un soir â la cave non-existentialiste mais à air conditionné. Fauteuils confortables musique classique ; cafés et boissons glacées, tout est à l'œil. Nous y rencontrons le camarade-maire, qu'évidemment j'échauffe à coups de petites piques.
- Notre café répond à un besoin social. Finies les veillées quotidiennes entre 40 jeunes célibataires. Nous sommes un vieux kibboutz où tous les âges sont représentés et de culture, de goûts, de traditions si différents qu'on ne peut avoir toujours ensemble des activités communes. Les camarades ont un intérieur confortable, ils sortent peu. On s'invite entre voisins, d'après l'âge. Enfin au bar on ne risque pas de déranger, on vient pour voir des gens.
 
- A l'origine nous étions de jeunes intellectuels anti-conformistes, influencés par les Bolcheviks et persuadés que la révolution prolétarienne mondiale allait demain balayer le capitalisme moribond et que partout sur les ruines s'instaurerait le socialisme, ordre nouveau. Nous rejetions en bloc la société bourgeoise décadente. Nous ne voulions plus de la propriété privée, de l'exploitation de l'homme, du sale argent, de la hiérarchie. Nous voulions bâtir du neuf dans un monde en accord avec nos conceptions.
 
- Isolés dans la campagne, nous avons tout remis en question, discuté, cherché, essayant des théories jamais mises en pratique ; pourquoi cette hypocrite politesse européenne ? Nous étions devenus simples, francs, directs. Finis les bonjour, pardon, merci, excusez. Et nous voulions libérer la femme de toutes ses servitudes, nous avons tenté l'amour libre, avec l'individu, cellule de base de la société. Les enfants appelaient leurs auteurs par leur prénom ; et, grosse question, était-il psychologiquement valable de les embrasser ?
 
- Puis, nous avons vieilli. Finis certains détails ridicules, accentués par la révolte de nos vingt ans. Nous savons que le capitalisme est injuste, mais nous nous aventurons dans l'inconnu sans être sûrs de la justesse de toutes nos théories, de leurs répercussions sur l'individu. Nous allons contre la nature humaine. Sans l'idéal socialiste et sioniste, les forts préféreraient courir leur chance, seuls. Nous sommes déjà revenus vers une vie moins collective, opposée an capitalisme, mais viable. Nous devons expérimenter, évoluer constamment, nous développer en tenant compte de nos erreurs. Enfin, face à la famille habituelle, forteresse égoïste, notre famille kibboutzique assure plus de stabilité au kibboutz et est tournée vers l'extérieur, en étroites relations avec la communauté.
 
QUAND BOSSER DEVIENT UNE RELIGION
 
Degania ! (5) Fondé en 1910, là où le Jourdain sort du lac de Tibériade. C'est le pèlerinage traditionnel. Pensez ! La première kvoutza d'où est né tout le mouvement kibboutzique. J'y trouve Miriam Baratz. Elle adore raconter, revivre le bon vieux temps où elle s'est établie avec neuf gars dans une écurie arabe. Ce qu'elle cuisinait dehors, entre deux pierres, avait goût de fumée. Les hommes riaient quand elle voulait être plus que leur «mère de famille», jusqu'à ce qu'elle s'impose pour traire leur unique vache. Malgré ses cinq enfants, pendant quarante-trois ans, elle s'est levée à minuit pour la traite. Avec les pionnières venues en renfort, elles se sont chargées du poulailler. Elles étaient les premières Palestiniennes à travailler bras nus aux champs. Aujourd'hui, aïeule grisonnante, aux muscles lourds de tant de fatigues, elle est la mère des kibboutzim.
 
Un ancien, jeune vieillard énergique, aux mains usées, à tête carrée, en brodequins et pantalon kaki, me montre les premiers bâtiments du kibboutz et les derniers logements modernes ; avec grands arbres, verdure et fleurs partout.
- Avant nous, les premiers colons juifs, venus s'établir en 1880 avec l'aide du baron Rothschild à Roch-Pinna et Rishone le Tsyone, exploitaient les Arabes qui travaillaient pour eux.
 
- Dans le village juif de nos rêves, ni patrons ni salariés ; on travaillerait ensemble, notre rendement serait meilleur. On se passerait d'argent et sans rien posséder on ne manquerait de rien. On voulait être une grande famille, sans théorie ni statuts, dirigeant ses affaires par consentement mutuel. Vingt membres nous semblaient le nombre idéal, 120 étaient impensables. Les enfants appartiendraient aux parents, mais la collectivité les éduquerait.
 
- Quand nous avons démarré 12 Lithuaniens et Russes : 6 laboureurs, 2 guetteurs, 1 secrétaire et 3 aux travaux intérieurs, on espérait mener une vie simple, sans vouloir imposer nos idées. Qui aurait pu prévoir le développement et les problèmes que poserait notre Kvoutza dans le futur ?
 
Au musée de Gordon, sa photo montre un grand vieillard, à longue barbe, au regard fier et doux, courbé sur les champs de Degania où il a travaillé plusieurs années et où il repose définitivement. Voilà ce que j'ai ramassé dans un tête-à-tête avec ses livres :
- Notre peuple a été écarté pendant deux mille ans du travail de la terre, emprisonné dans des ghettos, utilisant le travail des Gentils. Nous retrouverons Paix et Rédemption dans le retour aux sources, au sein de la nature, au lieu même des réalisations de nos ancêtres, dans une société sans Dieu ni maître, basée sur l'homme régénéré par le travail qui épanouit pleinement toute sa personnalité.
 
- Le savoir livresque est insuffisant ; né de la vie, le labeur est essentiel à l'équilibre psychologique. L'intérêt du Pays passe avant les petites affaires personnelles, chacun doit travailler. Il n'y a pas de tâches nobles ou sales. Mais pour être un peuple de la terre, le prêche ne suffit pas, il nous faut être des fanatiques de la cause du Travail, développer la religion du Travail. Enfin, la Société sera bonne si, en plus des structures justes, elle est formée d'individus libérés par leur révolution intérieure, d'où par une élévation spirituelle, l'homme se fondra dans la Nature.
 
EN STOPPANT LES AUTO- MITRAILLEUSES
 
Je descendais voir les jeunes kibboutzim du Néguev. J'arpentais furieusement la route, 20 bornes à pied, pas une bagnole arrêtée. J'avais tout stoppé, paysans, policiers, officiers. Ma cote d'amour pour les juifs en prenait un sale coup. Faut dire qu'ici tout le monde fait du stop : l'ouvrier, la ménagère, le kibboutznik (6) l'étudiant, les soldats. Et c'étaient eux mes concurrents les plus sérieux. Il y en avait des queues à la sortie de chaque patelin, où ils ont même une aubette, avec une grande pancarte : «Chauffeur, le soldat est ton fils, prends-le.»
 
J'abandonne vite le travail solitaire et le coup du fanion tricolore. Je fais équipe avec les troufions et grimpe dans leurs bagnoles, c'est plus sûr. A Tibériade, on s'engouffre à 8 dans une camionnette de l'armée. Des 212 mètres sous le niveau des mers on remonte à la surface, pour traverser la Galilée. On franchit les collines boisées de pins et d'eucalyptus. On traverse les fertiles vallées, découpées en grands champs.
 
On distingue de loin les nombreux kibboutzim, ces villages sans clocher avec leurs grands bâtiments et logements dans la verdure, bien groupés autour des silos et de la tour d'eau et les pimpantes maisonnettes à toits roses des moshavim, villages de petits paysans s'étirant en longueur. Toute cette prospérité tranche avec les pauvres gourbis des Arabes en costumes traditionnels, entourés de leurs petits champs de tabac, pastèques, oliviers et de maigres prés où paissent vaches, moutons et chèvres faméliques.
 
Je continue plein Sud, toujours adopté par un militaire parlant français ou anglais. Dans les files d'attente, sans parler des soldates, toutes les armes sont représentées : bérets noirs des tankistes ,rouges des paras, bleus des aviateurs, les à guides et sans pompon des marins. Brodequins bien cirés, treillis vert-kaki, cols ouverts, manches retroussées, allure sportive ; beaucoup ont leur mitraillette sur le dos,
 
En action, certains sont du tonnerre doigts réunis, paume en l'air et bras tendu, comme si vous appeliez un chat ; c'est le signe pour stopper ici. Souriant de toutes leurs dents blanches leur mimique est si expressive et amusante, qu'elle attendrit le plus endurci des chauffeurs. Ça roule assez vite malgré la concurrence Le stop est tellement courant, qu'on ne demande même pas où va le camion ; on embarque. Tant qu'il va droit, ça va, s'il tourne, on cogne au carreau ; Chalom (7)  ! Merci, et l'on monte dans un autre.
 
Un coup, j'étais seul civil, grimpé avec un paquet de biffins dans une auto-mitrailleuse. L'officier prétendait m'en faire descendre. Non, mais ! N'étais-je pas Français ? J'allais en kibboutz et la France n'est-elle pas la grande alliée d'Israël ? Il n'a pas osé me virer. Plus loin une parachutiste me souffle sous le nez une jeep, puis, me voyant étranger, galamment, cette adorable petite caporal-chef m'offre sa place. Ah, je l'aurais volontiers embrassée.
 
Dans les kiosques, dehors, on avale des falafels : une galette arabe, avec boulettes de viande, oignons, tomates, glissés dedans et généreusement épicés.
 
Sur la côte, ça défile vert profond des nombreuses plantations d'orangers, larges taches plus claires des bananiers des bouts de mer, des dunes. De bagnoles en camions, de carrefours en patelins, on descend, le paysage se fane et jaunit, tranchant sur les prairies artificielles.
 
Très souvent bordées d'eucalyptus (ils ont planté 750 kilomètres d'ombre en dix ans) les routes sont bien entretenues, goudron très noir, un peu fondant, contrastant avec les bandes et bidons blanchis soulignant les virages. Cet axe nord-sud ne chôme pas : poids lourds modernes faisant Elath-Tel Aviv, convois militaires, Volkswagen, Dauphines, (montées à Haïfa), taxis inter-villes guère plus chers que les bus rapides, camionnettes à huit places, etc...
 
En stop en Europe on n'arrête pas de raconter sa vie aux chauffeurs, on discute dur. Ici très peu de bavardages. Parfois on accroche une discussion intéressante. Dans le vent, un jeune lieutenant, mitraillette sur les genoux, me crie, entre les cahots :
- Pense que dans notre pays, grand comme la moitié de la Suisse, large comme sept fois la longueur des Chan Champs-Elysées avec 5O % de déserts, entouré sur 1 200 kilomètres d'ennemis fanatiques, nous avons reçu plus d'un million d'immigrants, bâti 450 villages, 200 000 logements, percé 2 700 kilomètres de routes, ouvert 300 écoles qui ont dû absorber 235 000 enfants.
 
On continue «en pachas «dans une Cadillac.
- Partout on bâtit, les villes poussent comme des champignons, tu ne reconnais plus un coin où tu es passé six mois avant. Évidemment, ça fait caisse à savon, il fallait loger les gens. Voilà l'inventaire de nos richesses : 20 000 kilomètres carrés, 220 000 Arabes dont 50 000 chrétiens 1 800 000 Juifs dont 34% nés au pays, 37% en Europe, et 29% nés en Afrique et Asie. Nous avons encore 4 500 000 Poules, 1 700 000 moutons, 50 000 vaches, 9 000 étudiants, 5 700 tracteurs...»
 
C'est dans la cabine avancée d'un 30 tonnes que je pénètre dans le fameux désert du Néguev. J'en ai plein les yeux : montagnes toutes nues de Jordanie ; kibboutzim plantés dans la poussière, camps de Bédouins où tout y est : tentes basses, chameaux bossus, femmes voilées, gosses en corvée d'eau avec bourricot et jerrican. Et sur la colline suivante, une tache verte : Shouval (8) me pointe le routier. Le plus riche des kibboutzim du Néguev, connu dans tout le pays pour ses productions record, jalousé aussi :
«Ils sont accueillants comme des portes de prison», m'avait-on prévenu. Par la brèche dans l'épais réseau de barbelés, j'entre, histoire de m'y frotter pour avoir une opinion.
 
TRISTES VACHES GRASSES
 
Le maire, et vacher, m'embauche. Dans ses très modernes étables une large allée centrale est bordée de mangeoires creusées dans le sol cimenté ; les vaches sont derrière, avec de petits enclos pour se dégourdir les jambes. Larbin de ces dames, à grands coups de balai je nettoie leur table avant de leur présenter un appétissant petit déjeuner d'un concentré à base d'avoine. L'apéritif expédié, pas le temps de se lécher les babouines.
 
Une remorque tractée pleine de luzerne avance doucement entre les mangeoires, déversant mécaniquement son joli flot vert sous le nez de mes clientes. Profitant du fait qu'elles avaient toutes le nez dedans, un levier et hop On a coincé toutes les têtes dans le plat. Faim ou pas faim, elles ne peuvent que bouffer.
 
Au tracteur à dents mécaniques, un vacher leur a chargé au silo souterrain voisin, une belle pâtée fermentée à souhait. On leur a vite servi cette odorante choucroute. Puis, l'air vachement résignées, elles ont vu s'amener un nouveau flot de luzerne.
 
Mamelles traînant à terre, elles peuvent à peine trimbaler leurs 700 kilos vers la salle d'attente où elles apprécient la douche fraîche mais subissent d'une oreille distraite leur concert de musique classique. C'est presque un laboratoire, cette laiterie : portes automatiques, huit places en longueur de chaque côté d'une fosse où évoluent deux gars à hauteur des mamelles qu'ils lavent, désinfectent pour placer les manchons suçant le flot de bon lait qui grimpe par les tuyaux dans une cuve réfrigérée de 5 000 litres, vidée chaque jour par un camion citerne.
 
Pendant que d'un pas lent, ces travailleuses du tube digestif retournent à l'ouvrage, toute la laiterie est briquée, lavée à grande eau, le vacher-maître d'hôtel lance les commandes. «Un seau de concentré par tête à l'étable A. Trois quarts aux génisses de la B. -Servez tiède le lait des veaux. Et debout les vaches ! Pas de digestion ni sieste dans la paille ! Au boulot ! A la mangeoire ! Le kibboutz veut faire son beurre !.
 
Les pôvres ! Elles en font des têtes, condamnées à bouffer en permanence. Dans ce triste monde d'abondance et de vaches grasses, que ruminent-elles dans leur caboche ? Prévoient-elles le grand soir où, débarrassées de ces vaches de vachers, elles bâtiront leur« société meilleure» sans bouchers ni abattoirs ? Et rêvent-elles d'un paradis de vaches maigres, où elles jeûneraient, auraient la ligne et gambaderaient librement avec leur Jules et leurs moufflets ?
 
Plouf ! Plouf ! font nos pieds dans l'épaisse poussière du chemin qu'on soulève à chaque pas. Nous gagnons le réfectoire, insonorisé, très salle à manger d'un grand hôtel. En coupant sa salade, Tsvi, le Sud-Africain, me conte les débuts de l'étable :
 
- De quelques vaches arabes confiées par l'Agence juive et croisées avec des taureaux hollandais et américains, après d'innombrables tâtonnements et erreurs, nous avons développé ce troupeau de 550 têtes dont nous sommes cinq à nous occuper grâce à une rationalisation maximum du travail. Autrefois la luzerne coupée à la faux était ramenée sur des mules. Aujourd'hui un seul tractoriste fauche, charge et déverse ses 10 tonnes par jour. Nous voulons encore allonger nos étables, améliorer le cheptel. Déjà nos vaches sont les championnes du pays avec une moyenne annuelle de 6 750 litres. Toute leur nourriture est produite au kibboutz, excepté quelques produits vitaminés.
 
Nous allons jeter nos assiettes, tasses, et couverts, sur les glissières appropriées qui les déversent dans des bacs, d'où les plongeurs n'ont plus qu'à les déposer sur des plateaux et les pousser dans la machine à laver. Je n'échappe pas au tour de la cuisine, air conditionné, très spacieuse, presque une usine ; divisée en secteurs : repas des gosses, régimes, légumes, fritures... Avec beaucoup de machines à éplucher, mélanger, hacher, frire, couper le pain... Même les poubelles sont sur roulettes.
 
Vacher depuis douze ans, Tsvi connaît toutes ses bêtes. Ses fiches indiquent : arbre généalogique, rendement, poids, caractéristiques. A coups d'injections de pénicilline, il remet sur pied les malades. Si c'est plus grave, le vétérinaire passe quotidiennement. Cette fois, il diagnostique «Corps étrangers avalés.» Ni une ni deux anesthésie locale, coup de bistouri dans le flanc, plongée du bras dans l'estomac et, l'air vachement ahuri, l'opérée regarde sortir les poignées de luzerne ingurgitées, le matin, plus... quatre pointes. Couture et pansement. Le soir la convalescente commence à redonner du lait.
 
Dans son box, le pauvre énorme taureau du Texas a bien du mal à soulever ses 1 000 kilos sur les vaches de son harem. Un spécialiste de l'insémination artificielle le complète avantageusement. Plus loin on tire à quatre le nouveau-né d'une jeune vache. Séparé de sa mère, il est nourri au lait en poudre américain. C'est moins cher.
 
Et fini-nini, le fumier sorti à la fourche et la brouette, ces engins préhistoriques ; un bulldozer à pelle mécanique charge les épaisses couches dans une remorque spéciale, qu'un tracteur conduit aux champs un levier, un tapis roulant, des dents et l'engin tracté fume ses 10 hectares en huit heures.
 
Une épidémie de fièvre aphteuse est dans la région ; elle a décimé un troupeau à 15 kilomètres, Donc, gros risques. Les étables sont strictement consignées, les visites refusées, toutes les portes du kibboutz gardées. Roues des tracteurs et chaussures sont désinfectées à chaque entrée.
 
Versé alors aux champs. Pour 6 heures, j'arrive à 6 h 03 pensant encore casser une croûte. Que non ! Mon tracteur avec 20 gars dessus était déjà filé. « Compte, m'a dit le responsable : t'attendre quinze minutes, ça fait cinq heures de travail perdues, mieux vaut que tu marches une demi-heure. La prochaine fois tu arriveras à temps !»
 
QUAND LE COSTUME EST COLLECTIF !
 
Tsvi, calme, solide, réfléchi, m'invite chez lui à prendre un café et m'explique :
- A la fondation du kibboutz, jeunes, extrémistes, nous avons voulu abolir la propriété personnelle. Tout appartenait à tous, c'était la fameuse «Communauté intégrale». Le soir on mettait les chemises en tas, le matin chacun prenait la première venue. On a remis au collectif tout ce qu'on possédait et nous avons redistribué suivant les besoins. Les montres aux cuisinières, les stylos aux éducateurs, les T.S.F. aux malades. L'hiver on portait, à tour de rôle, les pulls et pantalons de laine. On avait «le» costume de sortie. Seulement quand nous avons pu acheter des montres pour tous j'ai récupéré celle de mon père mort. Tant qu'il n'y avait pas de radio pour chacun, on se contentait de haut-parleurs. Maintenant chacun a la sienne.
 
Seuls les vêtements devant être ajustés sont personnels : robes, jupes, pantalons du dimanche. Les sous-vêtements, shorts, bleus, chaussettes, chemises ne sont pas marqués. Chaque vendredi nous en recevons à notre taille. Les femmes utilisent ainsi 52 corsages différents par an. Quand nous avons eu la première baraque, chacun y couchait huit jours. Nous n'avons pas de disques ni de bibliothèque personnelle. Tout est à notre disposition dans la Maison de la Culture. Tous les ans une éducatrice passe dans les chambres, reprend des jouets aux enfants qui en ont de trop, redonne des neufs . Si le fils d'une famille entrant au kibboutz «avait» une bicyclette, toute sa classe l'utilise.
 
- Au début on se débattait dans de telles difficultés que nos parents voulaient nous offrir des cadeaux. Où nous arrêterions-nous ? On savait qu'ils amèneraient une brèche dans nos principes. D'autres kibboutzim avaient commencé comme nous, mais en acceptant radios et meubles, ils créaient des jalousies et inégalités, désintégrant leur communauté.
 
- Aussi nous remettons nos rares cadeaux au magasin collectif, et nous avons plutôt demandé de l'argent à nos familles pour acheter des machines agricoles. Aujourd'hui, tout nous est fourni par le kibboutz, y compris vases, cendriers, tableaux. Donc pas besoin de se débrouiller à l'extérieur. Seulement, pas question de bricolage, d'étagères supplémentaires dans mon appartement, ça romprait l'égalité. Évidemment, ça diminue l'initiative individuelle, puisqu'on attend tout du kibboutz.
 
Pour finir, il m'embarque faire un tour. Dans la dense poussière souillée d'huile, on passe devant les 25 tracteurs à roues, ou maous à chaînes ; les deux grandes tours du château d'eau et du silo, stockant, broyant, mélangeant les graines pour toutes les bêtes du village ; un engin à sécher le blé, permettant d'étaler les moissons ; les profondes chambres frigorifiques qui conservent les fruits et les jettent sur le marché quand les prix montent ; les grosses machines à laver et sécher de la toute neuve buanderie. Autrefois lavée à la main, la lessive mouillée de tout le village était étendue sur des centaines de mètres... De quoi vous scier les bras.
 
Sur les petits sentiers cimentés, serpentant entre les coquets logements des anciens, il me dit :
- Il y a douze ans, ce n'était ici qu'un désert, nous venions pour y vivre toute notre vie. Pouvions-nous laisser nos gosses traîner leurs genoux sur les cailloux ? Nos deux jardiniers ont réalisé ce miracle qui n'est pas rentable mais est indispensable. Après une journée dans la poussière des champs, les yeux brûlés de soleil, comme ça repose, d'entrer dans notre oasis, de jouer avec nos enfants sur des pelouses, épaisses comme des tapis, entourées de massifs de fleurs, à l'ombre de nos arbres pleins d'oiseaux.
 
- Alors tu comprends, Shouval, créé de nos mains nues, c'est ma maison, ma famille ; ma vie est ici, pour le développer au maximum, pour coloniser le Néguev, y amener les juifs encore persécutés à l'étranger.
 
Après le dîner, on était dans les fauteuils profonds du grand salon, autour d'une table fleurie, sous le toit de verre coulissant. Le trésorier m'expliquait les raisons du succès de Shouval :
- Le noyau des fondateurs : sud-africains, allemands, israéliens, sortait de l'université. Notre Mouvement de jeunesse nous avait donné une solide formation socialiste et une bonne préparation à la vie collective. Ayant travaillé des années dans d'autres kibboutzim, dès l'arrivée sur nos terres, nous avons démarré sans les tâtonnements et erreurs d'autres groupes. L'origine allemande de certains les poussait à tout organiser rationnellement jusque dans les moindres détails. Et surtout, nous avons travaillé très très dur, négligeant notre vie culturelle, réinvestissant habilement nos bénéfices. Sur 80 des fondateurs, 50 sont toujours là. C'est une vie spéciale, difficile à suivre si l'on n'est pas préparé dès l'adolescence. Mais c'est notre vie permanente.
 
A eux, partisans de la Communauté intégrale, les extrémistes du Mouvement des kibboutzim Hachomer Haizaïr (9) , déjà d'extrême-gauche, j'ai balancé les arguments des gars d'Afikim sur les salariés au kibboutz. Ils ont explosé :
- C'est contraire à nos principes, tous nos travaux doivent être faits par nous-mêmes. Les salariés sont la pente savonneuse de l'embourgeoisement. On leur réserverait les plus sales et durs boulots. Fini, l'esprit de solidarité de tout le kibboutz se mobilisant pour une cueillette urgente. Il y aurait des conflits de salaires, d'horaires... Et les grèves ? On deviendrait contrôleurs, contremaîtres, puis actionnaires. Face au manque de bras, nous mécanisons au maximum, choisissons des cultures nécessitant peu de main-d'œuvre, échelonnant nos récoltes par des variétés primeurs et tardives, prévoyant nos travaux d'après l'emploi à plein temps de notre force de travail à longueur d'année. Enfin, prolétaires nous ne pouvons exploiter d'autres prolétaires. Le kibboutz n'est pas là pour résoudre le problème du chômage. Il n'est pas une ferme ordinaire, mais la cellule d'avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière, que nous ne pouvons saborder.
 
85 000 HOMMES ET PAS UN FLIC
 
Je ne suis pas arrivé au kibboutz flambant d'enthousiasme, au contraire, mais, travaillant, partageant, jour après jour, leur vie, discutant a longueur de journée avec eux, le kibboutz m'est entré dans la peau. Mais n'allez surtout pas leur dire qu'ils sont les pionniers d'une société nouvelle, des paysans-soldats. Ils vous riraient au nez. «Va passer ta pommade ailleurs !»
 
Pourtant, quittant la vie austère de Shouval, ce monastère socialiste, j'étais emballé... et sur des faits.
 
Le kibboutz n'est pas une petite histoire. Ils ne sont pas une poignée d'utopistes, se séparant sitôt réunis ; ils existent depuis cinquante ans avec des grands-pères, fils et petits-fils. Ils sont 85 000. Un Israélien sur vingt. Mais ils ont beaucoup plus d'influence que ce 5 % de la population. Le tiers des ministres, le quart des députés sont des membres des kibboutzim ; la majorité des officiers et troupes d'élite sont des fils du kibboutz.
 
Sans ces gars et filles gonflés à bloc, isolés aux points stratégiques, dans leurs kibboutzim fortifiés, les armées arabes en 1948 marchaient droit sur Haïfa, Tel-Aviv. Quand Israël aurait-il été indépendant ? Deux tiers d'entre eux sont toujours sur ces frontières menacées.
 
Ils ont défriché les déserts, asséché les marécages, cultivé les montagnes. Dans leurs 235 villages, d'une agriculture moyenâgeuse ils sont passés à l'une des plus modernes au monde. Cultivant 41 % des terres, produisant 35 % de la production agricole, ils ont encore donné des chants, des danses, des fêtes paysannes.
 
Mais surtout, ils ont créé une société où 85000 personnes vivent sans flic ni prison, sans jeunesse délinquante ni homosexuels, sans alcoolisme ni violence ; où l'homme ne bat plus ni femme ni gosse, dans un monde qui fait appel à la conscience et non à la contrainte, où l'homme travaille sans pendule de pointage ni surveillant ; où l'intérêt collectif devient un moteur humain aussi puissant que l'intérêt individuel.
 
Où ces sales juifs sournois et parasites, ces grippe-sous aux doigts crochus ont développé une nouvelle race aux mains calleuses, où l'argent est banni, où l'exploitation de l'homme n'existe plus, où les forts travaillent pour les faibles, les jeunes pour les vieux, les célibataires pour les familles nombreuses, où le mariage dépend de l'estime réciproque et non d'un marché, où la femme, libérée des servitudes traditionnelles, peut réellement être l'égale de l'homme. Où tous les enfants bénéficient d'une éducation secondaire.
 
Dans cette société démocratique sans Dieu ni maître, sans classe ni nouvelle classe, sans mendiant ni privilégié, où tous travaillent, le ministre, le maire n'ont aucune faveur spéciale et, mandat terminé, retournent à leurs moutons ou leurs tracteurs. Ils sont encore une force de gauche, armée, puissante, organisée, disponible d'un coup de fil, supportant les journaux et partis ouvriers, garantissant le même standard de vie à ses membres qui ont lié leur vie pour le meilleur et le pire, qui ont réalisé l'unité entre la ville et la campagne, la classe ouvrière et paysanne, le travail manuel et intellectuel. C'est enfin une société basée sur l'homme d'où chacun peut entrer et sortir à son gré, où il n'y a ni lavage de cerveau ni bourrage de crâne, où le travail créateur et une vie altruiste sont proposés au peuple juif et au monde socialiste.
 
LES RAISINS DU DÉSERT
 
Sept kilomètres plus bas, près de la route bordée d'eucalyptus maigrichons, au milieu d'une mer jaunâtre, une autre colline, îlot de verdure : Mishmar-Hanéguev (10) ,Kibboutz de Français. Chalom ! m'y a dit un grand moustachu, brun comme une châtaigne sous son chapeau de paille. Salut ! que j'ai répondu. Y a pas eu de poignée de main.
 
Drôle d'impression d'être secoué à 4 heures, par la sentinelle, mitraillette sous le bras, liste à la main, qui rappelle : «Tu bosses aux vendanges.» On attrape sandwich et thé à la cuisine.
 
Décontracté, queue de chemise au vent, une main dans la poche, le tractoriste pousse son engin à pleins gaz. Alors les vapeurs d'essence, on en prend pour son grade. Faut voir les 20 centimètres de poussière du chemin s'envoler, retomber en pluie sur les 15 gars en short, assis jambes pendantes, autour de la plate-forme. On devient 15 statues, grises et silencieuses, retranchées, chacune derrière ses pensées, regardant le jour se lever.
 
Une lueur claire apparaît, s'étale, envahit le ciel, habille de rose le sommet des collines, chasse la nuit des creux. Puis grimpe le jeune soleil, jaune, rouge. Ses rayons presque palpables donnent un relief extraordinaire, cachent une ombre derrière chaque motte de terre. L'air frais et vivifiant saoule les oiseaux. Ils font un raffut ! Les arbres, lavés de rosée, sont moins gris. On remarque le bois minuscule cachant la douzaine de tombes. Qu'elles sont vertes, les taches des prairies, des champs de coton arrosés nuit et jour par des lignes de jets d'eau à belle courbe, tournant continuellement
 
Les vignes d'Europe ont très bien pris, dans ce lœss, terre jaune et poussiéreuse du nord du Néguev. Elles donnent un bon raisin de table, mais pas de vin. Cueillette au sécateur, un de chaque côté des hautes rangées de ceps, que sépare le chemin du tracteur. Je manœuvre pour faire équipe avec Miriam, une ravissante Marocaine, élevée à la française, des yeux noirs pétillants et vive, maline, avec des charmes bien proportionnés ; toujours à trotter, elle est très populaire et tranche sur les autres femmes, plus graves.
 
Elle m'enseigne, non la cueillette de la pomme, mais celle des belles grappes, qu'on pose délicatement dans les caisses que les gars, torses nus en sueur, chargent sur des remorques, emmènent au tri, emballent, enfin expédient à la coopérative. Ça ne ressemble pas aux vendanges de chez nous, c'est un travail comme un autre qu'on fait en discutant. Avec Miriam, on pousse toutes les chansons françaises qui nous passent par la tête.
 
Derrière le berger en short, les 500 moutons du kibboutz défilent, au pas de route en colonnes par 5, soulevant une épaisse et longue traînée de poussière qui flotte et se dépose sur les derniers. La lumière crue noie couleurs et contrastes. Les oiseaux cachés sont muets. Le vent chaud promène des tourbillons de poussière qui traversent la plaine et salissent le beau bleu du ciel. On rentre vidés, nos chapeaux pleins de raisins.
 
TROIS PLOMBES DE PLONGE
 
Je gratte à la cuisine, c'est le coup de feu, la course contre la montre ; les unes sur les autres les femmes survoltées s'activent, s'enguirlandent facilement. On cuit dans son jus, baigné de vapeurs graisseuses, nourri d'odeurs de friture, au milieu d'une chaleur humide plus pénible que dehors.
 
Et voilà nos 300 clients qui débarquent, rôtis au soleil, coiffés du classique chapeau de coton, genre cloche à fromage, porté à l'intellectuel, au dur, clignant des yeux, du pas lourd de l'homme qui a peiné sous la chaleur. Ils se laissent tomber sur les chaises. Tacitement attablés par équipe, on devine à la couleur des bleus où ils travaillent : les shorts graisseux des mécanos, les poussiéreux des tractoristes, les blancs des mélangeurs d'engrais, les tachés de sève des bananiers, les à sciure des menuisiers, les odorants des vachers et les propres des instituteurs, des bureaucrates, et les blouses des nurses, des lingères, et les foulards des travailleuses des champs.
 
L'allure plus lente que les hommes, traînant les sandales, les pionnières font plus que leur âge. Les corsages sont trop bien remplis dès la trentaine, certains petits shorts révèlent d'épaisses cuisses, que des pantalons cacheraient avantageusement.
 
Attaquant la soupe sur la table, tous veulent être servis rapidement. L'institutrice distribue légumes et barbaque, roulant son chariot-magasin entre les tables. Un grand Lithuanien à jambes velues et mignon tablier blanc offre pain, jus de fruits, laitages, raisins et le plat de remplacement.
 
Voilà qu'entrent deux touristes, descendant d'une Cadillac. Lui, pâlot, costard fantaisie, col amidonné, nœud papillon, souliers vernis. Elle, crinière décolorée, attifée d'une robe collante, juchée sur des talons échasses, parée de cailloux brillants, presque aussi plâtrée qu'un clown. Sont-ils déguisés pour un carnaval ? Comme ils jurent parmi les gars bronzés, dans ce monde naturel de travail, de simplicité. Ils visitent consciencieusement les bâtiments, mais partent sans connaître l'essentiel les bonshommes.
 
Repas expédiés en vitesse, un troisième serveur nettoie les tables qu'un quatrième regarnit pour le deuxième service.
 
Qu'elles sont longues ces trois plombes de plonge, devant trois bacs en métal, mains dans l'eau savonneuse qui ramollit, ronge la peau. Lavage et double rinçage, je fais équipe avec le jardinier belge, ex-tailleur de diamants et une jeune Indienne. Tout le kibboutz a défilé déposer ses assiettes. Chacun nous encourage, d'un chalom, d'une plaisanterie, puisque tous plongent à tour de rôle.
 
Comme après chaque repas, tout dans la salle commune a été méticuleusement nettoyé au crésyl et à grande eau. Sans oublier les vitres, les portes, les murs, plus la batterie de marmites des chariots et la cuisine.
 
Malgré l'organisation efficace, on a mis deux heures pour mettre le couvert de tout le village. Débiter les douzaines de tartines à la machine, préparer les olives, la margarine, les tomates... Des camarades passent, piquent un sandwich, des fruits. Ada «la chef» vérifie si nos 40 tables sont prêtes et me raconte :
- Personne n'aime travailler à la cuisine, qui pourtant doit se faire. Alors, hommes et femmes, tous y font un stage. Comme nous sommes limités par les finances et les bras, pas question de mettre les petits plats dans les grands. Il faut du vite prêt : crudités, friture, choses bouillies. Et comment satisfaire les goûts si différents des Marocains, Français, Polonais, Argentins, Yéménites ? Comment empêcher que notre salle à manger pour 150 fasse cantine ?
 
Après leur petit roupillon, la douche, les gosses, c'est le dîner. A deux de front, sur les trottoirs en ciment commence la procession, direction : réfectoire. Ils arrivent avec femmes, voisins, copains. Si à midi on se case n'importe où pour compléter les tables, le soir on choisit ses vis-à-vis. Et on ne les reconnaît plus, les prolos poussiéreux rasés de près, chemisettes blanches, short kaki. Les femmes en robe légères ou corsages clairs. Certaines papotent :
«Tiens, Ruthie a mis sa robe bleue. Je l'aime moins qu'avec sa verte. T'as vu comme Ilana s'est coiffée. Regarde Rina en pantalon ; ça ne lui va pas. Elle engraisse et devrait se surveiller. Un tel a dit ceci. Une telle a fait cela...
 
Se prêtant les couteaux, ils coupent la traditionnelle salade du matin et du soir. Arrive le chauffeur du premier chariot.
- Bonsoir camarades ! Annoncez les couleurs : soupe ? spaghettis ?
Il repart pressé, suivi d'une pin-up sans maquillage, aux longs cheveux entre sourires et plaisanteries, elle propose :
Chalom Raverim ! (11) Fromage ou crème ? Comment voulez-vous vos œufs durs, mous ?
 
Aimable, même avec les exigeants, sa tâche est rude. Passe le tractoriste de nuit : bleus graisseux, lunettes sur le chapeau, boîte de ravito, bidon à thé, fusil. Les rires, les bruits de vaisselle, les conversations bourdonnent, montent en brouhaha jusqu'à ce que les anciens excédés lancent des «chut» retentissants, menaçant, si ça continue, de prendre leur bouffe et de manger chez eux. Dame, à dix-huit ans, on aime le chahut, à quarante on préfère le calme. Aménageant ce nouveau réfectoire, des discussions passionnées ont opposé les partisans des joyeuses tablées de huit qui brassent les gens, et les individualistes, préférant les repas sympa, à quatre, où l'on évite la foule, se groupe par affinités et où il n'y a rien à passer au voisin. Les «quatre» l'ont emporté.
 
C'est là qu'on est sûr de rencontrer tout le monde. On y règle les petits problèmes. La chaise du camarade-maire est assiégée, réclamations, renseignements, propositions. Le trésorier donne de l'argent au compte-gouttes. Le chauffeur de la camionnette pour Tel-Aviv est sollicité pour ses places. Les camionneurs reçoivent leurs itinéraires. Les tracteurs sont répartis.
 
Dans un coin la bourse des bras est ouverte. Le répartiteur du travail apaise un responsable trop consciencieux qui menace de faire grève. On ne lui donne pas assez de bonshommes !
- Écoute, mes raisins doivent absolument être cueillis. Donne-moi cinq gars.
- Je ne peux pas les sortir de mes poches, il faudra te débrouiller avec trois.
- -Moi, il m'en faut quatre aux patates.
- Impossible, tu te contenteras de deux.
 
Jamais il n'y a assez de monde. Le répartiteur doit rogner ici, pallier au plus urgent, repousser des tâches à plus tard. Les heures de chaque machine et camarade sont utilisées au maximum. Pour un moteur en panne, un malade, tout le beau plan est à remanier à la dernière minute. Que de problèmes à solutionner ! Répartir les sales boulots entre tous. Ne pas mettre ensemble ceux qui ne se parlent pas. Tenir compte des rhumatisants, des mains du pianiste, des incompétents, ménager les râleurs, pousser les quelques tire-au-flanc.
 
Alors on n'aime guère le voir. Il annonce leur emploi aux «bouche-trous», mais surtout des mauvaises nouvelles.
Rahim, il y a un camion de fruits à charger tout de suite.
Chmouel, tu es de congé demain, tu monteras la garde cette nuit pour Yoram qui est absent.
- Yaïr, c'est ton tour. Tu devras travailler dimanche.
Ils râlent mais ils y vont. Les femmes aux emplois plus limités sont encore plus difficiles à caser. Heureusement que le pauvre responsable-travail est remplacé tous les trois mois.
 
PLATON ET PLATS CUITS
 
Gosses couchés, c'est l'heure des visites. On est toujours fourré les uns chez les autres à Mishmar. Par quartier, par nationalité. A côté des quelques piaules où l'on ne va guère, il y a les chambres-salons. On frappe et entre écouter un disque, emprunter l'Express. L'on se retrouve 15 gars et filles entassés sur les pieus, les tapis. Tous parlant un français truffé de mots d'hébreu. On plaisante, bavarde, échange les derniers cancans et nouvelles. Ça fume pire qu'une usine. Les cheminées «tapant» déjà tout le monde trois jours avant la distribution hebdomadaire. Fabrication de café à la kibboutznik. Bouilloire électrique, grains moulus dans les verres, eau chaude dessus. On attend que ça se tasse. Mitraillette sur le dos, la sentinelle est passée jeter quelques arguments frappants dans le débat. D'une fenêtre voisine coule Planter café, en face se gratte le nombril des femmes d'agents. De plus loin jaillit l'Homme à la moto. Jusque tard dans la nuit éclats de voix et rires sortent des carrés de lumière.
 
En sortant, j'accompagne la fille de garde ; dans chaque maison d'enfants, elle jette un regard, recouvre les agités, rassure les éveillés, ferme les fenêtres, donne la bouillie aux bébés. Entre deux rondes, on saute à l'étable, avaler une bonne goulée de lait frais tiré par les deux vachers «de nuit». Derrière les barbelés prudemment éclairés, les deux sentinelles font leur ronde. Dans le kibboutz endormi et sombre, je reçois les giclées des tourniquets d'arrosage. Une seule fenêtre veille encore. C'est la piaule du cuistot, seulement ornée des bouquins d'Horace, Dante, Homère, Virgile, Aristote, Plutarque, Spinoza, Rousseau. Il lit du Platon jusqu'à 3 heures du matin, au désespoir de certaines qui filles qui préféreraient le voir s'intéresser à leurs charmes plus réels et... d'actualité.
 
Finies les tentes des fondateurs. Les célibataires sont en baraques, chambres blanchies, moustiquaires aux portes et fenêtres, meublées du minimum, mais toujours propres et bien rangées. Les anciens sont dans les bungalows en «dur» genre Guinossar».
 
Nous sommes des asiatiques, disent-ils souvent. Mais le kibboutz est 100 % européen, de vie, d'ambiance culturelle. Ils lisent énormément. Dans leurs bibliothèques, pas de presse du coeur ni de bandes illustrées. Du solide : romans classiques et modernes, ouvrages politiques, philosophiques, économiques. Je n'ai jamais vu autant d'albums de reproductions de grands peintres : Van Gogh, Gauguin, Modigliani, Degas, Picasso, Manet, Renoir, Toulouse-Lautrec...
 
Après que les maris ont nettoyé les piaules en grand, que les femmes ont fait le ménage, que tous ont mangé sur des tables fleuries, c'est la veillée du vendredi soir, en l'honneur de la fête des patates. Tous sur leur trente et un, les femmes avec leur plus belle petite robe. Assis dans la salle commune, il y a eu des chants, des poèmes, des histoires, des jeux tournant autour des pommes de terre et des gars qui les ont fait pousser. Puis, autour de l'accordéon, place à la ronde, les femmes et les jeunes surtout accourent. Les moins jeunes, debout depuis 4 heures, vont au dodo en faisant la moue.
- Vous ne dansez plus comme de notre temps, on y mettait plus de coeur, de flamme. Nous tenant aux épaules, on ne pouvait plus se séparer. A perdre haleine on dansait la Hora jusqu'au matin.
Sur la fin, le kibboutz regarde dédaigneusement quelques couples introduire jusqu'ici valses et tangos. Les «sérieux» préfèrent discuter en petits groupes.
 
- On croyait que c'était rose d'être tractoriste, me dit Yoranan, un grand Belge toujours souriant. A Bruxelles, j'en rêvais. Tu sais l'image classique, défrichant ce Néguev inculte, récoltant les premières moissons juives, commandes d'une main, fusil de l'autre. Mais quand tu sors le soir, pour être toute la nuit dehors seul, dans le noir, ne voyant que devant tes phares, abruti par les trépidations, noyé dans la poussière, tu les as à zéro Chaque semaine un tracteur saute. Tu es une cible idéale, t'as pas de défense. Par ton sillon les infiltrés savent exactement où tu vas passer. Tu n'as que ça à penser : où m'attendent-ils ? Derrière le bosquet ? Au virage ? Le copain qui te garde ne peut tout voir... On dit ça, mais si un gars était descendu, sans baratin un autre prendrait les commandes. David est bien sorti la nuit d'avant son mariage.
 
Chaque matin, je le vois rentrer sur le gros Caterpillar à chenilles, tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Gris de la tête aux pieds, fusil à l'épaule, malgré son air las, il me fait toujours un grand sourire.
 
Petit à petit, j'apprends leur vie. Et quelles vies ! Combien j'en ai entendu de ces pauvres histoires :
- J'avais huit ans, quand mes parents ont été déportés. On m'a mis une étoile jaune ; j'ai traîné de maisons d'enfants en orphelinats. Je n'ai pas su ce que c'était qu'être une gosse, je n'ai pas eu de vie de famille, de jeunesse. Ma sœur cachée dans une ferme a été livrée quand ils n'ont plus reçu d'argent. Je ne tenais pas à être juive, je me sentais française. Non, qu'on m'a fait comprendre. Tu n'es pas comme les autres. Pour qu'on ne reproche plus à mes gosses d'être israélites, je suis venue ici. Mais qu'est-ce que j'ai d'israélien ?
 
Un autre :
Mes parents ont été dénoncés par notre concierge, bien Français lui ! Un fils de Russe et d'Espagnol est français à 100 %, moi, fils de Parisiens, il me manque toujours quelque chose. Suivre le peloton d'élève officier ? Non, qu'ils m'ont dit, vous êtes juif
- Je ne pardonne pas cet abus de confiance des religieuses : d'avoir hébergé ma petite sœur, pour la convertir et la marier à un catholique.
 
Heureusement, d'autres cas.
- Une chrétienne était bonne dans une famille juive. Les parents arrêtés, elle déclare les deux enfants comme étant ses fils, elle les sauve, les envoie en Israël. Ils la font venir avec eux, ils l'appellent maman.
 
LE PRESTIGE DES GROS BRAS
 
Bouchon toujours flottant, je travaille avec tous. Depuis plusieurs jours, un tracteur tire une machine à presser la paille. Et moi, derrière l'engin, sur une tôle glissant par terre, je reçois les balles, les empile, les largue par quinzaines. Un méchant boulot ! Tanguant comme sur le pont d'un navire, les deux mains occupées, il faut trouver l'équilibre dans les jambes. Tout ça dans un nuage de poussière qui vous aveugle, crisse sous les dents, bouche le nez ; j'en avale à gogo. Guibolles en caoutchouc, traînés sur des kilomètres et des kilomètres de grands champs, nous laissons derrière nous les lignes de petites meules qu'avec un camion et cinq costauds on a ensuite chargées. Qu'elles deviennent lourdes quand, à bout de fourche, il faut les passer en haut ! Heureusement que des rations «travailleurs de force», plus la douche, nous remettent d'aplomb.
 
M'annonçant mon nouvel emploi, le répartiteur du travail m'explique :
- Réalise que je n'ai ni gendarmes ni autorité pour forcer un «rechignard». Je ne peux que faire appel à sa conscience, son idéal, sa bonne volonté, le convaincre que c'est pour le bien du kibboutz. En cas d'échec, il reste la pression de l'opinion publique. Si tes amis te boudent, ne te sourient plus, ne bavardent plus, t'ignorent, il te faut reconquérir leur estime.
 
- Ainsi, tous partent à l'heure, travaillent au mieux, font des heures supplémentaires. Et comment bosser au-dessous de tes forces quand tu vois même les vieilles grisonnantes, les gosses partir au boulot ? Quand tout le monde est en bleus, on se sent mal à l'aise de ne pas l'être. Au kibboutz, chacun est évalué tacitement. Le dur à gros bras, le costaud tractoriste sont mieux considérés que les penseurs du verger, que les romantiques bergers, que l'instituteur s'occupant «des gosses». C'est un reste du temps où l'on brûlait les diplômes, rejetait l'intellectualisme pour travailler avec passion. Mais ce titre moral de parfait kibboutznik, de meilleur ouvrier ne s'obtient pas facilement.
 
LA CRISE DU KIBBOUTZ
 
Seulement, malgré tous leurs réels bilans de victoire, les kibboutzim sont en crise. Résumons les reproches entendus. Si le kibboutz était dans un îlot isolé, il y aurait peu de choses à perfectionner dans cette société modèle. Mais moins retiré qu'autrefois, il vit au milieu d'un monde capitaliste dont l'influence écrasante le pénètre de partout : par la presse, la radio, le cinéma, les visites.
 
Pendant trente ans, toutes les forces dynamiques juives ont été tendues dans une mobilisation générale autour des kibboutzim, centres de la lutte pour l'indépendance. Tout le pays vivait d'un même espoir. La ville aussi rappelait l'ambiance du kibboutz, par la simplicité du costume, l'absence de classes, de grosses fortunes. Tous admiraient le kibboutznik, le héros qui bâtissait Israël. Il pouvait aller partout, mal peigné, fier de son pantalon kaki qui lui valait un titre de noblesse. -
 
La naissance du gouvernement d'abord, avec son armée, ses fonctionnaires, ses services d'immigrants, etc., a retiré bien des raisons d'être au kibboutz qui n'est. plus le centre de la vie israélienne et des affaires de l'État.
 
L'indépendance obtenue, sans réaliser que le pays en guerre latente avait encore tout à construire, la tension de tous les instants s'est relâchée, chacun pensant à ses problèmes. La bourgeoisie qui envoyait ses enfants au kibboutz les pousse maintenant vers l'université, les études à l'étranger, les carrières administratives, la diplomatie.
 
Puis le conflit : socialistes-communistes, la perte des illusions sur le paradis soviétique, avec son vingtième congrès, son attitude vis-à-vis des juifs russes et du sionisme ont amené un recul de la foi en la gauche et de l'esprit militant des idéalistes, remplacé, sous l'influence américaine, par la course au luxe et au bon job, par l'arrivisme individuel, la fuite des responsabilités politiques. Chacun pour soi, Dieu pour tous. Face à ces solutions de facilité, le kibboutz, proposant l'effort, le renoncement, éveille peu d'écho parmi le million de nouveaux immigrants, souvent chassés de leur pays, voulant recevoir d'Israël et n'ayant pas la valeur des pionniers venus volontairement avant l'indépendance et prêts à tous les sacrifices pour le peuple juif. Enfin la surproduction agricole et l'attitude peu coopérative du gouvernement, trouvant les kibboutzim trop révolutionnaires, restreignent leur standard de vie, limitent leur développement.
 
Alors les pionniers sont déçus. L'État, pour lequel ils ont tout donné, n'est pas ce qu'ils avaient rêvé. Bien mieux, les citadins ingrats leur disent trop souvent :
- Vous n'êtes pas à la page ! Faut être fada, pour travailler à l'œil, près des frontières. Votre rôle temporaire est terminé. Durant une époque anormale, c'était la meilleure forme de lutte pour l'indépendance, l'implantation des colonies juives, l'assimilation des nouveaux immigrants. Mais en période normale, ce n'est plus viable comme mode de vie permanent !
 
Et s'il n'y avait que ça ! Par l'absence de problèmes matériels, c'est facile de vivre au kibboutz, mais c'est aussi difficile pour de nombreuses raisons : Au travail, au réfectoire, aux douches, vous êtes toujours ensemble. Partout dans le kibboutz vous voyez les mêmes têtes du matin au soir, aux fêtes, aux réunions, à longueur d'année, pour toute l'existence. Alors, la collectivité vous connaît, en long et en travers. Vous vivez sans masque puisque tout se sait, que toutes vos petites actions sont connues, commentées de la lingerie aux cuisines. Cela vous oblige d'être constamment responsable de vos paroles et actes devant l'œil et l'opinion publique de la communauté.
 
Jeune, vous trouvez amusante cette vie collective intensive, mais, devenu père de famille, vous côtoyez des gens de 25 pays, si étrangement différents, avec des personnalités ne s'accordant pas toujours. Finie l'époque exaltante de la fondation du kibboutz, de la lutte contre les Arabes et Anglais. C'est aujourd'hui le labeur quotidien routinier du paysan. Pensez au professeur diplômé, réveillé à 4 heures. Il faut qu'il y croie pour lacer ses souliers, et, les reins moulus, grimper sur son tracteur pour une nouvelle journée, sous le soleil, la poussière, sacrifiant en partie sa vie culturelle parce que trop fatigué pour se concentrer, avec la tentation de la ville, où il aurait, avec sa femme vie facile, concerts, théâtres, voyages à l'étranger. De plus, la question de la femme au kibboutz n'est pas résolue au mieux. Elle est dans 80 % des cas la cause du départ des familles.
 
Enfin le kibboutz, s'occupant de tout, vous décharge de votre responsabilité de chef de famille. C'est la collectivité, c'est-à-dire 300 camarades, qui décide si votre épouse suivra un cours de peinture, en ville, si votre fille ira à l'université, si vous pouvez aller voir vos parents en Europe. N'est-ce pas une perte de l'initiative et de la liberté individuelle, si tous vos problèmes personnels sont débattus publiquement et tranchés par 300 personnes ?
 
Arié, le super-optimiste, a réponse à tout cela
- Toujours, nous avons eu des crises au kibboutz ; allant à contre-courant, c'est normal, nous avançons, reculons. Autrefois aussi les gens nous quittaient, mais ils étaient remplacés par le flot des nouveaux. D'autre part, l'avenir de l'ouvrier français n'est-il pas plus sombre ? Quelles possibilités avez-vous de créer un nouveau type d'homme dans ce monde capitaliste ? Pouvez-vous vivre harmonieusement comme ici ? Nous vivons une période de confusion, d'incertitudes. Les valeurs chrétiennes chancellent. L'humanité cherche une voie. Le monde est en marche vers le socialisme, nous vivrons alors en milieu favorable, nous partagerons avec les kolkhozes, les communes chinoises, nos résultats et expériences comme cellules de la vraie société communiste. Mouvement de révolte, devenu organisme légal ; nos raisons d'être sont sûrement moins évidentes qu'avant, mais nous restons les seuls à pouvoir réaliser nos tâches défensives, pionnières, culturelles et politiques.
 
Il n'y a pas beaucoup de juifs français en Israël, seulement quelques centaines, formés par les mouvements de jeunes pionniers. Ils choisissent d'être Sionistes et Israéliens d'abord. Ils abandonnent études, familles, vie confortable, pour monter en Erets (12) cultiver la terre de leurs ancêtres.
 
Sous la chaleur qui abrutit, leur rencontre avec la dure réalité du labeur manuel quotidien est très démoralisante. Après une lente adaptation au travail, au climat, sans parler de la recherche d'un emploi satisfaisant dans l'économie du village, il reste les difficiles relations avec les camarades étrangers. Puis vient la crise personnelle, où ils remettent en question leur foi dans le kibboutz, moins romantique depuis qu'ils se heurtent aux petits détails de sa vie quotidienne. Alors ? Continuer d'être paysan toute la vie ?
 
On ne devient pas israélien du jour au lendemain. Les Français réagissent en Français, comparent tout avec leur pays d'origine, citent proverbes et auteurs de France. Leurs nombreux bouquins, journaux et disques sont presque tous français. La culture israélienne encore au berceau ne leur offre pas l'équivalent de celle qu'ils ont laissée, l'hébreu n'entre que doucement dans leur vie. Certains protestent :
 
- Pourquoi continuons-nous d'être influencés par des habitudes étrangères ? Si nous ne lisions qu'en hébreu, nous parlerions mieux notre langue, nous nous assimilerions davantage aux autres, nous participerions plus au développement de notre civilisation.
 
Certains parents ne les aident pas. Ils leur promettent, s'ils reviennent : situation, aide financière. Alors, malgré les années de préparation au mouvement de Jeunesse, seul un petit nombre reste au kibboutz, comme les trois fils d'un des plus riches bijoutiers d'Anvers. Leur mère aime bien le kibboutz, mais y avoir ses trois enfants ! Elle offre bagnole, vie dorée et tout. Ils refusent. Ils veulent rester des prolétaires juifs. D'autres choisissent Tel-Aviv et ses difficiles conditions de vie.
 
 
Petit à petit la majorité rentre en France. Accablés par la monotonie de leur vie dans le désert, ils rêvaient de la bouillonnante activité culturelle parisienne... Ils retrouvent les études, les neuf heures de bureau, après quoi ils n'ont pas toujours le temps ou l'argent nécessaires pour sortir. Alors, tout bien pesé, quelques-uns regrettent la camaraderie du kibboutz, cette vie où l'argent compte si peu.
 
LES CHEIKS MAL APPROVISIONNÉS
 
Pour une question de moutons et de campagne électorale, Youri le berger, une blonde Polonaise et moi partons en jeep chez les Bédouins. En route, Youri raconte :
- Profitant d'une vieille loi turque disant : S'il y a un toit, la propriété doit être respectée, une nuit d'octobre 46 nous sommes partis implanter 11 kibboutzim dans le Néguev. Ici, nous étions 40 gars et filles de dix-huit à vingt ans : Argentins, Polonais, Belges et Français, mal armés ; les campements de Bédouins nous entouraient. Nous venions droit d'Europe, sans connaissances agricoles, et nous avons trouvé le Far-west : pas de meubles, du ravitaillement une fois par semaine, l'eau rationnée, une tomate pour deux, pas de viande. Pendant des mois, des années, on n'a pas eu de vacances, avec un an sur deux la sécheresse tous nos champs travaillés pour rien. En France vous avez pluies, bonnes terres, une vieille race de cultivateurs connaissant bien toutes les possibilités de leur sol. Il nous a fallu tout apprendre, sentir nos champs. Petit a petit, nous sommes devenus plus compétents.
 
Sur nos 1 500 hectares dont 160 irrigués, nous produisons annuellement : 1 200 tonnes de fourrage, 360 tonnes de patates, 280 de blé, 270 d'orge, 240 de foin, 110 de sorgho, 100 de luzerne, 62 de coton. Et 67 tonnes de prunes, 46 de raisins, 36 de pêches, 10 d'olives. Plus 400 000 litres de lait de vache et de brebis, 26 tonnes de viande de boucherie, 860 000 œufs, 46 tonnes de volailles.
 
Vois, devant, comme c'était à notre arrivée, des suites de mamelons, jaunâtres, dénudés .... Compare avec nos collines derrière :Toutes les taches vertes, bien régulières, de nos grands champs, prairies et vergers. Où n'existait que de la poussière, foulée par des caravanes de chameaux, on a créé ce village juif. N'est-il pas beau, avec sa ferme, ses énormes meules de paille et nos coquets bungalows ? Regarde là-bas notre route, simple piste avant, aujourd'hui le grand axe de la mer Rouge à la Galilée. Mes parents déportés, je suis venu ici à dix-sept ans, j'ai poussé avec le kibboutz, j'ai vu planter chacun de nos arbres, monter chaque maison. C'est dur de donner sa vie pour une idée, et pas d'un seul coup mais chaque jour, volontairement ! Pourtant, il peut arriver n'importe quoi, je suis lié à Mishmar, je n'abandonnerai pas !
 
La jeep bondit, tangue, descend dans les oueds, escalade les dunes, nous brinquebale sur les cailloux, glisse dans la poussière. Philosophiquement, on enfonce les chapeaux, les yeux aux trois quarts clos. Le regard vole très loin. Impression de solitude, entre le désert vide, le ciel immense. De temps en temps, un arbre, seul, rabougri et quelques cactus.
 
Ici et là, un camp de Bédouins, situé où coule la brise. Nous faisons un large cercle autour des tentes noires en laine de mouton, pour éviter le côté des femmes. Salams, souhaits rituels, hospitalité de grand seigneur. En un clin d'œil, accoudoirs et beaux tapis sont étalés. On joue les pachas persans, il ne manque plus que le harem. Le vieux cheik barbu en a un, cet égoïste le garde pour lui. Une trentaine de princesses du désert lui ont donné 17 fils, plus une quantité négligeable et inconnue de filles. Ses yeux brillent en détaillant le corps de notre belle Ilana. Il veut nous la soulever pour 3 chameaux, 10 moutons et 100 000 francs. Quel hommage, être jugée digne d'être la trente et unième épouse d'un roi des sables ! Youri signale diplomatiquement qu'elle est déjà vendue. Inch Allah !
 
Gravement il prépare le café traditionnel. Il n'a pas été petit scout, mais quel as pour faire des flammes, avec deux bouts de bois et trois crottes de chameaux ! Il grille les grains verts sortis d'une boîte à graisse Mobiloil. Au pilon, dans une coupe en bois sculptée, il les écrase, jette la poudre dans la bouilloire, et nous tend de petites tasses d'une mixture, sans sucre, épaisse, d'un noir à ne pas dormir trois jours de suite. Les godets font plusieurs tours.
 
D'autres cheiks arrivent au galop de leurs chevaux. Les fils respectueux se précipitent pour les lier aux piquets de tente. Les tasses défilent, je me sens m'électrifier. Assis, jambes croisées, en deux brochettes, devant le trou rond du feu, ils ont fière allure, mes seigneurs du désert. Le voile de leur blanche kéfia, tenu sur la tête par deux cordons noirs, encadre les figures grillées, les yeux de braise, les pommettes saillantes. Des carrures solides, pas de graisse, du muscle et de la dignité à revendre. Les longs manteaux, négligemment entrouverts, découvrent leur arsenal : revolver, cartouchière, poignard à lame courbe, fourreau d'argent ciselé.
 
Voilà l'amuse-gueule, une cuvette d'œufs brouillés, baignant dans l'huile. Pas de couvert. D'un morceau de large galette, genre serviette-éponge, on fait de petites cuillères qu'on plonge dans le tas et l'on avale le tout. On attaque par fournée de quatre. Mon voisin possède un méchant coup de fourchette, il semble manier une louche. De temps en temps une trombe de vent s'engouffre, secoue furieusement les 30 mètres de tente. On cligne des yeux, attendant que ça se tasse. Rassasié on passe le plat, bien poussiéreux, aux voisins, puis au maître de la tente. Enfin il retourne aux chuchoteuses Bédouines dont nous sentons les regards nous épier dans le dos.
 
En notre honneur, un pauvre mouton est décapité, vidé, embroché. Il tourne au-dessus des flammes qui lèchent goulûment sa tendre peau rose. Mis en appétit par l'odeur, la musique des gouttes de graisse coulant dans le feu, on ne quitte pas des yeux le jeune qui, à la pointe du poignard, découpe et nous passe les meilleurs morceaux. On se débrouille très bien avec les doigts et les dents...
 
Repus, ils digèrent béatement, jouant tranquillement avec les billes de leur chapelet. De temps en temps, tombe dans le silence une pensée, sur de graves problèmes sécheresse, chameaux, moutons. Le regard se perd dans le désert, toujours traversé de chandelles tourbillonnantes de sables fins et, plus haut, d'ouragans et mystères israéliens qu'impassibles ils ne semblent pas entendre. Qui sont les sages ? Les pilotes des bolides ? Ou, ceux qui cheminent au pas de leur chameau ?
 
Après de multiples salamalecs, nous nous enfonçons plus profondément encore dans les collines. Plus de piste, nous roulons en plein bled, au pifomètre. L'horizon est barré à 10 kilomètres par les montagnes jordaniennes :
- Entre nous et la frontière il n'y a rien, nous serions le premier point juif à soutenir le choc, en cas de pépin.
 
Notre arrivée au douar d'un autre Bédouin met en fuite une douzaine de maigres poulettes ; les roquets galeux nous saluent à grands coups de gueule. Moutons et chèvres tournent en cages. Chameaux et ânes sont au piquet. Les femmes et les gosses se cachent précipitamment. Le maître est absent. Reconnaissant Youri, d'un gracieux Salamalékoum elles nous invitent sur le plus beau tapis de leur «intérieur».
 
Gros remue-ménage et excitation, elles courent emprunter des verres à une voisine, du sucre à une autre. D'une bouilloire plus que centenaire, culottée par les crottes de générations de chameaux, nos seigneuries sont désaltérées d'un thé genre sirop. Les bûchettes arrosées, récupérées pour la flambée suivante, nous voilà face à nos trois coureuses de désert, ayant cinq mille ans de vadrouilles et de vie sur les sables derrière elles. Leurs sombres guenilles ne diminuent pas leur fierté. La vieille, tatouée, édentée, pipe au bec, anneau dans le nez, chapelet de piécettes pendant du front au menton, possède une étonnante sérénité. Dans quelles circonstances l'a-t-elle gagnée ?
 
Caravanes égarées ? Tempêtes ? Chaleur ? Soif ? Les deux jeunes, encore jolies, sourient de toutes leurs dents ; leurs genoux sont envahis de gosses morveux, oreilles cireuses, jambes crasseuses, sous de vagues bouts de culottes.
 
Elles touchent les seins d'llana, s'assurent que malgré ses cheveux courts et pantalons, c'est bien une femme. Quand même ! Vingt-neuf ans, et ni mère, ni mariée, à quoi pensent ses parents ? En la vendant à un riche marchand, ils en tireraient un bon prix. Très intéressées, elles comparent la vie du kibboutz à la leur :
Servir les bêtes, les gosses, l'époux peu fortuné ranger la tente en lambeaux, basse sur pattes, faite de sacs cousus, venus de tous les coins du monde : sacs de grains, de sucre, d'engrais, d'Argentine, d'U.R.S.S., du Canada, du Japon, qui achèvent de pourrir sur la tête des Bédouins. Les matelas à même le sol, quelques malles, une lampe tempête, c'est tout. Leur existence est pratiquement inchangée depuis des siècles. En plus des moutons, du blé et des pastèques, ils consomment les produits du chameau : lait, fromage, viande et utilisent les poils pour tisser les tentes, la peau pour les sandales, les crottes comme combustibles, l'urine pour se laver. Pas étonnant qu'ils baptisent leur monture «vaisseau du désert».
 
Des 70 000 Bédouins, guidant les caravanes de marchandises de la mer Rouge à la Méditerranée, il n'en reste que 17 000 parmi les Juifs. Ceux-ci leur ont fauché le Néguev et, pour des raisons militaires, veulent en faire des sédentaires. «Habiter une maison ?» Quelle déchéance C'est bon pour leurs moutons Eux vivent à côté, sous la tente, comme de vrais hommes du désert. Au bord des oueds, à la charrue de bois traînée au chameau, ils cultivent quelques céréales. Malgré la médiocrité de leur travail, malgré la sécheresse, ils s'en tirent, parce qu'ils se contentent de peu. Leurs cheiks, eux, s'enrichissent, achètent jeeps, bijoux, vieux tracteurs.
 
Au marché des Bédouins, à Bershéva, ils arrivent en bus ou à pied. Certains ont le poignard, tenu par une ceinture en plastique. Malgré leurs godillots sans chaussettes, la tête auréolée de leur kéfa, drapés dans les plis de leur burnou, ils gardent grande allure. Certains jeunes concilient l'obéissance aux anciens avec le port du pantalon et de la chemise kaki. Tranquillement ils achètent, vendent chameaux, moutons, chèvres, pastèques. Des Bédouines campent sur les trottoirs, assises sous leurs voiles hermétiquement clos. Quel contraste avec certaines jeunes juives, bras et cuisses à l'air, les seins mis en valeur, regards assurés, verbe haut. Combien de siècles les séparent !
 
De tous les coins du pays, débarquent des meutes de touristes, venus «faire le marché des Bédouins». Ils bouffent du film en pagaïe, tournant leur zinzin jusque sous le nez des anciens rois du désert qui les ignorent superbement.
 
LES CHAMPS DU DÉSERT
 
Comme ils brûlaient de la foi qui soulève les montagnes, ces jeunes pionniers -citadins et intellectuels -qui ne connaissaient rien au travail ni à la terre et qui sont venus s'installer sur des champs de sable pur ! Ils allaient tenter d'y vivre, chercher quelles plantes s'accrocheraient dans ces steppes inhabitées, il y a mille ans région cultivée, mais aujourd'hui enfouie deux mètres sous les sables.
 
Ils fondèrent Gvoulot (13) , le kibboutz dans les dunes, au bout d'une piste rectiligne, traversant 15 kilomètres d'une immensité plate et d'un vide... De la folie furieuse, déclaraient les experts étrangers :
- On ne vit pas d'agriculture dans un désert, avec 150 millimètres de pluies annuelles.
 
Ils semblaient avoir raison. Malgré des journées interminables, des semaines sans dimanche, des mois, des années de labeur acharné, d'efforts incalculables, de travail, de travail inhumain, leur budget était toujours déficitaire. Ils avaient beau reporter leurs espoirs sur la saison suivante, toujours quelque chose clochait.
 
Tout feu, tout flamme au début, leur enthousiasme diminuait. Ils tenaient, mais quelques-uns s'aigrissaient, d'inévitables frictions s'élevaient. Imaginez-les ! 100 jeunes venus de vingt-cinq pays, cloîtrés entre leurs barbelés, et si différents I Aux Turcs fondateurs s'étaient joints des rescapés des camps : Bulgares, Polonais, Roumains, Hongrois, puis des Français, des Belges et des Israéliens. Chacun avec son caractère, ses habitudes, son tempérament.
 
Lorsque certains pionniers flanchaient -même parmi les durs - les défaillants étaient remplacés par des groupes de nouveaux qui à tout prix voulaient reverdir ce coin de désert. Qu'Israël redevienne le pays d'où coula le lait et le miel !
 
A tout cela s'ajoutait la menace arabe. Dix kilomètres de dunes peuplées de cactus les séparaient de la frontière de Gaza. Chaque nuit ils se réfugiaient derrière leur triple réseau de barbelés, miné et gardé dans le faisceau des projecteurs, avec quatre hommes dans les tours de guet. Comme ils ne pouvaient en plus patrouiller leurs champs, tous les soirs, ils devaient rentrer leurs centaines de mètres de tuyaux d'arrosage, pour les ressortir chaque matin. Quand, faute de bras, il fallut les laisser sur place, des Égyptiens s'infiltrèrent par les nuits noires pour en voler des dizaines. L'armée, excédée de tendre chaque nuit des embuscades, tirait sans sommation sur toute ombre suspecte. Plusieurs pillards furent abattus.
 
Et les femmes ? Après des années de travail éreintant, elles se sentent flétries avant l'âge, certaines se découragent, hésitent à sacrifier davantage leur vie. Comment élever leurs enfants parmi ces difficultés et ces dangers ? Abandonner cette écrasante responsabilité ? Retourner vers la facilité de la ville ? Personne ne les forcera à rester. Les gars, plus idéalistes, tiennent mieux, mais si leurs filles refusent de s'enterrer vivantes, avec qui vont-ils se marier ? Quand ils en ont trop marre, ils partent en congé d'un an chercher l'âme-soeur,
 
Pourtant, ils sentent qu'ils sont sur la bonne voie. Petit à petit, ils connaissent les cultures s'adaptant à leurs «terres» : cacahuètes, coton, patates, fruits tropicaux. Des bungalows sont bâtis pour les anciens qui ont quinze ans de vie en baraques à cloisons minces. Moins belles qu'ailleurs, les maisons d'enfants sont luxueuses, comparées au reste. Ils ne manquent plus d'eau, mangent à leur faim. Les vieux bancs et tables du réfectoire sont remplacés par des neufs. A force de soins attendris, quelques pelouses, des arbrisseaux, des fleurs ont poussé devant les logements, remplaçant ce sable monotone visible encore partout. Après avoir été isolés, ils sont liés au monde par une route goudronnée, et un bus par jour. Enfin de solides renforts arrivent, 20 gars et filles nés dans un vieux kibboutz viennent donner un an de travail. Ainsi les fous ont confondu les experts, Gvoulot n'est plus un point, c'est un village, solidement enraciné et qui tiendra.
 
Avec Moshé, le grand Suisse, spécialiste de l'arrosage, nous chargeons des canalisations d'alu, de 6 mètres, sur une remorque tractée. Ensuite, arpentant les interminables terrains, il me balance les tuyaux que je dois fixer à toute vitesse dans la longue ligne. J'ai bien fait 20 bornes comme ça, au pas de course derrière le tracteur. Nous soufflons, le temps d'une cigarette, sous une rangée d'eucalyptus dont l'odeur me rappelle mes premières cibiches. En fixant l'eau des tourniquets qui disparaît comme dans du sable, Moshé me dit :
«Pour ressusciter nos champs, il faut tout y mettre fumier organique, engrais chimique, et de l'eau, de l'eau en masse. Avec la sécheresse, et si peu de pluies, nous arrosons toutes les cultures vingt-quatre heures sur vingt-quatre, hiver comme été. A longueur d'année, je ne fais que ça, jetant chaque jour dans le désert 5 millions de litres d'eau. Compte 1 milliard 500 millions de kilos d'eau balancés par an sur nos sables. Tout ça pour un village. La flotte nous vient d'une rivière à 200 kilomètres par canalisations, réservoirs, stations de pompage ; elle nous coûte cher. Toutes les huit heures, je change les conduites de place, ça me fait 300 000 tuyaux déplacés par an.
 
Passionnément, il continue à table de me raconter :
- Dans le sud désertique, nous sommes 30 000 ; ils sont 2 millions dans le nord de notre minuscule pays, dont 900 000 entassés dans trois grandes villes. Alors, si nous voulons loger, nourrir, employer un troisième million d'immigrants, nous ne pouvons que les installer dans le Négucv.
 
- Ben Gourion n'encourage pas l'esprit pionnier, ni les kibboutzim. Le gouvernement peut envoyer dans le désert des canalisations d'eau aussi grosses qu'il voudra, où trouvera-t-il l'argent des hauts salaires à payer aux ouvriers ? Nous sommes un pays pauvre, bientôt nous ne recevrons plus d'aide étrangère. Quel capitaliste ira risquer son fric pour cultiver du sable et des cailloux ? Ils ne sont pas fous ; ils veulent investir, où il y a profit maximum, dans le minimum de temps et aux moindres risques. Les moshavim, ces petites fermes de nouveaux immigrants, sans idéal ni connaissances agricoles, toujours prêts à vendre leur vache et retourner à la ville, comment subsisteront-elles isolées dans le désert ?
 
- Il n'y a pas d'autre solution que les kibboutzim pour le Néguev. C'est la seule forme d'implantation défendable, rentable, qui peut survivre et prospérer. Il faut insuffler à la jeunesse cet idéal. Il faut envoyer des vagues d'assaut de pionniers ne reculant devant aucun sacrifice, ne ménageant ni la peine, ni la sueur. Qu'ils s'installent au coeur du désert, aux points stratégiques ! Après cette avant-garde viendront les routes, l'électricité, les moshavim, les bourgs de développement.
 
Ce sera encore plus difficile que ce qui a été réalisé, mais nous avons défriché la Judée, fertilisé la Galilée, et nous coloniserons le Néguev, exploiterons ses ressources minières, ressusciterons ses villes d'autrefois, reboiserons ses montagnes, cultiverons ses collines, nous en ferons un jardin. Nous avons l'expérience, les moyens techniques et scientifiques, les spécialistes, les centres de recherches. Nous ne serions pas réalistes si nous ne croyions pas aux miracles...
 
Il avait l'air d'énoncer une vérité si évidente, basée sur une aussi extraordinaire réussite dans les sables, que je ne pouvais le contredire.
 
Nous continuons l'arrosage par un champ de coton. Un à chaque bout, nous déplaçons à bout de bras 18 mètres de tuyau. Il faut, du genou et de tout le corps, se frayer une trouée dans une jungle verte aussi haute que nous, comme ça, ligne après ligne, toute la journée, sous le soleil abrutissant. Après les patates, le coton, les vergers, nous sommes dans les vignes. Nous amenons les conduites d'eau à la place voulue, les fixons, vérifions l'absence de fuite et laissons derrière nous une pluie artificielle abreuver les feuilles assoiffées déjà jaunissantes.
 
Malgré l'enthousiasme contagieux de Moshé pour ses champs verdâtres, ses dattiers, oliviers, pêchers, je les compare à nos paysages normands, genre couvercle de camembert. Ces grasses prairies, pleines d'une herbe folle, ces épaisses haies envahissantes, ces géants feuillus, poussant tout seuls. Et partout du vert, du vert à revendre, gorgé d'eau du ciel. Et la rivière pleine et paresseuse sous son vieux pont moussu. Hein ! Ne sommes-nous pas des privilégiés ? Ici, en dehors des surfaces irriguées, même le chiendent ne pousse pas. Le long des chemins inondés de poussière tout est désespérément sec et jaune, y compris les oueds.
 
FEUX DE PAILLE ET FEUX COUVERTS
 
Samedi, on se repose. Avec David et plusieurs collectionneurs de cailloux, nous partons à la chasse aux vieilles pierres. Chaque kibboutz a ses fadas d'archéologie, fouilleurs de( Tells) ces emplacements, où villes et bourgades se sont succédées les unes sur les ruines des autres. Nous sortons derrière le parc aux machines. A côté d'un tank égyptien, trophée de la campagne du Sinaï, deux camions sommairement blindés par les maquis juifs de 48, achèvent d'y rouiller. De trois vieux tracteurs, ils en font deux, puis de deux, un, et le dernier, irrécupérable, attend aussi le marchand de ferraille.
 
Après les vergers, les grenadiers, les figuiers, entourés de peupliers, nous entrons dans les dunes, gardées par de rares cactus et des squelettes de buissons épineux. A 6 kilomètres, on aperçoit les toits rosés de Tsélim, le kibboutz voisin. J'y suis allé hier soir en jeep cueillir un gars. Pas question de le laisser rentrer seul à pied. Ils ne sortent qu'armés et en groupe. Dans les phares, l'épaisse poussière donnait l'impression d'une neige poudreuse ; on dévalait les pentes, volait sur les bosses, glissait dans les creux, dérapait dans les virages. Je me cramponnais au siège d'une main, à la mitraillette de l'autre. Gare aux embuscades. Au retour, la porte ouverte déclenche un circuit électrique, une sentinelle jaillit, fusil au poing. Il n'y a pas intérêt à traîner dehors quand ils tirent sur toute ombre suspecte.
 
Au réfectoire, je m'attable avec les «parlant français «. Pas de gestes tendres, on ne sait qui est marié avec qui. Ambiance grave des visages sérieux, aux traits tirés, peu d'éclats de voix, de grands gestes, de rires. Si le kibboutz est unique au monde, une chose m'y chiffonne, les camarades sont loin de vous sauter au cou. Officiellement, le maire vous reçoit avec un lit et du travail, mais quand vous croisez les gens, c'est tout juste s'ils répondent à votre chalom. Vous mangez devant des têtes qui vous ignorent, se servent sans s'occuper de leurs voisins ; aux douches, partout, même indifférence polie. Presque jamais on ne vous adresse la parole. Quel contraste avec l'accueil arabe, où vous êtes le centre de toute la maisonnée, attentive à vos moindres désirs.
 
A cela, Moshé répond :
- D'abord, ne te fais pas d'illusions sur le feu de paille qu'est l'hospitalité arabe. Sorti du cadre sacré de la tente, tu risques d'être poignardé dans le dos. Oui, nous savons et regrettons tes reproches. Mais, venus de partout, nous sommes presque tous étrangers dans notre pays, nous n'avons pas encore de traditions. Il nous reste aussi cette réaction contre la politesse bourgeoise. Et nous sommes fatigués, du travail, de la chaleur, de l'intense vie collective, alors, par besoin de solitude, on rentre dans sa coquille.
 
- Il est tellement venu de farfelus nous ennuyer, nous regarder sous le nez comme des bêtes curieuses ! Ils ne s'intéressent pas réellement au kibboutz, mais nous bombardent de questions idiotes «Savons-nous qui sont les parents de nos enfants ? Tous les combien changeons-nous de femmes ? «Admettons aussi que la crise du kibboutz nous attriste, nous rend méfiants contre l'extérieur qui nous comprend mal. Pourtant, jamais nous ne refusons un repas ou un lit. Comme ils le savent ces pique-assiettes du week-end, s'attablant chez nous dès le vendredi soir, se vautrant sur nos pelouses tout le samedi, et s'esquivant le dimanche avant le boulot, sans même te dire merci ni payer quoi que ce soit !
 
- Comme il n'y a pas assez de chambres, nous logeons les visiteurs chez les camarades absents, ou sinon nous allons coucher avec un copain et nous lui laissons notre piaule. Mais nous ne sommes ni des hôtels, ni des musées. Le kibboutz, c'est notre famille où nous vivons avec nos enfants ; le réfectoire, c'est ma salle à manger, j'en ai assez de m'asseoir face à un défilé de têtes inconnues. C'est normal qu'on attende avant de les intégrer. Le seul moyen d'entrer dans notre vie, c'est de travailler avec nous. Quand on aura vu ce que tu as dans le ventre, on sera copain et on t'invitera.
 
C'est ce que j'ai fait. Mais que de dur travail, de sourires, de salive, pour se faire accepter ! Adresser toujours la parole le premier, provoquer constamment la discussion, à table, au travail, partout, accrocher les camarades les plus intéressants le berger, le maire, l'archéologue, le trésorier, la lingère, l'instituteur, etc... Quand la glace était fondue, que j'étais assimilé, avec un groupe de bons copains, il fallait recommencer dans le kibboutz suivant, faire face à 600 nouvelles têtes. Au vingtième kibboutz, mon crâne était un citron tellement pressé qu'il était vide de questions.
 
ARBRES DANS LA TÊTE ET FLEURS SUR LES ROBES
 
Débarquant à Revivim (14) , je me disais : «Pourquoi tant de baratin sur ce kibboutz, soi-disant formidable ?» Partout, on ne voyait que pierres et sables, leurs maisons juste posées dessus ; à peine quelques arbrisseaux ici et là. Ce que ça faisait vide, avec le désert derrière !
 
Intuition ? Ils m'ont bombardé jardinier. D'arbuste en arbuste, je devais les fumer, bêcher et arroser. Premier coup de pioche, vlan ! Sur une pierre. Deuxième coup encore une pierre. Troisième entre deux pierres. Ça me vibrait dans les bras, me cassait les reins. Et j'en découvrais partout de ces minuscules arbrisseaux, le long des chemins, entre les rochers, certains pas plus grands que des brins d'herbe. Que non ! Je ne me plaignais plus du manque d'arbres. Quatre mille, que j'ai grattés, nourris, abreuvés !
 
Je faisais équipe, avec Nathan, un beau Yéménite, gendre du ministre des Affaires étrangères d'Israël. On préparait les pelouses avec de la terre rapportée que je voulais égaliser à la pelle. -Penses-tu, t'en auras pour huit jours ! Il est revenu avec un tracteur et un engin à pousser les bosses dans les trous. Avec de la terre remuée aux disques tractés, de la flotte et des racines, voilà l'embryon d'une pelouse.
 
Nathan racontait
- Faire vivre des arbres, ce n'est pas un travail ordinaire, Quand je leur donne à boire, ça galope dans ma tête, je les imagine en forêt, je rêve de toutes les pelouses que nous sèmerons, je sens même nos futures roses. Pour notre peuple déraciné depuis deux mille ans, peut-il y avoir une tâche plus belle qu'accrocher partout nos racines d'eucalyptus ? Nous avons déjà planté dans le Néguev 4 millions de cet arbre des Juifs.
 
- Pendant des années nos puits ne donnaient qu'une eau salée et pas assez pour nous. Mais pouvions-nous élever nos enfants sur le désert, dans un monde sans fleurs ? Alors toutes les femmes se sont mises à porter des robes à fleurs, avec toutes sortes de fleurs, de toutes les couleurs, afin qu'ils sachent qu'elles existent et qu'elles fleuriront aussi un jour à Revivim.
 
«Quand de nouveaux puits nous ont permis d'arroser nos arbres à l'eau salée, avec beaucoup de tâtonnements nous avons trouvé ceux qui prenaient le mieux. Enfin, depuis cette année, finis les camions-citernes ; aux douches, finis les savonnés n'ayant plus de flotte pour se rincer. L'eau arrive, 2 millions de litres par jour. Après avoir tenu contre vents, poussière, soleil et sauterelles, nos arbrisseaux vont s'épanouir ; nos timides gazons, vont s'étoffer, les glaïeuls vont fleurir. Mais dis-toi que ces brins d'herbe où tu t'assois représentent des journées de travail et de vie d'homme. Et regarde pour qui nous luttons...
 
Arrivent trois petits bonshommes, qui trottinent, se tenant sérieusement par la main, nu-pieds sur les cailloux, habillés d'un short, quatre ans, bien potelés, tout blonds, tout roses, des jeunes Scandinaves ? Non, des petits Juifs !
 
JUIFS ERRANTS ET JUIFS DE CHOC
 
Après le boulot, nous partons à quatre faire le tour du proprio. On arrive à la grotte où les premiers pionniers sont venus s'enterrer vivants, envoyés par l'Agence juive, tenir un point israélien, voir quels arbres pousseraient en plein désert, s'il était possible de récupérer la rosée et les 120 millimètres de pluies annuelles.
 
- Imagine ces années, toute notre jeunesse, passée dans cette caverne, 20 gars et filles, coupés du monde, mal ravitaillés, condamnés à l'eau salée, sans électricité ni distractions, que le travail, les livres et nous-mêmes. Le revolver toujours à la ceinture, les nuits de garde après le boulot, les yeux et oreilles dilatés, les balles sifflantes.
 
De sous-terre, nous sommes montés au Fortin. C'est une tour de guet à deux étages de solides pierres de taille, entourée d'une dense jungle de barbelés, protégeant une termitière de tranchées. Au centre : dortoirs en torchis, boulangerie, étable, citerne. Assis sur la tour de cet ancien kibboutz de Revivim, Yosef continuait :
- En 1948, nous étions 65 000 dans 180 kibboutzim, spécialement implantés aux points stratégiques et centres de la résistance aux Anglais, parce que, malgré les 30 000 soldats volontaires dans la brigade juive et l'aide d'Israël contre les Nazis, les Britanniques, voulant ménager leurs intérêts dans les pétroles et le monde arabe, refusaient l'entrée en Palestine des rescapés des camps, même celle des enfants. Ils accouraient pourtant vers leur seul refuge possible. As-tu entendu parler de ces misérables rafiots, tenant à peine la mer, bourrés d'épaves humaines, de survivants des fours crématoires ? En vue de la «Terre Promise», les Anglais les rejetaient à la mer. Refoulés de ports en ports, nombreux furent ceux qui se suicidèrent. Il arrivait aussi qu'à force d'errer sur la Méditerranée, des semaines, des mois, presque sans eau ni vivres, ces bateaux-cercueils sombraient avec les femmes, les enfants de la race maudite. Rares furent ceux qui forcèrent le barrage des radars et patrouilleurs ; ils se cachèrent dans les kibboutzim. Les autres étaient internés dans les camps de Chypre.
 
Arié, le Tchèque, n'est plus souriant comme d'habitude :
- Rescapé de Dachau, j'étais sur l'Exodus en 47 ; deux mois nous avons traîné sur les mers, jusqu'à ce que, comble des combles, nos ex-alliés nous redébarquent à Hambourg, à coups de matraque.
 
Abraham, le Roumain, s'emballe à son tour, les poings serrés, pas du tout le type du juif soumis :
- En 43, mes deux frères échappés en bateaux de Bucarest avaient déjà été repoussés vers l'enfer nazi. Où sont-ils partis en fumée ? Où leurs cendres fertilisent-elles la terre boche ? Où les barbares germains se sont-ils habillés de leurs cheveux, lavés de leurs chairs ? Oui, j'étais un terroriste. Fini le fair-play, les Britanniques avaient assez joué à bon compte avec nos vies. Les bombes étaient un moyen de lutte efficace, descendre leurs officiers, tuer même leurs soldats. Tu me diras qu'ils étaient innocents, mais leurs balles l'étaient-elles ? Leurs armes n'imposaient-elles pas l'interdiction de l'immigration ? J'avais dix-huit ans. Si j'étais pris, j'étais pendu. Arrêté avant un attentat, je n'ai été qu'envoyé aux travaux forcés en Afrique du Sud.
 
Yosef : «Les kibboutzim ne pouvaient rester insensibles. Clandestinement nous fabriquions et cachions armes et munitions. Nous organisions l'Hagana, troupes de défense de 45 000 hommes, vite mobilisables, futur embryon de l'armée israélienne. Nous entraînions les bataillons de choc du Palmar, surtout composés de 3 000 gars et filles des kibboutzim, paysans-soldats sans uniforme travaillant à mi-temps au kibboutz, menés par des officiers sans galons, mangeant et vivant avec les hommes. Ils s'initiaient à leur futur rôle d'éclaireurs, en parcourant le pays à pied, des montagnes de Galilée aux pistes du Néguev, toujours disponibles pour les coups de mains et missions.
 
- En 1948, au moment de leur fuite à l'anglaise, les Britanniques arrêtaient encore les soldats de l'Hagana porteurs d'armes, mais livraient aux Arabes palestiniens postes militaires et munitions. Sciemment, ils laissaient derrière eux le chaos et le conflit judéo-arabe. Nous acceptions la proposition de l'O.N.U. d'une Palestine partagée en deux, mais les Arabes refusaient. Pour «liquider» le problème, six armées égyptienne, libanaise, syrienne, jordanienne, irakienne et d'Arabie saoudite avaient envahi le pays avec chars, aviation, artillerie ; 50 millions d'Arabes, 650 000 Juifs. Nous étions mal équipés, mal armés de 15 000 fusils et mitraillettes. Nos blindés étaient des camions avec quelques tôles et une mitrailleuse. Ils pensaient ne faire qu'une bouchée de nous, marcher victorieusement sur Haïfa, Tel Aviv, nous rejeter à la mer. On parlerait de ce massacre dans les siècles des siècles. Pour ne pas se tromper de bonshommes, ils ordonnèrent aux Arabes palestiniens de se replier derrière leurs lignes, ils reviendraient quinze jours plus tard se partager le butin et les filles juives.
 
- Puisqu'ailleurs personne ne voulait de nous, qu'il n'y avait pas de recul possible, qu'on ne pouvait abandonner nos colonies, il nous restait à vaincre ou à mourir sur place. Nous formions une nation totalement mobilisée, avec un commandement unique, un moral inébranlable ; nos officiers étaient toujours à la tête de leurs groupes. Les Arabes étaient divisés en clans se disputant déjà nos dépouilles. Leurs soldats, fellahs illettrés, mal entraînés, vite découragés, ne savaient pas utiliser leur armement moderne... Ils avaient peur la nuit, ne sachant trop pourquoi ils se battaient, tyrannisés par leurs officiers arrogants.
 
- A l'étonnement général, notre ligne de kibboutzim a tenu. Tout le long des frontières, à 50 contre 1 000, attaqués au canon et par l'aviation, hommes et femmes reprenaient de nuit ce qu'ils avaient perdu de jour, lançant leurs cocktails Molotov à 20 mètres des chars. Seules, quelques colonies isolées tombèrent, 300 camarades y furent exterminés.
 
- Les petits groupes du Palmar étaient partout, utilisant la surprise, les combats de nuit, marchant des 40 kilomètres pour attaquer là où ils étaient le moins attendus, ils assuraient l'évacuation des blessés, le ravitaillement des colonies, les liaisons. Et un miracle s'accomplit, nous avons refoulé les assaillants. A Revivim, encerclés, notre liquidation remise à plus tard, nous avons tenu des mois, ravitaillés par avion. Avec quelles larmes de joie nous avons accueilli la proclamation de la naissance d'Israël !
 
- Mais, en 1955, ce fut l'époque des Fédayins, les commandos-suicide. Tu n'imagines pas notre vie, les infiltrés envoyés spécialement pour tuer, jetant des grenades dans les écoles, descendant nos gars dans les orangeries, mitraillant les voitures, sabotant les canalisations d'eau. Comme preuve de leur mission, ils ramenaient une oreille, une carte d'identité. On en voyait partout. Arrivant aux vergers, on faisait d'abord le tour des rangs, mitraillette au poing ; après le travail, c'étaient les gardes doublées, les sentinelles dans chaque maison de gosses, les groupes d'alerte dormant tout habillés. Partout cc n'était que gens armés. On ne vivait plus.
 
- Pour nous, la campagne du Sinaï, ce fut d'abord détruire les bases de départ des Fédayins, puis prévenir l'invasion égyptienne prévue. Malgré leur énorme concentration de matériel soviétique, en cinq jours nous les avons balayés et, avec les mains libres, nous allions foncer sur Le Caire pour nous débarrasser de Nasser. J'admets que sur le plan extérieur, de nous voir, nous, socialistes, nous allier aux colonialistes français-anglais, fut très mal compris par nos amis afro-asiatiques. Pourtant cette seconde victoire a presque éliminé les Fédayins... Ce n'est pas encore le grand calme, radios et leaders arabes clament toujours leur volonté de rayer Israël de la carte du monde. A chaque minute l'attaque est possible. Nous n'avons pas peur d'eux, mais nous devons pouvoir tenir en attendant les renforts. C'est pourquoi tu vois ces profonds abris cimentés près de nos écoles et toutes ces tranchées zigzaguant autour du kibboutz.
 
LES FRUITS DU CACTUS
 
Dans leur fraîche et moderne petite salle à manger, ambiance jeune. A côté des vétérans de trente-huit ans, beaucoup de Tsabrais (15) , cette nouvelle race de juifs, nés en Israël, appelés comme les fruits d'un cactus, parce qu'ils sont effectivement piquants, bourrus, mais qu'ils seraient aussi, dit-on, sensibles et doux intérieurement. Je suis adopté par une tablée de ces solides gaillards, bronzés, larges d'épaules, l'échine droite, le regard assuré.
 
Un antisémite oserait-il traiter de youpin, Chlomo, l'armoire de 1 m 92 ? Fini le petit juif courbé devant ses bourreaux, ils n'iront plus à l'abattoir en troupeaux passifs. Casse-cous, n'ayant peur de rien, ils manient aussi bien la charrue tractée, le canon, que l'avion à réaction. Dans le Sinaï, ils collaient une mitrailleuse sur une jeep et à pleine gomme chargeaient les Égyptiens. Très simples, peu doués pour les langues, ils baragouinent un peu l'anglais.
 
Après un regard au tableau d'affichage, informant de tout : emploi de chaque camarade, cours d'arabe, prochains films, réunions, je rejoins les soldats sur une pelouse. Devant leur baraque, autour d'un drapeau israélien, ils sont 40 gars et filles du Nahral, l'élite de l'armée. Issus des mouvements de jeunesse ou des écoles d'agriculture, en groupes formés d'avance, après six mois de dures classes, ils renforcent les colonies sur les frontières, travaillent la terre, et toujours ensemble se préparent à fonder un nouveau kibboutz. Tout ça coupé de dures marches de nuit, de beaucoup d'exercices d'alertes, de manœuvres dans le désert, de sauts en parachute.
 
Les gars en kaki vert sombre, les filles en jupes, pantalons et chemises kaki clair bien amidonnés ; écusson du Nahral à l'épaule : faucille, épée, rameau d'olivier. Je suis emballé par Rava la lieutenante ; quel joli cactus aux formes alléchantes ! Quel dynamisme, quelle flamme dans les yeux, toujours riant et chantant, accompagnant sa voix rauque au tambourin ; et blonde, passionnée, absolue, c'est l'idéaliste du groupe, ignorant le mensonge, et fine avec ça, ce qui ne gâte rien.
 
Autrefois, toute leur vie, les hommes ressassaient leurs souvenirs de régiment. Maintenant, les femmes font de même. Lancées, ce sont d'imbattables concurrentes. Arrivant à la caserne, elles sont ravies de leur bel uniforme, elles se mirent devant toutes les glaces. Mais ça devient vite monotone. Voir votre toilette portée par des milliers d'autres ! Ne pas en changer pendant vingt-quatre mois Les petites tailles sont à conquérir de haute lutte ; c'est un tissu fragile, constamment à repasser, les poches de chemises sont très mal placées, et le kaki grossit terriblement, surtout les épais pantalons de laine.
 
Mais les filles d'Israël sont fières de leur rôle. Elles pourraient en se mariant, ou pour objection religieuse, en être dispensées. Mais elles aiment sortir des jupes de leur mère, être indépendantes, se débrouiller seules. Elles sont une nouvelle race de femmes juives. Dans le danger, au lieu de prier, pleurer, se lamenter, elles luttent pour la défense du pays. Non dans les unités combattantes, mais dans les services :radio, téléphone, bureaux, hôpitaux, libérant ainsi des soldats pour le front.
 
Et la discipline ? Leurs officiers sont des femmes qui ne commandent pas les hommes mais savent ordonner : Allez ! Debout, là-dedans ! Garde-à-vous ! En avant arche ! Section halte ! Et le rude parcours du combattant courir, sauter, ramper. Et la tôle pour les fortes têtes, et les terribles exercices de nuit, seules, blanches de peur, dans le noir hostile. Et les marches ! Cent vingt bornes dans le désert, avec armes et bagages ; 30 kilos, qu'elles ne savent plus comment porter. Et les soirs où mortes, pleines d'ampoules, elles s'écroulent sous la tente, et dorment par terre, tout habillées, Qu'importent pleurs et grincements de dents, elles repartent le lendemain. Et les sauts en parachute ! Et les tirs à la mitrailleuse, où, épaule meurtrie, tremblantes, assourdies, elles se cramponnent à la gâchette, et ne pouvant clore un œil, en ferment deux pour viser.
 
Et toutes ces armes barbares qu'elles démontent en se pinçant les doigts ! Et que diriez-vous, Mesdemoiselles, d'être mariées à un fusil? Ne jamais vous en séparer, l'emmener au lavabo, le suivre au réfectoire, vous promener avec lui au bras, le huiler amoureusement, et finalement.., le coucher dans votre lit Et la salade des chambrées ! Soixante femmes de tous pays et toutes classes. De la Polonaise à la Yéménite, de la prostituée à l'intellectuelle, de la socialiste à la bêcheuse de bonne famille. Avec les petites jalousies et mesquineries féminines.
 
Partout dans les rues, trains, gares, on avait l'habitude de voir des soldats. En Israël, devant les marchands de «limonades», les cinés, en tous lieux publics, on remarque les soldates. Gentilles à croquer, discrètement maquillées, béret crânement posé sur l'œil, cheveux courts, corsages bien remplis, saines, décidées, mais point masculines et n' «abusant pas trop de leur liberté. Elles civilisent et rééquilibrent les gars dans les camps mixtes, elles savent remettre en place l'officier-mâle tendant à «exploiter l'autorité» et le prestige du galon.
 
Les sentimentales trouvent qu'un an serait suffisant. Elles ont le cafard du foyer, regrettent papa, maman, petit frère. Heureusement, d'un coup d'auto-stop, elles sont chez elles chaque week-end, pour la satisfaction des pères orientaux affirmant que ce n'est pas le rôle des filles de faire le soldat.
 
Le régiment a ici un rôle éducatif. En plus d'être une école de courage et volonté, on y enseigne l'hébreu et des métiers : dactylos, infirmières aux filles, chauffeurs, cultivateurs, électriciens aux gars. Sans compter l'éducation de base, les habitudes d'hygiène, les chants et danses israéliens. Et si les gens rouspètent un peu contre l'armée, moderne, populaire, bien organisée, comme ils sont fiers de leurs tankistes, pilotes, paras et petites soldates. Il faut voir les filles défiler, l'air décidé, le regard fixe, mitraillette sous le bras. Ils savent que leur vie en dépend. Toutes les querelles politiques s'effacent devant les besoins de cette armée de défense ne voulant attaquer personne, mobilisable en vingt-quatre heures, basée sur des réservistes qui font tous un mois par an, où les officiers ont le même uniforme que les hommes et combattent à tête de leurs troupes.
 
PAYSANS-SOLDATS
 
Ça chauffe dans le Néguev. Un colonel a été assassiné par des infiltrés. L'autorité militaire ordonne : «Doublez les sentinelles, partez au travail armés, ne vous écartez pas». État d'alerte de la mer Rouge à Bershéva. Bus, camions, voitures ne roulent qu'en convois escortés de soldats.
 
Pour la cueillette des olives, on sort à 4h30 tous phares des tracteurs allumés, fusil au poing, cartouchières sur l'estomac. Un Arabe caché nous aurait descendus comme un château de cartes. Étalant les bâches sous les premiers arbres, on devine, plus au toucher qu'à la vue, les branches sur lesquelles on glisse, les mains demi-fermées, comme pour traire une vache. Une pluie d'olives dégringole sur la toile, une variété de «grosses», parce que plus faciles à ramasser et donnant plus d'huile. Il fait frisquet dans le Néguev en septembre, mais, avec le soleil, montent plaisanteries et bavardages.
 
Quand même, ces «cactus» ! Avec leur éducation et leur connaissance de l'hébreu, ils auraient en ville des planques de bureaucrates bien payés. Mais, idéalistes, ils ont choisi d'être pionniers, pour une réalisation plus profonde que la chasse au confort, ou parce que, sionistes ou amoureux du désert, ils ne peuvent vivre ailleurs. Leurs amis se moquent d'eux, leurs parents se désolent, comme ceux de Ben :
- Je suis fils unique ; en 1948, ma mère était très fière que je sois à Revivim ; maintenant, elle me répète qu'il n'y a pas d'avenir au kibboutz. Elle veut m'envoyer è l'Université pour préparer mon avenir en ville où j'aurai tellement plus de perspectives qu'être ici un péquenot sur les sables, dit-elle.
 
Après-midi, mobilisation générale. Tout ce qui peut faire des heures supplémentaires s'abat sur les oliviers comme une nuée de sauterelles. Les femrnes et filles attaquent les branches pendantes, les gosses sortis des écoles cueillent nu-pieds dans l'arbre, «à la Tarzan». Les électriciens, mécanos et même le maire, perchés sur les grandes échelles d'alu, nettoient les hautes branches. L'olivier dépouillé, toiles vidées dans des caisses chargées sur les tracteurs, on passe au suivant.
 
Dans la course aux olives, mon équipier est un Belge, théoricien gonflé, souffrant d'être limité par ses muscles. A toutes mes questions Youri répond par des exposés ordonnés, complets :
- Non, le rôle militaire du kibboutz n'est pas terminé. Dans notre pays de 11 kilomètres, au plus étroit, traversé en quelques secondes par un Mystère, où aucun point n'est à plus de 30 kilomètres d'une frontière, nous n'avons pas de retraite possible. Disperser nos camps de soldats sur les frontières, éparpillerait nos forces de riposte. Ils coûteraient très cher, seraient improductifs et moins enracinés à chaque mètre de notre terre que nous, paysans-soldats, nourrissant le pays et prêts à défendre nos villages jusqu'au bout.
 
- Ainsi, tout le long du pays, nos kibboutzim-forteresses gardent les frontières. Un kibboutz est très groupé, facile à défendre, organisé militairement avec ses officiers. Il nous faut exactement sept minutes pour, en cas d'attaque, répartir en camion, les armes toujours chargées, pour que chacun coure à son poste et que les enfants soient dans les abris. Ainsi nous donnons à l'armée le temps d'accourir et au pays des heures précieuses pour se mobiliser.
 
- Comment un moshav étiré en longueur peut-il en faire autant ? Comment un fermier privé, peut-il travailler le jour et garder la nuit ? Mais il faudrait plus de kibboutzim, pour éparpiller la population dans le Néguev. Sur un terrain inhabité, l'ennemi circule impunément. Des Bédouins contrebandiers nous traversent encore d'Égypte en Transjordanie. Enfin, réalise que depuis seize ans nous vivons prisonniers, sans pouvoir nous promener seuls à 3 kilomètres sans mitraillette, que, chaque soir, nous nous cloîtrons derrière nos barbelés et que, si nous n'étions pas là, personne n'y serait.
 
A la pause, assis en vrac sous les oliviers, on décortique des pommes-grenades, pendant que les petits avions à la recherche des infiltrés nous font bonjour en faisant du rase-mottes. D'un coin ou d'un autre, on entend toujours les tac-tacs et boum-boums de l'armée, constamment en manœuvres, prête à intervenir. De retour au kibboutz, nous trouvons une colonne de jeeps, de dodges découverts, pleins de réservistes, avec radios, mitrailleuses et vraies balles. Ils sortent de leur bain de poussière, camouflés de gris des pieds à la tête.
 
LA NOCE SÈCHE MAIS ARMÉE
 
Youri, toujours ravi de discourir, lance :
- La prostituée vend son corps à l'heure ; la bourgeoise en une fois, à un mari que souvent elle n'aime pas. A ce marchandage nous opposons l'Union socialiste de deux producteurs, débarrassée des : dots, fortunes des parents, espoirs d'héritage, origines, etc.» Au kibboutz, c'est facile de se marier, il suffit que les deux futurs demandent une chambre au maire. Une fois par an le rabbin vient régulariser les situations. Seule sa bénédiction légalise le mariage ; mais si l'époux tractoriste travaille à 10 kilomètres on lui trouve un remplaçant, si la mariée est enceinte le kibboutz fournit une épousée d'une heure. La même alliance sert pour tous les couples. Seulement les rabbins craignent de venir dans les kibboutzim marxistes, ils ont tellement subi de farces, jusqu'à trouver des porcelets dans leur voiture. Quel sacrilège !
 
La célébration annuelle des six mariages s'est passée dans le vieux fortin, au milieu d'un grand déballage de flingues. Les mariés, mitraillette sous le bras, mettaient à l'aise leurs invités arrivant fusil sur l'épaule. Jusqu'au photographe qui mitraillait dur, colt à la ceinture ; sans parler des sentinelles partout doigt sur la gâchette. Dame, les infiltrés !
 
Zef, le blond Roumain aux yeux bleus, se marie avec une très brune yéménite aux grandes mirettes noires. Les familles renforcent encore le contraste. Celle, bourgeoise et occidentale, de l'ex-avocat de Bucarest, et les braves ouvriers du Yemen, orientaux à 100 %.
 
Même pour des noces, ils ne boivent pas. La moitié de la bière et du vin restait sur les tables. Ça faisait mariage de campeurs autour d'un grand feu, six gais lurons moustachus tapaient à tour de bras sur leur tambourin, soutenus par les accordéons et les claquements de mains des colons des kibboutzim voisins qui lançaient tous les chants du jeune folklore israélien : Avanaguilava, et d'autres, genre : Nous avons défriché la Galilée ; et ceux tirés des versets des prophètes, du Cantique des Cantiques et ceux que Salomon poussait à sa fiancée.
 
Pendant qu'un feu d'artifice, à coups de balles traçantes, souhaitait du bonheur aux douze épousés, j'étais sur la terrasse. Avec leurs champs sous la lune, leur forteresse criblée d'éclats, cette vitalité, cette volonté de survivre, ça avait de la gueule.
 
- Vois notre problème, me dit le maire qui m'avait rejoint. Venant de 90 pays, avec des habitudes et des caractères si différents, comment célébrer nos mariages et nos naissances, en Israéliens et sans Dieu? Toutes nos cérémonies religieuses sont à laïciser. Que seront nos fêtes agricoles, nous qui avons été deux mille ans sans terre? Nous n'avons pas seulement été mutilés physiquement, mais intellectuellement. C'est au contact de son sol que se crée la littérature, la poésie, l'âme d'un peuple. Vos paysans ont des centaines d'années de culture et un passé commun.
 
- Ici, tout est à créer. Il nous faut tâtonner, inventer des journées dédiées à la nature, la plantation d'arbres, à Pâques, pour le printemps, la liberté, le 1er mai. Et pour un mort? Après huit jours sans activités récréatives, nous préparons une brochure contant sa vie, ses luttes, des témoignages de camarades, des photos. Nous devons encore trouver des jeux, des distractions pour les veillées, et plus de fêtes entre villages, parce que leur préparation et les souvenirs enrichissent une vie, nous sortent de la routine. Que de tâches ! Nos enfants, parlant tous la même langue, s'y attelleront. Ils seront mieux préparés. C'est une importante réalisation du kibboutz d'avoir déjà développé des traditions et un folklore.
 
- Voyons en gros la vie culturelle au kibboutz. C'est pourtant dur de s'astreindre à potasser après le boulot, mais 25 gars apprennent par correspondance. Tiens, Schlomo, venu presque illettré à dix-sept ans, il s'est barricadé tous les soirs dans sa piaule, a passé son bac, suivi des leçons d'agronomie, le voilà à la tête de nos 1 500 hectares. En plus de nos cours du soir et du dada que chacun cultive : archéologie, astronomie, botanique, l'hiver, quand le travail ralentit, chaque kibboutz organise son «Mois de la Culture» où hommes et femmes étudient à mi-temps avec conférences tous les soirs.
 
- Tu connais notre manque de bras et d'argent, mais nos artistes ont deux ou trois jours par semaine pour leur art. Meilleurs ils sont, plus ils ont. Si un gars est particulièrement doué, le kibboutz l'enverra à l'université, à l'étranger même. Imagines-tu que la femme de notre berger, mère de trois enfants, est partie étudier la peinture à Paris, pendant que le kibboutz et le mari élèvent les gosses ? Quel vacher pourrait abandonner ses bêtes pour un stage professionnel de dix mois? Chaque branche a ainsi ses congrès et semaines d'études, sans parler des séminaires politiques, culturels on économiques, que l'on suit d'après ses goûts.
 
- A côté de la bonne musique et de la littérature que nous ingurgitons, de nos chorales, orchestres et groupes de danse, chaque kibboutz a son metteur en scène, montant plusieurs pièces par an. Ein Guev par exemple présente son festival de musique et Dalhia de danses ; ils attirent des milliers de spectateurs. Nous suivons encore des activités en ville, plus les films, réunions et 5 000 conférences données dans nos colonies ; les troupes et orchestres nous visitent et témoignent que nous sommes le meilleur public israélien. Notre maison d'édition publie nos manuels scolaires et les œuvres de nos artistes, même à perte. Tous nos éducateurs sont formés dans nos écoles normales, les meilleures du pays. Enfin dans ce village de 250 âmes nous avons, écoute bien : 3 peintres, 2 écrivains, 1 poète, 1 compositeur, 1 sculpteur, 1 metteur en scène, 1 philosophe.
 
- Tu vois que nous faisons le maximum pour développer professionnellement et culturellement nos membres que nous sommes mieux outillés qu'un citadin solitaire pour utiliser intelligemment nos loisirs. Pourtant certains artistes nous ont quittés, claquant la porte, clamant que le kibboutz ne leur donnait pas assez de temps pour créer. En ville où la vie est très dure, avec une femme et trois gosses à charge, ils n'ont plus rien composé ni peint. Conclus
 
Leur fraîche Maison de la Culture, avec piano, plantes vertes, bibliothèque, est décorée de tableaux durs, sombres quand j'ai demandé à l'auteur, une Roumaine, pourquoi ces visages, longs et tristes à pleurer, sans un mot, elle m'a tendu le bras Auschwitz ! Poignée de main, long regard, Chalom !
 
Elle m'invite chez elle près des branches pendantes d'un poivrier en fleurs :
- Au début, la vie collective, les baraques, les barbelés, le réfectoire, tout me rappelait les camps. Je ne croyais plus en l'homme. Comment peut-on rester sain, sans complexes, quand on a versé tant de larmes, vu tellement d'horreurs. Je suis revenue à la surface. J'aurais pu sortir quand les Allemands m'ont indemnisée de trois millions. Non ! Ici, je vis pour quelque chose de grand. Les juifs doivent revenir dans notre patrie historique, participer à notre renaissance, créer un peuple de travailleurs dans un État socialiste.
 
- Et quelle confiance en chacun ! Ici, rien n'est fermé à clé. Quand j'ai emménagé dans ce logement, j'ai trouvé des fleurs, un mot gentil et tout le kibboutz est venu défiler pour admirer l'installation. Nous sommes très pris. A part ma peinture, je suis spécialisée dans la destruction des insectes, souris et mouches. Après les enfants. Dimanche, c'est la réunion des Commissions ; lundi, la chorale ; mardi, cinéma ; mercredi, causerie ; jeudi, musique ; vendredi, rapport sur la situation politique ; samedi, assemblée générale. Et l'on recommence.
 
IDÉAL ET BOUTONS
 
Je visite Rina la Polonaise, dans la lingerie, où depuis des semaines elle coud des centaines de boutons, où des mois encore elle posera des milliers de boutons. Ce qu'elle en a marre des sacrés boutons ! Elle avait tant rêvé d'être pionnière, de cultiver le désert ; elle voudrait être un homme. D'autant plus que boutons et chaussettes sont le refuge des femmes enceintes ou fatiguées.
 
Depuis quinze ans si étroitement voisines elles ont épuisé les grands sujets. Alors, si ça papote ! Tous les faits et gestes, tous les mariages en préparation, les futurs bébés. Tous les potins y sont centralisés, confrontés. Tout le monde est disséqué, analysé, psychanalysé ; huit jours avec elles, et vous connaissez tous les dessous de la vie du kibboutz et de chacun. Seule la couturière, trop occupée à monter ses robes, à faire choisir modèles et tissus «aux clientes», refuse ce passe-temps.
 
Rina, du «genre maternelle», souffre d'être séparée de son fils. A table, elle résume les critiques sur l'emploi de la femme au kibboutz :
- Dans le grand enthousiasme de la période héroïque, les fondatrices de cette société qui les libérait ont voulu et rempli les mêmes tâches que les hommes. Dockers, elles déchargeaient les bateaux de charbon. Pionnières, elles dépierraient les champs. Tractoristes, elles défrichaient les dunes. Soldates, elles combattaient à la mitrailleuse. Émancipées, elles couchaient avec qui leur plaisait. Conséquentes, elles prenaient d'importantes responsabilités et, à quarante-cinq ans, elles en paraissaient soixante, usées, ridées, mains racornies. Sans parler des maris qui regardaient d'autres plus frais minois. Leurs filles ont compris. Elles ne réclament plus l'égalité. Elles ne veulent plus copier les hommes, mais être des femmes. Elles ne désirent plus travailler aux champs sous le dur soleil qui fane si vite leur peau.
 
- En agriculture, les emplois adaptés aux filles sont rares. A chaque grossesse, la mère absente est remplacée. Après quatre naissances, il faut sortir une bergère ou une laitière pour la crèche. On ne perd pas une précieuse journée de tractoriste pour le mettre au repassage. Alors, de gré ou de force, nous abandonnons la production et nous retrouvons cantonnées dans les travaux traditionnels : buanderie, ménage, enfants, cuisine, où nous ne sommes jamais assez nombreuses. Sur 100 femmes au kibboutz, voilà nos fonctions : Soins aux gosses, 31. Lingerie, 20. Cuisine, 18. Ferme, 16. Éducation, 11 Infirmerie, 2. Le kibboutz investit d'abord dans les branches qui rapportent et moins dans les services dépensant toujours trop. Le travail y est pénible.
 
Son mari, qui avait dû l'entendre souvent, la coupe :
- Mais qui vous empêche d'étudier le soir, d'aller en stage, de devenir tailleuses, prof. de gym., nurses ? Vous aurez plus de satisfaction dans votre travail. Puis, nourrir les tractoristes, chasser les mouches, élever la nouvelle génération sont des tâches indispensables. Et vous pouvez être maire, trésorière.
 
Rina :
- Ce sont des vues de l'esprit. Participant peu a la production, les questions économiques et les grands problèmes politiques m'ennuient. Nous sommes fatiguées, nous parlons moins en public, nous sommes moins sûres de nous pour prendre une grosse responsabilité. Aux élections nous votons pour les hommes et, à qualité égale, vous ne prenez pas la camarade. Il devient difficile de trouver les 30 % de femmes pour les commissions de gestion. Nous préférons la chambre, les enfants, notre vie privée.
 
Les familles sont la base solide du kibboutz, les célibataires quittent plus facilement. L'opinion publique désapprouve l'infidélité chez les couples, qui ne sont pas moins stables qu'ailleurs. Mais il y a des «cas». Les «Cactus «se marient jeunes, et le beau chauffeur d'ici aime le changement. Toujours sur les routes, avec le prestige du volant, il ramène une deuxième compagne qu'il remplace au bout d'un an par une troisième qui veut se suicider depuis qu'elle a vu s'amener la quatrième. Le kibboutz râle et parle d'intervenir.
 
Un autre scandale passionne et nourrit toutes les conversations, des étables aux cuisines, des vergers à l'usine. Le crime ? Après le travail, deux maçons ont construit une terrasse devant leur logement. Pendant quatre assemblées générales les arguments ont volé, depuis les grands principes du kibboutz, jusqu'aux petites rancœurs «Ils ont brisé l'égalité entre camarades, ils ont utilisé du ciment de la collectivité pour leur bénéfice personnel.» Les femmes menaient la lutte, les jeunes, plus absolus encore, réclamaient que les fautifs détruisent leur trottoir. Les anciens temporisaient ; finalement, les coupables ont été changés de chambres.
 
Le trésorier, un idéaliste à tête pleine de chiffres, m'en récite quelques-uns :
- Nous sommes 250, dont 90 enfants et 64 femmes. Dans cinq ans nous serons 350 et nous nous suffirons à nous-mêmes ; 50 % travaillent dans les services et 5O % dans la production. Nos ressources proviennent à 28% de nos céréales, 22 % du poulailler, 20 % de l'usine de brouettes, 12 % des légumes, 10 % des vaches et 8 % des fruits.
 
- Le budget individuel se décompose en 36% pour la nourriture des adultes, 33% en soins et éducation des enfants, 9% en dépenses culturelles, meubles, argent de poche, objets de première nécessité, 7% d'aideà nos parents 5 % en logements et bâtiments publics, enfin 4% en soins médicaux.
 
Le tracteur, c'est leur moyen de transport. Assis sur le gros garde-boue à côté du tractoriste, fusil sur les genoux, j'ai été largué, au fin fond du kibboutz, pour noyer d'eau les pieds des pommiers. Profitant de la solitude, je travaillais en tenue d'Adam ; c'était bon, le soleil, les douches. Seulement j'ai attrapé un de ces coups de soleil que j'en ai perdu la peau des fesses. Je ne pouvais même plus m'asseoir.
 
Je les aimais bien ces petits arbres, mais toutes leurs feuilles ont été bouffées : une invasion de sauterelles venues d'Égypte. Les rampantes progressaient irrésistiblement par bonds. Les parachutistes tombaient en nuées sur toute tache verte. Pendant trente heures, ça a été une de ces bagarres ! Tous au front. Tracteurs, camions, jeeps roulaient, écrasaient, roulaient, écrasaient, les avions vaporisaient comme une marée submergeant tout, les sauterelles venaient toujours Plus on en tuait, plus il en revenait. Après, ce fut affreux, l'odeur, la vue, plus une feuille aux arbres... Heureusement elles repoussèrent.
 
Et les jours de Ramsine ! Un vent sec, brûlant, énerve bêtes et gens. Puis, en colère, il embarque les toits, balaie le désert, chasse devant lui des vagues de poussières qui deviennent nuages. Tout est gris, ciel, feuilles, bonshommes, on ne voit plus à 15 pas. Ça dure des quarante-huit heures, cette tempête de sable qui, impalpable, s'infiltre partout, recouvre tout. La vie du kibboutz s'arrête, même plus de cuisine, cloîtrés dans les chambres, on mange des sandwiches, dormant, attendant...
 
MOUTONS ET DIPLOMATES
 
Avec Rava, la blonde lieutenante, nous descendons à Elath sur la mer Rouge et Sodom sur la mer Morte. Elle assure le stop et je la protège ; comme l'Aveugle et le Paralytique de la fable. Malgré la concurrence aux bifurcations, Rava, prie, insiste, si convaincante qu'elle séduit tous les chauffeurs, même celui de l'ambassadeur d'Abyssinie. Sur les 40 kilomètres de collines calcinées de Revivim à Bershéva, je réalise que pour élever leurs gosses au milieu d'un tel isolement, en dépit de leur village en plein développement, il faut être gonflé !
 
Debout derrière la cabine d'un 20 tonnes, on est vraiment dans le désert. Du fond de l'horizon, il accourt à 80 à l'heure, nous saute aux yeux, nous entre dans la peau, nous gifle un air étouffant. Sans perdre une bouchée, on dévore tout, ça défile, à droite, à gauche. Quelle richesse de couleurs, du blanc, du bleu, du vert, du violet, du gris, du rouge, du noir. Vraiment l'absence de verdure n'est pas monotone et si j'avais autant de cent sous que je vois de cailloux, je n'aurais plus besoin de faire d'auto-stop.
 
Dire que cette région était cultivée On croise des ruines de villes, des restes de canaux, des bouts de terrasses. Voilà Sde Boquer, le kibboutz où Ben Gourion aime promener ses moutons et les diplomates étrangers. Puis assis, pour ne pas être piqués par les flics de la route, on est secoués à se demander comment cœur, estomac, poumons, sont accrochés pour ne pas se mélanger.
 
Aux premières loges, dans la cabine d'un 30 tonnes de soufre. Longue descente en prise dans le Martesh Ramon un immense cratère, avec un de ces reliefs... La route, sauvage, genre montagnes russes, contourne des roches de toutes formes, tourmentées, dentelées, creusées de gorges, ravinées d'oueds. Avec tout le long une piste pour blindés, au cas... On dépasse des colonnes de fourmis, harnachées, armées, cavalant au petit trot. Pauvres soldats, j'ai chaud pour eux.
 
Le chauffeur, un Russe sympa, nous tend ses cigarettes et l'outre rafraîchissant à la portière. Il connaît chaque bosse, chaque tournant de cette route splendide, mais très accidentée. Un artiste en son genre ; il prend son élan, aborde les côtes à toute allure ; jouant du piano avec ses huit vitesses, l'accélérateur, le frein, à grands gestes puissants et sûrs, il lance ses 30 000 kilos dociles dans les virages. Près de la Jordanie, il arme son fusil ; mitraillé un soir par des Fédayins, il a tenu jusqu'au prochain kibboutz, il en a eu pour deux ans d'hosto. Mais il aime cette vie libre, malgré les 600 kilomètres par jour, la chaleur, le danger.
 
Enlevés dans un luxueux bus italien ; Rava m'est arrachée par deux douzaines de fougueux Napolitains en mal d'amour. Madone ! Quelle sérénade sans guitare ! Une de ces cours enflammées, avec 24 regards incendiaires, 24 mitrailleuses jumelées canardant 600 déclarations à la minute ! Écroulé dans un fauteuil confortable, je n'apprécie plus le paysage rationné à une vitre, ni cette prosternation aux pieds d'une demoiselle. Je regrette mes camions, le partage de la vie des routiers commentant tout ce qu'on croise.
 
A Elath, nous fonçons voir la mer Rouge. Mince Elle est bleue. Rava, récupérée, me pointe : l'Arabie saoudite, les rougeâtres falaises de Jordanie, la belle courbe du golfe d'Akaba, les monts désolés du Sinaï et le port israélien d'où, longtemps avant Jésus-Christ, les caravanes remontaient, vers la Méditerranée, l'or, l'ivoire, les pierres précieuses.
 
Il fait une soif ! Un vent desséchant, chargé de sables, pique la peau, crisse sous les dents. On échoue sur la plage, à côté de jeunes Danois et Anglais ; débarquent deux Françaises, descendues seules en stop. Les pauvres ! Entre les jambes, l'une avait le changement de vitesses. Il y en a huit. A chaque rembrayage, la main du chauffeur remontait doucement, s'attardait consciencieusement. Quelle partie de pelotage ! Et pas moyen de descendre en plein désert. Elles se sacrifiaient à tour de rôle. Trois Parisiens sont là aussi, bloqués depuis trois jours, ils n'arrivent pas à remonter. Au moment de bivouaquer, une nouvelle meute d'affamés Elathiens se jette sur les trois filles, offrant tous promenade en mer, pêche sous-marine, visite du patelin et... maison confortable avec disques.
 
Le beau maître-nageur à barbe et grand chapeau mexicain offre boissons et cigarettes aux trois naïades ; moi, j'emprunte son masque. Pendant des heures, j'explore ces extraordinaires fonds sous-marins. Je nage à côté de poissons exotiques multicolores, aux formes étranges. Je tourne autour de récifs de coraux à vous arracher des Oh ! Je descends vers les algues et rochers profonds. Toute une vie, riche en couleurs, insoupçonnable du dessus.
 
Devant les fenêtres du maître-nageur, sur des cadres verticaux pleins d'herbes épineuses, l'eau tombe goutte par goutte ; le vent soufflant à travers apporte un peu de fraîcheur. C'est l'air conditionné d'Elath. Avec ses copains genre cowboys, des durs venus ici faire du fric, on discute :
- Je me trouve peu juif, mais israélien. Parlant arabe, je suis très intéressé par mes voisins et me sens plus près d'eux que de certains Israélites arrivant de tous les coins du monde. Ils sont complexés, compliqués, hypocrites. Nous, Tsabrés, sommes francs, simples, nous voulons rester un peuple dynamique. Pourquoi ramener ici les parasites ? Chaque immigrant nous coûte un million, en voyage, installation, prêts, écoles, mais 6 % ne travaillent pas : asociaux, malades, enfants, femmes. Fils du pays, je ne reçois pas de cadeaux, je bosse dur, démarre à zéro, sans trouver un logement, ils sont réservés aux immigrants.
 
Il conclut menaçant «Nous étions à couteaux tirés avec les Anglais, puis les Arabes, et maintenant avec les Marokaïs. Ils sont 5 000 ici qui travaillent le moins possible, veulent tous être des chefs et dénigrent tout dans notre pays.
 
Ils nous pilotent dans Elath. Beaucoup de travaux. Pose d'un pipe-line montant le pétrole aux raffineries d'Haïfa. Nouveaux quartiers, bâtiments neufs, terrain d'aviation, mais très peu de femmes, 40° à l'ombre et 15 millimètres de pluies annuelles.
 
UN TOUR A SODOM
 
Dans la queue de soldats à mitraillette, attendant leur tour de stopper, les jambes et sourires de Rava ravissent une jeep pour Tirana, les mines modernisées à l'endroit où les 80 000 mineurs du roi Salomon extrayaient le cuivre, il y a trois mille ans. Il y fait tellement chaud qu'en plein désert, nous montons un abri de couvertures. Trois heures après on embarque tout pour le kibboutz de Yotvata. De beaux corps de gars et filles, tous ces Cactus. Très nationalistes, pour eux Israël est le centre du monde. Malgré piscine et logements neufs, il faut y croire pour s'enterrer dans un coin pareil. Pas un pouce d'ombre, ça tape à en donner mal à la tête. Les matelas d'herbes ne donnent qu'une vague fraîcheur. Avec leurs troupeaux, vergers, potagers et leurs récoltes sur des terres restées en friche des centaines d'années, ils espèrent nourrir Elath. Les bergers se baladent armés, tendent des embuscades et se canardent avec les jordaniens voleurs de dattes. Ils aiment cette vie libre où les quelques kibboutzim forment une famille, dans ce désert sans hommes, mais non sans âme.
 
Dans un bistro-pompe à essence, cerné de barbelés, un grand escogriffe moustachu parle à un Marocain. J'y vais :
- Où t'as appris le français ?
- A Belleville, mon pote ! Qu'il répond en me serrant la paluche et traînant sur l'accent. Évidemment qu'on se tasse dans son camion-citerne qui ravitaille en flotte les villages et postes militaires isolés. Pendant trois heures, passionnément, chacun vide son sac. Matricule d'Auschwitz sur l'avant-bras. Volontaire en 48 pour défendre Israël :
- J'en ai vraiment bavé ici. C'est pourquoi j'aime ce bled. J'ai le Néguev dans la peau. Pour des millions je n'irais à Tel-Aviv. Ici, on vit, on crée quelque chose, le coin se développe, on extrait : gypse, kaolin, quartz, phosphate, fer. Regarde ces canalisations de l'eau qui arrive du Nord. Des millions de légionnaires arabes peuvent nous attaquer, j'ai foi en notre destinée, il en restera pour continuer. S'il arrive un pépin, je ne pars plus, je mourrai avec Israël.
 
- Qu'en dis-tu ? Moi athée, j'ai découvert ici la Bible. J'en suis fada de ce bouquin. Toujours sur les routes, partout je retrouve les coins qu'elle cite. C'est le grand livre d'histoire. La lire en français, ça ne touche pas, mais en hébreu, ça te parle vraiment.
 
Grâce à des prospecteurs de pétrole, on descend à Sodom. Sans argent, mais riches des beaux yeux de Rava, on dort gratis à l'auberge de jeunesse. Quel trou ! 20 baraques, des tentes, 2 cafés, 1 caverne, plus, à 392 mètres sous les océans, la mer Morte. Sans un poisson, saturée de sel (16) , dans un cadre lunaire, bordée de falaises de sel, avec ses plages en grains de sel, jusqu'à la femme de Loth qui est en sel. Une usine extrait bien 145 000 tonnes de sel par an (17) , il en reste des millions de tonnes. Le Jourdain a beau déverser 6 milliards de litres d'eau par jour, ils s'évaporent !
 
Alors nous, déshydratés, à la flotte tiédasse depuis des jours, nous ne pouvons boire à notre soif dans ce four. J'ai voulu me baigner, pas moyen de nager, les pieds brassent l' air.Vrai bouchon,on peut lire,allongé comme dans un lit mais la mer huileuse brûle les plaies.
 
Pour un soir, tous les «sans-femme» de Sodom ont été «emballés», par un plein bus de touristes américaines very excited. Avec elles nous remontons la côte, escortés de quatre gardes à mitraillette. On s'habitue à voir ces engins dans chaque voiture, Et voilà l'oasis d'Ein Guédi, le kibboutz miracle, la fierté du pays. A 40 kilomètres du premier point juif, au bout d'une piste impossible, où l'on ne s'aventure qu'armés, une poignée de fanatiquement optimistes s'est accrochée. Tout près de la frontière et de la mer Morte, dans un des coins les plus désolés du monde, ils déblaient les rochers, lavent et dessalent leur terre à l'eau douce avant de planter entre les cailloux : dattiers, oliviers, maïs et tomates. Une nostalgique chanson leur est dédiée.
 
Dans un dodge militaire, conduit par deux Cactus - Rava s'inquiète. Ils roulent comme des fous, frôlent le fossé gauche, courent des risques, dérapent en virant ; ils arrivent enfin en bolide face à un camion, le coup de frein brutal nous éjecte dans le talus. Je m'envole dans le décor, Rava projetée sur la route se relève couverte de bleus. Les soldats ? «Peuh ! L'armée nous apprend à n'avoir peur de rien.»
 
Retour moins rapide sur Bershéva, la ville champignon. Anciennement les Sept Puits d'Abraham, devenue marché musulman jusqu'en 48. Aujourd'hui, capitale du Néguev avec 35 000 habitants. La vieille rue centrale avec ses cafés arabes, ses boutiques, son désordre, fait très bazar, mais sans le pittoresque de l'Asie. Les chauffeurs de taxis-collectifs racolent des clients pour Tel-Aviv. Des caravanes de chameaux se mêlent aux voitures américaines, camions poussiéreux, convois militaires, tracteurs... Mitraillette au poing, seins dansants, des soldates en rang, cavalent au petit trot. Elles vous fusillent à bout portant de regards à vous percer le coeur. Des smalahs orientales, harnachées de baluchons, les mères à taille épaisse, en robes multicolores, encerclées de moutards, envahissent les autobus dernier cri conduisant au centre de la nouvelle ville.
 
Partout, des quartiers bien conçus pour le climat se bâtissent sur le désert. Les premiers, assez «casernes» bordent des routes passagères qui finissent cinq minutes plus loin dans la poussière. Sont aussi sortis des sables : l'hôpital, ultramoderne où la salle d'opérations ouvre sur une terrasse pour hélicoptères - les grands cinémas, théâtre, piscine, maison de la culture encore peu fréquentée par la population, difficile, mal adaptée au pays, avec des relations tendues entre juifs orientaux et occidentaux dans une cité sans verdure qui fait vide sous un ciel trop grand.
 
Que de rappels indiscrets des générosités juives américaines ; crèche, don de Machin ; placard en bronze : école donnée par Moi X ; un kilomètre de plantation d'eucalyptus, offert par Une telle, jusqu'au très intéressant centre de recherches qui est pareillement étiqueté. Une amie de Rava m'y pilote :
- Les immigrants arrivent de pays totalement différents, avec des habitudes de vie convenant mal au Néguev. Nous déterminons Pour le travail, pause toutes les heures plutôt que sieste après la journée. Que manger et boire ? Quand et en quelle quantité ? Quels vêtements utiliser ? Comment élever les enfants ? Quel type de maison à air conditionné bâtir pour le nouveI homme du désert ?
 
A la sortie de Bershéva, le stop est organisé militairement. Un très digne Military Police arrête tous les véhicules de l'armée et d'autorité y enfourne la file des trouffions Tel-Aviv, Haïfa, Jéroushalaïme. Roulez ! Les jolies soldates se passent de M.P. Ces petites coquines dédaignent les lents et inconfortables camions. Sûres de leurs charmes, elles travaillent seules la «Cadillac» A peine besoin d'un vague signe condescendant et de l'air d'une princesse accordant une faveur, elles daignent combler le chauffeur-soupirant du privilège de leur compagnie.
 
J'approche de l'Égypte. Le long de la route, des familles ont été plantées. Des tomates, des poulets, des fermes, des villages ont poussé. Transformer des camelots héréditaires en paysans ne se fait pas sans pleurs ni grincements de dents. Là frontière voisine donne une impression de bout du monde ; peu d'autobus. Les camions ramassent le maximum de ménagères, ouvriers et soldats, mais le stop ne peut être aussi régulier qu'un car. Un pauvre instituteur se désole, encore une fois sa classe commencera sans lui. Je continue par une route dangereuse, peu fréquentée, longeant la bande de Gaza gardée par des troupes de l'O.N.U. Heureusement les rares bagnoles s'arrêtent. Et j'arrive à Saad.
 
LES DOIGTS MÉCANIQUES
 
Ils sont douze kibboutzim conciliant agriculture moderne et stricte obéissance aux lois juives, écrites il y a trois mille an. Avec l'embouteillage au portillon, l'étiquette catholique, c'est à la troisième tentative seulement que, Breton et têtu, je m'installais dans Saad (18) , le jeune et florissant kibboutz religieux du Néguev. Seul sans petite calotte, ils m'ont entrepris. «Tu choques nos camarades, ignorant que tu n'es pas israélite. Et si on ne se découvrait pas dans une église ?» Ainsi, je suis devenu extérieurement juif religieux, avec mon petit bonnet noir, bordé blanc.
 
Ailleurs, avec tous les types d'Israéliens, on me prenait pour un juif français. En stop, ils me disaient : Depuis combien de temps es-tu monté au pays ? Vas-tu rester ? C'est dur au début, mais quand tu parleras hébreu, tu t'installeras et ne voudras plus vivre autre part.» Si l'on me demandait, je précisais mes origines. Croyant ou pas, on est automatiquement catholique. Ça ne m'a jamais attiré d'hostilité.
 
Après prières avant et en fin du repas -méditations à la synagogue et minute de recueillement sur le tracteur - on démarre cueillir 500 hectares de coton. Les kibboutzim refusant les salariés utilisent une machine. A Saad, par contre, ils ramassent avec les mains d'ouvriers orientaux tout ce qui veut encore gagner quelques sous et tient sur deux pattes :petits Irakiens, fillettes yéménites, vieux juifs marocains, tout le gratin des épaves de l'immigration, la plus belle collection de barbes blanchissantes, de costumes baroques, de blouses grises rapiécées, de pantalons rouges bouffants, de gandourahs et burnous et toutes les coiffures imaginables, du chapeau de paille à la gapette amerlock, du turban au chapeau mou en passant par le fez, le béret et la calotte.
 
Après que le soleil a bu la rosée, on fonce dans le vert jusqu'à la poitrine ; chacun dans son rang, avec des gestes précis Armé comme eux d'un sac sur le ventre, quel plaisir j'éprouve de refermer dix doigts à la fois sur dix soyeuses touffes de duvet. Les deux mains volent de haut en bas, de boule blanche en boule blanche, elles attrapent, tirent à pleines poignées, le coton si léger, si doux. De si belles barbes de pères Noël, tranchant sur le vert des feuilles, le brun des tiges ! La lumière douce embellit encore l'immense masse verdâtre des cotonniers, les collines verdoyantes des kibboutzim environnants et tous les prés, les vergers, les vignes de cet ex-désert, métamorphosé en jardin.
 
Trois petits avions aux ronrons énervants font du rase-mottes sur des champs de patates voisins ; vaporisant 20 mètres d'insecticide à la fois, ils piquent, virent, repiquent. Tandis que tout là-haut, parmi les bouts de nuages, utiles à quoi ? puisqu'il ne pleut jamais, des escadrilles de Mystères patrouillent, fondent sur nous silencieux et ne larguent qu'une fois passés l'ouragan de leurs moteurs en délire.
 
Poignées sur poignées, le sac léger comme du coton devient lourd, les reins pliés font mal, les touffes blanches sont innombrables, les rangs interminables, la sueur inonde, le soleil brûle, les mains courent seules, pensées, bavardages, plaisanteries s'éteignent, même les «moulins à paroles» tournent au ralenti. Les sacs bourrés, pesés, vidés dans la remorque grillagée, rappellent qu'à 300 francs le sac, il faut encore accélérer. Et ce n'est pas gai de croiser à la bascule ces pauvres petits vieux, chemises collées aux os, visages crispés, 12 kilos sur l'épaule, qui trottinent lourdement dans leurs godillots sans chaussettes, pour ne pas perdre une seconde.
 
Et moi, je tourne à vide, j'ai beau foncer, faire des sprints de 100 mètres, je tombe sur 20 pas de tiges couchées, et... reste dans le peloton des vieillards. Quant aux femmes et gosses échappés au loin, ils ont deux mois de coton dans les mains. C'est alors qu'on subit les cinq gars du kibboutz qui se lèvent pour «travailler», A coups de gueulantes, Ils font recommencer le rang à ceux qui laissent du coton. Mais, vite échauffés, retournent à l'ombre croiser des mots, m'expliquant au passage :
- Il faut crier, sinon, ils ne ramassent que le coton du haut.
Prendre des salariés, se défend, gueuler après passe encore mais, sans bosser, jouer au patron est contraire à tous les principes du kibboutz. Heureusement, c'est un cas très exceptionnel.
 
Pendant que les ouvriers aux visages osseux sortent d'un chiffon leur mince casse-croûte qu'ils grignotent hâtivement, chacun dans un coin, les gars du kibboutz se tapent un plantureux repas aux cuisses de poulet. J'en profite pour bavarder avec les jeunes Marocaines. Les meilleures cueillent 80 kilos, la championne 120, et le recordman d'Israël, 150. Le premier passage est facile. Quant an troisième, il faut chercher le coton, marcher, sac battant entre les jambes pour un maigre salaire qui n'attire pas les hommes.
 
SANS VIOLER LA THORA
 
Aux lavabos, les gars me lorgnaient violer la loi en coupant mes poils au rasoir. Eux le faisait suivant la Thora (19) , les joues enduites d'une pâtée verdâtre, enlevée au bâtonnet, qui les ««rase» d'assez près. Tandis que les circoncis marocains braillaient sous la douche des Si tu vas à Rio et Bambino, mouillés d'eau chaude.
 
Dans la grande baraque, on dîne par tablées de six. Premier service, pour célibataires ; deuxième, pour familles avec gosses ; troisième, les retardataires. Ici pas de femmes en short, mais les enfants jouent entre les chaises, et courent, piaillent. Les serveurs manquent d'efficacité, on mange trop chaud, ou trop froid. Je les plains de prendre tous leurs repas dans cette foire.
 
Je retrouve mes voisins de chambrée pour un café. Arié, jeune Tsabré énergique, aux yeux verts, me lance en feuilletant un album de luxueux intérieurs américains :
- Je n'aime pas ce monotone travail de la terre. Les mêmes tâches, répétées éternellement. Je désire étudier l'architecture, en plus de kibboutzniks, le pays a besoin de maisons, de savants, de pilotes. Je ne veux pas abandonner au groupe le pouvoir de décider de ma vie. Sans famille en Israël, je ne reçois pas de cadeaux, mes voisins ont meubles et radios, moi non. J'aime être le propriétaire de mes affaires, sans avoir à toujours demander pour une chemise, une ceinture. Je voudrais grimper dans l'échelle sociale, augmenter mon standard de vie, sortir en voiture, avoir de beaux costumes, manger ce qui me plaît. M'asseoir anonymement au café, sans devoir supporter la mauvaise humeur du voisin, sans cette conscience collective qu'est l'œil de l'opinion publique qui me juge continuellement. Je suis prêt à travailler dur pour mes enfants, à les élever moi-même, à en faire autre chose que des paysans.
 
- Quand je descends en ville, c'est en auto-stop, sans argent pour l'hôtel ni même pour une bière. Mes anciens copains d'école m'hébergent, ils sont riches, bien placés, ont des voitures, et je ne suis pas plus bête qu'eux. Quand je vois à Tel-Aviv ces petits bourgeois se pavaner en grosses bagnoles, se payer les belles filles, étaler partout leur luxe, dans les palaces à air conditionné, les cafés chics, les plages, je repense à notre vie, retranchés derrière nos barbelés. Alors j'en ai marre de me sacrifier à porter la responsabilité d'Israël. Je vais quitter pour ne pas être un raté toute ma vie.
 
Ragui, sérieuse, solide, donne son avis :
- Je ne peux supporter la ville, sa laideur, son vacarme, le flot des voitures, la bousculade où l'homme anonyme perd sa dignité ; où la lutte pour l'argent en fait une bête cynique, où le sexe s'étale partout ; où tu peux mourir sans ami, comme un chien. Après trois jours de cette vie déséquilibrante, je dois retrouver la nature, mon village, sa paix, sa beauté. Où l'amitié est vraie, où les relations sont basées sur l'égalité, la coopération, la justice, la raison. An lieu d'être un parasite encroûté dans un confort abêtissant, je travaille pour le bien collectif, sans luxe inutile. Je ne pourrais abandonner mon kibboutz, déserter mes frères dans un combat difficile. Pour le Sionisme, je donnerais ma vie. Quelle responsabilité avons-nous face aux générations juives passées et futures ? Après deux mille ans sans terre, pouvez-vous imaginer de reperdre Israël ?
 
Un long nez, dans une fine tête teintée d'Angleterre, Chmouel continue :
- Avocat à Londres, j'y perdais ma conscience de juif. Cloîtré dans un sombre bureau, je m'abrutissais sur de tristes paperasses. Sans regrets j'ai quitté ce monde louche des affaires», des «combines», où légalement le fort écrase le faible, où tant de gens vivent sans but, sans idéal. Ici, je crée un foyer pour notre peuple. J'aime ce métier de paysan, sur la Terse sainte, sous le ciel bleu d'Israël. Pourtant, tous ne peuvent rester au kibboutz, c'est une vie difficile, il faut être jeune ou cultivé pour s'y adapter, saisir qu'elle est supérieure, plus belle.
 
- Et pour nous, juifs pratiquants, finie la différence entre nos intentions et nos actes. Nos commandements sont ici faciles à suivre, Nos enfants sont élevés dans une pure atmosphère religieuse, sans les mauvais exemples de voisins incroyants. Notre ferme est exploitée suivant les principes de la Thora qui nous dicte souplement notre règle de vie. Nous célébrons la renaissance de nos fêtes agricoles, la continuation de nos cérémonies religieuses. Enfin, pionniers mais aussi «lettrés», nous approfondissons ces textes qui nous ont permis de survivre à deux mille ans de persécutions.
 
QUAND PARAIT L'ÉTOILE DU SABBAT
 
Vendredi soir, tous s'activent pour dignement accueillir le Sabbat (20) ; le dimanche des juifs. Ils bondissent des tracteurs, courent chercher leur paquet de linge, lavent les chambres, cirent les souliers, remontent les réveils, allument l'électricité, grillent la dernière cigarette, tandis que les femmes terminent à temps les repas du week-end. Voici l'étoile du Sabbat, plus de travail d'ici vingt-quatre heures. Ni cuisiner, ni écrire, ni laver, ni fumer, ni téléphoner, ni voyager, ni porter de paquets, ni allumer de feu ou de lumière. Tout est fini-nini quoi ! Condamné au repos et à la méditation, je suis les hommes à la Synagogue
 
Pas de cloches joyeuses, mais une ambiance très décontractée. Ils papotent, drapés dans leur grand châle blanc, bordé de noir. Ils sourient aux bambins qui circulent entre les bancs, échappés aux quelques femmes assises dans le fond. Les antiques rouleaux de la loi sont sortis en grande pompe, embrassés, lus par plusieurs. Le tout est coupé de longues prières avec dandinement d'avant en arrière et génuflexions chaque fois qu'ils prononcent le nom de Dieu. Les nombreux «Bon dimanche !», à la fin, ne sont pas de vagues souhaits du bout des lèvres. On baigne dans une atmosphère de vraie détente. Mais voilà qu'un vieux, outré, se précipite et m'arrache mon crayon des mains en m'expliquant : Sabbat ! Sabbat !
 
Ambiance de fête au réfectoire. Sur les nappes blanches toutes fleuries sont allumées les neuf bougies des chandeliers classiques. Après, re-prières, re-cantiques, l'air épanoui du kibboutz endimanché, attaquant le repas, fait plaisir à voir. Et tout le samedi, ils ont prié, bavardé, dormi, les parents se consacrant à leurs enfants. La piscine est restée déserte, et même pour sa femme accouchant en ville, un époux dévoré d'impatience ne s'est précipité au téléphone qu'après la première étoile, pour apprendre qu'il était père.
 
Le citadin, disent-ils, s'abaisse au rang d'animal, de mécanique. Son temps n'a plus de signification. Il brûle sa vie, sans jamais se recueillir. Il remplit jusqu'à son dimanche de bruits et d'images frivoles. Pourtant, l'homme, repoussant tout souci, l'esprit libre, doit vouer un jour à son Dieu, à sa famille, à ses amis. Même si la récolte de toute une année est en jeu sous la pluie, nous ne la ramasserons pas le sabbat. Les femmes aussi restent «bras croisés'», devant les tâches les plus urgentes. Nous soignons seulement les animaux pour les empêcher de souffrir.
 
Mais les ouvriers israéliens ne l'entendent pas de cette oreille :
- Après toute une semaine de dur labeur, nous ne pouvons nulle part nous détendre. Cinémas, bals, cafés, tout est fermé. Comment visiter nos amis, puisque ni trains, ni bus ne roulent le jour du Sabbat ? Que les religieux prient s'ils veulent, mais au nom de quoi imposent-ils leurs patenôtres à tout le pays ?
Les Datis (21) répondent : «Israël, c'est l'État de la Thora, différent de tous les autres. Dans la patrie du Peuple élu doivent régner les lois juives.
 
A Jérusalem, les fanatiques «Gardiens du Sabbat» crachent sur les fumeurs, lapident les voitures qui roulent, et sont tolérés, car c'est quand même cette orthodoxie qui a permis aux juifs de survivre dans la dispersion. Ils prennent une importance non-proportionnée à leur nombre. Les paquebots israéliens ne débarquent pas le samedi. Comme les religieux, les soldats mangent kasher. Toutes les bêtes sont tuées par un rabbin consacré. La Bible disant que «le chevreau ne doit pas être mélangé au lait de sa mère» ils ne servent pas dans le même repas bidoche et laitage. Ça oblige les «kasher» à posséder deux cuisines complètes : «à viande» et «à lait» A Saad, comme ils ont prestement fait disparaître un couteau à barbaque, qu'ignorant, j'avais scandaleusement profané en le plongeant.., dans le beurre !
 
 
Et les mariages ! Les laïcs revendiquent la cérémonie civile, légale puis la religieuse. Comme en France. Alors qu'en Israël seule la bénédiction rabbinique fait acte de loi.
Les Datis répliquent : «Si le mariage n'était pas religieux le pays serait coupé en deux.»
 
Avec le berger David, un rondelet à bonnes joues et larges sourires, nous sortons, musette sur l'épaule, suivis comme un seul homme du paquet des 600 moutons, traînant des pattes, dodelinant des têtes, obéissant sans chien aux cris modulés. Dans un kibboutz voisin, les tirant par la laine et un pied, on les a balancés dans une baignoire désinfectante. Ils ne s'y suivaient pas du tout comme les moutons de Panurge !
 
Pour les consoler, David leur a composé un menu de gastronome : hors-d'œuvre dans un champ d'orge moissonné, puis quand il a senti que ça broutait du bout des dents, il les a poussés dans un pâturage... Hum ! à leur forcer l'appétit. Après qu'ils aient consciencieusement ruminé, il leur a mis sous les naseaux le dessert : une luzerne, tendre.., qu'ils ont boulottée à s'en crever la panse.
 
Mitraillette en bandoulière, auréolé du soleil couchant, le pâtre tranquille descend le chemin, précédant la masse sombre du troupeau, serré, rassasié. Avec les ombres du contre-jour, et les roses, les violets, et la poussière traversée par les rayons d'or, il y a largement de quoi inspirer un peintre.
 
Dans la grande bergerie moderne : un toit, des demi-murs, des râteliers, les brebis inquiètes se précipitent, cherchent, trouvent, nourrissent leur agnelet. Puis, grimpées par fournées de 100, sur un manège tournant, toutes les têtes à l'intérieur, elles sont traites mécaniquement, d'une fosse à hauteur des mamelles. David, qui parle quatre langues, en lit sept et approfondit son métier dans les publications internationales, m'explique :
- Scientifiquement, et par un gros effort de sélection, nous améliorons le troupeau. Chaque bête a une fiche, avec son pedigree, sa production mensuelle, ses caractéristiques. Nous ne gardons que les agneaux mâles dont la mère donne 600 litres, les autres, à la casserole. Ainsi notre moyenne rendue à 450 litres monte constamment. Une brebis d'un kibboutz voisin a le pompon avec 1 080 litres par an. Il conclut : J'aime ce métier, il inspire notre folklore, c'est celui de nos ancêtres : Isaac, Jacob, Abraham. L'homme y pense, parmi ses bêtes, sous le ciel, les étoiles. Mais il y a les embuscades contre nous, les bergers isolés ; les heures sont nombreuses, irrégulières. Alors ma femme trouve que je suis surtout marié avec mes bêtes et que, même douché, je sens toujours le bélier.
 
Un soir, bavardage avec plusieurs anciens. Très vastes pelouses autour de leurs maisons, une grande Synagogue en construction, de jolis arbres, Saad est bien l'un des plus beaux villages du Néguev. Café, gâteaux ; les hommes fument, les femmes tricotent. Le logement ? Identique aux autres kibboutzim, seule la bibliothèque diffère : des Bibles, Thoras, Tanars et autres livres religieux. Rahim, un Tchèque aux cheveux blonds, parle bien anglais :
- Sept ans, nous avions attendu notre terre. Jusqu'à l'opération des 11 kibboutzim du Néguev en 46. Mais en 1948 les Égyptiens nous assiégèrent. D'une colline nous dominant, ils nous bombardaient et mitraillaient à volonté, douze heures de rang parfois. Nous étions 45 dont 13 femmes, nos enfants évacués. Comment avons-nous tenu ? Attaqués par des centaines d'assaillants, avec des avions, des blindés, des canons. A 30 pères de 40 gosses on a même, une nuit, repris un piton voisin. Retranchés sur notre colline de 200 x 100 mètres, on a vu s'écrouler tous nos bâtiments. On passait notre temps à creuser des trous. Toujours sur le qui-vive. On soufflait la nuit, priant, étudiant, lisant. Six mois nous avons ainsi vécu sous terre. A l'armistice, nous avions tellement labouré de tranchées notre village détruit qu'il n'était plus qu'une taupinière. Nous l'avons reconstruit 2 kilomètres plus loin, mais 4 sur 12 de nos kibboutzim religieux étaient rasés, leurs défenseurs' massacrés.
 
- Encore maintenant, nous tirons la nuit sur les suspects. L'Égypte est à 2 kilomètres. Nous avons récemment trouvé 2 Égyptiens armés dans la bergerie. Les tractoristes d'un kibboutz voisin labourent leurs champs bordant la frontière avec des mitrailleuses et canons braqués prêts à intervenir si... Deux de leurs gars, sortis pour ouvrir des vannes, rentraient par le verger, leur tracteur était en panne. Une patrouille a tiré d'abord, demandé qui ils étaient après.,. L'un était mort.
 
Puis les dames accaparent la conversation. Elles sont plus souriantes et détendues, plus femmes au foyer» ; elles acceptent mieux leur sort que dans les autres kibboutzim. Est-ce l'influence de la religion ? Pour eux la trilogie : sionisme, socialisme, religion est un moteur humain plus complet que le seul idéal politique des kibboutzim non-croyants qui ne nourrissent pas l'âme.
 
- Quand le pays sera développé, en paix, qui retiendra ensemble les camarades des kibboutzim marxistes ? Pour quoi lutteront-ils ? Il leur manquera la troisième dimension, le spirituel. Certains ne veulent pas être religieux par crainte de limiter leurs désirs. A Saad, avec la fermeté de nos principes nous n'avons pas eu un cas d'adultère.
 
On mangeait des pastèques, sur la pelouse, sous les dattiers, à portée des mitrailleuses égyptiennes. Je leur montrai le risque d'une attaque surprise, l'anéantissement avec leurs enfants. Ils répondirent confiants !
- Nous tiendrons avec l'armée et tout le pays derrière nous,
 
N'empêche ! Il faut qu'ils aient du cran pour toute leur vie travailler à 2 000 mètres de gens ayant juré leur mort, dans le danger permanent d'une guerre imminente. Pourtant, héros tranquilles, ils restent là et toute la ligne de kibboutzim est là : marxistes de Gvoulot, socialistes d'Urim, religieux de Saad, se disputant pour mille et une raisons. Qu'advienne un danger, l'unanimité est immédiate, ils ne sont plus que des soldats obéissants.
 
Pour finir, deux semaines de judaïsme m'ont saturé. Les caïds de Saad n'ont pas la claire et réaliste logique des collectivités marxistes. Leurs arguments sentimentaux, tirés même par les cheveux leur suffisent, mais justifient mal ces trucs pour accorder des lois de mille ans avant Jésus-Christ à la réalité de 1960. Pourquoi laisser leurs champs se reposer un an sur sept, comme «c'est écrit « ? Vont-ils cette année laisser pourrir leurs fruits dans les arbres ? Ils se contentent de vendre symboliquement leurs terres pour douze mois à des non-juifs, de laisser un terrain en friche, de ne rien planter dans le parc, et d'envoyer des camarades étudier le Talmud à Jérusalem. Et la traite le jour du Sabbat ? Elle est acceptée par les rabbins et pourtant la machine ne fait pas tout le travail !
 
D'un autre côté, ils sont plus gentils que dans les autres kibboutzim, plus soucieux d'autrui, de vous, l'homme, pas seulement de vos bras on de votre cerveau. Ils n'ont pas de rigide idéal politique, de stricte égalité, mais Saad est une grande famille de gens tranquillement heureux, avec une intense foi commune et de solides réalisations.
 
ROBINSONS DE L'AVENIR
 
Visite traditionnelle au camarade-maire de Rourama (22) dans le nord du Néguev :
- Il y a seize ans, sur nos collines arides, ravagées par l'érosion, nous étions le point juif le plus au sud. Nos tentes cachaient les arbustes-nains. Aujourd'hui, le désert a reculé, constamment chassé par les jeunes colonies de pionniers. Nos maisons sont nichées sous les grands pins, derrière leur jardinet fleuri, Regarde nos belles allées ombragées de poivriers. Et notre forêt de 500 000 arbres plantés de nos mains. Même qu'un fada du Néguev nous a quittés, il ne pouvait supporter nos eucalyptus géants et cette verdure partout.
 
Deux jeunes Belges m'offrent le café de l'accueil. Avec enthousiasme et grand luxe de détails, se coupant et complétant, ils m'embarquent dans un cours d'histoire politique des kibboutzim.
 
- 1920, nos villages communautaires se développaient beaucoup. Le Guédoud Avodat (Bataillons du Travail), sorte de communisme paramilitaire de Pionniers attelés à des tâches vitales, proposait de former une collectivité unique des kibboutzim et de leurs bataillons, éparpillés à drainer les marécages, percer des routes. Cette grande commune centraliserait toutes les ressources, assurerait à chacun le même standard de vie.
 
- Préférant rester autonomes, les kibboutzim refusèrent. En 1927 se créèrent les kibboutzim Haméourad (Mouvement des kibboutzim unifiés). Leurs affinités avec le Mouvement ouvrier juif international et les marxisants de 1905 expliquent leur programme de grands kibboutzim populaires en croissance constante, à l'économie mixte (agriculture et industrie) pour assimiler tous les immigrants de toutes classes et sans formation préalable. C'est le socialisme tout de suite par le développement de villages et villes collectivistes.
 
- L'Hachomer Hatsaïr (Jeune Garde) est la deuxième tendance Ils recrutent surtout dans un mouvement de jeunesse scout, estudiantin, fondé en Pologne en 1917, au départ sans idéologie déterminée, mais qui a évolué vers le marxisme, influencé aussi par les Wandervogel allemands, Freud et le romantisme de la nature. Pour eux tous les immigrants ne sont pas matériel à kibboutz. Il ne faut admettre que les meilleurs pouvant s'intégrer à la collectivité Ils veulent de petits kibboutzim de 120, cellule d'avant-garde de la société future et de la nouvelle classe ouvrière israélienne.
 
- Rever Hakvoutsoth (Union des Kvoutsas), la troisième tendance, désire de petits villages, collectivités familiales intimes, en croissance lente, basées sur l'agriculture comme moyen d'améliorer l'Homme et sa vie spirituelle. Ils sont influencés par un socialisme agraire d'avant le bolchevisme avec Tolstoï, Kropotkine, et surtout Gordon.
 
- Malgré la scission du Mapai en 1943, les kibboutz Haméourad en dépendant ne se divisèrent qu'en 1951, les 35 % du Mapaï rejoignant le Rever Hakvoutsoth pour former I'Ihroud Hakibbouzim les 65 % restant kibboutz Haméourad se liant au parti Ardout Avodat.
 
- Aujourd'hui, où ils sont en perte de vitesse et malgré l'énorme bénéfice qu'ils en retireraient, on ne voit pas de fusion possible entre les trois mouvements divisés par leur dépendance politique. Localement existent des coopératives communes de transports, des manifestations culturelles et sportives, deux écoles normales d'instituteurs. Pourtant, dans la formation professionnelle, l'achat de machines, la défense de leurs intérêts devant le gouvernement, pourrait exister plus de collaboration. A première vue, dans l'aspect extérieur, la vie, le travail, on ne. peut définir l'affiliation d'un kibboutz. Ils ont tant de points communs ! Mais, attention ! En même temps, ils ne se ressemblent pas
 
- L'Ihroud Hakibboutzim, à 88%, vote Mapaï, le parti de Ben Gourion, genre S.F.I.0. Ils ont 26 750 habitants, dans 73 colonies dont Afiquim, Dégania, Ein Guédi. Ils ne sont plus révolutionnaires. Ils tolèrent chez leurs membres différentes opinions politiques. Ils sont contre l'endoctrinement idéologique des jeunes. Ils acceptent les cadeaux. Une partie des réparations allemandes est laissée aux bénéficiaires. Utilisant beaucoup de salariés, ils pensent garder leurs membres grâce au standard de vie élevée. Certains envisagent de coucher les enfants avec les parents, de manger le soir en famille. Malgré leurs réalisations, ce libéralisme les affaiblit. Ayant moins de cohésion, de dynamisme et de raisons d'être, ils sont les plus touchés par la crise ; 15 % de leurs fils quittent leurs kibboutzim.
 
- Les 25 000 âmes des 61 villages des Kibboutz Haméourad votent à 92% Ardout Avodat, en gros le P.S.U. français. En dépendent Guinossar, Mishmar Hanéguev, Revivim, Givat Brenner, Ein Harod. Faute de recrutement, leurs villes collectivistes plafonnent à 1 700, certaines jeunes colonies n'ont que 50 membres. Ils reconnaissent que tout le monde n'est pas matériel à kibboutz. En moyenne, leurs adhérents sont supérieurs à l'Ihroud, mais varient de l'universitaire au fourreur. Cadeaux presque entièrement refusés ou déduits des attributions. Les réparations allemandes sont consacrées à des besoins collectifs : piscines, bibliothèques... Plus stricts sur les principes, ils ne peuvent éviter d'avoir une douzaine de salariés par commune. Politiquement actifs, ils ont déclenché la campagne contre la vente d'armes israéliennes à l'Allemagne Pas de repas en famille, tous les gosses dans leur maison. Ils marchent bien ; 90% de leurs fils restent au kibboutz.
 
- L'Hachomer Hatsaïr vote 98 % Mapam, communisants ayant mis de l'eau dans leur vin. Ils sont 27 500 dans 73 colonies, dont Shouval ,Gvoulot, ,Rourama Baram, Leur recrutement sélectionné, l'adhésion quasi obligatoire au Parti, leurs positions révolutionnaires, la collectivité idéologique... tout demande des gens plus idéalistes, plus disciplinés, acceptant pour la cause des restrictions à leur liberté. Très à cheval sur l'égalité, ils versent intégralement au kibboutz réparations, héritages. Ils ne prennent des salariés qu'en cas d'absolue nécessité, ils en ont une dizaine par village. Ils ont organisé à fond tous les détails de leur système d'éducation. Leur vie culturelle est intense. Plus homogènes, mieux organisés, ayant plus de dynamisme, ils sont le «sang bleu» des kibboutzim et gardent 95 % de leurs fils.
 
En plus de ces différences, existent encore dans chaque mouvement des nuances de kibboutz à kibboutz ; suivant l'âge, la nationalité, la personnalité du noyau des fondateurs. Mishmar Haèmèk, ne ressemble pas à Shouval ; Guivat Brenner est très différent de Revivim, Afikim encore plus d'Ein Guédi.
 
Sans retirer leur autonomie aux kibboutzim, chaque groupement possède à Tel-Aviv, son très important centre de coordination, où des camarades temporairement détachés s'occupent par «Commission» des questions :
- Professionnelles : Stages pour techniciens, prêts d'instructeurs, soutien aux jeunes kibboutzim.
- De logement : Fixation des normes d'habitat, argent de poche, allocation vestimentaire, suivant les possibilités moyennes des colonies.
- Culturelles : Journal, maison d'édition, organisation des tournées de causeries, films, théâtre, expositions.
- Éducatives : Préparation d'éducateurs, étude des programmes, méthodes, manuels.
- Politiques Formation des militants, soutien au Parti.
- Financières : Garantie des emprunts des trésoriers, contrôle de leur budget.
- De prévisions Implantation de nouveaux kibboutzim, en accord avec l'Agence juive et l'armée.
 
Entracte au réfectoire : le thermomètre d'un kibboutz. C'est là qu'on flaire, la richesse, l'organisation, l'ambiance d'une communauté. On y voit l'âge, la vitalité, la tête, le comportement des gens. Ici, discussions amicales, de beaux visages de penseurs, moyenne d'âge trente-cinq ans. On devine un kibboutz solide et cossu. On y pêche un coriace activiste, que d'emblée, je provoque de questions rosses, vingt fois posées déjà. Il faut ça pour avoir une vue d'ensemble. Mais lui aussi connaît toutes les demandes et les réponses.
 
- Ne vivez-vous pas en bocal, sans vous identifier aux luttes et difficultés de la classe ouvrière ?
- Nous ne sommes pas un refuge de Robinsons utopistes nous évadant de la réalité, dans une société idéale. Quand le kibboutz n'avait pas d'emploi pour tous nous avons travaillé avec les ouvriers du bâtiment et des orangeries. Nous participions en masse à leurs luttes et manifestations (1er mai). Aujourd'hui nos kibboutzim sont les cellules d'un Parti révolutionnaire, les forteresses de la classe ouvrière. Une menace fasciste en vue et nous descendons dans la rue 40000 gars armés, encadrés. Nous, classe paysanne kibboutznique, sommes la colonne vertébrale du mouvement socialiste, l'élément moteur du prolétariat israélien.
 
- Quand nous manquons tellement de bras, nous prêtons 12 % de nos membres aux Partis de gauche que nous avons fondés et que nous animons et soutenons financièrement. Le kibboutz n'est pas une «expérience «. C'est un mode de vie permanent qui est à la fois «but» et «moyen». Comme but, il solutionne sans voie tracée tous les problèmes de la société future : place de la famille, des femmes, des enfants, organisation interne, etc... Et c'est un «moyen» de combat politique, indissolublement lié à la classe ouvrière et à ses luttes, pour changer les structures et instaurer un sionisme pionnier.
 
- Serions-nous plus utiles dehors ? Nous disperser dans la masse serait tuer la poule aux œufs d'or», cette intarissable source de cadres pour l'Armée, le Syndicat, le Pays. Vite la majorité s'embourgeoiserait, retournerait aux emplois traditionnels : bureaucrates, enseignants, commerçants. Prendrait-on autant de responsabilités ? Nos femmes en auraient-elles la possibilité ? Fils de bourgeois, nous ne serions pas paysans à vie sans le kibboutz qui nous offre le cadre pour militer et travailler dans une ambiance intellectuelle.
 
- Pourtant, combien de nouveaux immigrants sont des travailleurs en chômage ? Et vous, tractoristes, mais cadres sous-utilisés, pourquoi n'êtes-vous pas les professeurs, ingénieurs et chercheurs dont votre pays a besoin ?
- Notre classe ouvrière est instable. Ils n'ont qu'un rêve, déserter le village pour la ville, le stylo, l'aiguille, la «petite boutique». Dans un pays pauvre, vivant au-dessus de ses moyens, nous n'avons que faire de camelots s'obstinant à revendre du cirage et des lacets. Pour nous suffire à nous-mêmes il nous faut produire plus, toujours plus. Mais la déprolétarisation s'accentue. Nous n'avions en 1956 que 188 000 ouvriers, paysans, soit 36% de la population active. Il faut relever ce pourcentage de producteurs, diminuer la classe moyenne, en faire des kibboutzniks, des prolétaires volontaires.
 
- Vous concentrant sur vos fermes, vos réalisations ne renforcent-elles pas le capitalisme ?
- Devant les déserts d'Israël, devions-nous attendre la constitution d'une classe exploiteuse pour lutter contre ? Sionistes et pionniers, nous avons pénétré dans toutes les branches de la production, créé une économie juive. Au lieu de rêver d'une société idéale théorique, nous l'avons réalisée ; c'est plus difficile que d'intellectuels laïus d'opposition. Nous n'envisageons pas de conquête du pouvoir par la violence, mais une coalition ouvrière entre les trois partis socialistes.
 
- Seulement, ce gouvernement a peur de nous, puissante force de gauche, il freine le développement des kibboutzim, interdit l'accès des écoles à nos mouvements de jeunesse. Il n'encourage pas le volontariat. Presse et Radio n'essaient pas de mobiliser les jeunes vers le désert ; au contraire, il prétend qu'un bureaucrate des Postes est aussi utile qu'un kibboutznlik.
 
- En plus, le Mapaï attaque le secteur économique socialiste. Il veut nationaliser des services gérés coopérativement, vendre à l'industrie privée de prospères usines nationalisées, soi-disant pour en créer de nouvelles. Il encourage la création d'un état capitaliste à nos dépens, relève les salaires des cadres, baisse celui des producteurs. Ces reculs menacent la survie de nos kibboutzim, îlots socialistes, attaqués sur tous les fronts par une mer capitaliste hostile qui exige de nous une lutte économique, politique et sociale de tous les instants.
 
- Pourquoi cette «collectivité idéologique» ?
- Différentes tendances politiques, au sein d'un kibboutz, le déchirent, l'affaiblissent. Étant tous membres d'un même parti, nous renforçons l'efficacité de notre lutte politique extérieure, et intérieurement l'application de nos conceptions communes est facilitée. Nous sommes ainsi plus unis et forts.
 
- Enfin n'étant pas religieux, mais marxistes, donc internationalistes, pourquoi vous singularisez-vous Juifs et nationalistes ?
- Nous voulions être des hommes, des socialistes comme les autres. Mais partout, vous, les Goïs, nous rappeliez nos origines. L'antisémitisme d'Hitler, puis de Staline ont prouvé que même à l'Est, il n'y a pas d'assimilation possible. Israélites de Russie et du Yémen, d'Argentine et d'Allemagne, nous avons une histoire commune. C'est pour ce peuple, le plus persécuté de tous, que nous bâtissons Israël. Conciliant internationalisme et sionisme prolétarien, nous Mapam, désirons une collaboration amicale avec les pays arabes, nous avons des Arabes israéliens dans notre Parti et notre Mouvement de jeunesse et réclamons la suppression de leur laissez-passer.
 
TOUJOURS LA POLITIQUE
 
Après 4 kilomètres de pistes accidentées, cramponnés sur les maous garde-boue du tracteur, ce qu'on était gris en arrivant au verger ! D'abord, aux bestioles s'attaquant aux olives on a passé une bonne giclée d'insecticide. On suivait à pied la moto-pompe, tuyau-mitraillette en main ça porte à 30 mètres un jet ou nuage. On a vaporisé des kilomètres d'oliviers. Puis on a déclaré la guerre aux herbes. Fini, le primitif désherbage à la main. Mitraillage de poison à bout portant ; rapidement, elles crevaient. On se relayait au tracteur-pompe. J'entrais dans la peau du tractoriste dominant la situation au volant de 30 irrésistibles chevaux.
 
Pour la cérémonie de fin d'année juive, ils écoutèrent chaque service faire son bilan détaillé, suivi de longues discussions, de comparaisons avec les rendements des autres kibboutzim, d'émulation de branche à branche et de suggestions pour l'année nouvelle. Tout en arrosant des biscuits de vin doux, je les regardais de tous mes yeux : ouvriers et contremaîtres, agronomes et manœuvres, cette République de travailleurs sans parasites ni exploiteurs, tous passionnés pour le succès de tous les secteurs de leur ferme.
 
En guise d'étrennes, le maire leur a déclaré, en martelant ses mots :
- Camarades ! Nous devons être à l'avant-garde de la lutte contre le fascisme. La commission politique du kibboutz propose : pour les deux mois de la campagne électorale, 6 gars organiseront la propagande en ville ; 12 Ravèrim descendront chaque soir à Bershéva ; tous les dimanches 50 sortiront ; pour les derniers jours, tout le kibboutz sera mobilisé.
 
C'est ainsi qu'après le travail, nous faisons 100 kilomètres en camionnette pour aller dire aux gens comment bien voter. Quelle cargaison de vies extraordinaires Chacun pourrait écrire son bouquin : L'ex-officier de l'Armée Rouge, venu par Vladivostok, après cinq ans de Sibérie, parce qu'il était sioniste ; le boutiquier roumain de Shanghai, l'Égyptien expulsé du Caire, le survivant du Ghetto de Varsovie, la Belge, rescapée d'Auschwitz, qui acheminait des juifs vers la Palestine, avec de faux-papiers et les frontières passées clandestinement.
 
On traverse cette région qu'ils ont reverdie à la sueur de leur front. Le macadam est barbouillé des grandes initiales rouges du Mapam (du travail nocturne d'un commando de Rourama.) Au quartier général du Parti à Bershéva les gars de tous les kibboutzim des environs sont répartis en couples parlant yiddish et français, avec un plan du quartier, et les adresses à «faire». Les nombreux Marocains m'accueillent en frère, mais la discussion est difficile. Ils comprennent mal la situation, voient tout le monde leur faire des promesses, ils cherchent à en profiter.
 
En soirée, réunion électorale pour les jeunes, avec chants et danses, menée par les fils et filles du kibboutz. Tous les durs du coin sont là, longs cheveux gominés, les pouces dans les poches des blue-jeans. Ils subissent le baratin politique, en déshabillant les Nanas des yeux. Et sitôt la première mesure, la meute des petits chiens bondit en chasse. A côté, la jeunesse du kibboutz est autrement plus saine, des regards clairs, des esprits équilibrés ; mais ils sont moins délurés que ces jeunes truands marocains formés à l'école de la rue.
 
Danses modernes et folkloriques ont autant de succès, sauf chez les gars du kibboutz qui boudent la musique «de salon». Avocat du Diable, je provoque deux belles statues, négligemment adossées, pantalons bleus et corsages blancs, longs cheveux flottants, souplesse féline, point de maquillage, de fines têtes crânement redressées, de petits nez droits, et des yeux fiers (que trop !)
- Nos danses folkloriques sont gracieuses, on y est heureux. Ces rumbas ne sont pas israéliennes ; elles font appel à quels instincts ? Regardez ces couples sans expression, ont-ils l'air épanoui ?
Avec joie, elles sont rentrées dans leur kibboutz, ce monde fraternel et cultivé où tout le village n'est qu'une grande famille.
 
Sabbat ! Des tracteurs sortent en travaux urgents ; un quart de la Communauté travaille ; le camion de propagandistes part en campagne électorale. Ici, les heures supplémentaires et un dimanche sur quatre, sont donnés au kibboutz. Jusqu'à 10 heures, de mal-réveillés sont servis au réfectoire, par les suants : (garçons du Sabbat) , instituteurs , contremaîtres, secrétaires. Les endimanchés promènent leurs enfants dans la forêt ou voir les bêtes, les machines. De camarades «en bleus» reviennent les éternels compliments :
- Il est beau. Quel âge a-t-il ? Il est fort pour deux ans.
Les parents attendris ressortent les non-moins conventionnelles réponses
- Dis Chalom au voisin ! Fais risette à Frida.
 
Après la sieste, installés à l'ombre sur les pelouses, avec gosses et voisins, le café coule et les langues vont bon train. Les jeunes envahissent la piscine, lisent, se visitent. Enfin couchage tardif, après l'assemblée générale hebdomadaire, et une nouvelle semaine recommence.
 
En bleus, bien propres et repassés, on charge au tapis roulant des sacs de phosphate et d'ammoniaque sur le camion. Descendus à dos d'hommes dans les champs, on les mélange à la pelle comme sable et ciment. On en remplit des paniers, faits en pneus, qu'on verse dans un semoir de 12 mètres, qui répand l'engrais sur les terres labourées. Heureux malgré les durs cahots, le tractoriste belge me jette :
- Tu te rends compte, je me marie dans une semaine, et voilà deux mois que je roule douze heures par jour sans un dimanche passé avec ma fille. Il faut ensemencer nos champs avant les pluies qui embourberaient les gros tracteurs.
 
Travailleurs de choc, on s'active fébrilement, maniant douze heures de suite les sacs de 60 kilos, mangeant sur le tas, gavés de viandes. On rentre, enfarinés d'engrais, les yeux irrités, sanglants ; finies les discussions.
 
Soixante-dix mille volailles cocoricotant, ça en fait du bruit I Dans le poulailler moderne de trois étages, je sors les «six semaines» des couveuses artificielles pour les boucler par trois dans de longues lignes de cages toutes en fil d'acier. Puis dans une rigole courant sous le nez des poulets, se battant, se marchant dessus, je vide mes seaux de graines.
 
A côté, l'électricité les condamnant au jour perpétuel, les poules gavées pondent à la chaîne. Pouvant à peine bouger dans leur cage, les grasses Leghorns blanches regardent, frustrées, leurs œufs rouler dans une gouttière hors de leur portée. Quand elles sont à point, on les sort par camion pour la casserole. Et les incubateurs électriques fournissent une nouvelle génération de pondeuses. Des poulets échappés, ne sachant que faire de leur liberté, tournent en rond.
 
Quel plaisir après le travail de piquer une tête dans l'eau fraîche et bleutée de la piscine, au fond de son amphithéâtre gazonné, fermé d'un rideau de cyprès. On y reste des heures, bavardant, fumant sur l'herbe. Un jour, de tous les kibboutzim de la région, les nouveaux fils du Néguev sont venus y disputer le championnat de natation du désert. Quel contraste formaient les parents, craignant le soleil sous leur chapeau, et les vigoureux cactus dorés, têtes et torses nus.
 
En bus, camions, tracteurs, jeeps, suivant la distance et leur richesse, de tous les kibboutzim tenant la frontière de Gaza, gars et filles débarquaient au théâtre en plein air, en sandales, shorts et blue-jeans, pulls et chemises claires, avec pas mal de barbes et moustaches. Évidemment pas de belles robes ni smokings, ni cols à manger de la tarte, ni cordes autour des cous, mais sentinelles à l'entrée et des fusils partout. Il faut s'habituer à en voir jusqu'au théâtre. Quant à la pièce, c'était de l'hébreu pour moi.
 
LE CHIC PARISIEN AU DÉSERT
 
Chaque vendredi et jour de fête les militants détachés en ville rentrent passer leur week-end en famille et ce kibboutz marxiste a célébré Yom Kippour, journée de prières et de jeûne, en travaillant et mangeant comme d'habitude. Versé avec les activistes journalistes et experts, on marchait vite, balançant dans un camion roulant les grosses pastèques à vaches poussées en vrac sur les champs. Ce bon entraînement pour lanceur de poids cassait les reins des bedonnants pousseurs de plume. Entre deux jets, un long voûté à lunettes me contait :
- Nous ne sommes pas des saints, la tentation existe ; il faut se faire la guerre à soi-même, lutter contre la fatigue, la fuite devant l'idéal. C'est dur d'être à 100% vingt-quatre heures sur vingt-quatre un vrai kibboutznik. Le corps veut la ville, la tête le kibboutz Je viens seulement, à quarante ans, de recevoir un logement confortable Tu travailles le dimanche, sors en campagne électorale, assume une responsabilité que tu ne désires pas. J'ai hâte de terminer ces deux années comme trésorier pour retourner à la tranquillité de mon poulailler. Mais je resterai, c'est mon devoir. Et pour un intellectuel de gauche voulant s'identifier au prolétariat c'est ici l'idéal.
 
Vin doux et bavardage, chez un couple de Français. Ada, gracieuse, épanouie c'est la Parisienne, lançant la mode, conseillant leurs toilettes aux femmes.
- Sortie à douze ans d'Auschwitz où mes parents étaient restés. Qui voulait de nous, petits orphelins des camps ? Les kibboutzim nous ont ramassés, élevés comme leurs enfants, On étudiait et travaillait à mi-temps, Comme beaucoup, j'ai hébraïsé mon nom et suis restée à Rourama qui m'a tant donné. Depuis trois ans, je suis l'économe de la cuisine.
 
Chaque kibboutz, possède ainsi son orphelinat où une trentaine d'enfants apprennent un métier et un nouveau départ dans la vie. Une partie s'établit au kibboutz et même ceux ne restant pas en conservent longtemps l'influence. Grâce à cette «Immigration des jeunes», 6 000 enfants de 72 pays ont été intégrés en Israël. Ils proviennent maintenant de certaines difficiles familles orientales.
 
Arrivent les gosses d'Ada spontanés, turbulents, peu obéissants, peu respectueux des grandes personnes ils appellent aussi les anciens par leurs prénoms. Pendant qu'ils sortent leurs poupées et jouets rangés dans un coin, nous parlons d'eux :
- On s'est privé des années, mangeant des patates, pour qu'ils aient du poulet et tout ce qu'il leur fallait. Mais nous ne les comprenons pas toujours. Ils sont une nouvelle race. Ils veulent seulement parler cet hébreu, que nous connaissons mal, et mes beaux-parents, pas du tout. Ce qu'il y a de bien dans notre système, c'est que, si des enfants perdent leur mère, ce n'est pas irrémédiable. Et penses-tu que deux divorcés se retrouvent journellement, pour les trois heures avec leurs gosses ?
 
Seulement, quand j'entends ces bambins tenir tête à leurs parents «Je n'veux pas ! Je n'veux pas ! Je trouve qu'ils leur cèdent trop. Que de fessées se perdent ! Peut-on uniquement parler douceur et raison à un indépendant gamin de sept ans ? Certains éducateurs voudraient que les enfants du kibboutz «soient plus polis, qu'ils disent plus bonjour et merci». Nous reconduisons les petits diables chez eux. A l'Hachomer Hatzaïr l'éducatrice couche les gosses, cela va plus vite que lorsque les parents s'éternisent, discutant leurs problèmes professionnels, ce qui excite les enfants. Les chambres sont mixtes, mais à dix ans, les fillettes, gênées, préfèrent les douches séparées.
 
Veillée chez les «Jeunes Gardes» du kibboutz de huit à dix-huit ans, tous en chemise-uniforme bleu-roi, foulards rouges et drapeaux rouges. Sur 100 000 jeunes Israéliens, 14 000 sont dans ces mouvements de jeunes pionniers. En plus, partout où il y a des juifs à l'étranger, leurs militants vont préparer les adolescents à la vie au kibboutz.
 
Assez scouts au début : grands jeux, camping. La taille au-dessus, menée par des trois ou quatre ans plus âgés, attaque en cercles d'études, les sciences, le socialisme, la sexualité. Les parents, heureux de voir leurs gosses occupés, pensent seulement à les en sortir quand il est trop tard. Ils veulent tous «réaliser l'idéal» : «Monter en Israël», y développer un monde nouveau, un sionisme pionnier, un socialisme révolutionnaire, une fraternité universelle.
 
Ils ont leurs Dix Commandements : simplicité vestimentaire, ni alcool, ni bal, ni tabac, avec encore : amour de la nature, joie, générosité, discipline, courage, loyauté à leur peuple. D'ailleurs, une phraséologie, et certains aspects du kibboutz, font mouvement de jeunesse prolongé.
 
QUAND LES PÈRES PRIMENT
 
Comment imaginez-vous la bibliothèque du moine marxiste, Arié, l'instituteur belge ? Parmi tous les grands noms de la pensée socialiste, rayonnent d'abord les classiques : Babeuf, Fournier, Proudhon, Saint-Simon. Puis les volumineuses œuvres des saints :Marx, Engels, Lénine, Staline, et la lignée de ceux d'hier et d'aujourd'hui Mao, Thorez, Togliatti, Dimitrov, Garaudy, R. Luxembourg. Et les rayons des Israéliens Yaari, Razan, et les pages du premier ouvrier socialiste, Jésus-Christ, avec encore les internationaux bien-pensants : Gorki, Aragon, Ehrenbourg, Triolet, Makarenko. En gros, de quoi vous infliger quelques bonnes migraines socialistes et noyauter le plus coriace des capitalistes. Arié répond, comme un Belge, lentement, méthodiquement sur les communautés d'enfants de sept à douze ans :
 
- Dans l'égalité, nous préparons nos fils au travail de la terre, à la vie collective du kibboutz. Nous les éduquons sans divorce entre l'éducation et la vie, la théorie et la pratique, sans divisions entre matières. Nous étudions par centres d'intérêt pris dans la réalité entourant l'enfant : fourmis, forêt, tracteur, costumes, pain, autour desquels, il apprend l'arithmétique, la géographie, l'histoire, la physique. Cela stimule l'observation, l'expérience, l'initiative. Pas de notes, pas de classements, d'examens, de punitions, mais une grande liberté où s'épanouit leur personnalité.
 
- Nos autres moyens sont une vie intensive de promenades, de sports, de jeux, et dès huit ans, deux heures de travail dans leur ferme-école, au kibboutz ou à l'entretien de leur maison. Ainsi, ils récitent très peu de dates et de choses apprises par cœur. Mais, petits paysans, ils suivent tous les travaux de la ferme, savent tout ce qui pousse dans nos champs. Ils connaissent mieux que nous tous les coins du kibboutz, tous les noms des plantes et des oiseaux de la région. fils d'éternels errants, ils s'enracinent dans le paysage de Rourama. Ils ne jouent pas au voleur, ni à la guerre, mais au camionneur, au tractoriste. Passionnés de volant, toutes les marques des machines du village leur sont connues.
 
Tout cela ne serait pas suffisant s'il n'y avait les trois heures essentielles avec les parents. Leur influence subsiste si fortement qu'on retrouve leur niveau culturel chez l'enfant. Le père n'est plus une figure distante, mais un camarade de jeux. Ils apprécient son calme, sa patience, contrastant avec les sautes d'humeur maternelles. Certains bébés disent même «Papa» avant «Maman».
 
- Nous, instituteurs, sommes tous des membres du kibboutz sortis de la production, renvoyés à l'étude, formés à nos méthodes. Tout le temps avec nos 20 élèves, nous les guidons vers leur maturité dans des relations de confiance mutuelle où nous n'avons que l'exemple et le poids de notre personnalité pour être écoutés. Une adjointe s'occupe des questions matérielles, et comme tous les membres, nous participons aux corvées et montons la garde.
 
CAROTTES ROUGES ET DIGNITÉ HUMAINE
 
Tard, sur un camion arabe chargé de chameaux, je quitte le Néguev. Je n'aime pas marcher de nuit. Que répondre aux sommations en hébreu des patrouilles ? En voilà une. J'entends le clic des mitraillettes armées.
- Chalom Yudi ! que j'ai crié aux ombres, préférant être juif que passoire.
 
Après une très longue allée de cyprès, j'arrive enfin au monumental Guivat Brenner (23) le plus grand des kibboutzim : 1 800 habitants. Ça fait ville, toutes ces rangées de maisons. à étage, les lumières de ses quatre usines, sa poste, son hôpital, ses rues, ses places. Plutôt perdu, une histoire me revient :
«Un camion emboutit une voiture ; engueulade des chauffeurs, survient un policier, papiers, surprise, ils sont tous les trois membres de Guivat Brenner.»
 
De silhouette en silhouette, je trouve le secrétariat. Et pas des petits garçons, ces vieux pionniers, des regards fiers, des gueules énergiques, des cheveux blancs, des teints de bronze et, encore verts. Le maire se plaint. Cent vingt de ses meilleurs gars sont dehors : au Parti, au régiment, au mouvement de jeunesse, à la centrale à Tel-Aviv, en mission à l'étranger, en renforts aux jeunes kibboutzim, ou prêtés au gouvernement : officiers supérieurs, directeurs d'écoles d'agriculture, docteurs. Le kibboutz empoche bien leur salaire contre un maigre argent de poche, mais ça ne compense pas.
 
6 heures, comme dans n'importe quelle ville, les ouvriers en bleus se pressent vers les usines. Beaucoup d'anciens, la jambe raide, mais le pas décidé. Et des femmes, en blouses et foulards bleus clairs. A la sirène, j'embauche à la fabrique de conserves, à la chaîne des carottes. Ce n'est pas sorcier, couper têtes et queues aux carottes défilant sur un tapis roulant. Et des carottes ! et encore des carottes ! et toujours des carottes ! et toute la journée ! queues et têtes ! têtes et queues !
 
Les seules distractions, croquer des carottes et lorgner la pendule qui fait du sur place. Alors ? Une chaîne socialiste, c'est aussi abrutissant qu'une chaîne capitaliste ! Sauf qu'ici pas de feignants ! S'ils ont un moment, les responsables, en bleus aussi sales que les nôtres, mettent la main aux carottes.
 
Entre queues et têtes, je discute en anglais à gauche. Belle figure pensive, doux regard :
- Oui, c'est monotone, quand je pourrais être professeur de musique, mais je suis fière d'avoir développé Guivat Brenner, de vivre dans la société la plus progressiste au monde. Et pensez, nous les juifs, qui avons tant souffert de l'humanité, avoir fondé ces kibboutzim où nous voulons envers et contre tout croire en l'Homme
 
En face, en allemand, c'est plus terre à terre :
- Nous travaillons pour nous, nos bénéfices sont pour élever notre standard de vie, mieux élever nos enfants.
 
Une troisième conclut à droite, en français :
- Je n'aime pas travailler avec les gosses ni à la cuisine, je préfère encore être ici.
 
Pour me changer des têtes et queues, j'accompagne les carottes depuis l'arrivée en camion : déchargées, ébouillantées, épluchées équeutées, hachées, emboîtées, serties, étiquetées, emballées, embarquées. Ils travaillent jusqu'à la sirène sans carotter une minute ; les contremaîtres, toujours affairés, font même du rabiot.
 
Après huit heures de rouges carottes socialistes, qu'il fait bon retrouver le bleu du ciel, le vert des pelouses, le calme du parc, le concert des oiseaux et les jeux de lumière du soleil couchant dans les peupliers, eucalyptus et cyprès.
 
En attendant le nouveau réfectoire, ils mangent, dans une longue et basse baraque de 600 places. J'y dévisage les entrants les anciennes traînent leur embonpoint, l'absence de maquillage souligne leur visage grave, leurs traits tirés. Malgré la même vie sous le soleil, les hommes grisonnants restent minces, alertes. Et les jeunes paysannes des kibboutzim comment les voyez-vous ? En longues robes et gros sabots ? Que non ! Toujours nu-pieds malgré serpents et graviers ; un léger corsage sans manches, un tout petit, petit short de gym, découvrant de ces cuisses dorées de poulettes de grain. Alors ! qu'on aimerait croquer dans tous ces beaux fruits ; des blondes, des brunes, des rosées, des noires, des bouclées, des nattées Et pas des poupées d'ornement, mais des sacrés beaux brins de filles, saturées de soleil, élevées au grand air, développées par les sports, le travail, saines, musclées, souples, féminines. Dommage qu'assez sauvages, n'aimant guère parler anglais, elles soient difficiles à aborder. Quant aux gars, disons, qu'ils sont fichtrement bien bâtis, en short et chemisette, carrés des biceps et des jarrets.
 
Un contremaître fondeur, attablé avec moi, n'a pas tranquillement avalé sa traditionnelle salade :
- Pourquoi des usines au kibboutz ?
- Comment assurer journellement un standard européen à 1800 personnes, avec des revenus agricoles instables, dépendant des sécheresses, des prix du marché ? L'usine de conserves écoule nos surplus assure des recettes stables, donne du travail aux anciens fatigués, fournit des bras pour une cueillette urgente, et, s'il pleut, les paysans vont, à l'atelier. Ainsi nos usines rapportent 30 % de nos revenus, l'agriculture 6o. Mais pour la fonderie, il y a peu de volontaires C'est gris, mort, les jours, les mois s'y succèdent identiques Aux champs, ils travaillent sous le soleil, liés à la terre, aux saisons, aux semailles, aux récoltes, et les fruits, les vaches, ça vit.
 
- Des ouvriers pourraient-ils former en ville un kibboutz-usine ? :
- Ici, tous les essais ont échoué Ils ne formaient pas comme nous un «tout» indépendant avec ferme nous nourrissant, école préparant nos enfants, distance nous isolant sans parler des difficultés économiques de la monotonie du travail et des distractions de la ville, dispersant leur groupe.
 
- Le kibboutz est-il exportable ?
- J'en doute ; presque toutes les enthousiastes communautés de travail européennes se dispersent après quelques années. Leurs motifs de se lier, si valables soient-ils, ne résistent pas aux conflits entre les fortes personnalités des membres et aux sacrifices que cette vie impose. Et puis cette évasion en un bocal d'idéalistes, n'est pas une suffisante raison d'être. Pour survivre un tel groupe doit avoir une mission, une intense foi commune, liant indissolublement les membres entre eux, comme les monastères qui traversent les siècles, mais se dévouent pour un idéal abstrait.
 
- Au départ nos colonies ont bénéficié de l'époque exaltante d 'après la grande guerre : ces espoirs de paix universelle, cette montée irrésistible du socialisme, quand, en Palestine, il y avait pour notre peuple des tâches impérieusement nécessaires que nous, kibboutzim étions les seuls à pouvoir réaliser, qu'enfin des hommes étaient disponibles, prêts à tous les sacrifices, à donner chaque minute de leur vie, sans rien demander pour eux.
 
Dans votre société égalitaire, que proposez-vous aux ambitieux ?
- D'abord, toutes les responsabilités dans le kibboutz, professionnelles, sociales, politiques, puis à l'extérieur, parti, Mouvement, Parlement, où ils ne luttent pas seuls, mais avec tous. Regardez notre directeur, qui se donne corps et âme à son usine. En ville, il aurait voiture et tout. Ici, il n'a que des soucis supplémentaires. Sorti de l'atelier, finie son autorité, il a mêmes logement et nourriture que le balayeur. Sa conscience pour l'intérêt collectif n'est-elle pas un stimulant aussi puissant que l'égoïsme de l'arriviste ? Ainsi le kibboutz unit ouvriers et paysans, ville et campagne, dans une cité-jardin offrant air et soleil à tous.
 
- Pourquoi la polyculture au kibboutz ?
- En monoculture, les besoins de main-d'œuvre sont irréguliers, nous serions esclaves du marché capitaliste. La polyculture, avec beaucoup de branches, fournit de nombreux emplois permanents, pour assimiler le maximum d'immigrants sur le minimum de terre. Nous spécialisons chaque membre dans un métier qu'il approfondit constamment. Notre productivité maximum assure aux ouvriers agricoles de meilleures conditions de vie. Si les œufs se vendent mal, nous nous rattrapons sur les bananes et nous produisons 50 %de notre nourriture, 8o % de celles de nos animaux. Une petite ferme privée ne peut tenir notre concurrence, l'avenir est à la grande ferme intensément mécanisée !
 
Lorsque je le quittais à 22 heures, tout était calme, les pionniers s'embourgeoisent. En pantoufles dans leur fauteuil, ils écoutent la radio. Perdu dans ce kibboutz-ville, j'ai mis longtemps à retrouver mon lit.
 
Pendant la traditionnelle collation de 5 heures at home, je provoque Rahim, le sympathique instituteur allemand, partisan résolu du grand kibboutz.
- Le petit kibboutz est une famille, tu sais ce qui se passe dans chaque branche. Tu te sens plus personnellement responsable de tout qu'à Guivat Brenner, où sorti de l'usine je ne vois plus mes camarades de travail, où je reste huit jours sans revoir une tête. Une femme m'a confié, qu'ici depuis douze ans, elle ne parle encore qu'à la moitié du village et ne dit même pas bonjour à certains.
 
- J'admets qu'au grand kibboutz, on est le rouage anonyme d'une machine dont on se sent moins directement responsable ; qu'aussi chez moi tout le kibboutz ne défile pas, j'y reçois mes amis, les autres ne viennent que pour des raisons précises. Mais nous n'avons aucune difficulté pour remplir nos maisons d'enfants. Un petit kibboutz isolé ne peut éviter des classes de cinq ou six. Les frictions s'amplifient entre camarades se connaissant trop. Ici, j'ai le choix, mes relations ne me sont pas imposées. Je joue aux échecs chez l'un, discute peinture chez l'autre, littérature avec un troisième. Nous avons assez d'amateurs pour nos orchestres, chorales, cercles d'études, etc. Un spectacle de passage ne coûte pas plus pour 1000 que pour 100.
 
La grande exploitation rend possibles les investissements en équipement lourd, permet de rationaliser, de spécialiser, d'augmenter la productivité. On voudrait être un kibboutz de 5000, mais le recrutement est difficile. Aux nouveaux immigrants moins prêts à se sacrifier nous ne parlons plus d'être les pionniers d'une société nouvelle mais nous citons les avantages dont ils bénéficieront ici. Nous partageons tout ce que nous avons avec eux. Nous élevons leurs fils avec les nôtres, ils mangent à notre table, travaillent à mi-temps. Nous leur apprenons la langue, un métier. Quelle famille en fait autant pour leur assimilation rapide ?
 
Questionnant à droite, à gauche, j'apprends l'histoire de Guivat Brenner. En 1928, ils étaient 30 pionniers vieillissant qui, ayant tant patienté, avaient tellement faim de terre qu'ils s'emparèrent d'une colline rocheuse, appartenant à l'Agence juive, Abandonnés par représailles ils durent se débrouiller seuls, sans route avec l'extérieur, faisant leur pain, amenant l'eau avec une barrique et un cheval. En 29, au pain et à l'eau, leur situation était si désespérée qu'ils pensaient abandonner, quand débarquèrent 30 Lithuaniens et Russes, plus 60 Universitaires allemands. Ils avaient brûlé leurs diplômes, descendu l'échelle sociale, passés de la ville à la campagne. Pleins d'idées et d'espoirs, ils donnèrent un nouveau départ au kibboutz.
 
En 1932, ils ont deux chevaux, labourent leurs 100 hectares de sables et de pierres, creusent trois puits, plantent des vergers, bêchent un jardin, piochent leur route. Le surplus travaille aux mines de sel de la mer Morte. Les filles sont dactylos et bonnes en ville. Toutes les économies rentrent au kibboutz. L'hiver, ils s'éclairent à la bougie, la cuisine est le seul coin chaud. Ils y discutent passionnément d'idéologies socialistes, de théories révolutionnaires, de techniques agricoles, d'éducation collective. Tout s'organise en commun, et plus ça va mal, plus ils chantent.
 
Jeunes et isolés, face à tant de difficultés, le kibboutz est leur famille ; partageant plus leur dénuement que des richesses, ils peinent, souffrent ensemble, se lisent leurs lettres, participent tous à la joie, la douleur de chacun. Un malade, un décès, il n'y a plus un cri ni un chant.
 
L'animateur de tout ça est un docteur en philosophie. Fils du médecin du roi d'Italie, il préfère être paysan. Parachuté volontaire derrière les lignes allemandes de Lombardie, il disparut à Dachau.
 
En 1939, ils sont 500 de 30 pays. Leurs 150 hectares ne les nourrissant pas, ils se lancent dans l'Industrie, fabriquent des meubles, fondent du bronze, démarrent une usine métallurgique, installent une maison de repos pour convalescents de l'extérieur. Enfin dans une cabane avec deux bassines et un réchaud, ils font des confitures et des jus de fruits pressés à la main.
 
En 1941, l'armée anglaise, coupée de ses bases, leur commande de la marmelade en masse. La «cabane» s'agrandit, travaille nuit et jour, produit annuellement 3 millions de kilos qui vont jusqu'aux Indes. Aujourd'hui, ils sortent par an : 3 millions de jus de fruits en bouteilles et 10 millions de kilos de conserves de légumes dont ils exportent la moitié.
 
Mitrailleuse à questions tendancieuses, j'accroche une discussion-tempête, entre une douzaine d'institutrices et professeurs sur un sujet en or : «La femme au kibboutz». Oublié dans un coin, relançant les hostilités quand elles se calment, je n'en perds pas un coup de langue.
 
Une jeune maman :
- Jamais les soins les plus compétents de la meilleure de nos éducatrices, ne remplaceront l'instinctif amour maternel. Les cris de mon petit ne me gênent pas ! Qu'il me réveille quatre fois la nuit et je le consolerai. Pensez un bébé de quinze mois, vingt et une heures par jour sans sa mère ! Je voudrais le voir au réveil, le cajoler, le laver, l'avoir toujours avec moi. C'est joli, vos théories, mais si la collectivité élève mes enfants, à quoi je sers ? J'ai peur qu'à douze ans, s'ils ont assez de mes bonbons et caresses, ils ne viennent même plus me voir !
 
Elle se tasse, avec tout ce qu'elle n'a pas dit et qui lui reste sur le cœur.
 
Une qui pense, reprend en pesant ses mots :
- En ville le couple bâtit son foyer. Ils ont des fins de mois difficiles, mais contre vents et marées, la forteresse familiale fait bloc. Cette lutte entre eux tisse les mille liens d'un riche passé commun. Au kibboutz, finies les incertitudes du lendemain mais si les responsabilités économiques des parents sont assurées par les élus du village, si la mère n'est plus le pilier central de sa famille, si elle est séparée de ses enfants, insatisfaite dans son travail, avec un mari moins indispensable, à quoi va-t-elle consacrer son impérieux besoin de se dévouer ? Son mariage ne sera-t-il pas plus fragile et difficile ?
 
Abraham renchérit :
- Plus matérialiste que l'homme, la femme s'adapte moins bien à la vie intensément collective du kibboutz. Avec mari, radio et tricot, elle préfère s'isoler entre ses quatre murs. Son horizon est plus limité, elle n'éprouve guère le besoin de transformer la face du monde. Les questions politiques l'ennuient. Regardez nos filles éduquées comme les garçons, elles sont à dix-huit ans, aussi dynamiques, ambitieuses et intelligentes qu'eux. Après vingt-cinq ans, elles s'éteignent. Elles ne cherchent plus à s'affirmer parmi les hommes, à être les pionnières d'un nouveau féminisme. Deux maternités sont-elles une dépense insoupçonnée de vitalité ? Est-ce l'atavisme traditionnel ? Leur évolution est-elle plus lente ?
 
Indignée, Brara bondit, cheveux courts et pantalon c'est le type de l'intellectuelle masculine :
- Bon sang ! Vos pleurnicheries de mères poules ne sont pas convaincantes. Vous pensez qu'à la ville, vos ménages ressoudés iront mieux. Mais vous y serez réveillées chaque nuit pour consoler vos mômes. Cumulant deux journées dans une, vous serez condamnées à balayer, cuisiner, repasser à perpétuité. Quelles valeurs culturelles y trouvez-vous ? Les lessives, les casseroles, les cassements de tête, les journées de dix-huit heures sont-ils des privilèges à revendiquer ? Toujours courant, aurez-vous le droit d'être malade ? Qui s'occupera de vos familles ? Vraiment ? Souhaitez-vous être ces couples fermés au monde extérieur, où l'homme et la femme s'éteignent mutuellement ?
 
Moi, je préfère le kibboutz. Je ne veux pas être noyée dans ces petites tâches éternellement à recommencer. Nos enfants sont heureux ici, c'est l'essentiel I Peut-être qu'aussi les lumières de la ville vous attirent, les toilettes, les vitrines, les hommages masculins. Pourtant le kibboutz vous offre tout ce qu'une femme devrait désirer plus de problèmes, la liberté, l'égalité avec l'homme. Mais vous n'êtes pas mûres pour cette émancipation.
 
David, dégèle ce «froid» :
- L'homme s'épanouit mieux, plus militant, avec moins d'exigences familiales, il a de nombreuses possibilités d'emploi, des travaux satisfaisants, une vie rude mais vraie. Le kibboutz est la réalisation de son idéal.
 
Une ancienne en profite pour glisser
- On voudrait se maquiller pour rajeunir, mieux garder nos maris...
 
Nathan scandalisé brandit les principes :
- Porter un masque enfariné mais tous te connaissent ici. Qui veux-tu tromper ? Quel recul vers l'hypocrisie bourgeoise, la femme fragile, ce jouet artificiel à protéger» et pourquoi pas la prostitution ? Nous ne sommes pas des socialistes de salon ; nous créons une nouvelle société, au rock nous opposons le folklore, à la fille-poupée, la femme-adulte, à l'évasion individuelle, l'idéal collectif.
 
L'ancienne, sereinement
- On y arrivera. Si, autrefois, deux camarades avaient bu seuls un café dans leur tente, tu aurais crié au crime contre les principes. Aujourd'hui, on nous en donne à prendre en famille. Certains clamaient que la première radio qui entrerait ici tuerait l'esprit du kibboutz. Maintenant chacun a la sienne. Vous, les purs, avez combattu le confort amollissant : les ventilateurs, les douches individuelles, comme des compromis, symbolisant la décadence des villes. Mais quand on couchait sous les arbres, qui aurait pensé être ici 1 800 avec de si belles maisons ? c'est l'évolution !
 
- Pendant vingt ans les pionnières n'ont porté que des pantalons-sacs, des shorts kakis, tous semblables, taillés dans le même tissu, sans jamais redescendre à la jupe. Vois maintenant les jeunes, en robes bien ajustées, cheveux arrangés, utilisant crèmes et soins d'esthéticiennes, certaines en sont même aux bas verts et rouges. Alors pourquoi en faire une montagne ? Qui en bénéficiera si nous sommes à notre avantage sinon vous, les hommes ?
 
- Et le couchage des enfants chez les parents, pratiqué dans quelques kibboutzim, je leur lance. Grosse indignation des théoriciens.
- En dehors des principes, nos logements ne sont pas conçus pour ; nous aurions double dépense avec les crèches existantes. Pour la femme entretenir trois chambres serait un surcroît de fatigue. Moins libre elle participerait peu aux activités collectives. L'influence négative de certains parents s'accentuerait. Le soir, ils mangeraient à tour de rôle pour ne pas laisser les enfants seuls. Ne pouvant lever son bébé à 5 heures la mère, réveillée la nuit, devrait abandonner le travail matinal. Et quelle pente savonneuse après les gosses, le repas du soir familial, puis le frigidaire, et le kibboutz deviendrait Mochav-Chitoufi.
 
Un des «ténors conclut :
- Certaines femmes «ménagères» ou très «maternelles» ne saisissent pas, par delà notre monotone routine, l'aspect révolutionnaire de notre vie, utilisant mal leurs loisirs elles s'ennuient ici, mais les intellectuelles et celles n'appréciant pas les travaux domestiques s'y épanouissent. Pendant la période héroïque, on était trop pris pour se poser des questions, maintenant, les insatisfaites ont tout le temps de ressasser leurs petits problèmes. Devons-nous pour ça changer notre système d'éducation quand, à l'extérieur, ils s'arrachent les fils du kibboutz ? Il faut persévérer, mais repenser la place des femmes, surtout qu'elles sont responsables de 80 % des départs de familles.
 
- D'abord rationaliser, alléger le travail des services, avec plus de machines ; mettre encore des hommes à la cuisine ; spécialiser davantage de femmes tailleuses, laitières, éducatrices, les élire dans les commissions. Puis réduire leur journée d'une heure, pour leurs travaux d'intérieur. Et qu'elles aient leurs enfants une heure de plus. Cette distinction entre sexes choque certains, mais serait un progrès.
 
ÉPUISANTES BANANES
 
Les bananes craignent la gelée. Comme de frileuses jolies femmes, on les habille de robes-sacs internationales ex-sacs de farine, de sucre, d'engrais provenant d'Hawaï, du Japon, d'U.R.S.S., des U.S.A. Quel bal est-ouest cela ferait si une nuit tout ça dansait. L'habilleur de gauche est licencié d'anglais, un pur. Il n'a jamais voulu professer. Lunettes et nez traditionnels, amoureusement paysan, il a donné au kibboutz ses quinze jours de congé. Le deuxième, un ex-instituteur de quarante ans en paraît cinquante. Toute sa famille disparue, ne pouvant plus enseigner, il se crève au travail, l'œil vide, la tête ailleurs. Le responsable, un fils du kibboutz de vingt-huit ans a 40 000 régimes et les énormes capitaux engagés sur les épaules, c'est lourd ! Marié à la fille d'une riche famille, ses beaux-parents lui offrent une belle situation en ville. Il refuse.
 
Tous sont increvables, j'apprécie leur efficacité, les tâches faites au plus vite. Plusieurs travaillent plus dur pour le kibboutz qu'ils ne le feraient pour eux. Il y a pourtant un certain gaspillage collectif, les machines ne sont pas entretenues au mieux. Ils perdent le sens de la valeur des choses, Pantalons et pulls remplacent les shorts. Mais le vent froid n'amène pas la pluie, c'est la sécheresse, le blé ne germe pas. En décembre, il faut arroser : tomates, orangers, prairies. Tout le kibboutz est à l'affût des prévisions météorologiques. Même les gosses cherchent les nuages dans le ciel.
 
Thé de 5 heures chez mon ex-voisine de la chaîne des carottes. Fille d'une bourgeoise famille russe, élevée par une gouvernante française, elle a tout laissé tomber pour être paysanne. Cheveux blancs, visage fané, rides profondes ; on vieillit vite au kibboutz.
 
- J'ai cassé des cailloux le long des routes, déchargé des sacs de charbon, gâché le ciment, dépierré nos champs. Celles qui ne travaillaient pas dehors n'étaient pas des «pionnières», on avait presque honte de s'occuper des «enfants». Dans un concert en ville, un couple en «tenue de soirée». aurait été sifflé par la salle, habillée «à la kibboutz». Aujourd'hui, la salle en smoking, raille l'attardé, encore déguisé en kibboutznik.
 
- Je croyais à vingt ans ma jeunesse éternelle ; à trente, on fait le point et décide de sa vie. Je suis restée ; ici pas de jalousies entre voisines ayant moins que l'autre. On ne reproche pas au mari de ne pas gagner assez d'argent. Je me sens meilleure que les femmes en ville ; elles s'occupent trop de leurs toilettes, de leur confort ; elles lisent moins que nous. Elles ne veulent plus être des ouvrières, se lever à 5 heures. Mais elles ont aussi l'ivrogne qui boit sa paye, bat ses enfants, et les force à remplir leurs devoirs conjugaux.
 
- Autrefois, j'adorais le chahut ; maintenant, prendre tous mes repas dans le vacarme du réfectoire, m'est une punition. Nous avons 50 familles nord-africaines bruyantes. A mon âge, je dois manger la monotone nourriture servie, jamais de petits plats forçant l'appétit et jusqu'au bout je serai une prolétaire. Mais les plus simples travaux me donnent satisfaction. C'est important que notre linge soit propre, que nos enfants vivent dans l'hygiène.
 
- J'ai sacrifié beaucoup de ma vie privée, je n'ai pas eu mes enfants autant que je l'aurais voulu, il valait mieux ne pas y penser, faire comme les autres, puisqu'on sait qu'au kibboutz, c'est comme ça. Mais je n'aurai pas l'humiliation de tomber à la charge de mes fils. Et si nous savons organiser notre temps libre, on a pas le temps de s'ennuyer. A la commission culturelle, je prépare les fêtes. J'envie bien parfois la ville, mais sans réalisation de mon idéal, j'aurais le sentiment d'avoir échoué ; ici j'influence l'histoire. J'aime mon kibboutz, il est parfait, c'est nous qui ne sommes que des gens moyens à qui il a été beaucoup demandé.
 
Après les longues séances d'habillage des régimes verts, de plantation en plantation, d'arbre en arbre, -il y en a 40 000. - comme j'étais excité quand on m'a parlé de cueillir les bananes ! Mais quel désenchantement ! Coup d'œil du spécialiste, et, en fonction de l'aspect, de la couleur, il scie et me colle le bébé emmailloté sur les bras. Comme un boulet, trouant son chemin dans le mur vert des feuilles pendantes, je fonce m'en débarrasser dans l'allée où passera le tracteur. Retour et même jeu derrière les infatigables scieurs nous, porteurs, trottinons, langue pendante, sans même la consolation de goûter aux bananes.
 
L'après-midi, il pleuvait à seaux, pas question de manquer la vente, les régimes doivent sortir, par la porte ou par la fenêtre. Voyez le tableau : botté de boue, chaque pas est une lourde glissade ; serrant sur mon coeur les fragiles 25 kilos, je m'embourbe, me courbe, évite une feuille, frôle un régime, pique une tête dans un tronc, repatine, plus que 20 mètres, plus que 5, ouf ! De quoi vous vider un bonhomme jusqu'au trognon, trempé de sueur et de pluie. J'aurais pu me chanter Cueillir bananes, c'est le même tabac que Planter café (24)  ! Après avoir rangé les régimes sur les remorques puis dans les camions matelassés, direct au pieu, les charmes et appâts de B.B. et Lollobrigida ne nous auraient même pas émus.
 
NE VOTEZ PAS POUR MOI
 
A table, j'entreprends l'amer et fluet Yoranan, le compositeur :
- Travail manuel et intellectuel sont inconciliables. Nous consommons beaucoup de culture au kibboutz : livres, disques, etc. Mais peut-on y créer une œuvre d'art, écrire une symphonie ? Pour composer, je dois être au maximum de mes possibilités physiques et mentales. Ici je me crève trois jours par semaine avec les vaches ; souvent, c'est quand je travaille avec elles que je sens en moi une irrésistible force créatrice prête à couler et, les quatre jours où je suis devant mes notes, l'inspiration parfois m'abandonne. J'ai besoin de me promener, de sentir, puis de comparer, d'approfondir mes vues avec d'autres artistes. Au kibboutz, à moins d'être une forte personnalité, on est étouffé ; alors je vais quitter.
- Une solution serait : six mois de travail manuel puis six en «créations artistiques».
 
Le maire me promène sur la première colline rocheuse, aujourd'hui toute boisée, couronnée d'une imposante maison de la culture : trois étages de bibliothèque, salles de lecture, d'études, de musique, pour deux orchestres, deux chorales, avec un cinéma de 600 places, un foyer pour les 80 fils du village à l'armée. Après un coup d'œil aux 280 millions de francs de béton, future salle à manger insonorisée, pèlerinage aux premières petites cabanes en tôle où vécurent les fondateurs, puis au secteur des 800 gosses (200 grands fils sont membres du kibboutz, dont 70 déjà mariés). Les crèches sont équipées de microphones dans chaque chambre pour que la nuit, dès la première larme, accoure du poste de garde un ange-consolateur. Quel contraste avec la première photo de Guivat-Brenner quelques tentes sur un désert vide.
 
Et il m'explique la gestion du kibboutz :
- Annuellement un comité, connaissant les capacités de chacun, désigne parmi les plus compétents, et à tour de rôle, le secrétariat : maire, trésorier, répartiteur du travail, responsable de l'exploitation, puis tous les membres des commissions culture, politique, éducation, santé, travail, etc… Leur élection définitive est sanctionnée par l'assemblée générale des membres. Cette rotation des responsabilités avec retour à la base, élimine les fonctionnaires, forme de nouveaux camarades. Ainsi, même si nous y perdons de l'argent, chaque branche élit tous les deux ans son nouveau responsable.
 
Nos élus n'ont aucun privilège, qu'un lourd travail supplémentaire et... leur satisfaction morale. Alors, personne ne l'est volontairement. Comme ces charges doivent être assumées il faut insister, presser les camarades. Par exemple, Moshé, avec sa femme malade et ses gosses à s'occuper, ne veut pas être trésorier, s'absenter toute la semaine à Tel-Aviv, endosser tous les problèmes financiers du kibboutz, chaque fin de mois courir après le fric, emprunter là, pour payer ailleurs les dettes les plus criardes. C'est le pire des cassements de tête. Et Chmouèl, qui étudie le soir, refuse d'aller deux ans recruter en Argentine. Il tempête... Mais, ils iront et feront le maximum.
 
- Tiens, Abraham ! notre meilleur camionneur, depuis quinze ans sur les routes, il adore ça. Mais c'est le plus compétent, le kibboutz le désigne chef du garage. Quelle promotion ! 18 camions, 15 tracteurs, les mécanos à s'occuper. Mais il explique à chacun «C'est mieux que je reste chauffeur. Surtout ne votez pas pour moi . Ça nous fend le cœur, mais il cédera ! L'intérêt du groupe avant les goûts individuels. Pourtant nous écoutons plus qu'avant les préférences des gars.
 
- En dépit de l'égalité absolue, certains sont plus compétents et respectés. C'est entre cette poignée que tournent les grosses responsabilités. Pour faire un travail efficace de maire, il faudrait l'être trois ans. Mais je quitte après un an. Je ne suis pas rond-de-cuir. Je n'aime pas trancher dans la vie des autres, avoir tous les 'problèmes du kibboutz dans la tête, expédier lés affaires courantes, exécuter les décisions de l'assemblée générale, suivre l'activité des commissions, accueillir les visiteurs, toujours sur la brèche, responsable de toutes les erreurs, sans jamais recevoir un compliment, mais seulement des reproches. Tu comprends pourquoi je préfère mon tracteur et lire chez moi le soir.
 
- La moitié des camarades sont dans les commissions et la majorité milite activement dans le kibboutz, mais, composé de cercles concentriques les Purs au centre, tous ne sont pas idéalistes, certaines familles s'isolent, vivent sur la périphérie les nouveaux, les déçus. ll nous faut les intégrer, trouver le juste milieu entre vie familiale et communautaire
 
- Si tous les Israéliens étaient dans les kibboutzim pourraient-ils fonctionner pareillement ?
- Non I la majorité prend toutes les décisions. Vendons nous 20 vaches ? Achetons-nous un tracteur ? Tous les camarades sont à tour de rôle membres des Commissions. Le kibboutz est basé sur l'idéal, la bonne volonté l'opinion publique ; nous n'avons pas d'autorité pour forcer un réfractaire non consciencieux II faudrait introduire contremaîtres, pointages, ce ne serait plus le kibboutz.
 
Profitant de la présence de sa fille, je lui jette :  Pourquoi vos fils ne vont-ils pas implanter de nouveaux kibboutzim dans le Néguev ?
- Dans quel pays, les jeunes cultivateurs désertent-ils leur village, pour en fonder un autre ? De plus, nous avons tellement besoin d'eux ici ; il y a eu leurs études, les trente mois d'armée, l'année d'aide aux jeunes kibboutzim . Pouvons-nous dire à nos gosses qui sont ici chez eux : -Partez I Alors qu'à chaque vieux abandonnant un tracteur, il faut un jeune qui prenne la relève ? C'est pour le pays et pour eux que nous avons développé ce kibboutz, s'ils ne nous remplacent pas, qu'en adviendra-t-il ?
 
La fille, vingt-trois ans, solidement plantée, jambes et pieds nus, petit short noir, corsage blanc :
- C'est ici ma grande famille, j'y suis née, je l'aime. Épuisés, nos parents meurent vite. Nous ne pouvons pas abandonner leur œuvre. Évidemment, fonder entre jeunes un nouveau kibboutz, moissonner des champs restés en friche des siècles, ce serait beaucoup plus stimulant que suivre la routine. Nous avons sur le dos les anciens qui ont tellement d'expérience, qui, après avoir eu trente ans entre les mains ce kibboutz qui leur tient tant à coeur, hésitent à nous laisser les postes-clés et s'effacer. Ils nous croient inexpérimentés, mais on s'impatiente...
 
LA DÉMOCRATIE AU KIBBOUTZ
 
Dans tous les kibboutzim, l'activité la plus suivie, c'est le ciné. Les chaises du réfectoire se réservent avec une pince à linge, les autres apportent leur siège, les jeunes trônent sur les tables du fond. Ils ne sont pas gâtés ; d'indigestes navets américains bien colorés, sous-titrés en hébreu et en français. Parfois des films de chez nous. Les ... n'aimant pas perdre leur temps s'esquivent à la première bobine, les indécis attendent une deuxième, les curieux subissent jusqu'à la fin ces échos d'un autre monde.
 
Vendredi soir à Guivat Brenner, danses folkloriques dans les classes. Les petites femmes de treize ans dominent d'une tête les cavaliers de leur âge en culotte courte. Pas de parent à l'horizon, quelques curieux aux fenêtres. Chez les lycéens, un paquet de gros gars démarrent la ronde, le cercle s'allonge, un nouveau, se forme dedans et place à la Hora qui met si bien en jambes : quatre sauts à gauche, deux à droite. Tous en chemises et corsages blancs, de rares jupes, majorité de shorts.
 
Les gars bondissent d'un bloc, pectoraux gonflés, épaules carrées, les filles sautillent, légères, du vrai caoutchouc, leurs longs cheveux dansent, un temps, derrière. Les jarrets solides et poilus alternent avec les fuseaux lisses et dorés. Et ça saute, tourne, vire, chacun rajoutant son style. L'ambiance monte, tous les chants y passent. Les 80 paires de jeunes poumons couvrent presque l'accordéon. Les tambourins scandent le martèlement des pieds nus. Les danseuses se détendent comme des ressorts, leurs cheveux volent, les talons ailés ne touchent presque plus terre. Le rythme s'accélère encore.
 
Alors, les vrais danses démarrent, les toutes de grâce yéménites et les nouvelles dont certaines font un peu mouvements de gymnastique. Les durs tiennent jusqu'au bain de minuit dans la piscine, continuent autour de poêlées de frites à la cuisine et terminent sur les pelouses, où les coriaces bavardent et chantonnent jusqu'au petit matin.
 
Samedi soir au réfectoire, assemblée générale hebdomadaire. Elle tranche tout en dernière instance, le secrétariat applique ses décisions, les commissions l'aident. Plus de la moitié du kibboutz est là. Les jeunes chahuteurs se massent au fond, les anciens entourent le président, les femmes tricotent près de leur mari, ceux de la «périphérie» sont près de la sortie, ou dehors, derrière les moustiquaires.
 
Long rapport du trésorier, concluant comme d'habitude :
«Nous dépensons trop.» Intervention de la lingère sur les vêtements qui s'usent très vite. Le plan de travail du responsable de l'exploitation est entendu. Bien des paupières luttent sur des yeux rouges, trois ou quatre dorment, cinq ou six lisent le journal, deux jouent aux échecs, l'institutrice corrige ses cahiers, les sentinelles armées écoutent à tour de rôle, les mailles deviennent rangées, puis manches de pulls. Ambiance décontractée, discussions animées, décisions prises après votes à mains levées. Les «purs», qui sont la conscience du groupe, prennent souvent la parole. Fréquents reproches du président vers les coins qui bavardent.
 
Finies les causettes, l'intérêt monte pour les questions personnelles. La périphérie entre et ne sort plus «Peut-on acheter un accordéon à David ? Qui ira un mois en ville pour la campagne électorale ? Qui sera responsable d'un groupe de stagiaires ? Accordons-nous un congé à deux anciens pour visiter leur famille en Europe ? Joseph peut-il aller en stage pour être acteur ? Oui, mais dans un an.» Un couple est admis comme membre ; un Américain est accepté à l'essai douze mois. Un chimiste désire faire de la recherche, il est maintenu prof. du lycée. Pour y faire soigner leur enfant, deux parents sont envoyés à New York, le père travaillera au consulat d'Israël. Ne pouvant être infirmière, une nouvelle préfère quitter que de travailler avec les gosses.
 
Puis du linge sale à laver en famille. Le responsable de l'orangerie a giflé un camarade refusant ses directives. L'ancienneté est retirée au violent. Sans consulter le kibboutz, un jeune a signé un engagement de trois ans avec l'armée. Il reposera sa candidature au retour. La dernière nouvelle explose comme une bombe. Un ancien annonce son départ. Première réaction de colère. Ouh ! Lâche, déserteur ! Abandonner ce kibboutz pour lequel on a lutté trente ans côte à côte ! Puis tristesse, des vieilles pleurent en silence. Chaque partant démoralise, creuse un vide impossible à combler, et ça coûte cher de former un nouveau vacher. Il fallait s'en douter, me dit-on, il devenait irritable, critiquait tout. Pendant des soirées, ses amis ont repris avec lui chacune de ses objections. Lui resterait, mais sa femme ne veut absolument pas, une dernière goutte a fait déborder la coupe. Après trente ans de travail, il partira avec ses meubles et vêtements, le kibboutz ne donnant rien aux partants. Ils considèrent qu'ils ne demandent rien à l'arrivant, qu'ils lui apprennent un métier, et que, du jour au lendemain, il a eu autant que les autres.
 
RACISME EN ISRAËL
 
Un jeune Marocain de la périphérie en a marre :
- C'est beau de se dire propriétaire du kibboutz, mais t'es millionnaire sans un sou en poche. Et c'est pas une vie : du boulot au lit, du lit au boulot. T'es habillé en kaki, tu manges toujours la même ratatouille, tu fumes les plus mauvaises cigarettes. Tu travailles comme un bourricot, tu fais des heures de rabiot et tu reçois comme ton voisin qui a quatre enfants. C'est pas un stimulant si ton standard ne monte pas en proportion de ton boulot. Et tu bosses même si t'en as pas envie. Tu ne peux t'absenter qu'avec leur permission, comme à l'armée. Et mon fils n'est pas avec moi et je peux même pas battre ma femme. Avec ça, on n'est pas payé, j'ai pas d'argent pour. boire une bonne bouteille, prendre un bon repas avec un cigare.
 
- Ils sont gentils, mais ils se cassent la tête dans des gros bouquins, ils parlent de grands trucs qui ne m'amusent pas. Alors je m'ennuie ici, sans distractions. Moi j'aime la ville, me promener avec les copains, aller au café, au cinéma. Et si je pars après m'être crevé quinze ans pour eux, ce que j'emporterai tiendra dans une charrette à bras. Je recommencerai à zéro, sans argent, sans travail, sans logement.
 
Sa petite femme renchérit encore
- Au lieu de repasser à longueur d'année les 1 000 chemises du kibboutz, pourquoi ne pas entretenir celles de ma famille ? Plutôt que de faire la tambouille pour 1 000 personnes, j'aimerais tant cuisiner des petits plats pour les miens
- Au lieu de laver les 20 gosses des voisins, ce serait tellement mieux de m'occuper de mon fils. Il me manque beaucoup. Je vais souvent à la pouponnière, il est le plus mignon. La nuit après un cauchemar, quand il se réveille, sans grande personne autour, ce n'est pas bon. Je voudrais l'avoir toujours, j'ai quelque chose à lui donner, je l'habillerais autrement. Je travaillerais, je lutterais avec tout ce que j'ai en moi. J'aurais un but : ma famille. Je suis et désire rester une femme, me farder, m'occuper de ma toilette, faire mon ménage. Je souffre de ne pas avoir mon foyer. Je veux m'en aller d'ici. Je serai dépendante, mais maîtresse chez moi.
 
D'Elath à Métoulla, partout j'ai croisé des Marocains. Qu'ils étaient heureux de parler français, qu'ils embrayaient vite sur le racisme dont ils se disent victimes :
- Pour nous faire venir dans ce pays de juifs, ils nous ont promis monts et merveilles. Déjà sur le bateau, les cabines étaient pour les Européens, les cales pour nous, les «noirs». L'immigration d'Haïfa avait deux bureaux : l'un où les blancs recevaient bons jobs et belles maisons ; l'autre où nous, des pays africains, étions expédiés vers les coins dangereux, les travaux d' «Arabes». Nous développions leur Néguev, dans les sales bleds, les baraques en tôle, d'Elath à Dimona, de Sodom à Bershéva. Partout en ville tu te cognes à la clique des Polonais et Roumains ; si tu ne parles pas yiddish, t'es tout de suite servi. Le bureau de chômage te fait l'aumône du Darak : douze à vingt et un jours par mois des plus sales boulots que les blancs ne veulent pas faire.
 
- Voilà des chiffres, 90% des travailleurs du Darak sont des noirs, 85% de ceux encore dans les camps de transit (25) sont Marocains ; 50% des jeunes du pays sont d'origine afro-asiatique, mais tu n'en trouves que 7 % dans les écoles secondaires et 5 % à l'Université. Alors les juifs qui pendant vingt siècles ont tant souffert de l'antisémitisme, qui ont créé un foyer pour les persécutés y ont eux-mêmes réintroduit le racisme. Qu'ils ouvrent la frontière, nous préférons avoir affaire aux Français et Arabes du Maroc,
 
Pour éviter cette discrimination, ils essaient de passer pour Français ou Belges. Si bien qu'annonçant ma nationalité, l'on me répondait incrédule
- Ah oui ! Français, mais vous êtes du Maroc.
- Non, de France.
- Alors, du Sud (avec un sourire narquois).
 
Ainsi quel redémarrage foudroyant, quand, dans une conversation languissante, je jetais aux Blancs les arguments marocains :
- Nous, les premiers immigrants, on faisait des kilomètres pour un litre d'eau ; on se débrouillait seuls contre la Nature, les Arabes, les Anglais. Aux Marocains, tous les frais de voyage et d'installation sont payés. Ils reçoivent des maisons comme ils n'en avaient pas chez eux. Mais dès qu'on ne leur donne plus, ils crient au voleur, exigent plus et critiquent tout ce que nous avons eu tant de peine à développer ici.
 
- Roublards, ils plumaient les crédules Musulmans, ici on est entre juifs. Comme ils n'ont pas de spécialités, nous les utilisons où nous pouvons dans les zones de développement. Mais ils considèrent le travail manuel dégradant, le flemmard débrouillard, le consciencieux naïf. La vie au kibboutz est pour eux un bouleversement trop rapide. Pourtant, comme à l'armée, ils n'y souffrent d'aucune discrimination. Evidemment manquant de techniciens, nous n'envoyons pas l'Européen débarquant avec une profession piocher le désert. Nous lui offrons des conditions de vie similaires à celles d'où il vient, spécialement à ceux des pays de l'Est pour qu'ils ne retournent pas nous y faire une mauvaise publicité.
 
- Oui, des Marocains traînent dans les camps de transit, mais, logés gratis, ils ne veulent pas payer un loyer ailleurs. Oui, les employeurs préfèrent un Autrichien travailleur et ponctuel à un Marocain fainéant et râleur. Oui, le Darak est une solution boiteuse, mais il répartit du travail entre tous. Oui, il y a 93% d'Européens dans les grandes écoles, mais les jeunes Nord-Africains n'ont pas l'instruction pour y accéder ; ils reçoivent des cours d'hébreu et d'éducation de base. Non, nous ne nous opposons pas à leur départ ; qu'ils remboursent d'abord les prêts qui leur ont été avancés.
 
- Enfin, socialement, chacun fréquente qui lui plaît. Dans leurs quartiers, ils crient, se disputent, la radio orientale braille. A l'arrêt du bus, l'Allemand, premier dans la queue, est bousculé par dix Marocains qui grimpent avant lui. L'Européen refusé par une fille se console ailleurs, le Marocain hurle à la discrimination raciale. Si l'élite juive marocaine n'est pas en Israël, certains durs sont bien là. 'ils volent ce qui traîne et ne traîne pas. On ne peut circuler dans certaines rues le soir. Ils portent des couteaux qu'ils n'hésitent pas à utiliser. Ils poussent leurs filles à la prostitution. Nous cherchons des solutions, embauchons des fonctionnaires nord-africains. Mais sur tant d'immigrants, ayant tous des difficultés d'adaptation, seuls les Marocains ont créé ce problème.
 
Quittant Guivat Brenner dans la voiture d'un docteur autrichien, celui-ci m'expliquait :
- Nous sommes profondément marqués par les caractères et manières de vivre des pays d'où nous venons. Un juif allemand est très Allemand, l'Argentin se comporte en Argentin, une Irakienne réagit en Irakienne. Physiquement même, les Tchèques sont châtains aux yeux clairs, les Yéménites d'un si beau noir...
- Je suppose, les mariages mixtes ?...
 
- (Choqué). Non, non. Par les influences de climats, nourriture, langues ; voyez quatre fils d'un Polonais, après une génération l'un en Argentine, les autres en Pologne, France, Israël, ils se différencient déjà. Faire cohabiter et assimiler 1200 000 immigrants, alors que notre civilisation est au berceau, n'est pas facile. Nous parlons toutes les langues, mais 1/3 des Israéliens ne peut lire les manchettes de nos journaux. Ils ont des quotidiens en yiddish, roumain, anglais, français, etc.
 
- J'écris aussi. Quelle adaptation, pour m'adresser à un public si petit, mais si varié, dans une langue apprise à vingt-cinq ans, morte vingt siècles et ressuscitée par un Russe qui ne parlait qu'elle à sa femme et à son chien. Les Tsabrais la façonnent et la rajeunissent quotidiennement mais combien de mots encore à fabriquer !
 
- Une tacite hiérarchie existe aussi, elle s'explique par nos pays d'origine : viennent d'abord les Européens de l'Ouest, puis les Russes, Polonais, Roumains, Yéménites, enfin les Orientaux. Il faut bien admettre que les Européens sont les techniciens, l'élément dynamique et travailleur. Sans nous, jamais le pays ne se serait développé si rapidement.
La difficile fusion avec les juifs africains, l'âpre lutte pour la vie, la chaleur vraiment pénible avec l'âge découragent certains Européens. Ceux de l'Est, porte close derrière eux, moins liés aux Slaves, se demandent où repartir. Les Occidentaux retournent, retrouvent vie facile, milieu cultivé. Même des Allemands repartent en Allemagne, où ils trouvent avec des réparations financières, des affaires prospères et une culture dont ils restent imprégnés. Les sionistes s'indignent en vain : «L'histoire ne vous a rien appris, déserter Israël pour retourner vous mettre dans la gueule du loup ! Quelle inconscience !»
 
- Il faudra une génération pour nous fondre en une nation. Les difficultés entre fils d'Européens et de Marocains nés dans ce pays, ayant même langue et habitudes de vie commune, seront très atténuées. Ils donneront à Israël son vrai visage.
 
CHACUN POUR SOI
 
D'individualistes ex-membres des kibboutzim ont formé les Moshav-Ovdim village de petits fermiers, convenant mieux au caractère des nouveaux immigrants. La terre demeure propriété collective, chaque famille cultive personnellement la sienne, vit de ses bénéfices, tous les achats et ventes sont coopératifs. A côté du classique Naharal, fondé en 1921, en cercles concentriques, bâtiments publics au centre, fermes autour, champs et vergers derrière, il y a les jeunes à population changeante à qui l'Agence juive prête maison, terre, vache et minimum pour démarrer.
 
J'ai passé trois semaines dans un moins jeune (onze ans) sur les collines arides de Judée, mince végétation, le roc partout à fleur de terre. Bordant deux routes perpendiculaires, les lignes de traditionnelles maisons blanchies à toits roses, certaines avec une troisième chambre, flanquées de leur étable, poulailler et bout de jardinet, donnent au Moshav, un aspect semblable et disparate. Plus de grande salle commune, je suis reçu en famille par les parlant-français dans trois pièces bien meublées.
 
L'opinion est unanime : «Le Moshav est mieux que le kibboutz, on fait tout par nous-mêmes, on travaille parfois dix-huit heures par jour, on se repose quand on a le temps, mais on est son maître, on sait qu'on travaille chacun pour sa famille, on prend un bon repas et on descend en ville quand on veut.»
 
Je sympathise avec le Parisien, classe 36, pas démobilisé en 39, prisonnier, évadé, résistant, arrêté, condamné à mort, reévasion, Forces Françaises Libres, campagne d'Italie, Libération de Paris, parents disparus, accourt défendre Israel en 48, se bat à Jerusalem, s'y marie à une Marocaine, s'installe au Moshav en 49
 
- Les débuts ont été très durs, on soignait des arbres qui ne donnaient rien ; on commence à en récolter les fruits. A force d'arroser, ça pousse dans nos petits champs ; on se spécialise dans les cultures maraîchères, tout ce que les machines ne font pas et qui demande des bras. Mais on souffre de la concurrence du kibboutz parce qu'ils conservent des branches déficitaires, et que, quelles que soient leurs dettes, ils ont toujours logement et nourriture assurés.
 
En plus de ses trois enfants, de son intérieur, sa femme s'occupe presque entièrement des 1 500 poules, des 5 vaches traites à la main, et aide encore son mari aux champs. Ça représente de très longues journées, à peine le temps de lire le journal, mais :
- C'est plus varié qu'au kibboutz, je fais ce que je veux, quand je veux, j'achète au magasin, ça me manquait au kibboutz, et mes gosses sont à moi, seulement plus tard, ils devront partir notre ferme de 3 hectares ne peut nourrir plusieurs foyers.
 
De 18 nationalités, ils sont 90 familles qui se comprennent mal ; les Perses sont roublards, les Polonais buveurs, mais les Roumains restent les moins aimés.
 
- Moi, juif français, je deviens antisémite avec eux. Des juifs très juifs, arrivés ici les mains vides ; huit jours après, ils avaient razzié tout ce qui traînait encore dans les .villages arabes. Illèttrés, parlant à peine hébreu, ils sont tellement resquilleurs qu'en trois ans, ils étaient les plus riches du Moshav. Rouler le Goï avant d'être refait est devenu une telle seconde nature qu'ils continuent ici. C'est pourtant difficile entre juifs. Evidemment, avoir rampé vingt siècles pour survivre, ça laisse des traces.
 
Alors, ils ont raconté des histoires de juifs roumains du genre : «Compte tes doigts après leur avoir serré la main.»
 
Dans le secteur des religieux yéménites : vie, couleurs, pauvreté, tabous, superstitions. De nombreux gosses aux splendides yeux noirs, des pères en papillottes et belles barbes brunes, les femmes en longues robes et foulards, intérieurs peu meublés, extérieurs négligés. Tranchées, abris, barbelés rappellent la frontière toujours proche.
 
En conclusion, des villages de même nationalité faciliteraient la vie, mais retarderaient l'unité du pays. Le Moshav ne s'oppose pas au kibboutz, il s'adresse à des gens différents, peu idéalistes, moins évolués, qui sont gentils mais plus près de leurs sous et qui, travaillant beaucoup, n'ont guère de vie culturelle.
 
«MOSHAV» OU KIBBOUTZ
 
Le Moshav-Chitoufi a pris le travail en commun du kibboutz et la vie familiale du Moshav-Ovdim. Il a été fondé par des couples qui veulent élever eux-mêmes leurs enfants, s'habiller à leur goût, manger ce qui leur plaît, ne pas voir leur femme s'épuiser en travaux pénibles. Ils démarrent leur village avec douches et repas collectifs, mais se séparent en familles dès que possible. Les bénéfices de la ferme, exploitée comme au kibboutz, sont répartis au pourcentage : tant pour payer les dettes et réinvestir, tant pour les membres, en fonction des enfants : 60 + 60 livres pour mari et femme + 25 livres par enfant. Chaque famille dispose de son budget mensuel. Plus le rendement monte, plus les bénéfices et le standard de vie seront élevés.
 
Ainsi l'agriculture coopérative israélienne se divise en :

 

Kibboutzim

Moshav-Qvdim

Moshav-Chitoufi

Villages en 48

180

58

6

Population en 48

60.000

21 000

1240

Villages en 58

235

253

17

Population en 58

85 000

90 000

3 080

 
A Ramot Meier, vieux de neuf ans, de petites maisons blanchies, tuilées, bâties toutes pareilles sur du sable. Pas de parc, pas d'installations culturelles collectives comme au kibboutz. Bien accueilli par un Sud-Africain, je lui déballe mon sac de questions, autour d'une théière, dans deux pièces simplement meublées
 
- La différence avec le kibboutz, est que nos femmes ne travaillent dans nos services que de 2 à 4 heures, d'après le nombre d'enfants. La mère a donc le temps de s'occuper de ses tâches familiales, mais elle ne peut s'employer dehors, son salaire romprait l'égalité. L'enfant, élevé par sa maman, suit l'école du gouvernement ; après quatorze ans seuls les meilleurs continuent avec des bourses de l'État et du Moshav. Son service terminé, il devient membre avec ses parents ; individuellement, qui s'occuperait de son linge, de sa cuisine, puisque le Moshav est basé sur la famille ?
 
- Après un an d'essai, le nouveau couple achète ses meubles et reçoit la même rétribution que les anciens. S'il part, il emporte ses affaires, plus ses treizièmes mois, mis de côté par la collectivité. Pour conclure, nous pensons que petit à petit, les kibboutzim deviendront Moshav-Chitoufi, parce que nous remplissons le même rôle avec, de plus, l'avantage d'une vie familiale normale. Ici les femmes maternelles et ménagères sont heureuses, et notre formule, naturelle, viable, est plus exportable dans les pays sous-développés que le trop révolutionnaire kibboutz.
 
CACTUS ET BÊCHEUSES
 
Tel-Aviv ! (26) . De larges artères, un trafic intense, une police efficace. Le centre bourdonne, les trottoirs débordent d'une foule pressée, cosmopolite, légèrement habillée. Malgré tous les panneaux en hébreu, les nouveaux demandent leur chemin aux revendeurs de glaces, boissons, fruits, pâtisseries, aux mendiants professionnels gagnant péniblement leur croûte.
.
Quel contraste entre ces aviatrices en uniforme gris, les filles-marins en jupes noires et béret blanc à guides, les kibboutzniks aux gestes lents, reconnaissables de loin, et les «religieux», les gosses en calottes, shorts à jambes longues sur des bas tombant en accordéon, les jeunes qui font petits vieux, en gabardines noires, chapeaux à larges bords, regards absents dans des visages blêmes, plus souvent dans les bouquins qu'au soleil, les pères en bottes, redingotes noires, barbes épaisses, cheveux des tempes pendillant, livres de prières sous le bras, les femmes, crâne rasé sous leur perruque...
 
A l'exception des quelques belles promenades, bordées de cafés chics, où s'affiche le Tel-Aviv élégant, on trouve des rues, des magasins, des maisons sans grand pittoresque, baignés de soleil et de poussière. Avec encore des murs bétonnés, des rouleaux de barbelés rappelant la lutte récente.
 
Au bord de la mer, de grands hôtels, de belles villas et des salons de thé, envahis de bêcheuses grassouillettes, couvertes d'épais maquillages, de bijoux, de ridicules bibis et se bourrant de pâtisseries viennoises, tout en papotant en yiddish et regardant sur la plage les Cactus bruyant et sportifs se rôtir au soleil. Bâtissant sur les sables, les 1 500 habitants de 1915 sont 450 000 aujourd'hui, la banlieue s'étend toujours, atteint Ramat Gan, le quartier snob résidentiel. Seulement n'y débarquez pas un jour de Sabbat. Le trafic stoppé, tout est fermé, plus âme qui vive dans les rues ; on dirait une ville morte.
 
CUEILLEURS DE PÉPITES
 
6 h 30 en hiver ; sur la grand-rue qui dessert les kibboutzim d'Ein Harod (27) et Tel Yosef, sans arrêt, ça monte, ça descend, tracteurs tirant charrues et engins vers les champs, bulldozers à chenilles, autobus prenant la route d'Haïfa, camionnettes amenant des kibboutzim voisins les jeunes au lycée régional. Et les 80 gars en bleus se pressent vers l'usine métallurgique, les femmes en blanc courent frileusement au travail et les pétarades des moteurs se mêlent aux cris des 30 000 poules, 600 vaches, 500 moutons.
 
Ça pince ; outillage embarqué, recroquevillés sur les plates-formes, les poings dans les poches, les cargaisons humaines descendent à la queue leu leu vers les vignes, les vergers. Nous, c'est l'orangerie. On passe devant la menuiserie, la grande laiterie, l'usine de mise en caisses de pamplemousses, la coopérative kibboutzique de transports d'où 110 camions de 10 à 30 tonnes s'ébranlent lourdement vers tous les coins du pays. Nous traversons la route Haïfa-Vallée du Jourdain et fonçons vers les monts arides du Guilboa, vers la frontière.
 
Après s'être réchauffés en répartissant, avec le tracteur, les caisses vides sous des centaines d'arbres, on cueille les oranges. Sur nos hautes échelles en dural, c'est formidable ! Il y a tellement de grappes de belles oranges grosses comme le poing qu'on ne sait où tendre la main. Et partout autour ce n'est qu'une masse moutonnante, vert foncé, avec, nichées comme dans des écrins, les innombrables boules dorées, gardées au loin par la ligne des grands cyprès coupe-vent. Tout ça dans une claire lumière, sous un ciel tout bleu.
 
Joyeusement, on cueille, cueille, sans arrêt on descend. C'est si vite rempli un sac de 10 kilos, et quelle jolie musique font les fruits déversés dans les caisses neuves, pour l'exportation. Qui les épluchera ? Un bourgeois désabusé ? un mineur fatigué ? un skieur scandinave ? Hum ! Quel parfum la première orange cueillie et mangée dans l'arbre ; mais quel hasard les a conçues avec une graine, de la terre, de l'eau et du soleil ? Cela devient rapidement du boulot. Vider les sacs, déplacer les échelles, jouer au singe, un orteil au barreau, le corps dans le vide. Et la frontière jordanienne est bougrement présente là-haut ; vont-ils dévaler dans le tac-tac des mitrailleuses ? Avec les discours incendiaires de Nasser, deux infiltrés cueillis hier...
 
Vers midi, pleins d'une bonne fatigue, on a envie de manger du plus solide que des tranches juteuses. Guidés par le tracteur, naviguant dans cette mer d'orangers, on a chargé toutes nos caisses d'or sur les plates-formes tanguantes et, juchés sur la cargaison bien arrimée, on a mis les voiles, cheveux dans la brise. Mon matelot Ouzi (du nom d'une fameuse mitraillette, made in Israël) me raconte que :
- Deborah arrêta ici les Chananéens, Saul y fut battu par les Philistins. Et David y aurait dit : «Monts de Guilboa, que la rosée ni la pluie ne tombent jamais sur vous».
 
Et ça cueille ferme. Après les oranges, nous attaquons les superbes pamplemousses ; renforcés de lycéens qui s'abattent sur chaque arbre et le dévalisent de ses grosses pépites avec une frénésie de chercheurs d'or. On ne suffit pas pour répartir les caisses vides, charger les pleines, les débarquer à l'usine où, de toutes les plantations des 26 kibboutzim de la région, des montagnes de fruits d'un si beau jaune sont déversées en torrents sur des tapis roulants. Les fruits s'engouffrent dans des machines dernier cri, qui les lavent, les sèchent, les imperméabilisent, les calibrent et les acheminent sous les mains de femmes aux gestes quasi automatiques qui les enveloppent, les rangent en caisses, pointées, pesées, cerclées, chargées en camions qui démarrent à la chaîne remplir les cales des bateaux d'Haïfa.
 
Dans un tintamarre de bois cogné, nous continuons la ronde, empilons nos collines de boîtes et fonçons ravitailler les cueilleurs des douces petites mandarines aux peaux ridées. Puis ceux des moins comestibles citrons qu'avec un sens aigu de la rentabilité, ils abandonnent, s'ils sont peu accessibles, aux gosses qui s'en chargeront.
 
Ouzi se désole ; depuis six mois, il n'a pas plu ici. Nous installons des tuteurs et noyons au jet d'eau les pieds assoiffés des petits orangers, tandis qu'automatiquement sont arrosés les 10 000 grands pamplemousses qui demandent annuellement 50 000 litres d'eau chacun.
 
Au flanc de la colline frontière, ils fabriquent des champs. Je ne me lasse pas d'admirer les maous bulldozers qui ratissent irrésistiblement les énormes rocs. Un autre engin à grosses dents déterre sans discussion les récalcitrants ; les indéracinables sont dynamités et gentiment poussés sur le côté. Dans une pelle mécanique, on a chargé les pierres moyennes ; les petites dans un traîneau tiré au tracteur. Et pour la première fois dans l'histoire des hommes, ces ex-champs de roches sont cultivés.
 
A 25, on a pioché des trous, profonds, rapidement, sans redresser les reins. Cette pierraille est excellente pour les pamplemousses qu'on y a plantés. Comme coupe-vent on a semé des roseaux en attendant que poussent les lignes de cyprès. Ainsi doucement, mais irrésistiblement, les plantations israéliennes grimpent en rangs serrés à l'assaut pacifique de la colline-frontière jordanienne.
 
 
KIBBOUTZ ET KIBBOUTZ
 
Chez Ouzi, fils du kibboutz de trente ans, tapis, fauteuil, divan, intérieur soigné. Autour de gâteaux secs et de vin doux, plus réchauffant que le fourneau à pétrole dont l'odeur oblige à ouvrir la fenêtre, je regarde sa mère jouer avec ses petits-fils. Quel visage tanné à soixante ans, mais quels calmes yeux bleus, exprimant une force tranquille. Venue de Russie il y a quarante ans, elle repasse encore cinq heures par jour. Quels géants ces anciens ! La femme d'Ouzi, institutrice, coquettement mise, discret fond de teint, sourcils épilés, collier, boucles d'oreilles, aime parler et m'explique en tricotant :
- A Ein Harod, les enfants dorment chez les parents à partir de six ans ; c'est une demi-mesure, mais dès la naissance cela surmènerait trop la mère. Nous pensons qu'il est très fatigant pour l'enfant de rester vingt et une heures sur vingt-quatre, en compagnie de 18 bruyants camarades avec qui il partage tout. Il a besoin d'être seul, avoir un coin à lui pour bricoler, ranger ses trésors, penser tranquillement. La conversation des adultes est plus stimulante que celle de ses copains. La famille est plus liée, frères et sœurs se connaissent mieux. Le couchage est plus intime. Nous les réveillons et envoyons à l'école où ils ont leurs vêtements, mangent, étudient, comme dans les autres kibboutzim. De quinze ans jusqu'au service, ils habitent une maison de jeunes. C'est une réelle compensation pour la mère. Les partisans de cette méthode augmentent dans les autres kibboutzim, mais ici, 35 %, surtout les jeunes couples, sont pour l'autre système.
 
Ouzi reprend :
- Ein Harod est connu pour sa scission de 1951. C'était l'époque de la guerre froide, du conflit coréen. Dans nos kibboutz Haméourad, les 6 % des membres de l'Ardout Avodat, lié au pro-russe Mapam, s'opposaient aux 35 % des adhérents du Mapaï de Ben Gourion.
 
- Dans notre vie si intensément collective, les deux positions compliquaient toutes les décisions de la vie quotidienne. Chaque Parti plaçait ses militants aux postes-clés. Les minoritaires non-proportionnellement représentés tentaient de changer la majorité. Ils influençaient les indécis, amenaient leurs jeunes de l'extérieur. Ils souffraient de voir leurs enfants se détourner d'eux, élevés dans le marxisme par les instituteurs Mapamniks (28) Dans cette atmosphère envenimée, on se disputait toute la journée.
 
- La scission décidée nationalement, les minoritaires durent joindre un autre kibboutz de leur tendance. Lorsque, comme ici les parties s'équilibraient, il fallut scinder le kibboutz en deux. Imagine les difficultés, tout partager les champs, les plantations, les bâtiments, les machines, les troupeaux. Avoir eu tant de peine à développer ensemble ce kibboutz, et se séparer adversaires ! La salle commune était divisée par une ligne. Les enfants de certaines familles restaient, les parents s'en allaient démarrer le nouveau kibboutz d'Ein Harod Mapaï sur la colline voisine.
 
- Nous en sommes sortis très appauvris, les services tournaient au ralenti et sans investissements dans une période d'intense expansion nationale. La stimulation entre les deux villages a pansé les plaies et nous regrettons cette scission qui n'aurait plus lieu actuellement.
 
PRÉHISTOIRE DU KIBBOUTZ
 
Ein Harod abrite deux musées ; l'un de peintures et sculptures d'artistes israélites, l'autre consacré à la Vallée de Jezréel, citée dans l'Ancien Testament et l'Apocalypse de tous temps traversée de caravaniers et de soldats égyptiens, cananéens, mongols, grecs, romains. Les Croisés y avaient une forteresse, Bonaparte est venu s'y frotter aux Turcs. Tous y ont perdu et fait couler beaucoup de sang.
 
La Vallée fut abandonnée en friche pendant des siècles, habitée de quelques misérables villages, infestée de palu, couverte de marécages. Des photos montrent les premiers pionniers d'Ein Harod s'attaquant à la Vallée en 1921. Gars et filles de dix-huit ans sont habillés à la russe. Ils vivent sous la tente, abattent les épais fourrés, creusent des kilomètres de tranchées, posent des milliers de mètres de drains. Beaucoup ont les fièvres, mais leurs innombrables, interminables journées de travail assèchent les marais, chassent le palu.
 
Sur d'autres photos, la Vallée se peuple, c'est 1936, la période des kibboutzim : «Tour-enceinte». Des détachements Hagana occupent la colline, toutes les colonies environnantes sont mobilisées. Par des chemins détournés pour éviter les attaques arabes et les entraves anglaises, les convois de camions arrivent à l'aube, avec baraquements, projecteurs, tour de guet, le tout en pièces détachées ; gros travail fébrile, car il faut que le soir les nouveaux puissent se défendre derrière leur palissade.
 
Ouzi me pilote dans les salles :
- Nous avons d'abord cultivé au bourricot et à la charrue en bois, puis au cheval et soc d'acier. Nous en sommes maintenant aux gros tracteurs qui labourent, hersent et répandent l'engrais sur 12 mètres en une fois. Utilisant les techniques scientifiques les plus avancées, notre ferme est exploitée comme une usine, nos «branches» comme des ateliers. Manquant de terres, nous cherchons la plus haute productivité des membres et des machines avec des rendements maxima à l'hectare, à l'aide d'engrais, graines sélectionnées, irrigation.
 
- Nous tâtonnons, expérimentons pour trouver quelles cultures conviennent le mieux à chaque sol. Nous maintenons des branches d'expérience même déficitaires. Nous avons amélioré les espèces et rendements des blés, raisins, oliviers ; introduit en Israël de nouvelles plantes, betteraves, pêchers, cerisiers, fraisiers, pommiers, poiriers ; développé la culture industrielle du coton, des agrumes, des arachides.
 
- A partir de bêtes arabes, par sélection systématique, insémination artificielle, élimination des maladies, amélioration des nourritures et par croisements avec des races hollandaises et américaines, nous sommes passés des 70 litres annuels des brebis arabes à une moyenne de 308 litres pour les juives, avec un record de 1080 litres dans notre kibboutz. Des 1 000 litres par vache locale, nous sommes grimpés à une moyenne annuelle de 4 230 litres et l'étable de Shouval atteint 6 750 litres. Tout est à l'avenant, les poulettes décharnées qui donnaient 40 œufs les bonnes années, les abeilles, etc.
 
- Ainsi, partis il y a quarante ans de la charrue de bois médiévale, notre agriculture est parmi les plus mécanisées du monde, utilisant le plus haut pourcentage de tracteurs après les U.S.A. A notre époque de faim dans le monde, nous sommes prêts à partager nos techniques avec les pays sous-développés. Déjà nos agronomes habitués aux sols de l'Orient sont au Ghana, en Birmanie et Nigéria.
 
- Aujourd'hui 90 % des terres d'Israël appartiennent au peuple juif ; elles ne peuvent être que louées à ceux qui les travaillent, libre à eux de s'organiser en kibboutz ou Moshav. Depuis 1948, la surface cultivée a doublé, l'irriguée quadruplé, la production agricole triplé, elle couvre 75 % de nos besoins. Sur les collines et marais nous avons récupéré 65 000 hectares, et multiplié par cinq nos ressources en eau. Nos exportations sont montées de 11 à 33 % de nos importations.
 
- Ici tu as le choix, socialisme au kibboutz, capitalisme relatif en ville puisque le sous-sol, le sol, l'énergie, les transports sont contrôlés par l'État, que l'industrie est en grande partie propriété du Syndicat, que 70 % des terres sont cultivées coopérativement et que 75 % des produits agricoles sont vendus par la Tnouva, notre coopérative.
 
Sans subventions, les kibboutzim sont-ils viables économiquement ?
- Riche d'idéal, mais les poches vides, le jeune kibboutz, établi pour des raisons stratégiques sur de très mauvaises terres, doit y survivre d'agriculture, on ne lui fait pas de cadeaux. L'Agence juive lui avance en dix ans, 100 millions de matériel remboursable à 2% en quinze ans. Pour régler ses emprunts, s'assurer un standard européen, limiter ses journées à dix heures, éduquer ses enfants, bâtir ses logements, accueillir de nouveaux immigrants, soigner ses malades, monter la garde, prêter ses membres à l'extérieur, il doit chercher à être rentable le plus vite possible, mais il reste en concurrence directe avec l'économie capitaliste.
 
- Alors, pour réinvestir continuellement, acheter de nouvelles machines, compenser les sécheresses et baisses de prix, les banques lui font à 12 % des prêts à court terme qu'il rembourse en empruntant au marché noir, parfois à 20 % d'intérêt. Ainsi le kibboutz est toujours endetté, et deux heures quotidiennement le pionnier travaille pour l'usurier. Aussi Ben Gourion n'encourage pas l'agriculture collectiviste, en crise.., de surproduction. Certains fruits se vendent à perte. Le troisième million immigre moins vite que prévu, il y a aussi sous-consommation des Orientaux. Alors nous limitons les nouvelles plantations d'arbres fruitiers.
 
- Il faudrait que le gouvernement protège les prix, n'importe plus de lait et beurre américains, compense les années de sécheresse, nous assure des prêts à des taux raisonnables, couvre mieux nos frais de construction d'écoles. Le kibboutz ne cherche pas le profit maximum, mais produire, servir le pays, et boucler son budget... ensuite. Et nous restons la forme la plus rentable de colonisation.
 
- Enfin des chiffres nos 235 kibboutzim ont en moyenne une population de 360 habitants, dont 170 producteurs, cultivant 700 hectares avec 11 tracteurs. Le quart des paysans israéliens vit dans les kibboutzim, il travaille 160 000 hectares dont 30 000 irrigués. Notre production progresse de 15 % chaque année. Sur 41 % des terres du pays nous produisons le tiers de la production agricole soit
 
68 % du poisson
60 %, des fruits
60 % des grains
31 % du miel
31 % des moutons
28 % du lait
28 % du fourrage
28 % des œufs
24 % des vaches
 
77 % de nos ressources proviennent de l'agriculture, 14 % de l'industrie, 5 % de travaux extérieurs, 3 % des transports, I % des maisons de repos.
 
 
L'HABIT NE FAIT PAS LE MOINE
 
Après les Bédouins du Néguev, je retrouve dans un village arabe-de Galilée cette chaleureuse hospitalité manquant au kibboutz. Leurs fraîches maisons de pierre avec terrasses et fenêtres étroites rappellent le Pakistan. Les femmes cuisinent accroupies les galettes de blé, qu'avec du mouton baignant dans une sauce graisseuse au poivre rouge nous mangeons avec nos doigts. Les gosses fourmillent ; quelle flamme vive dans le regard de ces petits coquins, mal attifés, cheveux en vrac, nu-pieds, chassés par une porte, rentrant par l'autre, battus sans conviction, aimés instinctivement Qu'ont-ils besoin des psychanalystes nécessaires à certains trop couvés petits Juifs ?
 
Le père du camarade qui m'a invité est charpentier. La kéfia souligne sa sérénité de patriarche. Toute sa smalah l'écoute daigner discuter d'Allah avec le Roumi. Que Dieu n'existe pas est pour lui inconcevable :
- Et les oliviers ? Les moutons ? Le blé ? Le printemps ? Le soleil ? Qui les aurait créés ? Et ma main ? Mon œil ? Ma tête avec tout ce qu'il y a dedans, comment c'est venu alors ?
Et d'un optimisme imbattable :
- S'il pleut, c'est qu'Allah le veut. S'il ne mouille pas, c'est mieux sûrement ; de toutes façons, il pleuvra plus tard.
 
Ignorant le bruit, isolé dans son monde, il a quitté nos babillages pour une beaucoup plus grave occupation : ses prières. A part quelques cactus, pas d'arbre ni de verdure dans le village. Me répondre que les juifs détournent toute l'eau, n'est pas convaincant. Les Arabes sont des bâtisseurs, mais non des planteurs de forêts. Les ruelles sales et à forte pente serpentent autour des maisons bâties sur une colline. Barbes et moustaches bien taillées, tous les hommes qui déambulent nous saluent, ça en fait des poignées de main, des sourires, des Salamalékoums. Les jeunes sont habillés à l'européenne, les anciens d'une longue blouse serrée à la ceinture, presque tous en kéfia tombant négligemment sur les épaules. Les femmes passent, pressées, lourd bidon d'eau sur la tête, nu-pieds et yeux baissés, en foulards et robes cachant le maximum.
 
Le maire nous reçoit sur de jolis coussins. Après le café turc et les interminables politesses d'usage, je ne réussis pas à entreprendre le vieux renard sur du plus consistant. En se quittant après de multiples saluts, il admet seulement qu'il il y a moins d'entente et de discipline parmi les Arabes.
 
Pour le toit de sa nouvelle école, toutes les familles du village donnent une journée de travail. Ça démarre avec pas mal d'ordres et de contre-ordres. L'instituteur, poitrine bombée, n'est plus qu'une mitraillette à conseils, tirant dans tous les coins à la fois ; mais... pas question de mettre la main à la pâte. Le maire en grande tenue, très mouche du coche, virevolte à cheval, tire des coups de revolver en l'air, pendant que ses administrés bossent comme des brutes, mélangent sable et ciment à grands coups de pelles énergiques, et que toute la gent féminine trotte sous les bidons d'eau, grimpe à l'assaut des échelles, gamelles de béton sur la tête. Filles et gars s'ignorent mutuellement. Finalement de nombreux coups de pétard ont signalé que la dalle était coulée. Depuis le temps que je voyais le mont Thabor traîner au fond du paysage, étant au pied de ses pentes raides, je ne pouvais qu'y monter par des raccourcis de chèvre à flanc de montagne. Et de rire. Les Israéliens me toisaient avec des regards nouveaux, j'avais mis une kéfia comme le copain Marmouth et, avec ma barbe j'étais Arabe. Les moines franciscains eux-mêmes nous dévisageaient d'un œil pas très catholique. Pas bien ferré en histoire, j'écoutais le baratin du guide : neuf apôtres seraient restés au village de Marmouth ; le Christ avec Pierre, Jean, Jacques seraient grimpés ici, pour une certaine Transfiguration.
 
SAINTE PAUVRETÉ
 
Le bus juif se reposant le jour du Sabbat, je suis parti à pied pour Nazareth, à travers la montagne. Tout en dévalant les pentes, je dévorais des yeux la Nazareth de mes livres d'images, du temps où je croyais au petit jésus. Au son des cloches des douzaines d'églises j'entrais dans le dédale des ruelles tortueuses qui descendent en escaliers vers les souks. Voilà les boutiques : les étalages de sacs des épiciers débordent dans les ruelles étroites, les corps de moutons, poulets et chèvres pendent aux boucheries. Les marchands de légumes, de tapis, de fez, de nattes, de hardes voisinent avec les échoppes des tailleurs, des surplus américains, des bazars regorgeant de bimbeloterie, de bondieuseries, de cuivreries, de trucs en plastique. Les cafés bondés servent plus de musique que de consommations. Les tam-tams des forgerons, graveurs, ferblantiers résonnent entre les vieilles maisons aux murailles de forteresse.
 
C'est sale, en désordre, mais ça grouille de vie, de monde ; des tribus de paysannes à voix rauques, aux robes à chaudes couleurs, entourées d'une marmaille ahurie, portent leurs baluchons et jusqu'à des machines à coudre sur la tête ; des filles arabes de la ville, habillées en européennes. yeux mi-baissés, croix d'or et cheveux frisés, des juives aux regards assurés, en shorts et bras nus. Des paysans endimanchés aux gestes lents, contrastent avec les groupes bruyants de jeunes Arabes nazaréens : parfumés, astiqués, avec cravate et pantalon.
 
Des ânes chargés fendent une foule où tous se coudoient patriarches grecs orthodoxes, petites religieuses libanaises, rabbins à papillotes, moines italiens réjouis, musulmans barbus, pasteurs écossais en deuil, pèlerins aux anges contemplant leur Terre sainte.
 
Avec un copain Arabe chrétien, je galope dans Nazareth. Par la grand-rue, laide, bordée d'inévitables affiches de films à cow-boys, de réclames d'huiles et essences, nous passons aux grottes où se trouvaient la cuisine de la Vierge et l'atelier de son mari. Sans rire on nous montre du bois travaillé par saint joseph. Nous continuons au lieu de l'Annonciation, puis à la Fontaine de Marie. Dare-dare, on grimpe sur une colline dominée par l'immense boutique des Salésiens où des compatriotes éduquent la marmaille nazaréenne. Beau panorama sur la ville, s'étageant en amphithéâtre, au fond d'une cuvette dénudée, avec ses maisons, plantées sans ordre, coiffées de tuiles ou terrasses, et toutes bâties en pierres blanches éblouissantes.
 
La ronde continue par la prison des 20 Carmélites, où ces dames prient, contemplent ; mais combien de logements pourrait-on bâtir avec leurs si hautes murailles ! Puis j'ai perdu mon latin entre tous ces ordres : les Frères autrichiens de Saint-Jean de Dieu ; les Sœurs de Saint-Charles, celles de Sainte-Anne, celles de Saint-Joseph ; et les religieuses de Marie-Auxiliatrice, de l'Annonciation ; et les Franciscains de Marie, la Church mission écossaise ; les orthodoxes de la Société russe de Palestine... Tout ça bien isolé derrière des murs et grilles. Où sonnerait le pauvre païen en voie de conversion ?
 
Heureusement, il y a les petites Sœurs de Foucault, en simple blouse et foulard, vivant de leur travail, partageant la pauvreté de la masse, voyageant en auto-stop. Je revois un Frère du même ordre, rentrant du boulot en bleus rapiécés, avec un visage tellement rayonnant, un sourire où il donnait tant que... chapeau. Seulement nous placions l'efficacité sur des plans différents. Vivre la pauvreté environnante et prier lui suffisaient. Il remettait à Dieu, la solution de nos problèmes, que je crois relativement entre nos mains.
 
Parce que, pour les Nazaréens, le salut des âmes, les bonnes œuvres, ça ne met guère de riz dans les assiettes. Ces charités aux pauvres risquent d'être éternellement nécessaires. Pour éliminer la misère, il faudrait s'attaquer à ses causes et, en attendant de changer les structures, fonder des écoles professionnelles, former des ouvriers qualifiés, des entreprises arabes. Un prêtre ouvrier l'a compris, il a lancé une coopérative de construction, genre Castor, qui donne du travail aux chômeurs et les sort de leur taudis. Conciliant l'aide juive et catholique ses maçons arabes ont bâti une cité de confortables maisons, mais à faire loucher certains : pièces aux murs de violentes couleurs différentes, lustres de laiton brillant, chromos criards. S'ils aiment ça !
 
A l'hôpital protestant, ils m'ont promené partout. A l'heure des visites, un raz de marée déferle. Des smalahs complètes débarquent s'asseoir en silence autour de leur malade. Des fils arrêtent de travailler pour rester près de leur père. Des villages entiers, toutes brouilles oubliées, attendent sagement des heures le résultat de l'opération d'un voisin. Traditions, respect des anciens, de quoi prendre de la graine. Plus ils sont primitifs, plus ils sont reconnaissants.
 
MASCARADE MYSTIQUE
 
Noël à Nazareth ! Chaque maison chrétienne a été nettoyée de fond en comble, la crèche installée, le sapin décoré ; les pièces sont ornées de coupes où des centaines de tiges vertes germent de graines mouillées. Pas de père Noël, c'est le petit Jésus qui passe au pied de l'arbre.
 
Pour la messe de minuit, toutes les compagnies de religieuses sont là, rangées par uniforme, les régiments d'enfants groupés par école, les bataillons serrés de fidèles tassés comme des sardines. Précédé de bannières, de trois douzaines d'enfants de chœur, d'une vingtaine de curés, Son Éminence l'archevêque entre en scène. Dans une volée de coups de cloches et d'encensoirs, ils l'ont fait défiler, l'ont mis sur un trône doré, l'ont publiquement déshabillé de couches de robes, ils l'ont lavé, remmailloté de dorures et tralala, lui ont essayé je ne sais combien de chapeaux. Tout ça corsé d'agenouillements, de baisements de doigts. On sent la mise en scène réglée à la baguette dans les très bons mouvements d'ensemble des figurants. Et quel coup de main ! Quelle distinction dans les répétés signes de croix !
 
Et puis, quelle musique ! Les imposantes carrures franciscaines allaient jusqu'au fond de leur robe de bure chercher ces solides voix de basse pour répondre aux fluets trémolos du chœur des Vierges. Les photographes mitraillaient à bout portant la vedette jouant sous les projecteurs Paumés, les invités Israéliens des premières loges reluquaient le parterre, pour savoir quand se lever ou s'agenouiller. Que pensaient-ils du spectacle ? J'avoue n'y avoir absolument rien compris, mais s'il revenait, ce Jésus, ce petit charpentier dont ils célébraient la naissance, ici même, il y a mille neuf cent cinquante-neuf ans, comprendrait-il grand-chose à tout ce théâtre ?
 
Noël dure plusieurs jours, parents et amis se visitent, se congratulent, ça en fait des sourires, des verres de thé, des tasses de café, des petites absinthes, des cigarettes et des loukoums ! Les gosses habillés de neuf n'osent plus jouer.
 
Plongé dans le monde arabe nazaréen, logeant à droite ou à gauche, gavé de cafés, ne pouvant ingurgiter tous les repas offerts, j'aurais pu camper des semaines dans ces étroits intérieurs européanisés. Autour des postes de radio, ils ingurgitent ces éternelles mélopées, si monotones à nos oreilles, mais qu'ils connaissent toutes, reprenant les refrains en chœur, branlant du chef, claquant des mains, à moins qu'ils n'écoutent religieusement la voix du grand Nasser.
 
Les filles font de courtes apparitions, les gars toujours en groupes ont de fiers et beaux visages, des traits fins et mats, des gestes lents et gracieux, une politesse raffinée, certains chahutent, mais ceux qui parlent français ou anglais ne demandent qu'à bavarder. Seulement, sentimentaux, trop impulsifs, ils ne dominent pas assez la situation,
 
- Avant 1948, par ruse ou corruption, les juifs nous prenaient nos champs, maintenant ce sont des milliers d'hectares de terres arabes qu'ils ont distribués aux moshavim et kibboutzim, ne nous en proposant qu'une dérisoire compensation. Et l'eau, les routes, l'électricité sont données aux villages de nouveaux immigrants, en priorité sur nous, les réels Palestiniens.
 
- Pourquoi faire venir ici, de tous les coins du monde, un troisième million de Juifs ? Qu'ils laissent d'abord les 700000 réfugiés palestiniens reprendre leurs champs et maisons, au lieu de pourrir dans des camps depuis douze ans. Nos familles sont brisées, nous avons tous en Jordanie, des frères, oncles, mères, dont nous sommes sans aucune nouvelle. Citoyen de deuxième classe dans mon pays, pour sortir de Nazareth, j'ai besoin d'un laissez-passer que j'attends chaque fois des heures. L'armée juive a déplacé de force ici des hameaux arabes après avoir détruit leurs maisons près de la frontière.
 
Le nombre de nos écoles est insuffisant et quand nous en sortons, c'est le chômage. Sur les 20 de ma classe, je suis le seul travaillant dans une banque parce qu'ils ne veulent pas de nous dans leurs bureaux. Nous sommes une poignée à l'Université où il n'y a pas pour nous d'avenir. Ils veulent nous enterrer dans les villages, être instituteurs à 30 000 francs par mois, apprendre à des paysans 2 +2 = 4. Restés à l'école jusqu'à dix-huit ans, on vaut mieux que ça. Ce qu'ils nous offrent ? Les travaux pénibles que les juifs refusent. Une chocolaterie, montée ici pour les chômeurs nazaréens a finalement embauché, 250 Juifs et... 2 Arabes, par erreur, ils avaient été pris pour des petits copains.
 
J'ai répété ça tout chaud à des camarades juifs ; ajoutant :
- Vous ne pouvez rien sur les Arabes de l'extérieur, mais pour une fois majoritaire, le sort de cette minorité dépend de vous. Que faites-vous pour leur prouver vos bonnes intentions ?
 
Voilà les arguments successivement déballés :
- A quoi leur ignorance et leur apathie avaient-elles réduit ce pays où coulèrent le lait et le miel ? Les fertiles vallées dégénérées en marécages pourris, les champs couverts de dunes, les forêts rasées, les collines dénudées, leurs chèvres et moutons accélérant l'érosion. Dans ce demi-désert pullulaient scorpions, serpents, chacals, palu. Où sont leurs réalisations ? Prêts à coexister, nous n'avons pas chassé les Arabes palestiniens, ils sont partis d'eux-mêmes, ils ont perdu. C'était un risque à mieux prévoir.
 
- Sans arrêt leurs radios braillent des discours incendiaires, ils veulent nous réduire par le feu et le sang, ils arraisonnent les marchandises israéliennes dans le canal de Suez. Chaque semaine leurs infiltrés harcèlent nos kibboutzim. Par mesure de sécurité, non de discrimination, les Arabes près des frontière ont été regroupés en zones limitées, avec des laissez-passer, pour mieux dépister les Fédayins.
 
- Puis, si nous laissions entrer les 700 000 réfugiés, où les mettrions-nous ? Leurs maisons sont écroulées, leurs champs distribués. Comment s'adapteraient-ils au Néguev ? Comment les accepter quand nous ne sommes pas sûrs des bonnes intentions de nos voisins ? Avec 1 200 kilomètres de frontières, et 1 800 000. juifs, face à 50 millions, plus intérieurement 900 000 Arabes qu'un discours suffit à enflammer, nous serions à la merci de n'importe quel dictateur des alentours. Enfin, au lieu d'assimiler leurs frères, nos voisins enveniment cette plaie qui détourne l'attention de leur peuple d'un sort misérable qui n'a pas évolué depuis quarante ans.
 
- Nous proposons de réinstaller les réfugiés sur les terres cultivables et inutilisées des États arabes, 400 fois plus grands qu'Israël. Nous leur paierons des compensations et leur enverrons nos techniciens. N'avons-nous pas intégré 1 200 000 juifs, dont 400 000 chassés des pays musulmans ? Ils s'exprimeraient plus facilement dans un état à civilisation arabe, que minoritaires en Israël, un pays très différent de la Palestine. Finalement admettons que, résolus de faire rapidement d'Israël une nation moderne, cette masse amorphe d'un million d'Arabes et de 500 000 Juifs orientaux serait trop lourde pour un si pauvre et petit pays.
 
- Maintenant, les Arabes israéliens se plaignent injustement. Leur standard de vie, doublé, est plus élevé que dans les états voisins. Ils se construisent des maisons, profitent des mêmes routes et transports que nous. Ils utilisent nos écoles d'agriculture, nos techniques, nos machines, nos prêts. Ils bénéficient de nos immenses travaux d'irrigation, d'électrification. Ils reçoivent les soins de nos docteurs et sont admis dans nos hôpitaux. Nous les avons débarrassés des épidémies, du palu. Leur mortalité infantile est tombée de 161 à 62 ‰ ; 70% de leurs enfants vont à l'école, contre 48% avant. Ils ont 5 lycées, leurs mosquées et églises. Ils votent comme nous, ont trois membres au Parlement, un parti, un syndicat, des livres et des journaux. Alors ? Pensez-vous que les juifs sont pareillement traités dans les pays arabes ?
 
- Seulement leurs villages attendent trop du gouvernement. Qu'ils paient la moitié des frais et ils auront l'eau. Ils ne veulent rien verser. Se disant pauvres, que font-ils pour améliorer leur sort ? S'inspirent-ils des réalisations des kibboutzim ? Forment-ils des coopératives ? Modernisent-ils leur agriculture ? Plantent-ils des arbres ? Disons qu'ils s'habituent mal à l'idée de s'installer en Israël.
 
- Et vos jeunes amis pleurnichards, pourquoi revendiquent-ils des planques dans nos bureaux ? Pourquoi ne produisent-ils pas de leurs mains ? Ils pourraient se spécialiser en électricité, mécanique, agriculture. Ils seraient ainsi plus utiles à leur communauté que s'ils deviennent scribouillards dans une banque juive. En conclusion, la Paix est indispensable pour réduire nos budgets militaires, accroître nos investissements. Leur pétrole remplacerait celui que nous importons à gros frais du Venezuela et nos surplus agricoles seraient très appréciés chez eux.
 
PORTE OBLIGATOIRE
 
Un camion me descend à Haïfa. Où n'étaient que sables et marais, voilà la zone industrielle, les raffineries de pétrole, les usines. Ce n'est pas joli mais ça rapporte gros. Puis le port, avec ses quais, hangars et grues modernes, ses dockers et douaniers à l'efficacité européenne. Ils reçoivent tous les immigrants : et les marchandises, car Haïfa est la porte d'Israël, pays cerné d'États arabes hostiles, d'où on ne sort que par mer.
 
La ville s'étage sur les pentes d'une montagne, le Carmel (29) . En bas, le quartier des affaires et des bureaux. Dans la foule moins rapide qu'à Tel-Aviv circulent des marins, des camelots, des employés, des Arabes. Par des rues en lacets, liées d'escaliers-raccourcis, on monte au Radar Carmel (30) zone commerçante et résidentielle : de jolies maisons blanches en pierre taillée, des jardins, de beaux magasins, le Technion, la fameuse École polytechnique israélienne. Dans un restaurant j'avale un délice juif, des têtes de poissons froides ; dans un ventre creux, ça passe, mais je n'en ferais pas mon régal des dimanches.
 
Le célèbre métro d'Haïfa, le premier du pays, est une curiosité nationale. Construit par une entreprise française, tous les visiteurs viennent s'y bousculer. Les gens d'Haïfa en font encore l'apprentissage, se bagarrant avec les portillons automatiques, les portes à glissières. On s'émerveille sur sa rapidité, sa souplesse. Les gosses y restent des heures à monter et à descendre. Il vous débarque en haut du Carmel. En poussant vers Arouza, on se croirait sur la Côte d'Azur, végétation méditerranéenne, bagnole devant chaque villa, des gosses dodus et très couvés. On y entend beaucoup de yidish. Les habitants ont une vue splendide sur la ville, la baie et Saint-Jean-d'Acre Vraiment Haïfa est une belle cité européenne, mais bourgeoise et provinciale. Dès 22 heures, plus un chat dans les rues.
 
D'un coup d'auto-stop, je saute à Saint-Jean-d'Acre, fortifié par nos ancêtres les Croisés. Terminus de la route des Indes, des milliers de chameaux y débarquaient leurs épices et soieries. Dans les caravansérails encore debout, autour de leur patio carré, sous leurs arcades, on imagine l'atmosphère de ces auberges d'antan. Akko (31) c'est une vieille ville mourante, ses énormes fortifications sans mortier, bloc sur bloc, ses chemins de ronde ne sont plus gardés que par les filets des pêcheurs arabes
 
Après un arrêt au kibboutz de Lohamé-Haguetaot, fondé par des combattants et rescapés des Ghettos, abritant un imposant musée consacré à l'extermination des juifs, je monte à Baram.
 
LA FOI QUI TRANSFORME LES MONTAGNES
 
Baram ! Jeune kibboutz courageux, kibboutz de montagne, kibboutz-frontière ; c'est tout ce que je savais en y parvenant. Installé sur un piton dénudé à 200 mètres du Liban, il domine les monts de Galilée, contrôle la route serpentant le long de la frontière. Au réfectoire, ils sont une soixantaine, de vingt-cinq à trente-cinq ans, venus de 15 pays : groupes de Palmarniks, Cactus, Tchèques et Roumains, renforcés de Belges, Suisses, Égyptiens, Français. Ambiance foyer d'étudiants, des têtes intéressantes ; de jolies demoiselles arborent des bas rouges, verts, noirs. J'accroche Miriam, chez qui l'inquiétude juive n'a pas disparu :
 
- En France, on militait pour le sionisme, le socialisme, on était jeunes, invincibles, rien n'était comparable au kibboutz. Maintenant, j'y suis, dans notre société modèle qui ne me satisfait pas absolument. Isolée sur ce pic, je ne suis descendue que deux fois à Haïfa cette année : après le travail, six heures de route de montagne pour un concert et le boulot te tendant les bras le lendemain. Alors, quel va être l'avenir du kibboutz ? Pour quoi allons-nous donner nos vies à ces collines rocailleuses ? Socialisme ? C'est un mot, je m'accroche pour mes enfants, moi je resterai une Française qui pense trop.
 
Avec les pisciculteurs du kibboutz, je descends en camionnette dans le Rhoulè. On croise des maisons arabes détruites par l'armée. De la couleur des champs, elles étaient vraiment mieux mariées au paysage que les logements-cubes israéliens, jurant dans le décor. C'est triste, des foyers morts. J'imagine, les générations d'hommes y ayant vécu, leurs naissances, jeux, maladies, mariages, joies, peines et deuils.
 
La route longe le Liban où les fellahs nu-pieds contournent les rochers, grattent à la charrue de bois, avec un bourricot, une mosaïque de petites parcelles couvertes de cailloux. A 10 mètres, sur les immenses champs juifs dépierrés, certains irrigués, s'activent tracteurs et machines modernes. Où toute culture est impossible, sur les flancs des montagnes en particulier, le reboisement est méthodiquement poursuivi, en terrasses contrôlant l'érosion. Le chauffeur italien retrouve son français pour remarquer fièrement :
- Dans quelques années, quel contraste ce sera, entre nos monts de Galilée couverts de forêts et les collines libanaises arides et nues !
 
Descente brutale dans la vallée du Rhoulè. Quelle vue ! Le Jourdain au fond ; les montagnes syriennes derrière, le lac de Tibériade à droite ; et en bas, où cinq ans plutôt n'étaient que marécages et palu, s'étalent les champs de coton, d'arachides et de riz. L'Italien ne tarit plus sur l'assèchement de ces 6 000 hectares dont 2 500 sont déjà cultivés.
 
- Notre kibboutz y entretient des viviers fournissant annuellement 900 000 kilos de carpes. Au début, quatre des plus résistants descendaient hiver comme été dans les étangs, et de 5 heures à 17 heures, au filet et à l'épuisette, ils sortaient leurs 7 tonnes de poissons par jour. Maintenant, les pêcheurs vident l'épuisette dans un bac, grimpé au treuil, et les 4 tonnes de carpes déversées dans un réservoir tracté sont changées de logement ou conduites vivantes au marché.
 
Un drôle de métier, pisciculteur. Son temps est trop précieux pour qu'il marche toute la journée, il circule en camionnette. Hautement botté, il descendait dans chaque étang le pain des carpes : des sacs de blé. Puis on y a déversé du fumier de poulet affreusement parfumé, pour alimenter les herbes, qui nourriront les bestioles, qui engraisseront les poissons. En partant, on arme les canons automatiques à carbure qui tirent continuellement du bruit sur les oiseaux voraces qui voudraient se mettre à table dans les viviers.
 
Le touriste blasé, passant à Baram, dirait :
- Leurs vergers, logements et champs ce n'est pas mal, mais il y a mieux ailleurs, et il repartirait, sans soupçonner à quel prix ce fut réalisé. Montés en 1949, les pionniers ont d'abord campé dans un village arabe abandonné. Pas une de leurs terres couvertes de rochers n'était labourable au tracteur. Ils les ont dépierrées, de douze à quinze heures par jour, à la main, à la pioche, à la barre à mine. Un tracteur de 150 chevaux arrachait le reste. Ils «récoltaient de 50 à 300 tonnes à l'hectare. Leurs champs d'abord couleur des pierres, devenaient de la terre brune, mais très peu fertile. Les spécialistes pour agriculture moderne en montagne n'existaient pas. Alors, sans conseils, payant chèrement leurs erreurs, ils ont appris leur métier de montagnards.
 
Dans les vallons, ils ont planté des vergers en terrasses, 9 hectares de vignes, 10 000 pommiers, pêchers, cerisiers, pruniers. Pour se nourrir en attendant leurs fruits, une vingtaine reboisaient des collines pour l'Agence juive. Sans moyen de transport, ils restaient des mois sans bouger. Sans eau pendant des années, un camion n'a fait que ça, descendre 25 kilomètres pour leur remonter le précieux liquide chichement distribué.
 
Sur une crête, ils ont bâti leurs maisons pendant qu'un groupe descendait chaque matin dans les marais du Rhoulè travailler des champs supplémentaires. Cahotés 8o kilomètres, ils rentraient à la nuit, exténués. Chaque sou était compté, finis les théâtres, les concerts, la vie culturelle, pas de radio, ni même de cinéma, ils n'avaient pas d'argent pour l'appareil. A cinq par chambre, ils ne souffraient pas de leurs difficiles conditions, sûrs qu'ils étaient de réussir. La région est touristique, ils auraient pu bâtir un hôtel ; mais ils voulaient vivre de leur seul travail.
 
Pour donner une éducation décente à leurs enfants, ils ont, à leurs frais, construit des écoles, libéré des producteurs pour qu'ils étudient, deviennent éducateurs. Ça leur coûte cher, le gouvernement ne payant que le salaire de l'instituteur.
 
Enfin, après n'avoir pendant des années que travaillé, travaillé, ils commencent à se desserrer la ceinture, à vivre plus normalement. Mais ils veulent rembourser leurs dettes, se développer. Pour vendre leurs 200 000 kilos de fruits au bon moment, ils bâtissent une chambre froide. Ils mécanisent les services ; finies les brouettes de draps mouillés étendus à la main. Plus de sacs de grains portés à dos, leurs brebis sont traites électriquement. Des sources captées ravitaillent tous les robinets. Un bus passe une fois par jour. Leur parc sort timidement d'entre les rochers. Ils ont réussi, ils ont créé un village juif de montagne qui garde la frontière et le pays.
 
SEXES SANS IMPORTANCE
 
Pour voir de près les fils du kibboutz, saisir l'éducation collective aux sources, j'ai traîné mes savates à Mishmar Haémek (32) , le chef de file des colonies Hachomer Hatzaïr. Accrochant les professeurs et théoriciens, bavardant avec des classes, provoquant les fils, les parents et tout ce qui me tombait sous la main, je ne pensais, parlais et ne respirais plus que pour ça.
 
Le matin, on galope à la cuisine avaler un thé chaud. Le froid lance la mode kaki : canadiennes, pulls, pantalons, bonnets, chemises, gants, chaussettes ; on est de vrais mannequins pour surplus américains. Les jamais inactifs feuillettent le journal, les quelques femmes bien matelassées se groupent, les Marocains grelottent et râlent, les responsables comptent leurs bonshommes. Et à l'heure, comme à longueur d'années, les tracteurs entraînent leur cargaison que les cahots ne réchauffent pas.
 
Pépiniériste, je sème, greffe, prépare les plants. Un jour, quel boulot, nous avons à déshabiller à la main les petits pêchers de leurs feuilles. Cela prend énormément de temps. Après le traditionnel casse-croûte de crudités, œufs, thé, crème et tout en effeuillant, non la marguerite mais les pêchers, avec ma gentille vis-à-vis de vingt-quatre ans, je l'entreprends ; elle est fille du kibboutz et mère d'un bébé :
 
- Je m'habituerais mal en ville à travailler pour de l'argent, à acheter dans les magasins, à vivre dans l'abrutissante course contre la montre. Avoir un voisin possédant 16 pièces, 5 domestiques, 4 voitures pendant que des centaines de familles s'échinent pour lui et s'entassent à 8 par chambre !
 
Ses yeux brillent quand je lui demande :
- Et votre lycée ?
- C'est l'idéal pour des jeunes, toujours avec des camarades de notre âge, ensemble depuis la pouponnière ; la classe est une famille très unie, se connaissant mieux que frères et sœurs. Si on apprend mal, notre groupe nous critique, nous aide, nous renforce ; c'est le générateur de notre conscience collective. On y discute nos problèmes personnels, on se forme mutuellement, chacun est responsable de ses actes. On vit intensément, d'une manière intéressante, avec des études attachantes. Oui, notre lycée, c'est l'éducation pour la vie dans la nature, la joie, la liberté. C'est l'âge d'or où le monde est beau, les hommes bons, le kibboutz idéal.
 
- Quel est votre emploi du temps ?
Le nez dans son pêcher, un autre répond :
- Nous avons six cours de trois-quarts d'heure. Certains autour de centres d'intérêts : les juifs, le marxisme, le Mouvement ouvrier, la Commune de Paris, la Révolution de 17. Des professeurs enseignent le reste : sciences, math, économie, sociologie, anglais, arabe, musique, dessin, littérature. Les semaines sont longues, 34 cours, plus quinze heures de travail manuel, avec les trajets, les sports, les leçons à préparer, plus les activités du soir. Dimanche : cercle d'étude politique ou littéraire ; lundi : assemblée générale ; mardi : lecture, visite aux parents ; mercredi : cinéma ; jeudi : activités du mouvement de jeunesse ; vendredi : danses, chants, théâtre ; samedi : réunion des commissions, culture, journal, travail. Sans compter, les meetings de classe, les séjours en villages arabes, les ballades à pied dans tout le pays.
 
- Jusqu'à dix-huit ans le couchage est mixte. Deux gars, deux filles par chambre. Ne sautez pas au plafond, le gars explique en luttant contre des feuilles récalcitrantes :
- Nous vivons en frères et sœurs depuis le berceau, les premières culottes, les premières rougeurs et moustaches. Les deux autres mouvements kibboutziques cessent les dortoirs mixtes vers l'âge de treize ans. A l'Hachomer Hatzaïr, nous avons vingt-cinq ans d'expérience, des milliers de réussites, alors, comme il n'y a pas de problème, pourquoi nous séparer ? Les gars soignent plus leur chambre et leur langage, les filles papotent moins frivolement. Puis, défendez aux jeunes de se rencontrer, ils se retrouveront en cachette, se raconteront des idioties, ricaneront bêtement. La vue d'un visage féminin obsède un Musulman. Ici, non, nous contrôlons nos instincts, développons une attitude responsable envers l'autre sexe. Ça demande aussi tact et vigilance des éducateurs.
 
Je renchéris. Les relations hommes-femmes au kibboutz sont si discrètes, qu'on ne sait qui est marié et avec qui. Jamais de plaisanteries obscènes ni de gestes déplacés.
 
Les filles sont moins affirmatives :
- On est habituée, on frappe avant d'entrer, on se tourne pour se changer. Mais j'aimerais mieux être entre filles, on se comprend mieux, ce serait plus facile pour s'habiller. Notre chambre, c'est notre petit coin ; ici, comment rêvasser avec deux gros gars bruyants et désordonnés toujours sur le dos ? On bavarde beaucoup ensemble, quoiqu'ils soient plus jeunes que nous de caractère, mais on ne se marie pas dans la même classe, on se connaît trop bien.
 
- Vos parents vous manquent-ils ?
- Non, vers quinze ans, on préfère jouer en bandes ; on passe leur dire bonjour, quand on a le temps ; trois ou quatre fois par semaine suivant l'étroitesse des liens.
 
Une mère, deux rangs plus loin, lui répond :
- Consciemment ou non nous, les mamans, avons l'impression de perdre nos enfants et pensons qu'ils n'ont plus besoin de notre amour. On les cherche dans le kibboutz, puis on se force à moins y penser. Les avons-nous mis au monde pour nous ? Alors, puisque c'est pour leur bien, on accepte de voir l'éducateur prendre notre rôle.
 
Le programme du lycée, n'est-il pas trop chargé ?
Piqué au vif, un gars rentrant d'Europe me répond :
- Regarde la jeunesse oisive chez toi, abandonnée à elle-même, traînant d'un café à un autre. Comment utilisent-ils leur liberté ? En tuant leur temps autour de boîtes à musique, dans des jeux à sous, lisant vos bouquins pessimistes, s'inspirant de vos films noirs : les Tricheurs, la Dolce Vita, Black-board Jungle. Ici, nous n'avons ni rock ni surboum, ni blousons noirs ni dorés. Pas de nihilisme d'une jeunesse amorphe, sans idéal, vieille avant d'avoir vécu. Alors, ne vaut-il pas mieux être très occupé ?
 
Puis la discussion m'échappa. Mes «que disent-ils ?» ne me rapportaient qu'une phrase traduite, pour dix minutes d'arguments passionnés en hébreu.
 
Tout l'après-midi, nous avons arraché des petits pruniers. Quand on est parti, le soleil se couchait ; le bleu foncé montait à l'assaut du rose flambant encore sur le ventre rond du mont Thabor et des collines entourant Nazareth. Mais la frontière est à 7 kilomètres. Déjà en 1948, Mishmar-Haèmèk s'est terré des semaines, assiégé, canonné. Ils ont brisé sur leurs barbelés les vagues d'assaut arabes qui déferlaient sur Haifa. En rentrant le pépiniériste me dit :
- On peut vivre au kibboutz sans être idéaliste, j'aime cette vie sans tracas d'argent, ce travail dans ce coin où je suis né. Regarde comme est belle notre vallée changeant de couleurs suivant les cultures et les saisons. Mais il nous faut encore moderniser nos services, soutenir la concurrence ; qui n'avance pas recule.
 
On passe au cimetière, dans un coin de la forêt : une cinquantaine de tombes en ciment ressemblant à des lits. Gars du Palmar, pionniers morts au combat, d'usure, de palu, de morsures de scorpions. Mêlées aux chants des oiseaux, les voix des jeunes y parviennent.
 
MINISTRE MAIS KIBBOUTZNIK
 
Tous essuient la boue des bottes et brodequins, avant d'entrer au réfectoire. Parmi la moitié des têtes argentées, il y a beaucoup de grosses légumes, à Mishmar-Haèmèk. La cuisinière Emma est député, souriante, un regard pas du tout fuyant. Le menuisier Rhazan, gueule de lutteur sur un pull à col roulé, est membre du Parlement, caïd numéro 2 du Parti. Sa fille, plongeuse, est mariée à un vacher. Le tractoriste Bentov est ministre israélien du développement. Sa fille grande, racée, est ouvrière à l'usine de plastiques. La femme d'un camionneur est écrivain-metteur en scène. Et d'autres, tous égaux, tous prolétaires. Tutoyées, les huiles mangent comme tous, servent à table et ont même logement. Les plus étonnés sont les visiteurs de l'Est voyant un ministre-socialiste laver son carrelage comme les copains.
 
Pendant que les retardataires avalent leur soupe, les tomates, les pâtes, que les serveurs desservent en vitesse, qu'un général de réserve fait la plonge, les conversations en petits groupes vont bon train. Les vachers prévoient en commun leur travail du lendemain. Les tractoristes en réunion hebdomadaire cherchent à mieux utiliser encore leurs machines. Ceux du potager font un compte rendu au responsable de la ferme. La commission de santé règle avec un malade sa visite chez un spécialiste d'Haïfa. La commission sociale arbitre une dispute entre deux camarades, elle écoute les griefs, fait appel à leur bon sens, montre l'intérêt du kibboutz. Le comité pédagogique prévoit une soirée entre parents et instituteurs. Ainsi le succès du kibboutz est dû, non à des directives supérieures, mais aux initiatives continuelles de chacun.
 
Pour la première fois dans ma carrière d'ouvrier et de globe-trotter, j'ai parlementé avec un vrai ministre. Je n'ai pas couru après, mais puisqu'on mangeait à la même table, qu'on utilisait le même couteau
- En garde, Monsieur le Ministre, discutons !
- Monsieur le Français, tirez le premier.
- Que faire devant la crise ? 3% de camarades désertent annuellement vos kibboutzim. Ne faudrait-il pas vous adapter à l'extérieur ? Assouplir les principes, rogner sur le luxe excessif des enfants, relever le confort, l'argent de poche, les congés des membres ?
 
- Jusqu'en 1948, les insatisfaits quittaient avant la montée sur nos terres, maintenant cette sélection se fait au kibboutz. Les riches colonies du Mapaï qui ont essayé vos palliatifs ont plus d'abandons que nous. Cela ne suffit pas pour faire rester les gens. D'ailleurs notre standard a monté de 20% en quatre ans, et 95 % de ceux ayant reçu des réparations allemandes les ont versées au kibboutz.
 
- Sortirions-nous renforcés d'une adaptation à l'extérieur ? Non, cette évolution négative saperait les bases de notre société. Déjà une vague d'individualisme, l'influence de la ville, les réminiscences de notre passé nuisent à l'esprit collectif. Alors, restons fidèles à nos valeurs qui depuis cinquante ans ont fait leurs preuves. Faisons le moins de compromis possible. Ils videraient le kibboutz de son contenu, décevraient les pionniers idéalistes, désillusionneraient les jeunes, affaibliraient notre conviction en la justice de notre mission. On perdrait notre rôle de guides des masses et l'on reculerait vers une vie de petit bourgeois.
 
- Raffermissons plutôt nos bases : communauté dans la production, égalité dans la distribution, collectivité idéologique, démocratie absolue, sionisme prolétarien, conscience politique. Notre foi dans le kibboutz est profonde, personnelle, peu entretenue. Nous n'aimons ni les grands mots, ni les discours. Mais il faudrait améliorer nos méthodes d'éducation, accentuer la formation idéologique des jeunes, que tous soient membres d'une commission, qu'ils aient la satisfaction d'être spécialistes dans leur travail, que nous fusionnions harmonieusement les deux générations, que par le roulement des responsabilités tous s'intéressent au développement du kibboutz. Ainsi nous nous maintiendrons en attendant que les jeunes reviennent à nous.
- Merci, camarade-ministre.
 
Chaussures à la porte, réchaud allumé, café servi, écoutons philosopher un des bonzes de l'éducation au kibboutz.
 
- Quand, vers 1925, nous campions dans les montagnes polonaises, nous pensions nous évader de notre civilisation dégénérée, de nos parents et de leurs conseils sur «comment s'enrichir». Nous rejetions le confort pour la vie dure, dans la Nature où l'aventure était possible, sans films idiots, guinguettes et chansonnettes. Nous étions différents, meilleurs que les autres, on voulait commencer une nouvelle vie.
 
- Immigrés en Palestine, nos balades étaient nos seules connaissances agricoles. On n'aimait ni les chefs, ni les ordres, mais l'imprévu, la difficulté. Jetés dans un milieu très dur, on se retrempait dans notre amitié. Douchés sous la pluie, on chantait ; rien à manger, on dansait. Cette ambiance de mouvement de jeunesse a sûrement marqué le développement des kibboutzim.
 
(Ça me rappelle tellement nos années d'auberges de jeunesse . Seulement ils ont réalisé leur idéal ; que sont devenus les rêves ajistes ? Bien embourgeoisés en général.)
 
- Alors nous pensions il faudra élever nos enfants dans cette ambiance de vacances, dans la nature. Ainsi, même l'hiver, ils dorment fenêtres ouvertes, sans cache-col ni pastilles Valda. En ville, les trois facteurs développant la personnalité de l'enfant sont souvent en contradiction. L'enseignement familial complète-t-il celui de l'instituteur ? Le spectacle de la rue les illustre-t-il ? Au kibboutz entre les parents, l'école, l'exemple de tous, tout est harmonieux.
 
- Dans notre société idéale, avec des parents intellectuels et les meilleures méthodes pédagogiques, toutes les conditions étaient réunies pour créer des surhommes or, ce n'est pas le cas. Il est facile de former des jeunes contre le présent, vers un idéal supérieur lointain. Mais, ayant atteint notre but, nous les éduquons en vue de la continuation de la réalité quotidienne. Alors comment théoriquement faire passer l'enthousiasme d'une génération à l'autre ? Et cette ferveur socialiste, ce puissant stimulant des parents ? Et cette révolte naturelle où le jeune de dix-huit ans remet en question toutes les idées reçues et décide celles qu'il fera siennes. Contre quoi vont-ils la tourner, puisqu'ils vivent dans une société parfaite ? Certains parents leur rabâchent trop : «Ah de notre temps ! Quand j'avais ton âge ! On travaillait quinze heures par jour ! On ne connaissait pas la fatigue» Quand ils ont entendu ça cent fois, certains s'insurgent contre l'idéalisme des anciens. Ils jugent «naïfs» les croyants en l'esprit pionnier.
 
- Comment amener vos jeunes à maturité, comment leur faire comprendre la valeur des choses ?
- Ils ont cette maturité dans le travail, les relations hommes-femmes. Admettons qu'ils mûrissent moins vite que les parents. Nous leur avons enlevé les épreuves inutiles, conservé le travail et les sports. N'est-ce pas le problème de tous les pays modernes ? Il faudrait qu'ils aillent un an en ville. Qu'ils bouffent de la vache enragée, prennent leurs décisions, optent pour le kibboutz en connaissance de cause et apprennent ainsi le prix des choses. Mais nous avons trop besoin d'eux ici.
 
- Avec ce don complet d'eux-mêmes de quelques vrais catholiques, vos fils seraient-ils prêts à passer leur vie en pleine brousse pour des lépreux ?
- Nous n'avons pas éduqué nos enfants pour qu'ils partent aider les Papous ou les orphelins hindous. Notre peuple a suffisamment bourlingué. Nous avons un pays à construire. Il nous faut des pionniers, des soldats, non des missionnaires. Malgré tout, nos gosses sont un réel succès physique et moral, probablement les fermiers les plus cultivés au monde. C'est difficile de comparer cette première génération socialiste élevée dans un monde hostile avec les centaines élevées dans l'égoïsme.
 
DIFFICULTÉS D'ÊTRE FILS
 
Dans les faubourgs verts du village, le lycée est perché sur une colline. Véritable petit kibboutz fonctionnant comme le grand, avec aussi responsables et commissions, même salle commune où mangent élèves et éducateurs, mêmes services agricoles : poulailler, bergerie, étable avec des tracteurs, des terres pour cultiver leur fourrage. S'ils sont très à l'aise entre eux, ils sont gênés avec les étrangers et nourrissent mal la conversation. Aux récréations, les filles se regroupent, bavardent, sautent à la corde, les gars s'excitent sur des ballons de foot, de basket, font du vélo.
 
Une Allemande, sévère professeur, me confie :
- Nous élevons nos fils dans une serre, entourés de coton, gavés de crème. Ils sont baptisés «fils de la coopérative laitière». Ils pensent que tout leur est dû, qu'ils n'ont qu'à ouvrir le bec et que tout leur tombera rôti du ciel. Ils restent trop ensemble, agissent en groupe, pensent collectivement. Ils n'ont pas assez le temps de réfléchir par eux-mêmes.
 
- D'autre part, les juifs ont toujours poussé leurs fils vers l'étude. Bénéficiant d'une finesse de race, du milieu cultivé ambiant, nous avons donné de grands hommes au monde : Jésus, Marx, Bergson, Trotsky, Einstein. Mais ici, négligeant les valeurs intellectuelles, s'axant trop sur le travail manuel, nos Cactus, très sains mais un peu naïfs, privés de l'ambiance culturelle européenne, sauront-ils créer des génies israéliens ?
 
Alors, résumons les innombrables discussions sur les fils du kibboutz : les parents ont fait une profonde révolution individuelle, ont tout sacrifié pour être paysans palestiniens. Cet engagement de tout l'être opérait une très sévère élimination. Les enfants n'ont pas choisi cette vie, ils sont nés dedans, sans sélection, c'est leur existence quotidienne, comme si le kibboutz avait toujours existé.
 
A dix-huit ans, départ pour l'armée ; c'est la grosse crise du jeune : sortir de sa serre, se mélanger à tous les gars du pays, côtoyer le carriérisme, le cynisme, l'oisiveté, l'évasion. Mais vite ses qualités s'affirment, courageux, sérieux, responsable ; habitué à la vie en groupe, tout le désigne pour les troupes d'élites : commandos, paras, pilotes. Ne flanchant pas, il monte en grade, la majorité des jeunes officiers sont des fils des kibboutzim. Ses trente mois terminés, refusant les brillantes propositions de l'armée, il aide une jeune colonie. Compétent, aimant le travail et sachant l'organiser, ses capacités s'y révèlent. De retour à son vieux kibboutz, il doit faire ses preuves des années sous l'oeil critique des anciens avant d'assumer les grosses responsabilités.
 
Certains jeunes officiers rentrent mal dans le rang. Ils veulent améliorer leur village, mais se heurtent à la tradition, la lourde routine dans une société où l'essentiel est déjà fait. Finalement, ils acceptent passivement le kibboutz, écrasés par l'œuvre des parents. «Si les anciens n'ont pas pu, on ne pourra faire mieux qu'eux. «Alors, après avoir trouvé leur importante place de travail, ils se marient jeunes avec une fille d'un autre kibboutz ou de l'extérieur. Est-ce une réaction ? Un besoin normal de solitude après vingt-deux ans de vie trop intensément collective ? Ils se cloîtrent dans leurs chambres, visitent quelques copains mais, pendant quelques années, ils participent peu aux activités du kibboutz. Les filles aussi souhaitent un intérieur confortable où s'isoler avec leur mari et leurs enfants qu'elles aimeraient avoir plus.
 
Les fils n'aiment pas parler de leur idéal, discrets sur eux-mêmes, cachant leurs émotions sous une rudesse superficielle, ils sont sans complexes, impolis parfois, et pas rêveurs pour deux sous. Des jeunes normaux, même le regard malin disparaît. Beaucoup voudraient continuer leurs études, mais le kibboutz les ayant attendus jusqu'à vingt-deux ans a terriblement besoin de leurs bras. Quatre années d'université coûtent cher ; de plus, que feraient-ils après au kibboutz ? Non-immunisés, ces fils-universitaires seraient tentés par les avantages et les gros salaires offerts par l'extérieur. Certains officiels déplorent que les meilleurs fils du pays soient maintenus comme paysans, au lieu d'assumer toutes les responsabilités dont ils sont capables.
 
Disons encore que les fils manquent du feu sacré pour changer la face du monde et propager le socialisme. Peu intéressés dans les grands débats théoriques, ils se posent peu de questions et ne coupent plus les cheveux en quatre. Ils ne sont plus des militants comme les parents.
- Que les vieux s'occupent du Parti : nous en avons marre des grands mots, mais si, besoin est, nous serons là.
 
Techniciens adroits et pratiques, ils se passionnent pour les choses concrètes, l'augmentation des rendements, la rationalisation et la réussite de leur service. Ils se cantonnent dans le développement maximum de leur ferme. Travail, famille, responsabilité au village leur suffisent. Ils font du kibboutz un but en soi.
 
Concluons : fils d'Européens errants, de citadins intellectuels et idéalistes, ils sont des paysans israéliens, réalistes et enracinés, attachés au kibboutz, y restant à 90%. Si les anciens sont l'élite du peuple juif, ils sont la noblesse terrienne israélienne.
 
Quant aux parents, fins, compliqués, sensibles, ils se sont donnés corps et âme à leur tâche de révolutionnaires. Ils ont construit leur kibboutz, leur société idéale, mais en le créant ils se sont réalisés. Ce fut l'aventure de leur vie, et ce sont eux véritablement les grands bonshommes, d'un calibre rare dans le monde d'aujourd'hui. Ils voulaient que leurs enfants les dépassent, mais il est très difficile d'être les fils de tels pères.
 
EN PRENANT CONGÉ
 
Une dernière fois, je fais mon sac en Israël. La sentinelle court réveiller les gars aux quatre coins du kibboutz, des pas pressés partent au boulot. Les amarres d'une nouvelle journée sont larguées. Les gardes posent leur mitraillette, le responsable-travail se demande où pêcher des bras, les cuisinières s'activent ; l'instituteur met le couvert ; le trésorier brasseur de millions, jongle avec les piles d'assiettes de la plonge. Chalom ! Chalom ! Dernière vision de gosses heureux courant dans les allées boisées de cet ex-désert. Et dites-vous qu'à l'heure où vous lisez ces lignes, ils y sont toujours, sur leurs tracteurs, près des frontières, les gars de Gvoulot, Revivim, Shouval, Baram.
 
Le pas léger, sac bien calé, ignorant les voitures, je chemine sur la route d'Haïfa, me demandant : Quel va être l'avenir des 235 kibboutzim ? Voyons, sans jouer au prophète. Il est d'abord lié à celui du monde. Mais qui peut deviner le futur de l'Amérique ? De la Russie ? De leurs relations dans dix ans ? Simplifions, admettons la prolongation du statu quo.
 
Qui pourrait renforcer le kibboutz ? Les 2 500 000 Juifs des pays de l'Est y resteront bloqués. S'ils venaient, saturés de socialisme, ils ne seraient pas attirés vers ce communisme intégral. Les 6 millions d'Israélites d'Amérique et d'Europe occidentale, enverront quelques jeunes idéalistes. Les juifs des pays orientaux continueront de ne pas y faire de vieux os. La jeunesse israélienne, habituée au kibboutz, mais sans apprécier son extraordinaire message, n'ira pas s'y enterrer.
 
Si les meilleurs du peuple juif ne rejoignent qu'au compte-gouttes, la valeur moyenne des membres ira en diminuant. L'avenir dépendra donc de la relève par les fils du kibboutz. Ils seront à tous points de vue le test définitif. Ayant tendance à s'occuper surtout de la ferme et à négliger le monde extérieur, concurrencés par l'administration et par les cadres sortant de l'Université, les kibboutzim se maintiendront mais verront leur importance décroître dans le pays. Il y a évidemment des Si : les relations juifs-Arabes, la crise agricole, l'arrêt de l'aide étrangère, l'antisémitisme latent chassant des Juifs vers Israël. Les kibboutzniks diraient encore :
 
- Si le pays a besoin de nous, nous nous développerons. Mais regardez les chiffres. Les 47 de Degania en 1912 sont 85 000 aujourd'hui.
 

 

En 1922

1936

1943

1952

1957

1959

nous étions

1 200

11 700

28 000

68 000

80 000

85 000

dans kibboutzim

20

46

108

214

228

235

Cultivant ha

1 361

11 797

25 000

110 000

147 000

160 000

Représentant dans la population

0,9%

4,1%

7,9%

4,8%

4,9%

4,9%

Donc, progrès constants, les naissances compensant les départs. Mais le kibboutz, me semble-t-il, devra encore revenir en arrière, vers plus de vie familiale et privée. Éventuellement supprimer le repas collectif du soir. Peut-être même, pour satisfaire les femmes, coucher les enfants chez les parents. Et j'ai peur que, si les structures israéliennes ne changent pas, dans un avenir lointain les kibboutzim ne deviennent Mochav-Chitoufis. Déjà certaines colonies religieuses et du Mapaï tendent vers cela. Espérons, et je suis le premier à le souhaiter, que je me trompe.
 
Mais comprenez bien que leur influence dans le pays est encore énorme, bien supérieure à leur petit nombre. Rappelons que les 250 000 Israéliens qui y sont passés ont bénéficié de ce bain d'idéalisme. Que le tiers des ministres, le quart des députés, 25 % des paysans sont des kibboutzniks. Qu'ils cultivent 41% , des terres du pays. Voyez ce que ça ferait en France ! Que la majorité des jeunes officiers sont des fils du kibboutz, qu'ils prêtent des cadres au syndicat, au gouvernement, et que 2/3 d'entre eux sont sur les frontières.
 
Alors ? Quelles seront vos conclusions ? Ne tranchez pas d'un argument une telle expérience. Comparons-la à notre société. En ferions-nous autant ? Si vous êtes prêts à travailler huit heures par jour, essayez. Ils seront toujours prêts à vous accueillir. J'ai tenté de raconter l'essentiel, de résumer des centaines de conversations, vous disant ce qui m'a semblé être la vérité, un inséparable mélange de pour et de contre. Mais pour moi, le bilan est nettement positif. J'ai rarement vu quelque chose d'aussi impressionnant. Je suis passé du scepticisme au respect, puis à l'admiration. Enfin mettant les choses au pire, même s'ils disparaissent, ils auront prouvé à ceux qui croient en l'Homme, que ce cochon à deux pattes peut vivre sans gendarme ni prison, dans une société d'où la violence est bannie, où l'on fait appel à sa conscience, non à la contrainte, où les forts travaillent pour les faibles, où l'argent et la propriété privée sont abolis. dans un monde sans mendiants ni supérieurs, sans classe ni nouvelle classe, dans une société humaine, basée sur l'Homme.
 
notes :
(1) Guinossar, fondé en 1937, 600 habitants.
(2) Pays d'Israël
(3) Kibboutzim, pluriel de Kibboutz
(4) Afikim (les deux vallées), vingt-sept ans, 1 200 habitants
(5) Degania (bleuet), quarante-neuf ans, 350 âmes.
(6) Kibboutznik : membre du Kibboutz.
(7) Chalom .' Paix, Bonjour, Au revoir
(8) Shouval, fondé en 1946, 300 habitants.
(9) Hachomer-Hatzair voir le chapitre "Robinsons de l'avenir"
(10) Mishmar-Hanéguev : la garde du Néguev, fondé en 1946, 300 âmes
(11) Raverim : Camarades
(12) Eretz : Pays d'Israël
(13) Gvoulot (frontière), fondé en 193, population : 200.
(14) Revivim (goutte de rosée) fondé en 19(1)43, 250 habitants
(15) aussi orthographié "Sabra", j'utiliserai le terme "cactus" dans les pages qui suivent.
(16) 275 Grammes au litre
(17) Potasse, magnésium
(18) Saad (soutien), fondé en 1946, 400 âmes
(19) Thora : Lois juives
(20) Sabbat :cesser
(21) Datis ; Religieux
(22) Rourama, fondé en 1944, 700 âmes.
(23) Guivat Brenner : colline Brenner fondé en 1928.
(24)chanson de Yves Montand, interprétée aussi par Mouloudji, paroles d'Eddy Marnay.
(25) Maabaroth.
(26) Colline du printemps.
(27) Ein Harod, Source d'Harod, fondé en 1921, 1 200 habitants.
(28) Mapamniks : membres du Mapam.
(29) Vignes du Seigneur
(30) Gloire du Carmel
(31) Akko : Saint-Jean d'Acre
(32) La Garde de la Vallée, fondé en 1926, 700 membres.

fin de la partie Israël