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- V -

SIX ANS APRÈS

ACCUEIL, ET ARROSAGE.
 
1966. Je reviens en Israël pour suivre l'évolution de ses kibboutzim. Ce qui frappe à Mishmar dans le Néguev (1) après six ans d'absence, c'est la verdure. Avant on ne voyait sur le désert vide que des bâtiments et quelques arbrisseaux autour. Maintenant les arbres se dressent partout, créent de l'ombre, dominent les maisons, les pelouses épaissies, les massifs de fleurs élargis. Une piscine a été creusée, une usine de plastique construite, des hectares de pamplemousses plantés. des logements à étages édifiés. Les plus âgés des fils apportent maintenant l'aide de leurs bras énergiques.
 
Quelques piliers ont abandonné et le cimetière s'est peuplé (2) mais la majorité des camarades est toujours là. Pourtant ils aspirent a une vie plus calme. Il y a six ans, ils fréquentaient et invitaient encore beaucoup les passagers. Maintenant ils restent chez eux, entre eux. Ils ont aujourd'hui la quarantaine et chaque été accroît d'un an l'écart les séparant de ces jeunes étrangers qui défilent travailler quelques semaines. Pour pallier au manque de bras, éviter l'embauche de salariés, beaucoup de kibboutzim utilisent ces jeunes qui travaillent souvent dur, mais dont les conditions du séjour sont sûrement à revoir car les fils du kibboutz, pourtant du même âge, ne s'en soucient guère et au kibboutz, à moins d'être l'invité d'un membre, on s'accueille soi-même.
 
Le Belge Moshé, un des fondateurs, et théoricien volubile, réplique à cela :
- Nous sommes fatigués par notre vie très active et notre rude existence de paysans sur le désert. Nous devons nous occuper de nos enfants. Depuis vingt ans nous sommes lassés de recevoir tous ces visiteurs. De présenter le kibboutz à chacun, de lui répéter les mêmes arguments, de répondre à ses mêmes questions, de subir ses mêmes critiques. Peut-être sommes-nous aussi moins convaincus de la supériorité de notre mode de vie. C'est étonnant, mais nous apprécions davantage les gens de passage non-juifs. Ils sont plus impressionnés par le kibboutz. Ils acceptent mieux le travail manuel que les Israélites qui arrivent avec beaucoup d'illusions, n'apprécient pas le labeur physique et en qui nous retrouvons nos défauts traditionnels et les attitudes que nous ne voulons plus avoir».
 
Pour arroser les grands champs de patates, il y a vingt ans étendues désertiques parcourues seulement par les caravanes des Bédouins, nous partons à cinq heures, en jeep, déplacer les lignes de tuyaux avec Moshé. Un coup sec, une torsion pour décrocher le tuyau de huit mètres du suivant et nu-pieds on le porte à bout de bras huit mètres plus loin. La terre arrosée la veille est détrempée. Le long tuyau alourdi du gicleur, balance, glisse. On l'engage dans l'autre manchon, vérifie l'alignement et hop ! Au suivant. Comme ça pendant un kilomètre, jusqu'au bout du rang, puis on passe dans le champ voisin. C'est un dur travail, par les distances arpentées, sur un sol collant et inégal, par le poids transporté, les horaires. Car il faut arroser de grand matin, avant que le vent et la chaleur qui évaporent l'eau ne se lèvent. Dans les vergers, ils utilisent des rouleaux de tuyaux en plastique, montés sur des roulettes, plus faciles à déplacer.
 
Au retour nous visitons l'usine de plastique très moderne qui moule des gros blocs de quatre mètres sur deux, puis les découpe en plaques pour isoler les chambres froides, insonoriser des bâtiments. Beaucoup de kibboutzim s'industrialisent ainsi. Aidés par l'Agence Juive, ils fabriquent robinets, tuyaux, meubles, brosses, machines agricoles... Dans leurs usines à l' efficacité européenne, les problèmes entre directeurs, contremaîtres et ouvriers sont résolus puisqu'ils sont tous camarades, tous intimement associés pour le rendement maximum et le succès de leur entreprise. Leurs productions industrielles représentent 17 % de leurs revenus totaux.
 
INDÉPENDANCE ET UNITÉ.
 
Sur la pelouse, sous les pins et eucalyptus balancés par le vent, je demande à Moshé, où en est l'unification des deux cent trente-cinq kibboutzim qui, malgré vie semblable et de si nombreux points communs, restent divisés en trois Fédérations (3) .
 
Il commence avec son traînant accent belge :
- Chaque kibboutz n'est devenu économiquement indépendant qu'au prix d'un labeur incessant et de très lourds sacrifices. Absorbés par cette lutte, concentrés sur la solution de nos problèmes intérieurs, nous avons développé peu de relations avec les kibboutzim voisins, même avec ceux de notre Mouvement (4) Nos revenus sont aussi très inégaux. Nous devrions les égaliser pour que des hommes nantis et démunis ne soient pas remplacés par des kibboutzim riches et pauvres. Puis, comme chaque Fédération entretient son parti politique aux conceptions, prises de positions et buts différents, depuis trente ans les mêmes vieux leaders perpétuent au plan des kibboutzim, leurs vieilles querelles politiques. Certains craignent qu'une réunion ne s'accompagne d'une scission comparable à celle de 1951 (5) dont les traces ne sont toujours pas cicatrisées. Ces opinions politiques diverses s'expliquent encore par les différentes formations reçues dans nos Mouvements de Jeunesse. Comment avoir des lycées communs quand nos systèmes d'éducation varient d'une Fédération à l'autre ? Nos attitudes vis-à-vis des Arabes nous divisent enfin...
 
«Pourtant, ces dernières années, les liens entre les trois grandes Fédérations (6) se sont continuellement accrus. Les responsables de branches, chefs d'exploitation, jardinières d'enfants, trésoriers, maires, etc... sont formés en commun. Les stages professionnels, les cours du soir pour adultes, l'éducation des enfants attardés ont lieu ensemble. Des comités régionaux d'expansion économique avec abattoirs, usines d'emballage de fruits, coopératives de camionnage, chambres froides stockant des centaines de tonnes de produits agricoles sont gérés par les trois Fédérations. Les chorales et troupes de danses régionales, la représentation des kibboutzim au gouvernement, le comité de recherches sur l'éducation, la défense, les problèmes de la femme, tout ça est réalisé en commun et un secrétariat inter-kibboutz administre l'ensemble de ces activités.
 
«La réalité israélienne exige l'unification mais les différences étant surtout politiques, elle sera retardée tant que les anciens leaders resteront à la tête. Comme nos fils moins politisés sont pour l'unité, on peut espérer une fusion des kibboutzim dans une quinzaine d'années, quand ils seront majoritaires ; d'autant plus que le gouvernement formé d'une coalition des partis socialistes Mapaï, Mapam, Ardout Avodat est maintenant soucieux du développement des kibboutzim. Il envoie des soldats dans les kibboutz-frontière, les filles sont dispensées du Service si elles y passent 18 mois, les Mouvements de jeunes Pionniers accèdent dans les écoles. On peut donc être optimiste sur la réalisation future de cette unité dont on rêve depuis que les kibboutz existent.»
 
Je rappelle à Moshé que les problèmes professionnels et familiaux des femmes demeurent toujours mal résolus. Cantonnées par nécessité dans leurs tâches traditionnelles : cuisine, nettoyage, lingerie, les jeunes acceptent moins bien que les anciennes ce travail peu satisfaisant.
 
- Il faudrait créer d'autres activités pour elles : céramique, poterie, qu'elles prennent plus de responsabilités. Mais nous ne les éduquons pas assez pour leur émancipation. Conservatrices elles veulent maintenir leur dépendance traditionnelle. Beaucoup souhaitent garder plus souvent leurs enfants et voir la cellule familiale renforcée. Pour alléger leur fatigue nous diminuons leurs horaires, à partir de 45 ans et suivant leur nombre d'enfants : (6 heures par semaine pour deux). En plus du petit déjeuner dans la chambre le dimanche matin, du repas familial certains soirs et de la rituelle collation de cinq heures, déjà est admis le dîner des enfants avec leurs parents dans la grande salle à manger. Les kibboutz Artzi restent contre en disant : «Au lieu de manger entre eux les enfants prennent des places au réfectoire toujours trop petit et il devient très bruyant.»
 
«Nous sommes moins hostiles qu'avant au couchage des enfants chez leurs parents. Il remet pourtant en cause bien des principes du kibboutz, dont l'égalité professionnelle et culturelle des femmes sur qui retombera ce surcroît de travail. L'Hiroud laisse à chaque kibboutz le soin d'en décider (7) Au kibboutz Artzi et Haméourad nous y sommes toujours opposés. Les parents le sont pour des questions de principe, les fils pour des raisons matérielles. Comment adjoindre sans de gros frais une chambre d'enfants à nos logements actuels ? Puis la communauté perdrait une partie des heures de travail des femmes. Là encore nos fils, élevés dans ce système et dont certains disent en avoir souffert, décideront !»
 
Pour un problème d'eau, des Bédouins installés sur le désert à cinq kilomètres invitent Moshé. En camionnette, escortés par la jeep de notre hôte nous quittons le village verdoyant, ses allées ombreuses et goudronnées, puis la grand'route bordée de hauts eucalyptus et nous roulons sous le dur soleil, sur la piste couverte de vingt centimètres de poussière Au campement du cheik, les femmes s'activent sous leurs longs voiles noirs, des gamins vont à l'eau sur des bourricots chargés de bidons. Accueillis sous une tente avec des tas de salams et de poignées de mains, nous sommes installés mi-allongés sur des matelas, accoudés sur des oreillers. On se lève pour saluer chaque nouvel invité débarquant en longue robe de sa jeep, le nouveau chameau des Bédouins.
 
De l'eau répandue autour de nous crée en s'évaporant une relative fraîcheur. Le café écrasé au pilon sur un certain rythme est servi parfumé à l'anis. Cigarettes et verres de thé circulent. Les heures passent et nous ne sommes toujours qu'aux formules de politesse. J'en profite pour contempler les rudes traits de nos hôtes, les kilomètres de sol aride qui nous entourent. Enfin doigts lavés au filet d'eau versé par un enfant, nous attaquons à la main la cuvette de ragoût de mouton. Nos seigneuries rassasiées, de blanches Kéfias se penchent autour du «plat», nettoient l'émail, rongent les os avec force coups de dents et bruits de succion. Les têtes repues s'écartent laissant les derniers morceaux aux invités de second rang. Sur le sol, sans eau courante ni aucune facilité, quel travail représentent pour les femmes ces repas à préparer au feu de bois.
 
L'heure est à la détente, les problèmes sont abordés. La sécheresse tarit leurs puits, dessèche les pâturages, ils demandent de l'eau en supplément ou la possibilité de mener leurs troupeaux vers le Nord comme d'autres tribus.
 
Moshé m'explique :
- Cette décision ne dépend pas de moi. Il est plutôt question d'un plan d'ensemble pour les intégrer dans l'économie israélienne. Des années de sécheresse, une agriculture primitive les poussent à partir. Sur 20.000 Bédouins, 4.500 travaillent déjà dans les usines, la construction, les fermes juives. Ils deviennent sédentaires, se construisent des cabanes avec des tôles, moins chères que leurs tentes mais si peu pittoresques. Avec des besoins plus simples que nous en logement, mobilier, éducation, culture, ils économisent. Achètent tracteurs, jeeps, camions d'occasion. Des jeunes abandonnent le costume traditionnel pour les vêtements européens. Dans quinze écoles fondées pour eux les petites Bédouines s'asseyent dans la même classe que les garçons. Le premier docteur bédouin sort de l'Université. Ainsi doucement ils s'adaptent à Israël.»
 
Au retour longeant le campement en dur du fameux cheik Suliman, Moshé me raconte sa dernière fredaine. Pas encore comblé par son harem de trente-huit femmes qui l'a pourvu de vingt fils et d'un nombre oublié de filles, il remarque un jour au puits une adorable Bédouine. Conquis, il la courtise. Mais elle ne répond pas à ses avances.
- Je suis une jeune fille sérieuse, pour m'approcher vous devez demander ma main à mon père.
- D'accord, vous serez ma trente-neuvième épouse ; vite comment s'appelle-t-il ?
- C'est le grand Cheik Suliman !
 
S'ACCROÎTRE POUR SURVIVRE.
 
A Revivim, ce kibboutz ambitieux en plein désert. Les arbres bordant les allées ont grandi, mais les pelouses ne couvrent pas tout le sol aride. Aussi optimiste qu'il y a six ans, le trésorier me raconte :
- En 1959 nous étions 250 dont 90 gosses. Aujourd'hui nous sommes 410 dont 160 enfants et 50 adultes temporaires. En 1950 nos connaissances agricoles étaient minces, l'eau rare. En 1966 malgré l'absence de pluies, la salinité du sol, les méfaits du sable et du vent, nous avons récolté 800 tonnes de fruits, grâce à l'irrigation. Avec notre expérience et notre centre expérimental nous adaptons les arbres fruitiers à notre sol. Nous produisons l'hiver des légumes et des fruits pour l'exportation. Nous équilibrons notre budget et investissons cette année 128 millions dont 64 sur nos bénéfices. Nous vendons par an un million et demi d'œufs, huit cents mille poulets. Le verger nous rapporte 210 millions, l'étable 105, nos céréales 100, nos légumes et fleurs 95, notre usine 85, le coton et l'alfa 32 millions d'anciens francs. Tout ça, à partir de mille hectares de désert.
 
Nous dépensons 5 % de notre revenu pour l'éducation des adultes, six membres sont étudiants à l'Université, dix autres y vont un jour ou deux par semaine. Nous envisageons la treizième année de classe pour tous nos jeunes. Comme chaque kibboutz nous avons notre piscine, mais l'eau pour l'irrigation est limitée et le restera. Comme nous sommes sans voisins c'est nécessaire pour notre sécurité de nous accroître. Dans sept ans nous devons être 250 familles. Mais nous trouvons peu de volontaires pour vivre avec femmes et gosses tous les jours de leur existence dans le désert.»
 
A cinq heures départ aux olives, cueillies à la main. Malgré leur grosseur et notre nombre, que c'est long de remplir un panier, de terminer un arbre Avec mes équipiers, des soldats du Nahral et de jeunes immigrants américains, on bavarde d'une échelle à l'autre. Certains hésitent à abandonner leur avantageuse nationalité pour devenir Israélien. Le père de l'un veut absolument récupérer son enfant. Depuis quatre ans il revient chaque été dire aux responsables du kibboutz :
- Rendez-moi mon fils je paierai toutes ses journées de travail, jusqu'à sa mort s'il le faut, mais rendez-le-moi !
 
Puis lâchés sous l'ombre fraîche des pêchers, on n'arrête pas de remplir paniers et remorques avec des fruits gros comme le poing. A côté sous les feuilles de palmes se cueillent les dattes plus loin se ramasse le raisin. En dévalisant le même arbre, une ancienne me confie :
- Avant sur nos kibboutz-frontière les alertes étaient fréquentes. Parmi les coups de feu, toutes lumières éteintes , enfants et bébés étaient descendus dans les abris et chacun courait à son poste. Nos maris sortaient la nuit poser des mines. Et combien d'accidents avions-nous avec les armes Dans une baraque un gars nettoie son fusil quand une balle part et abat une fille dans la pièce voisine. Un autre, en claquant la portière d'un camion, déclenche sa mitraillette qui tue son copain d'une rafale.
 
«Malgré la fréquence des incidents sur les frontières syriennes et jordaniennes : des Migs arabes abattus cet été par nos Mirages, des véhicules sautant sur des mines, des accrochages avec des infiltrés, la sécurité est plus grande qu'il y a six ans. On voit moins de mitraillettes dans les véhicules et sur les soldats. Nos garçons ne font que 26 mois de service et les filles 20. Pourtant le risque d'invasion est permanent chaque kibboutz est gardé, avions et soldats patrouillent constamment, prêts à intervenir à la minute. Mais cette défense nous coûte très cher. Si grâce à son passé, la France a survécu à beaucoup d'invasions, nous, nous ne pouvons nous laisser battre et occuper une seule fois. C'en serait fini d'israël. Et quel pays nous recueillerait ?»
 
Tout au long des 250 kilomètres de la grand'route Beershéva-Eilath, le désert se peuple. On voit des villages, bourgs de développement, usines, carrières, camps militaires. Les 145.000 Israéliens y résidant représentent 6 % de la population contre 0,2 % en 1948. Survolant cette route en avion, les 70 taches vertes des kibboutzim et moshavim tranchent sur l'ocre du désert, elles couvrent déjà 7 % des 10.000 kilomètres carrés du Néguev.
 
A proximité de l'Égypte, à une portée de fusil d'Aqaba, où il n'y avait que trois cabanes en terre en 1948, il y a maintenant Eilath. Une ville de l5.000 habitants avec un port tourné vers l'Afrique 8 des usines, des raffineries de pétrole reliées par un pipe-line à Haïfa, de grands hôtels, un aérodrome. Un bois se développe, accru d'un arbre à chaque naissance. Les maisons ne sont plus rafraîchies aux rideaux d'herbes mais air-conditionnées. Avec des frigos on y vit, mais l'extrême chaleur, le vent sec et brûlant sont pénibles à supporter. Les touristes sont aussi attirés par le désert, le soleil, la plage bien aménagée, et la mer où l'on se baigne presqu'à longueur d'année (9) .
 
NE SALISSEZ PAS LE DÉSERT !
 
Pour traverser le Néguev par les pistes, de la Mer Rouge à la Mer Morte je me joins à un groupe et m'assois entré' le chauffeur et le fusil-mitrailleur. Les deux command-car quittent le Golfe bleu d'Aqaba et piquent dans le jaune du désert par l'antique route des caravanes qui, par l'Égypte remontaient les épices de l'Arabie à la Méditerranée. Nous longeons des pierres blanchies : la frontière égyptienne, calme tant que l'O.N.U. la contrôle. La piste traverse ensuite un long plateau couvert depuis des millions d'années de petits morceaux de silex noir. Manquant totalement d'eau, il ne fut jamais habité.
 
Nos chauffeurs, des tsabrais en shorts, anoraks, pieds et têtes nus, sont une nouvelle race de Bédouins juifs, amoureux de leur désert qu'ils parcourent quotidiennement. Ils le connaissent, le sentent, s'y trouvent chez eux et pour rien au monde ne le quitteraient. Leurs yeux exercés repèrent les gazelles, les empreintes de serpents, de hyènes. Ils restent des heures sans parler et nous invitent à respecter la loi du désert : le silence. Alors, plus de bavardages et de chansons, chacun est seul avec le désert et ses pensées. Nous abandonnons montres et notion du temps. Nous traversons parfois des dunes de sable qui, soulevées en nuages nous habillent tout de gris. Un vent brûlant chargé de fines poussières nous pique en mille endroits. Mais les yeux ne se lassent pas de contempler le paysage. Il n'a pas changé depuis des siècles et déjà le détaillaient les regards des caravaniers qui nous ont précédés, au pas de leurs chameaux.
 
Le plus souvent nous roulons dans le large lit des oueds desséchés où rien n'arrête nos extraordinaires machines.(10) Magnifiques créations de l'homme, plus puissantes et rapides que des chameaux, elles nous portent partout. Irrésistiblement, grâce aux vitesses démultipliées, nos six roues s'accrochent, progressent, gravissent toutes les pentes, se faufilent entre les rochers, descendent dans les ravins, franchissent bancs de sable et barres rocheuses. Les chauffeurs se régalent à rouler le plus souvent possible hors des pistes. Sur ce tout terrain de rocs, de trous, de caillasse, nous sommes affreusement cahotés, ballottés, projetés d'un côté sur l'autre et devons constamment nous cramponner. Aux arrêts pour refroidir les moteurs, nous admirons le décor et avalons l'eau tiédasse de nos réservoirs. On croise quelques puits où stagne un liquide croupi, autrefois source de vie pour les caravanes. Tout près se remarquent des tas de pierres parallèles : des tombes de Bédouins.
 
Le soir, dans le lit d'un oued, autour d'un feu de tamaris desséchés et de branches d'épineux, repas de conserves, mais sans jeter les boîtes «pour ne pas salir le désert». Puis nos chauffeurs nous parlent de leur Néguev, nous lisent des passages de la Bible traitant des lieux que nous avons traversés. Ils nous content des histoires de gros orages qui remplissent les ruisselets, gonflent les oueds, déboulent dans les vallées, emportant tout sur leur passage, y compris véhicules et voyageurs imprudents. Dormir à la belle étoile est poétique mais n'est guère reposant. Le sol est dur, à tour de rôle nous gardons le camp et entretenons le feu. Mais à quatre heures quand les collines sortent doucement de l'ombre et retrouvent leurs couleurs, le réveil est prodigieux. L'eau est rare et nous conservons crasse, barbe, poussière ; le peigne n'entre plus dans les cheveux.
 
Nous continuons dans le creux d'une rivière à sec où des arbrisseaux coriaces subsistent avec une seule pluie par an. Après une région de montagnes granitiques, la vallée est taillée dans des roches tendres, extraordinairement découpées, ravinées et désagrégées par des milliers de siècles d'érosion. Puis nous pénétrons au fond du Martesh Ramon, une immense dépression de trente kilomètres sur cinq et trois cents mètres de profondeur, creusée par l'érosion. Dans ce parcours très accidenté, on se demande comment nos chevaux mécaniques se frayent un chemin. Comment dans ce chaos de rochers ils trouvent une sortie parmi cet amoncellement de couches géologiques, cassées, plissées où ce décor noirâtre, tourmenté, est d'un sinistre ! Dans cette fournaise malgré les terribles cahots nous luttons très difficilement contre le marchand de sable. Sortis enfin de l'inquiétant Martesh au soleil couchant, la splendide vue toute colorée du bord de la dépression nous repose.
 
Nous campons à Avdat ancienne ville au milieu du désert où les Nabathéens en récupérant chaque goutte des rares pluies et des rosées ont réussi à survivre plusieurs siècles et même à développer une agriculture prospère. La splendide Pétra en Jordanie était leur capitale. Contre un vent froid nous allumons notre feu le soir près des grottes où ils canalisaient leurs réserves d'eau. Nous allons nous y remplir les oreilles du surprenant écho qui répond à nos chants.
 
Et nous repartons, dans un monde de roches blanchâtres, aveuglantes, déchiquetées. Les pics et aiguilles succèdent aux arêtes et corniches. Puis après un oued longtemps bordé de falaises terreuses nous roulons sur l'ancienne route Sodome-Mer Rouge où sans pare-brise la vitesse nous fait pleurer à grosses larmes. Nous longeons les montagnes de Jordanie jusqu'au sud de la Mer Morte où, dans un primitif camp de pionniers, nous prenons des litres d'eau glacée et une douche... allégeante. Peu profonde à cet endroit, la Mer Morte est asséchée par des digues et une usine de récupération de potasse. Sur ses bords, entre Sodome et Ein Guédi, dans ce paysage lunaire encore si désolé, une station de bains, des hôtels et des restaurants se sont installés. Mais après notre splendide solitude, les cris et bavardages des touristes nous étourdissent.
 
De moins 392 m. nous grimpons à 650 mètres par la nouvelle route dArad vers Beershéva. Passée de 1.400 habitants à 70.000 en 16 ans, ses nouvelles constructions mieux adaptées au climat s'étendent toujours. Où n'existaient que trois boutiques six cents magasins sont établis. L'hôpital du Néguev vieux de six ans soigne toutes les maladies et un ami me confie : «Malgré la poussière, la chaleur je ne voudrais pas vivre ailleurs. J'aime ce jaune qui nous entoure et le vert ne me manque pas.»
 
MOSHAV ET SYNDICALISME.
 
Invité chez Dov à Beer Touvia, un vieux Moshav au nord de Gaza, on se croirait dans un village de chez nous. Les fermes entourées d'un jardinet sont de chaque côté de la route, avec derrière, les étables, poulaillers et granges puis les champs et vergers. A cinq heures il trait mécaniquement sa douzaine de très belles vaches. Son fils nourrit les poules et moutons avant de partir au lycée. Puis dans sa 2 CV, Dov m'emmène visiter le village et faire les courses au self-service. Il ne paie rien comptant tout est comptabilisé et réglé une fois par mois. Dans ses quatre pièces sommairement meublées, les repas sont meilleurs qu'au kibboutz. Toujours en 2 CV nous allons après la sieste déplacer les tuyaux d'irrigation d'un de ses petits champs. Sur une machine tractée nous fauchons et hachons du maïs avec le fils revenu de l'école. Puis nous répartissons la pleine remorque entre les vaches et moutons. Après quoi nous discutons, bien sûr du Moshav.
 
- Notre village de six cents âmes comprend les quatre-vingt exploitants avec leur famille et les fonctionnaires payés par nous : vétérinaires, infirmières, employés, tractoristes pour conduire nos grosses machines achetées et utilisées en commun. Enfin des salariés pour les cueillettes et les gardes. Au départ l'Agence juive fournit la maison, l'étable, cinq hectares irrigués par famille, mais pas d'argent. Nous l'empruntons aux banques à 12 %. Avec ça, un bon travailleur doit réussir, car on travaille au maximum quand c'est pour soi.
 
«Si nous bénéficions tous de nos services communaux, nous nous aidons peu mutuellement. Chacun est trop occupé chez lui. Nous travaillons plus qu'au kibboutz, sans congés payés et avec peu de loisirs pour fréquenter notre piscine et la bibliothèque. Nous ne quittons pas notre ferme six mois ni même une semaine comme au kibboutz pour suivre des cours, des stages. nous ne pouvons pas avoir une action politique permanente. Comment envoyer des Moshavniks participer aux campagnes électorales ? Qui nourrirait, trairait nos vaches ?
 
«Si l'armée garde un fils du kibboutz, pas de problème. Mais au moshav, c'est très grave. Et si deux jeunes se marient dans lequel iront-ils ? Et si un moshavnik a plusieurs enfants, lequel pourra rester sur la si petite exploitation ? Et si tous les enfants partent c'est une ferme qui mourra avec les parents. Pourtant presque tous trouvent un enfant pour continuer. Et malgré tout ça nous sommes heureux d'être ici des paysans juifs. Nous ne changerions pas notre vie pour celle du kibboutz. Et contrairement à ce qu'affirment certains, des moshavim sont fondés dans le Néguev par nos fils et d'ex-soldats du Nahral.»
 
 
Si certains quartiers de Tel-Aviv sont agréables, les environs de la gare routière surtout sont bruyants, enlaidis par de minables petits ateliers, encombrés de nuées de camelots, vendeurs de falafels et de jus de fruits. Parmi la multitude pressée de cette foule dont chacun est né ailleurs ; tous les continents, toutes les nationalités se -coudoient, se demandent constamment leur chemin. De pimpantes filles-agents canalisent difficilement le trafic agressif mais distribuent généreusement les contraventions. Les bus énergiquement conduits à grands coups d'accélérateur et de frein bringuebalent leurs clients aux vêtements simples, un peu démodés. Malgré la chaleur les hommes sont en pantalon sombre. La plage envahie de chaises longues s'étale jusqu'à Jaffa l'ancien port des Croisés. Ses petites rues grouillent de marmaille nord-africaine et près des boutiques d'artisans travaillant très tard le soir, poissons et chiche-kébab rôtis en pleine rue embaument le quartier.
 
Autour de jus d'orange les militants du conseil ouvrier d'une usine de transfos m'y déclarent :
- Aucun n'est parmi nous originaire du même pays et nous travaillons ensemble quarante huit heures par semaine en six journées continues de huit heures avec trente minutes de pause. Nous faisons peu de travail noir et d'heures supplémentaires. Les transports nous prennent de une à trois heures. Nos salaires nous donnent un pouvoir d'achat inférieur de 15 % à celui des ouvriers français et leur éventail varie de un à trois. Nos impôts sont bien lourds ; 25 % du revenu des célibataires. Suivant l'ancienneté, nos congés sont de 6 à 25 jours. La retraite de 150 francs par mois est à 60 ans pour les femmes et 65 pour nous. A 98 % nous acceptons la promotion. Les licenciements se font en accord avec le syndicat, suivant l'ancienneté, la situation de famille et enfin la profession. Toute diminution de nos temps prétendus trop larges doit être justifiée. Ces conflits sont tranchés par des chronos syndicaux et patronaux. Si certains ouvriers ne savent trop que faire le soir, les militants lisent, étudient, ont un but dans la vie. Quant au kibboutz, cette société exclusive est très bien, mais pas pour nous, tous ne peuvent y vivre.
 
Une vieille kibboutznik détachée au syndicat me raconte à son tour :
- Malgré nos origines bourgeoises, nous pionniers qui n'avions rien d'ouvriers, nous sommes devenus volontairement des travailleurs. Notre conscience de classe était grande. Nous connaissions Marx presque par cœur. Par contre beaucoup des nouveaux venus n'avaient pas d'autre issue. Ces prolétaires à contre-coeur et sans conscience de classe se croient déshonorés de travailler manuellement. Ils sont réticents à la vie en usine, à la régularité de la production, ils cherchent à fuir le monde ouvrier. En général originaires des pays orientaux, ils savent mal l'hébreu, ont peu de formation professionnelle. D'ailleurs tout ici vient de naître. Notre jeune classe ouvrière est sans tradition ni formation syndicale ; les patrons, la bourgeoisie sont faibles et inexpérimentés, les artisans sont tout aussi nouveaux. 20 % des entreprises ont moins de 20 ouvriers. Les cadres et employés, en général européens, sont mieux éduqués. Ils se défendent bien, ont de meilleures conditions -de travail, plus de congés et d'avantages sociaux.»
 
Irrésistiblement lancée, elle continue par le syndicat :
- L'Histadrouth fondé en 1920 par 4.500 ouvriers agricoles n'a pas été créé contre des capitalistes qui n'existaient pas, mais pour absorber les nouveaux immigrants, développer le pays. Ses principes étaient : aide mutuelle, apolitisme, affiliation directe et pas d'exploitation. Actuellement 90 % des ouvriers y sont inscrits. Ils élisent leur bureau sur des listes présentées par les partis. Les activités de l'Histadrouth sont syndicales, économiques, sociales, culturelles et éducatives.
 
«Voyons les syndicales le conseil local qui regroupe les comités d'entreprise est l'instance suprême. Il autorise les grèves et verse les indemnités. Sinon c'est une grève sauvage et sans secours. Elles sont largement répandues depuis 1956 pour les salaires et contre les licenciements. L'ouvrier à l'usine a moins confiance dans l'Histadrouth et ses permanents coupés de la base, car ses patrons sont souvent les usines nationalisées et les coopératives syndicales.
 
«Pour l'économie, comme il n'y avait pas d'État de 1919 à 1948 beaucoup de ses fonctions étaient remplies par le syndicat. Il a créé et gère de très grosses entreprises représentant aujourd'hui 25 % de l'industrie du pays : métallurgie, travaux publics, construction, transports routiers, aériens, maritimes. Directeurs et ouvriers y sont membres de l'Histadrouth. Un comité établit les normes, un autre résoud les conflits.
 
«Quant à l'aide mutuelle, c'est le syndicat qui gère la caisse de sécurité sociale israélienne couvrant 75 % des citoyens. Elle comprend 14 hôpitaux des plus modernes, mille cliniques et emploie 13.000 docteurs et infirmières.
 
«Enfin pour la culture et l'éducation, des cours du soir de langues, géographie, sociologie, histoire sont organisés. Des troupes artistiques ont en 1965 joué devant 350.000 spectateurs et 5 % des ouvriers suivent les activités purement culturelles. Le syndicat a donc une énorme influence dans l'économie et le développement du pays.»
 
REVOIR JÉRUSALEM ET NAZARETH.
 
L'Université de Jérusalem construite, à la place de celle restée en Jordanie, grâce à l'aide des communautés juives du monde, abrite 12.000 étudiants dont un tiers de filles. Les frais d'inscription s'élevant à mille francs par an, 60 % travaillent à mi-temps ou viennent après l'armée. En majorité ce sont des Européens car traditionnellement ils ont l'habitude d'étudier. Si les Orientaux sont 52 % au jardin d'enfants, ils ne sont plus que 25 % dans le secondaire. Comment l'ouvrier marocain payerait-il 1.440 francs pour un seul de ses enfants ? Alors comment ses gosses ayant à peine l'éducation secondaire entreront-ils à l'Université ? 12 % y accèdent bien mais beaucoup lâchent parce que faibles en mathématiques et pas soutenus par leur milieu.
 
Petit à petit les nouveaux immigrants s'enracinent, pourtant leur intégration ne sera pas réalisée en une mais en plusieurs générations. Des jeunes Marocains ici depuis des années se plaignent de n'avoir toujours pas de travail, alors qu'un parlant yiddish en a, dès son arrivée. Des candidats de droite exploitent cette situation «Femmes de ménage marocaines, élisez nous et ce seront les européennes qui viendront nettoyer chez vous». Alors, après avoir remboursé tout ce que l'Agence juive avait dépensé pour eux certains professionnels marocains quittent Israël.
 
Les Datis (11) estimés 20 % créent aussi de réels problèmes. Non seulement ils veulent imposer à tous l'observance publique du sabbat, mais encore qu'Arabes, Chrétiens et Musulmans se reposent obligatoirement le samedi au lieu du dimanche. Autre contrainte inadmissible, les mariages, célébrés seulement religieusement par les rabbins, même pour les athées De plus ils refusent de célébrer les unions mixtes de juifs avec des Chrétiens ou des Musulmans. Ne pouvant se marier dans leur propre pays, ceux-ci doivent aller s'unir à l'étranger, à Chypre !
 
Les rabbins contrôlent encore toutes les cuisines publiques, même celles des avions, des navires, de l'armée, afin que la nourriture soit préparée kasher, suivant les lois juives. Jusqu'où allons-nous céder, se plaignent les non-religieux ? D'autre part il est difficile à la religion juive de s'adapter aux exigences du monde moderne et d'y jouer un rôle constructif car il n'y a pas de clergé juif qui ait le pouvoir de modifier ces lois écrites il y a des milliers d'années.
 
Nazareth avec ses églises, ses mosquées, ses couvents, ses souks ne semble pas changer. Marchands et fabricants de souvenirs pullulent. Des troncs d'oliviers sont toujours réduits en croix et chameaux de toutes tailles. Des artisans à croupetons dans leur minuscule échoppe font du «tout à la main». Les bourricots restent l'unique moyen de transport des souks et les caniveaux les seuls tout-à-l'égout. Des guides marchandent âprement l'accès de certains lieux saints et ne laissent entrer que les pèlerins qui paient.
 
Si des officiels arabes hésitent à parler de leur situation, les fiers éduqués nazaréens sont plus agressivement anti-juifs. En chemises blanches et pantalons impeccablement repassés ils sont d'une grande chaleur humaine entre eux et tout sourire avec les Européens non-juifs. Et ils vous déballent vite leur rancœur :
- Nous n'avons que 215 étudiants arabes à l'Université et nous sommes avec les juifs orientaux les premiers touchés par le chômage. Dans notre propre pays nous ne pouvons sous peine d'amende visiter certaines régions où les touristes étrangers vont en toute liberté. Depuis des siècles nous avions ici nos maisons, nos terres, nos écoles. Parce que les israélites ont vécu dans notre pays il y a 2.000 ans, ils se sont un jour prétendus les seuls et authentiques indigènes de la Palestine. Par centaines de milliers ils sont arrivés de tous les coins du monde se déclarant ici chez eux alors qu'ils n'y avaient jamais vécu, tandis que tous les Arabes palestiniens qui étaient hors de la ligne des combats en 1948 étaient déclarés étrangers et leurs biens confisqués.
 
«Alors qu'il y a cent ans toutes les terres nous appartenaient, nous n'en possédons plus qu'un faible pourcentage et ils nous en prennent toujours pour lesquelles ils ne nous offrent qu'une ridicule compensation. Ainsi les juifs qui disent avoir tant souffert du racisme, semblent ne rien avoir appris de leurs vingt siècles de persécutions. Majoritaires ici, ils ne se conduisent pas mieux vis-à-vis de notre minorité que ceux qui les ont tourmentés ailleurs.»
 
Comme cette situation sans perspective dure depuis 18 ans on sent, surtout chez ces Arabes éduqués, un réel pessimisme.
Si je répète leurs arguments aux Israéliens, ils expriment vivement leur désaccord :
- Toujours aussi agressifs, nos voisins forment des saboteurs palestiniens responsables d'une dizaine d'attentats par mois. Inlassablement leurs leaders clament qu'ils nous anéantiront dès qu'ils seront sûrs de vaincre. Les Arabes israéliens, ouvertement pro-nassériens, se gavent d'émissions de radio et télé de nos adversaires. Ils font de l'espionnage, guident les infiltrés. En cas de conflit ils s'armeraient immédiatement contre nous. Comment donc les traiter avec une parfaite égalité quand notre sécurité est une question de vie ou de mort ?
 
- Malgré ça, nous avons supprimé la majorité des laissez-passer qui avant leur étaient nécessaires. Nous leur construisons des écoles, payons leurs instituteurs. Le nombre de leurs étudiants à l'Université augmente ; mais comment en faire des docteurs et ingénieurs quand ils sont si peu doués pour les sciences ? Leur agriculture s'est mécanisée. Ils reçoivent les mêmes salaires que nous. On les distingue mal des juifs orientaux dans leur façon de s'habiller, de parler hébreu. Mais bien sûr qu'après avoir été les maîtres du pays il leur est difficile d'y être minoritaires.
 
- D'accord, en 1920 ils possédaient toutes les terres, mais une partie appartenait à de riches arabes étrangers. D'autres, étaient propriétés gouvernementales ou religieuses. Combien les Palestiniens en cultivaient-ils et comment ? Dans le Néguev ne subsistaient que des nomades. Cette Palestine sous-développée, marécageuse au nord, désertique au sud, est devenue en 18 ans une nation moderne à l'ambiance européenne. Une ligne à haute tension posée en deux mois en Jordanie l'est en deux jours en Israël. Grâce à nos techniciens occidentaux, à leur travail énergique et à leurs méthodes efficaces, nous avons dépierré les collines, recherché systématiquement toutes les sources, irrigué une partie du désert, lutté contre l'érosion, fixé les dunes. Sur 35 des 88.000 hectares qui pouvaient être reboisés, 60 millions d'arbres ont été plantés. Voici quelques chiffres éloquents sur nos progrès de 1948 à 1963.
 
En 1948 En 1963
Nous cultivions 160.000 hectares 421.000 hectares
Nous irriguions 30.000 hectares 144.000 hectares
Nous utilisions 300 millions de m3 d'eau 1.277 millions de m3
 
«Sur ces 421.000 ha cultivés, 122.500 le sont par des Arabes et des Bédouins du Néguev. De plus ils utilisent 60.000 ha comme pâturages. Ainsi, avec une population triplée, notre production agricole a augmenté de 400 %, la production industrielle a été multipliée par huit, le tonnage maritime transporté par 120. Les exportations multipliées par 12 couvrent 50 % des exportations en 1965 contre 11,7 % en 1949.
 
«En plus d'un énorme effort de modernisation, Israël a du intégrer 1.200.000 immigrants, leur construire des logements, des fermes, des écoles, des routes, des moyens de transports. Puis assurer du travail à tous, bâtir des usines, acheter des machines, des matières premières, investir énormément. Enfin offrir à tous un standard de vie occidental et dépenser beaucoup pour la défense»
 
David n'est pas aussi optimiste :
«D'accord, mais nos dépenses sont beaucoup trop lourdes pour un si petit pays aux maigres ressources. Notre balance commerciale est en déficit depuis 18 ans. Nous avons vécu au-dessus de nos moyens grâce aux réparations allemandes, aux générosités américaines et à celles des juifs du monde entier. Avec la fin de l'aide allemande la crise prévisible est là, entraînant : licenciements et stagnation du pouvoir d'achat. On dénombre 40.000 chômeurs, des nouveaux immigrants, mais aussi des cadres. Ce qui pousse certains à chercher de meilleurs salaires à l'étranger.
 
«Puis avec la sécurité militaire plus grande et l'augmentation du niveau de vie de ces dernières années, les Israéliens se laissent vivre, deviennent un peuple comme les autres, où l'argent, le bien-être matériel comptent d'abord. L'idéal des jeunes n'est plus l'agriculture pionnière mais la voiture, la maison confortable. Avant nous allions tous à pied ; maintenant ceux qui ne sont pas motorisés passent pour des ratés. Venus ici pour rester israélites, nous souhaitions devenir un peuple normal mais où la spiritualité, l'esprit juif survivraient. Or certains disent que l'endroit où l'on cesse d'être juif, c'est Israël. Et quels liens allons-nous conserver avec la Diaspora ? (12)
 
«L'armée reste source d'unité, mais appliquer la démocratie occidentale dans ce pays de nouveaux immigrants où beaucoup ignorent notre situation et nos institutions politiques, n'est-ce pas trop rapide ? Avec nos juifs orientaux peu travailleurs qui restent de petits camelots s'obstinant à revendre quelque chose, nous devenons un peuple de Méditerranéens, de Levantins et les problèmes d'il y a sept ans demeurent les mêmes.»
 
CUEILLETTE DE POMMES ET DE SOUVENIRS
 
Au kibboutz d'Yfath dans la fertile vallée de Jezréel entre Haïfa et Nazareth, dès 5 heures 45 les remorques tractées emportent les cueilleurs vers les vergers. Les équipes réparties par rangs, quel plaisir dans la fraîcheur du matin de cueillir les grosses pommes rouges toutes humides de rosée. Panier pendu à l'épaule, on grimpe en souplesse sur les échelles en dural à trois pieds. Panier plein, on descend le vider dans la remorque. On déplace l'échelle, regrimpe, redescend, ainsi d'arbre en arbre, rang après rang, verger après verger on ramasse des tonnes et des tonnes de pommes que sans arrêt les tracteurs emportent en longs convois vers l'usine de mise en caisses.
 
Dans les feuillages verts, on plaisante, chante, discute, croque un fruit. Des écoliers ramassent les pommes tombées, tandis que des anciens dénichent derrière nous les oubliées. Au casse-croûte à l'ombre bien appréciée, notre chef Myra, une vieille pionnière roumaine retire son chapeau et découvre son visage ridé par quarante années de dur labeur au soleil. Elle refuse de travailler moins longtemps que les autres, à soixante ans elle monte toujours sur les échelles. Profondément humaine avec tous, il faut voir avec quelles précautions elle cueille et manie les pommes. Constamment elle nous rappelle gentiment :
- Évitez les marques d'ongles, n'oubliez pas de fruits, ne cassez pas leur queue, videz-les doucement où ils se gâteront dans les chambres froides.
 
Elle nous confie après une rasade d'eau glacée :
- Au verger depuis trente ans, je connais tous nos arbres, je les ai plantés, puis greffés, taillés, soignés à longueur d'année. Je les comprends s'ils me disent qu'ils ont soif ou sont malades.
 
Le soleil monte et nous grimpons, descendons, transportons toujours nos paniers et les grandes échelles qui s'accrochent dans les arbres. Giflés, griffés par les branches, en équilibre instable sur le dernier barreau, on frôle la chute pour une pomme. Les plus bavards se taisent, les pensées disparaissent sous les chapeaux. On remarque à peine les escadrilles de Mirages qui manœuvrent, atterrissent, décollent sur l'aérodrome voisin. Nous envions les quatre cueilleurs mécanisés. Aux quatre angles d'une énorme machine tractée entre les rangs, ils s'élèvent par pression d'huile. Chacun sur une plate-forme, ils montent, descendent, accèdent partout. Ils ramassent tous les fruits, même les plus inaccessibles. Leur travail sans échelles et paniers à transporter, est sûrement plus agréable. Dans un champ voisin, un énorme engin haut sur roues aspire le coton, finis les cueilleurs péniblement courbés sur les touffes blanches. Plus loin cinq gars assis sèment mécaniquement un immense champ d'ail. Cette mécanisation des kibboutzim s'est encore intensifiée ces dernières années.
 
Sur les remorques tractées, pleins d'une lourde et satisfaisante fatigue, les yeux mi-clos par la poussière et l'intense lumière, on rentre au village grillés de soleil. Quelle détente que de piquer une tête dans l'eau fraîche de la grande piscine, puis de s'allonger sur l'épaisse pelouse au milieu des cris, plongeons et rires. Dans l'immense réfectoire le service par une douzaine de garçons de tous âges et les menus n'ont pas changé, mais l'eau glacée gazeuse et les sèche-mains électriques sont apparus. Et toujours pas de vulgarité, d'exubérance, pas de torses nus ou de maillots de bain, c'est leur salle à manger et ils exigent une tenue décente.
 
Après la sieste, sous les arbres et parmi les pelouses où les anciens sont confortablement logés, je suis invité chez Myra. En sirotant le jus, avec ses enfants et petits-enfants nous grignotons des gâteaux faits par elle. Tout autour sur l'herbe et dans les chambres les parents bavardent, jouent avec leurs gosses. On m'apporte l'album de photos du kibboutz. Je reconnais les vieux pionniers trente ans plus jeunes, en casquettes polonaises et foulards russes, ils dépierrent leurs champs, labourent avec des chevaux. Puis les pionnières s'activent au poulailler, à l'étable rudimentaire. Ils manquent d'argent, de tout. Leurs premiers enfants naissent tous en septembre pour qu'aux futures rentrées l'école puisse démarrer avec des classes homogènes. Leur crèche est l'unique construction en dur. Les baraques succèdent aux camps de toile, puis viennent leurs premières récoltes, leurs premières fêtes agricoles, leur premier tracteur.
 
Myra m'emmène voir ce qu'est devenu trente ans après son village. Voici les longues étables où 280 vaches laitières donnent en moyenne 8.000 litres par an et les championnes 11.000. Les énormes meules de paille où les bottes sont montées mécaniquement. Le parc des machines et les trente-cinq tracteurs. L'atelier qui fabrique du matériel agricole dont l'engin à cueillir les pommes. Puis l'usine de triage où les fruits sont lavés, triés, calibrés. Où les caisses dépliées sont remontées, remplies, fermées, entassées sur des palettes et chargées mécaniquement sur les camions. C'est une agriculture industrielle baptisée Agrindus.(13) Chacun devient un spécialiste dans sa branche. Car même préparer le réfectoire de 1.500 personnes n'est pas pareil que de mettre le couvert chez soi. On revient vers le village enfoui sous la verdure. On visite les maisons des 400 enfants. La piscine très fréquentée par les jeunes qui savent tous nager ; la lingerie où sèchent des centaines de draps et de pantalons, la cordonnerie, la poste…
 
Le soir, soldats et soldates du Nahral sont en uniformes. Les jeunes s'attardent devant le réfectoire. Après le repas, ils vont au club, bavarder, lire, jouer aux échecs. Pour les fêtes tout le village se rassemble au théâtre de 1.500 places. Le ministre de l'Agriculture et membre du kibboutz est près de son camarade le vacher. Les classes d'enfants présentent des sketches, tout le village chante. Puis dans le grand réfectoire place à la danse où seuls les jeunes s'activent. Les anciens, fatigués, regardent, bâillent et vont se coucher.
 
Chaque samedi soir c'est toujours l'habituelle assemblée générale, mais Myra est déçue par son évolution :
- Comment tout discuter et décider dans une réunion de deux heures où participent seulement la moitié des membres ? Vu le nombre, la complexité des problèmes de toutes sortes, l'importance des questions techniques d'une exploitation produisant des centaines de tonnes de fruits, le kibboutz au revenu annuel de 800 millions ne peut se permettre qu'un minimum d'erreurs. Ainsi le pouvoir de décision passe en partie de la majorité aux six camarades du bureau entourés des responsables de branches et des commissions des spécialistes. On peut donc dire que la démocratie recule dans les grands kibboutzim.
 
LA TROISIÈME GÉNÉRATION DU KIBBOUTZ.
 
Devant une boisson glacée sortie de son frigo, le directeur du Lycée m'écoute :
- Dans vingt ans, vous, anciens et parents, serez à la retraite. Vos jeunes auront donc tous les leviers en mains, ils seront responsables de toutes les branches et décideront ce qu'ils feront du kibboutz et de son avenir. Comment vous, éducateurs, les voyez-vous ?
 
- Sans complexes, sains moralement et physiquement, nos fils sont ce que nous voulions qu'ils soient : de bons soldats, de bons paysans et non des philosophes. Ils aiment travailler avec les bêtes, se passionnent pour la technique, s'intéressent aux machines. Grâce à leurs sérieuses connaissances pratiques, ils occupent des postes importants, sont déjà maires, responsables de branches et d'exploitation. Très dévoués au kibboutz et au pays, habitués aux initiatives et toujours volontaires, ils sont encore la majorité des jeunes officiers. Trois grands kibboutzim fournissent plus de pilotes à l'aviation que Tel Aviv.
 
«Quand tout les attend dehors, 20 % d'entre eux seulement quittent Yfath. Et encore, ces partants sont surtout des filles et les garçons qui se marient hors du kibboutz. Avec notre situation matérielle améliorée et la crise extérieure qui enraye les départs, leur groupe grandit, représente déjà 50 % des membres. Pour permettre aux plus aventureux de se réaliser hors du vieux kibboutz, la Fédération recommande que 20 % d'entre eux renforcent les kibboutz du Néguev ou en fondent de nouveaux. Cette décision divise certains parents attristés de voir partir leurs enfants.
 
Le vacher, un ingénieur agronome aux yeux très vifs et à l'air finaud, continue :
«A vingt ans, tous demi-philosophes avec un gros bagage idéologique mais sans expérience pratique, nous avons brûlé nos diplômes, interrompu nos études, renoncé à nos spécialisations pour nous jeter avec passion dans le travail manuel de la terre. Comme sans indépendance économique, il n'y a pas d'indépendance politique, nous avons pour le devenir peiné très longtemps puis mis les machines et la mécanique au-dessus de tout. Depuis 1940 nous avons fait d'énormes pas dans la technique et nos jeunes ont été élevés dans cette ambiance. Alors influencés par l'extérieur et l'époque où ils ont vécu, préparés à des tâches concrètes, trop absorbés dans la réalisation, ils ne s'intéressent pas à l'idéologie ou à la politique, pas plus qu'aux idées abstraites, à la Bible. Peut-être par réaction contre l'intellectualisme des parents, ils n'apprécient pas les discours, la phraséologie. Avec leur superbe complexe de supériorité vis-à-vis de l'extérieur, dont ils ont peur aussi, ils se croient l'élite des jeunes du pays. Mais élevés dans un village de quelques centaines d'habitants, dans le cercle étroit de leur classe, ils n'ont pas l'habitude des relations humaines. Ils sont timides, fermés, peu intéressés par la discussion. Indifférents à l'extérieur, ils n'ont pas la curiosité du contact, de la découverte d'autrui. Ils ne rêvent pas comme nous. Leurs conversations sont surtout professionnelles. Mais pouvaient-ils travailler comme des manuels et se comporter comme des intellectuels ?»
 
Le professeur reprend :
- Alors que notre idéal avait été de devenir des travailleurs manuels défrichant le désert, de nouveau en Israël et au kibboutz, on aspire à l'éducation supérieure, aux diplômes. Inconnus au kibboutz et contraires à nos principes, ils sont pourtant demandés par certains parents, le Bac étant la clé pour entrer à l'Université. Depuis 10 ans le pays s'industrialise, beaucoup de jeunes s'enthousiasment pour la science. Ils veulent étudier non les humanités, mais la technique, les machines pour être spécialistes, experts de la mécanique à l'agriculture, de la médecine à l'architecture.
 
«Cette évolution a une grosse influence sur notre attitude face à l'éducation universitaire de nos fils. Avant, nous étions contre, parce qu'après dix-huit ans d'éducation, trente mois à l'armée, et douze d'aide à un jeune kibboutz, pouvions-nous attendre encore quatre ans d'université avant que nos jeunes viennent travailler dans leur village ? D'autant plus que la ville leur offrait de hauts salaires, que leurs connaissances étaient difficilement utilisables dans l'agriculture et que, coupés de leur communauté, ils la quittaient souvent.
 
«Comme nous pouvons difficilement résister à ce courant et comme nous avons besoin de spécialistes très qualifiés dans tous les domaines, nous voulons former non seulement des agronomes et des ingénieurs, mais aussi des professeurs, journalistes, juristes, docteurs qui seront membres du kibboutz. Ainsi des kibboutzniks sont déjà au Technion (14) pour nos industries, à l'école d'architecture pour établir nos plans, en Faculté de Médecine pour aller dans le Néguev où les autres ne veulent pas s'isoler. On parle d'une Université des kibboutzim et d'une cité pour loger nos membres étudiant à l'extérieur.
 
«D'autant plus que si 18 % des parlementaires sont aujourd'hui des kibboutzniks, si nos fils n'étudient pas, dans vingt ans ces places seront prises par ceux qui sortent des Facultés et notre rôle extérieur ira en décroissant. Seulement comment être sûrs qu'après quatre ans d'Université à nos frais, nos fils rejoindront le kibboutz ? Certains décident de ne les y envoyer qu'après plusieurs années de travail au village. D'autres, contrairement à nos principes basés sur la confiance, envisagent de signer des contrats avec eux pour que s'ils abandonnent, ils remboursent l'argent avancé ou qu'ils rendent deux ans de travail par, année d'études.
 
«Enfin nos fils de zéro à quarante ans ne forment pas un groupe homogène. Ceux au-dessus de la trentaine ont vécu la guerre d'indépendance, les plus jeunes, non. Espérons que, moins marquée par les parents, la troisième génération saura mieux choisir son chemin que la deuxième.»
 
LE CONFORT EST-IL SYNONYME D'INDIVIDUALISME ET D'EMBOURGEOISEMENT.
 
A Guinossar (15) toujours merveilleusement situé dans l'impressionnant paysage du Lac de Tibériade, Yoranan le maire me raconte en me pilotant dans son kibboutz :
-Malgré notre gros capital, notre revenu annuel de 320 millions, nous sommes toujours très endettés. Mais au prix de gros sacrifices, de dur travail, nous équilibrons notre budget. Pour ça, nous abandonnons des branches déficitaires moutons, légumes, vignes et réorganisons les plus rentables banane, coton, pêche. Nous y concentrons les jeunes forces de nos fils qui, extrémistes, ont exigé et obtenu l'élimination des salariés en disant «On veut faire tous les travaux nous-mêmes, sentir que c'est notre kibboutz.» Ainsi l'emploi des salariés régresse dans les kibboutzim et nous compensons ce manque de bras par une mécanisation intensive. Sur nos coteaux dépierrés, nous sommes passés de huit à vingt-six hectares de pamplemousses.»
 
Nous parcourons les denses bananeraies, le petit port de pêche, les viviers, de nouveaux creusés à grands frais sont inutilisables, l'eau en fuyait ! Il est normal qu'innovant constamment ils fassent des erreurs. Après un long bain dans l'eau tiède du lac et un extraordinaire coucher de soleil, nous revenons vers les logements neufs et la nouvelle maison de la culture si bien située près de l'eau. Là, il continue :
- Les splendides abords du lac sont peu utilisés par le tourisme. Montrant l'exemple, nous avons aménagé une plage et un parc où nous avons construit et gérons un hôtel que nous agrandissons encore. Seulement il nécessite de lourds investissements, un personnel nombreux et il est encore peu rentable».
 
Cette très belle réalisation à l'architecture de bon goût, est bien adaptée au bleu du lac, aux vertes bananeraies, aux bois d'eucalyptus, elle prouve les grandes capacités d'adaptation des kibboutzniks. Mais dans le cadre luxueux d'un grand restaurant de première classe, voir ces pionniers socialistes transformés en réceptionnistes, maîtres d'hôtel, barman, accoutrés de pantalons noirs et chemises blanches, voir les grosses voitures qui se pressent aux fêtes et week-ends, tout ça renforce l'impression d'embourgeoisement.
 
Yoranan reprend :
«Nous construisons vingt-six nouveaux logements, et relevons notre standard de vie. Notre magasin nous fournissait avant un pull tous les deux ans, une jupe tous les ans. Maintenant chaque couple reçoit de l'argent pour ses chaussures, ses vêtements et sa lingerie qu'il achète en ville à son goût. En plus d'un petit frigo, le couple reçoit encore 1.250 francs. d'ameublement à son mariage, plus une nouvelle attribution tous les cinq ans. On estime le mobilier d'un ancien à 3.200 Francs. Ce budget personnel permettant de choisir la qualité de ses vêtements, de ses meubles, est très sévèrement critiqué par la minorité des purs et des jeunes, comme un recul des principes et de l'égalité, un pas de plus vers l'individualisme».
 
Un des fondateurs de Guinossar défend, lui, son confortable logement :
- Jeune pionnier, j'ai vécu cinq ans sous la tente, sans électricité ni eau courante, nourri d'un repas sur deux, pataugeant tout un hiver nu-pieds dans la boue. C'est naturel de glorifier ses souvenirs de jeunesse et cette période héroïque mais pouvions-nous proposer à nos membres cette existence primitive comme permanente ? Cette vie de privations était-elle l'idéal à atteindre ? Socialisme n'est pas synonyme de misère. Il fallait l'optimisme forcené de nos vingt ans pour supporter nos débuts. Et tout n'y était pas parfait. Plus que maintenant des camarades nous quittaient.
 
Toute ridée par trente années de dur travail à l'étable sa femme Yanka le coupe :
- Mais notre vie commune était intense. On se connaissait très bien et il y avait plus d'amitié qu'aujourd'hui, où ne se tiennent plus ces longues soirées intimes, tous ensemble au réfectoire ; finies les douches communes, source d'ardentes discussions ! Maintenant chacun est dans son logement confortable, dans son fauteuil, à lire ou écouter sa radio.
 
Son mari agacé ajoute :
- Autrefois nous étions tous jeunes, nous avons maintenant cinquante ans, les familles se lient moins que des célibataires. Nous sommes fatigués et peut-être saturés de contacts humains par notre vie si intensément collective.
 
Un pêcheur venu chercher un livre relance la discussion :
- Nous sommes trop influencés par la ville et la puissante civilisation occidentale. Comme à l'extérieur se retrouve chez nous le désir d'un standard de vie plus élevé. Nos logements sont toujours plus grands. Certains réclament plus d'argent de poche et souhaitent qu'un budget vestimentaire global soit établi permettant d'utiliser son argent suivant ses goûts et que les points, notre monnaie d'échange, soient augmentés. D'autres veulent des études, des mois de congé, quelques-uns reçoivent de l'extérieur, cadeaux et argent lors de leur mariage. Cinq vont chaque année en Europe. La collectivité tient compte plus qu'avant des désirs de chacun. Nos vies personnelles reprennent de l'importance. On constate moins de sacrifices et de renoncements pour le kibboutz. La satisfaction de vivre est recherchée. Nous sommes pendant quinze heures des socialistes puis nous rentrons dans nos intérieurs de bourgeois. Sommes-nous encore des prolétaires quand les ouvriers, quarante pour cent de la population, ont un standard inférieur au nôtre ? Les révolutions sont faites par des affamés et nous n'avons plus faim.»
 
Igal, un très beau type de Tsabrai, grand, large d'épaules, taille fine et cheveux blonds, affirme avec beaucoup de volonté dans la voix :
- Dans tous les domaines le kibboutz est en compétition avec l'extérieur. Nous voulons qu'il soit le premier partout. Qu'il prouve sa supériorité même matériellement, qu'il ait le même standard de vie moderne qu'en ville. Et pourquoi le nôtre serait-il inférieur ? Pourquoi baptiser d'embourgeoisement ce qui est la vie normale dans tout l'Occident ? N'est-il pas naturel qu'après avoir donné leur jeunesse et trente ans de dur travail au pays, les pionniers vieillissants aspirent à une vie plus confortable ? Ils travaillent toujours dur au soleil, faisant combien d'heures supplémentaires, de mobilisations pour les cueillettes urgentes ? Nous les jeunes voulons même la télé pour l'utiliser intelligemment, prouver que le kibboutz est plus fort qu'elle. On a dit que la bouilloire, le café dans les chambres, les radios et frigos détruiraient le kibboutz. Il a survécu ! Nous désirons encore des lavabos et W.C. dans tous les logements. Qu'on augmente le standard individuel au détriment du collectif ; qu'on diminue les heures de travail pour nous rendre plus disponibles à l'extérieur et pour permettre davantage sur le plan culturel.
 
Pas convaincue, Yanka continue de développer son idée :
- Et comment penser seulement au développement économique du kibboutz ? Les problèmes matériels résolus, il reste les autres. En 1940 nos raisons d'être étaient évidentes établir un refuge pour le peuple juif, lutter pour l'indépendance, le socialisme. Aujourd'hui, ces buts sont réalisés ou presque. L'armée défend les frontières, des ministères existent, un routier dans le Néguev rempli un rôle aussi important qu'un tractoriste. Alors quelles raisons d'être restent au kibboutz ? Le rêve atteint, qu'y a-t-il après ? Pourquoi nous, intellectuels, nous astreignons-nous à ces dures tâches monotones et restons-nous des paysans à vie quand dehors nous aurions un rôle plus important ? Nous avons à aider les nouveaux immigrants à s'adapter culturellement, car c'est parmi eux que se crée la jeune civilisation israélienne.
 
Donc la crise est toujours -là. Les buts sont plus difficiles à percevoir. On devine qu'individuellement et collectivement ces questions préoccupent profondément les camarades. Certains en vieillissant recherchent avec nostalgie l'ambiance de leur enfance et se tournent vers des valeurs éprouvées : les vieilles fêtes religieuses juives. Quatre-vingts jeûnent pour Yom Kipour (16) et prient à la petite synagogue aménagée pour les parents. Cette crise semble pourtant moins sentie aux kibboutz Artzi où les convictions politiques sont plus affirmées, mais s'ils font toujours front, on sent que les solides Mapamniks se posent aussi des questions.
 
Les yeux pétillants de malice, un tractoriste ex-ambassadeur d'Israël en Guinée me donne son explication :
- Les Israéliens n'avaient pas encore connu la tranquillité. De 1935 à 39, ce furent les émeutes arabes. De 1940 à 45, la guerre ; de 1946 à 48, la lutte pour l'indépendance, l'arrivée massive des nouveaux immigrants. En 1956, les Fédayins, la campagne de Suez. C'est seulement depuis 1957 que nous bénéficions d'une paix relative. L'augmentation de la production a entraîné une hausse de notre revenu et un embourgeoisement psychologique. On s'habitue mal à ce confort moral et matériel. Peut-être qu'aussi, même en sécurité, les juifs inquiets de nature se posent toujours des problèmes. A l'origine le dur travail manuel de la terre était l'idéal, puis le tractoriste a été le symbole du prestige ; c'est maintenant le pilote de Mirage. C'est difficile après vingt ans de lutte pour une idée de s'habituer à une autre.
 
- Les anciens qui ont créé le kibboutz y sont très attachés. Les autres restent par habitude, par tous les liensqui les unissent, parceque leur travail les satisfait, ou encore qu'ils ont le sens de la responsabilité du peuple juif. Le départ de certains correspond à l'exode normal de citadins retournant vers la ville. Mais c'est pour attirer les jeunes, les garder que nous devons trouver de nouveaux buts à fixer au kibboutz. Après les solutions économiques et politiques, il nous faut des réponses morales. Nous passons d'une période à une autre, alors changeons nos mots d'ordre. Prouvons que le kibboutznik est paysan, agronome mais aussi professeur, homme de science et de progrès. Adaptons nos Mouvements de jeunesse. Ne préparons plus les jeunes comme en 1940, pour les kibboutz de pionniers, réponse à tous les problèmes. Présentons-leur nos villages comme ils sont actuellement.
 
«Car jamais le kibboutz n'a été aussi prospère économiquement. Il est le squelette de l'économie israélienne. Il fournit 30 % de sa production agricole, 5 % de l'industrielle, tout en ne représentant que 4 % de sa population. Grâce à sa production collective, il est le mieux adapté à la grande agriculture industrielle. Il laboure, sème, cueille, égrène cent hectares de coton entièrement à la machine. Comment le Moshav mal adaptable à l'ère technologique soutiendra-t-il notre concurrence ?»
 
Pour moi, parmi la cinquantaine de pays où j'ai vécu, le kibboutz reste ce que j'ai vu de plus impressionnant. Deux cents familles mettent toutes leurs forces en commun et grâce à leur organisation socialiste, leur dévouement, à partir de sols arides, elles développent en trente ans de travail opiniâtre une agriculture parmi les plus modernes et les plus productives du monde. Leurs villages ont piscine, théâtre, lycée, usine, maison de la culture ; comment des fermiers individuels seraient-ils parvenus à de tels résultats ?
 
Bien sûr ils ont des problèmes, et la critique du paysan cultivant le désert est aisée, mais l'art bien difficile. Car s'ils ont tous la possibilité de partir, si quelques piliers abandonnent, la majorité reste : vieux pionniers fondateurs, camarades militants à vie pour leur idéal, jeunes pouvant avoir dehors une brillante situation. Rarement j'ai rencontré une telle concentration de personnalités aussi extraordinaires. Ainsi, Arié, Nathan, Malka, Elie, Sadko, Moshé, Rahim, Jo, Yanka, Fania et des milliers d'autres partent tous les jours de grand matin dans les vergers, les champs, les orangeraies, sous le dur soleil, sacrifiant volontairement leur «promotion» et non pas pour un paradis futur, mais pour un présent meilleur, pour le peuple juif, parce qu'ils croient en l'Homme, au Socialisme.

notes :

1) Déjà décrit dans le chapitre "Les raisins du désert".
2)Les deuils sont plus intensément ressentis qu'en ville. En plus de la lourde tristesse générale, plus de fêtes, de radios, de danses pour tout le village
3)Voir le chapitre "Robinsons de l'avenir".
4)Ainsi Shouval et Beit Qama à 2 km l'un de l'autre ne se fréquentent pas
5)Voir le chapitre "Kibboutz et Kibboutz"
6)Il existe encore 11 Kibboutzim religieux et 8 non-affiliés.
7)Dans une quinzaine de kibboutzim les enfants couchent chez leurs parents.
8)Capable de décharger 600 000 tonnes de marchandises par an.
9)300 000 pélerins et visiteurs rapportent annuellement 300 millions de NF (nouveaux francs) à Israël, plus que les exportations d'agrumes.
10)Dodges adaptés au désert.
11)Religieux.
12)Communautés juives vivant dispersées hors d'Israël.
13)Agrindus de Haïm Halperine.
14)Technion : Institut Polytechnique.
15)Guinossar :Voir chapitre "Sous les bananiers en fleurs" début "Israël"
16)Yom Kipour Jour du grand Pardon

fin de la cinquième partie "Israël six ans après"