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page annonce "Kolkhoze au Kibboutz"
liens vers les différentes parties : Kolkhose
Staline, Pologne, Yougoslavie,
Israël
- V -
SIX ANS APRÈS
- ACCUEIL, ET ARROSAGE.
-
- 1966. Je reviens en Israël pour suivre l'évolution
de ses kibboutzim. Ce qui frappe à Mishmar dans le
Néguev (1) après six ans
d'absence, c'est la verdure. Avant on ne voyait sur le
désert vide que des bâtiments et quelques arbrisseaux
autour. Maintenant les arbres se dressent partout, créent
de l'ombre, dominent les maisons, les pelouses épaissies,
les massifs de fleurs élargis. Une piscine a
été creusée, une usine de plastique
construite, des hectares de pamplemousses plantés. des
logements à étages édifiés. Les plus
âgés des fils apportent maintenant l'aide de leurs
bras énergiques.
-
- Quelques piliers ont abandonné et le cimetière
s'est peuplé (2) mais la majorité
des camarades est toujours là. Pourtant ils aspirent a une
vie plus calme. Il y a six ans, ils fréquentaient et
invitaient encore beaucoup les passagers. Maintenant ils restent
chez eux, entre eux. Ils ont aujourd'hui la quarantaine et chaque
été accroît d'un an l'écart les
séparant de ces jeunes étrangers qui défilent
travailler quelques semaines. Pour pallier au manque de bras,
éviter l'embauche de salariés, beaucoup de
kibboutzim utilisent ces jeunes qui travaillent souvent dur, mais
dont les conditions du séjour sont sûrement à
revoir car les fils du kibboutz, pourtant du même âge,
ne s'en soucient guère et au kibboutz, à moins
d'être l'invité d'un membre, on s'accueille
soi-même.
-
- Le Belge Moshé, un des fondateurs, et théoricien
volubile, réplique à cela :
- - Nous sommes fatigués par notre vie très
active et notre rude existence de paysans sur le désert.
Nous devons nous occuper de nos enfants. Depuis vingt ans nous
sommes lassés de recevoir tous ces visiteurs. De
présenter le kibboutz à chacun, de lui
répéter les mêmes arguments, de
répondre à ses mêmes questions, de subir ses
mêmes critiques. Peut-être sommes-nous aussi moins
convaincus de la supériorité de notre mode de vie.
C'est étonnant, mais nous apprécions davantage les
gens de passage non-juifs. Ils sont plus impressionnés par
le kibboutz. Ils acceptent mieux le travail manuel que les
Israélites qui arrivent avec beaucoup d'illusions,
n'apprécient pas le labeur physique et en qui nous
retrouvons nos défauts traditionnels et les attitudes que
nous ne voulons plus avoir».
-
- Pour arroser les grands champs de patates, il y a vingt ans
étendues désertiques parcourues seulement par les
caravanes des Bédouins, nous partons à cinq heures,
en jeep, déplacer les lignes de tuyaux avec Moshé.
Un coup sec, une torsion pour décrocher le tuyau de huit
mètres du suivant et nu-pieds on le porte à bout de
bras huit mètres plus loin. La terre arrosée la
veille est détrempée. Le long tuyau alourdi du
gicleur, balance, glisse. On l'engage dans l'autre manchon,
vérifie l'alignement et hop ! Au suivant. Comme
ça pendant un kilomètre, jusqu'au bout du rang, puis
on passe dans le champ voisin. C'est un dur travail, par les
distances arpentées, sur un sol collant et inégal,
par le poids transporté, les horaires. Car il faut arroser
de grand matin, avant que le vent et la chaleur qui
évaporent l'eau ne se lèvent. Dans les vergers, ils
utilisent des rouleaux de tuyaux en plastique, montés sur
des roulettes, plus faciles à déplacer.
-
- Au retour nous visitons l'usine de plastique très
moderne qui moule des gros blocs de quatre mètres sur deux,
puis les découpe en plaques pour isoler les chambres
froides, insonoriser des bâtiments. Beaucoup de kibboutzim
s'industrialisent ainsi. Aidés par l'Agence Juive, ils
fabriquent robinets, tuyaux, meubles, brosses, machines
agricoles... Dans leurs usines à l' efficacité
européenne, les problèmes entre directeurs,
contremaîtres et ouvriers sont résolus puisqu'ils
sont tous camarades, tous intimement associés pour le
rendement maximum et le succès de leur entreprise. Leurs
productions industrielles représentent 17 % de leurs
revenus totaux.
-
- INDÉPENDANCE ET UNITÉ.
-
- Sur la pelouse, sous les pins et eucalyptus balancés
par le vent, je demande à Moshé, où en est
l'unification des deux cent trente-cinq kibboutzim qui,
malgré vie semblable et de si nombreux points communs,
restent divisés en trois Fédérations
(3) .
-
- Il commence avec son traînant accent belge :
- - Chaque kibboutz n'est devenu économiquement
indépendant qu'au prix d'un labeur incessant et de
très lourds sacrifices. Absorbés par cette lutte,
concentrés sur la solution de nos problèmes
intérieurs, nous avons développé peu de
relations avec les kibboutzim voisins, même avec ceux de
notre Mouvement (4) Nos revenus sont aussi
très inégaux. Nous devrions les égaliser pour
que des hommes nantis et démunis ne soient pas
remplacés par des kibboutzim riches et pauvres. Puis, comme
chaque Fédération entretient son parti politique aux
conceptions, prises de positions et buts différents, depuis
trente ans les mêmes vieux leaders perpétuent au plan
des kibboutzim, leurs vieilles querelles politiques. Certains
craignent qu'une réunion ne s'accompagne d'une scission
comparable à celle de 1951 (5) dont les
traces ne sont toujours pas cicatrisées. Ces opinions
politiques diverses s'expliquent encore par les différentes
formations reçues dans nos Mouvements de Jeunesse. Comment
avoir des lycées communs quand nos systèmes
d'éducation varient d'une Fédération à
l'autre ? Nos attitudes vis-à-vis des Arabes nous
divisent enfin...
-
- «Pourtant, ces dernières années, les liens
entre les trois grandes Fédérations
(6) se sont continuellement accrus. Les responsables de
branches, chefs d'exploitation, jardinières d'enfants,
trésoriers, maires, etc... sont formés en commun.
Les stages professionnels, les cours du soir pour adultes,
l'éducation des enfants attardés ont lieu ensemble.
Des comités régionaux d'expansion économique
avec abattoirs, usines d'emballage de fruits, coopératives
de camionnage, chambres froides stockant des centaines de tonnes
de produits agricoles sont gérés par les trois
Fédérations. Les chorales et troupes de danses
régionales, la représentation des kibboutzim au
gouvernement, le comité de recherches sur
l'éducation, la défense, les problèmes de la
femme, tout ça est réalisé en commun et un
secrétariat inter-kibboutz administre l'ensemble de ces
activités.
-
- «La réalité israélienne exige
l'unification mais les différences étant surtout
politiques, elle sera retardée tant que les anciens leaders
resteront à la tête. Comme nos fils moins
politisés sont pour l'unité, on peut espérer
une fusion des kibboutzim dans une quinzaine d'années,
quand ils seront majoritaires ; d'autant plus que le
gouvernement formé d'une coalition des partis socialistes
Mapaï, Mapam, Ardout Avodat est maintenant soucieux du
développement des kibboutzim. Il envoie des soldats dans
les kibboutz-frontière, les filles sont dispensées
du Service si elles y passent 18 mois, les Mouvements de jeunes
Pionniers accèdent dans les écoles. On peut donc
être optimiste sur la réalisation future de cette
unité dont on rêve depuis que les kibboutz
existent.»
-
- Je rappelle à Moshé que les problèmes
professionnels et familiaux des femmes demeurent toujours mal
résolus. Cantonnées par nécessité dans
leurs tâches traditionnelles : cuisine, nettoyage,
lingerie, les jeunes acceptent moins bien que les anciennes ce
travail peu satisfaisant.
-
- - Il faudrait créer d'autres activités pour
elles : céramique, poterie, qu'elles prennent plus de
responsabilités. Mais nous ne les éduquons pas assez
pour leur émancipation. Conservatrices elles veulent
maintenir leur dépendance traditionnelle. Beaucoup
souhaitent garder plus souvent leurs enfants et voir la cellule
familiale renforcée. Pour alléger leur fatigue nous
diminuons leurs horaires, à partir de 45 ans et suivant
leur nombre d'enfants : (6 heures par semaine pour deux). En
plus du petit déjeuner dans la chambre le dimanche matin,
du repas familial certains soirs et de la rituelle collation de
cinq heures, déjà est admis le dîner des
enfants avec leurs parents dans la grande salle à manger.
Les kibboutz Artzi restent contre en disant : «Au lieu
de manger entre eux les enfants prennent des places au
réfectoire toujours trop petit et il devient très
bruyant.»
-
- «Nous sommes moins hostiles qu'avant au couchage des
enfants chez leurs parents. Il remet pourtant en cause bien des
principes du kibboutz, dont l'égalité
professionnelle et culturelle des femmes sur qui retombera ce
surcroît de travail. L'Hiroud laisse à chaque
kibboutz le soin d'en décider (7) Au
kibboutz Artzi et Haméourad nous y sommes toujours
opposés. Les parents le sont pour des questions de
principe, les fils pour des raisons matérielles. Comment
adjoindre sans de gros frais une chambre d'enfants à nos
logements actuels ? Puis la communauté perdrait une
partie des heures de travail des femmes. Là encore nos
fils, élevés dans ce système et dont certains
disent en avoir souffert, décideront !»
-
- Pour un problème d'eau, des Bédouins
installés sur le désert à cinq
kilomètres invitent Moshé. En camionnette,
escortés par la jeep de notre hôte nous quittons le
village verdoyant, ses allées ombreuses et
goudronnées, puis la grand'route bordée de hauts
eucalyptus et nous roulons sous le dur soleil, sur la piste
couverte de vingt centimètres de poussière Au
campement du cheik, les femmes s'activent sous leurs longs voiles
noirs, des gamins vont à l'eau sur des bourricots
chargés de bidons. Accueillis sous une tente avec des tas
de salams et de poignées de mains, nous sommes
installés mi-allongés sur des matelas,
accoudés sur des oreillers. On se lève pour saluer
chaque nouvel invité débarquant en longue robe de sa
jeep, le nouveau chameau des Bédouins.
-
- De l'eau répandue autour de nous crée en
s'évaporant une relative fraîcheur. Le café
écrasé au pilon sur un certain rythme est servi
parfumé à l'anis. Cigarettes et verres de thé
circulent. Les heures passent et nous ne sommes toujours qu'aux
formules de politesse. J'en profite pour contempler les rudes
traits de nos hôtes, les kilomètres de sol aride qui
nous entourent. Enfin doigts lavés au filet d'eau
versé par un enfant, nous attaquons à la main la
cuvette de ragoût de mouton. Nos seigneuries
rassasiées, de blanches Kéfias se penchent autour du
«plat», nettoient l'émail, rongent les os avec
force coups de dents et bruits de succion. Les têtes repues
s'écartent laissant les derniers morceaux aux
invités de second rang. Sur le sol, sans eau courante ni
aucune facilité, quel travail représentent pour les
femmes ces repas à préparer au feu de bois.
-
- L'heure est à la détente, les problèmes
sont abordés. La sécheresse tarit leurs puits,
dessèche les pâturages, ils demandent de l'eau en
supplément ou la possibilité de mener leurs
troupeaux vers le Nord comme d'autres tribus.
-
- Moshé m'explique :
- - Cette décision ne dépend pas de moi. Il est
plutôt question d'un plan d'ensemble pour les
intégrer dans l'économie israélienne. Des
années de sécheresse, une agriculture primitive les
poussent à partir. Sur 20.000 Bédouins, 4.500
travaillent déjà dans les usines, la construction,
les fermes juives. Ils deviennent sédentaires, se
construisent des cabanes avec des tôles, moins chères
que leurs tentes mais si peu pittoresques. Avec des besoins plus
simples que nous en logement, mobilier, éducation, culture,
ils économisent. Achètent tracteurs, jeeps, camions
d'occasion. Des jeunes abandonnent le costume traditionnel pour
les vêtements européens. Dans quinze écoles
fondées pour eux les petites Bédouines s'asseyent
dans la même classe que les garçons. Le premier
docteur bédouin sort de l'Université. Ainsi
doucement ils s'adaptent à Israël.»
-
- Au retour longeant le campement en dur du fameux cheik
Suliman, Moshé me raconte sa dernière fredaine. Pas
encore comblé par son harem de trente-huit femmes qui l'a
pourvu de vingt fils et d'un nombre oublié de filles, il
remarque un jour au puits une adorable Bédouine. Conquis,
il la courtise. Mais elle ne répond pas à ses
avances.
- - Je suis une jeune fille sérieuse, pour
m'approcher vous devez demander ma main à mon
père.
- - D'accord, vous serez ma trente-neuvième
épouse ; vite comment s'appelle-t-il ?
- - C'est le grand Cheik Suliman !
-
- S'ACCROÎTRE POUR SURVIVRE.
-
- A Revivim, ce kibboutz ambitieux en plein désert. Les
arbres bordant les allées ont grandi, mais les pelouses ne
couvrent pas tout le sol aride. Aussi optimiste qu'il y a six ans,
le trésorier me raconte :
- - En 1959 nous étions 250 dont 90 gosses.
Aujourd'hui nous sommes 410 dont 160 enfants et 50 adultes
temporaires. En 1950 nos connaissances agricoles étaient
minces, l'eau rare. En 1966 malgré l'absence de pluies, la
salinité du sol, les méfaits du sable et du vent,
nous avons récolté 800 tonnes de fruits, grâce
à l'irrigation. Avec notre expérience et notre
centre expérimental nous adaptons les arbres fruitiers
à notre sol. Nous produisons l'hiver des légumes et
des fruits pour l'exportation. Nous équilibrons notre
budget et investissons cette année 128 millions dont 64 sur
nos bénéfices. Nous vendons par an un million et
demi d'ufs, huit cents mille poulets. Le verger nous
rapporte 210 millions, l'étable 105, nos
céréales 100, nos légumes et fleurs 95, notre
usine 85, le coton et l'alfa 32 millions d'anciens francs. Tout
ça, à partir de mille hectares de
désert.
-
- Nous dépensons 5 % de notre revenu pour
l'éducation des adultes, six membres sont étudiants
à l'Université, dix autres y vont un jour ou deux
par semaine. Nous envisageons la treizième année de
classe pour tous nos jeunes. Comme chaque kibboutz nous avons
notre piscine, mais l'eau pour l'irrigation est limitée et
le restera. Comme nous sommes sans voisins c'est nécessaire
pour notre sécurité de nous accroître. Dans
sept ans nous devons être 250 familles. Mais nous trouvons
peu de volontaires pour vivre avec femmes et gosses tous les jours
de leur existence dans le désert.»
-
- A cinq heures départ aux olives, cueillies à la
main. Malgré leur grosseur et notre nombre, que c'est long
de remplir un panier, de terminer un arbre Avec mes
équipiers, des soldats du Nahral et de jeunes immigrants
américains, on bavarde d'une échelle à
l'autre. Certains hésitent à abandonner leur
avantageuse nationalité pour devenir Israélien. Le
père de l'un veut absolument récupérer son
enfant. Depuis quatre ans il revient chaque été dire
aux responsables du kibboutz :
- - Rendez-moi mon fils je paierai toutes ses
journées de travail, jusqu'à sa mort s'il le faut,
mais rendez-le-moi !
-
- Puis lâchés sous l'ombre fraîche des
pêchers, on n'arrête pas de remplir paniers et
remorques avec des fruits gros comme le poing. A côté
sous les feuilles de palmes se cueillent les dattes plus loin se
ramasse le raisin. En dévalisant le même arbre, une
ancienne me confie :
- - Avant sur nos kibboutz-frontière les alertes
étaient fréquentes. Parmi les coups de feu, toutes
lumières éteintes , enfants et bébés
étaient descendus dans les abris et chacun courait à
son poste. Nos maris sortaient la nuit poser des mines. Et combien
d'accidents avions-nous avec les armes Dans une baraque un gars
nettoie son fusil quand une balle part et abat une fille dans la
pièce voisine. Un autre, en claquant la portière
d'un camion, déclenche sa mitraillette qui tue son copain
d'une rafale.
-
- «Malgré la fréquence des incidents sur les
frontières syriennes et jordaniennes : des Migs arabes
abattus cet été par nos Mirages, des
véhicules sautant sur des mines, des accrochages avec des
infiltrés, la sécurité est plus grande qu'il
y a six ans. On voit moins de mitraillettes dans les
véhicules et sur les soldats. Nos garçons ne font
que 26 mois de service et les filles 20. Pourtant le risque
d'invasion est permanent chaque kibboutz est gardé, avions
et soldats patrouillent constamment, prêts à
intervenir à la minute. Mais cette défense nous
coûte très cher. Si grâce à son
passé, la France a survécu à beaucoup
d'invasions, nous, nous ne pouvons nous laisser battre et occuper
une seule fois. C'en serait fini d'israël. Et quel pays nous
recueillerait ?»
-
- Tout au long des 250 kilomètres de la grand'route
Beershéva-Eilath, le désert se peuple. On voit des
villages, bourgs de développement, usines,
carrières, camps militaires. Les 145.000 Israéliens
y résidant représentent 6 % de la population contre
0,2 % en 1948. Survolant cette route en avion, les 70 taches
vertes des kibboutzim et moshavim tranchent sur l'ocre du
désert, elles couvrent déjà 7 % des 10.000
kilomètres carrés du Néguev.
-
- A proximité de l'Égypte, à une
portée de fusil d'Aqaba, où il n'y avait que trois
cabanes en terre en 1948, il y a maintenant Eilath. Une ville de
l5.000 habitants avec un port tourné vers l'Afrique 8 des
usines, des raffineries de pétrole reliées par un
pipe-line à Haïfa, de grands hôtels, un
aérodrome. Un bois se développe, accru d'un arbre
à chaque naissance. Les maisons ne sont plus
rafraîchies aux rideaux d'herbes mais
air-conditionnées. Avec des frigos on y vit, mais
l'extrême chaleur, le vent sec et brûlant sont
pénibles à supporter. Les touristes sont aussi
attirés par le désert, le soleil, la plage bien
aménagée, et la mer où l'on se baigne
presqu'à longueur d'année (9)
.
-
- NE SALISSEZ PAS LE DÉSERT !
-
- Pour traverser le Néguev par les pistes, de la Mer
Rouge à la Mer Morte je me joins à un groupe et
m'assois entré' le chauffeur et le fusil-mitrailleur. Les
deux command-car quittent le Golfe bleu d'Aqaba et piquent dans le
jaune du désert par l'antique route des caravanes qui, par
l'Égypte remontaient les épices de l'Arabie à
la Méditerranée. Nous longeons des pierres
blanchies : la frontière égyptienne, calme tant
que l'O.N.U. la contrôle. La piste traverse ensuite un long
plateau couvert depuis des millions d'années de petits
morceaux de silex noir. Manquant totalement d'eau, il ne fut
jamais habité.
-
- Nos chauffeurs, des tsabrais en shorts, anoraks, pieds et
têtes nus, sont une nouvelle race de Bédouins juifs,
amoureux de leur désert qu'ils parcourent quotidiennement.
Ils le connaissent, le sentent, s'y trouvent chez eux et pour rien
au monde ne le quitteraient. Leurs yeux exercés
repèrent les gazelles, les empreintes de serpents, de
hyènes. Ils restent des heures sans parler et nous invitent
à respecter la loi du désert : le silence.
Alors, plus de bavardages et de chansons, chacun est seul avec le
désert et ses pensées. Nous abandonnons montres et
notion du temps. Nous traversons parfois des dunes de sable qui,
soulevées en nuages nous habillent tout de gris. Un vent
brûlant chargé de fines poussières nous pique
en mille endroits. Mais les yeux ne se lassent pas de contempler
le paysage. Il n'a pas changé depuis des siècles et
déjà le détaillaient les regards des
caravaniers qui nous ont précédés, au pas de
leurs chameaux.
-
- Le plus souvent nous roulons dans le large lit des oueds
desséchés où rien n'arrête nos
extraordinaires machines.(10) Magnifiques
créations de l'homme, plus puissantes et rapides que des
chameaux, elles nous portent partout. Irrésistiblement,
grâce aux vitesses démultipliées, nos six
roues s'accrochent, progressent, gravissent toutes les pentes, se
faufilent entre les rochers, descendent dans les ravins,
franchissent bancs de sable et barres rocheuses. Les chauffeurs se
régalent à rouler le plus souvent possible hors des
pistes. Sur ce tout terrain de rocs, de trous, de caillasse, nous
sommes affreusement cahotés, ballottés,
projetés d'un côté sur l'autre et devons
constamment nous cramponner. Aux arrêts pour refroidir les
moteurs, nous admirons le décor et avalons l'eau
tiédasse de nos réservoirs. On croise quelques puits
où stagne un liquide croupi, autrefois source de vie pour
les caravanes. Tout près se remarquent des tas de pierres
parallèles : des tombes de Bédouins.
-
- Le soir, dans le lit d'un oued, autour d'un feu de tamaris
desséchés et de branches d'épineux, repas de
conserves, mais sans jeter les boîtes «pour ne pas
salir le désert». Puis nos chauffeurs nous parlent de
leur Néguev, nous lisent des passages de la Bible traitant
des lieux que nous avons traversés. Ils nous content des
histoires de gros orages qui remplissent les ruisselets, gonflent
les oueds, déboulent dans les vallées, emportant
tout sur leur passage, y compris véhicules et voyageurs
imprudents. Dormir à la belle étoile est
poétique mais n'est guère reposant. Le sol est dur,
à tour de rôle nous gardons le camp et entretenons le
feu. Mais à quatre heures quand les collines sortent
doucement de l'ombre et retrouvent leurs couleurs, le
réveil est prodigieux. L'eau est rare et nous conservons
crasse, barbe, poussière ; le peigne n'entre plus dans
les cheveux.
-
- Nous continuons dans le creux d'une rivière à
sec où des arbrisseaux coriaces subsistent avec une seule
pluie par an. Après une région de montagnes
granitiques, la vallée est taillée dans des roches
tendres, extraordinairement découpées,
ravinées et désagrégées par des
milliers de siècles d'érosion. Puis nous
pénétrons au fond du Martesh Ramon, une immense
dépression de trente kilomètres sur cinq et trois
cents mètres de profondeur, creusée par
l'érosion. Dans ce parcours très accidenté,
on se demande comment nos chevaux mécaniques se frayent un
chemin. Comment dans ce chaos de rochers ils trouvent une sortie
parmi cet amoncellement de couches géologiques,
cassées, plissées où ce décor
noirâtre, tourmenté, est d'un sinistre ! Dans
cette fournaise malgré les terribles cahots nous luttons
très difficilement contre le marchand de sable. Sortis
enfin de l'inquiétant Martesh au soleil couchant, la
splendide vue toute colorée du bord de la dépression
nous repose.
-
- Nous campons à Avdat ancienne ville au milieu du
désert où les Nabathéens en
récupérant chaque goutte des rares pluies et des
rosées ont réussi à survivre plusieurs
siècles et même à développer une
agriculture prospère. La splendide Pétra en Jordanie
était leur capitale. Contre un vent froid nous allumons
notre feu le soir près des grottes où ils
canalisaient leurs réserves d'eau. Nous allons nous y
remplir les oreilles du surprenant écho qui répond
à nos chants.
-
- Et nous repartons, dans un monde de roches blanchâtres,
aveuglantes, déchiquetées. Les pics et aiguilles
succèdent aux arêtes et corniches. Puis après
un oued longtemps bordé de falaises terreuses nous roulons
sur l'ancienne route Sodome-Mer Rouge où sans pare-brise la
vitesse nous fait pleurer à grosses larmes. Nous longeons
les montagnes de Jordanie jusqu'au sud de la Mer Morte où,
dans un primitif camp de pionniers, nous prenons des litres d'eau
glacée et une douche... allégeante. Peu profonde
à cet endroit, la Mer Morte est asséchée par
des digues et une usine de récupération de potasse.
Sur ses bords, entre Sodome et Ein Guédi, dans ce paysage
lunaire encore si désolé, une station de bains, des
hôtels et des restaurants se sont installés. Mais
après notre splendide solitude, les cris et bavardages des
touristes nous étourdissent.
-
- De moins 392 m. nous grimpons à 650 mètres par
la nouvelle route dArad vers Beershéva. Passée de
1.400 habitants à 70.000 en 16 ans, ses nouvelles
constructions mieux adaptées au climat s'étendent
toujours. Où n'existaient que trois boutiques six cents
magasins sont établis. L'hôpital du Néguev
vieux de six ans soigne toutes les maladies et un ami me
confie : «Malgré la poussière, la chaleur
je ne voudrais pas vivre ailleurs. J'aime ce jaune qui nous
entoure et le vert ne me manque pas.»
-
- MOSHAV ET SYNDICALISME.
-
- Invité chez Dov à Beer Touvia, un vieux Moshav
au nord de Gaza, on se croirait dans un village de chez nous. Les
fermes entourées d'un jardinet sont de chaque
côté de la route, avec derrière, les
étables, poulaillers et granges puis les champs et vergers.
A cinq heures il trait mécaniquement sa douzaine de
très belles vaches. Son fils nourrit les poules et moutons
avant de partir au lycée. Puis dans sa 2 CV, Dov
m'emmène visiter le village et faire les courses au
self-service. Il ne paie rien comptant tout est
comptabilisé et réglé une fois par mois. Dans
ses quatre pièces sommairement meublées, les repas
sont meilleurs qu'au kibboutz. Toujours en 2 CV nous allons
après la sieste déplacer les tuyaux d'irrigation
d'un de ses petits champs. Sur une machine tractée nous
fauchons et hachons du maïs avec le fils revenu de
l'école. Puis nous répartissons la pleine remorque
entre les vaches et moutons. Après quoi nous discutons,
bien sûr du Moshav.
-
- - Notre village de six cents âmes comprend les
quatre-vingt exploitants avec leur famille et les fonctionnaires
payés par nous : vétérinaires,
infirmières, employés, tractoristes pour conduire
nos grosses machines achetées et utilisées en
commun. Enfin des salariés pour les cueillettes et les
gardes. Au départ l'Agence juive fournit la maison,
l'étable, cinq hectares irrigués par famille, mais
pas d'argent. Nous l'empruntons aux banques à 12 %. Avec
ça, un bon travailleur doit réussir, car on
travaille au maximum quand c'est pour soi.
-
- «Si nous bénéficions tous de nos services
communaux, nous nous aidons peu mutuellement. Chacun est trop
occupé chez lui. Nous travaillons plus qu'au kibboutz, sans
congés payés et avec peu de loisirs pour
fréquenter notre piscine et la bibliothèque. Nous ne
quittons pas notre ferme six mois ni même une semaine comme
au kibboutz pour suivre des cours, des stages. nous ne pouvons pas
avoir une action politique permanente. Comment envoyer des
Moshavniks participer aux campagnes électorales ? Qui
nourrirait, trairait nos vaches ?
-
- «Si l'armée garde un fils du kibboutz, pas de
problème. Mais au moshav, c'est très grave. Et si
deux jeunes se marient dans lequel iront-ils ? Et si un
moshavnik a plusieurs enfants, lequel pourra rester sur la si
petite exploitation ? Et si tous les enfants partent c'est
une ferme qui mourra avec les parents. Pourtant presque tous
trouvent un enfant pour continuer. Et malgré tout ça
nous sommes heureux d'être ici des paysans juifs. Nous ne
changerions pas notre vie pour celle du kibboutz. Et contrairement
à ce qu'affirment certains, des moshavim sont fondés
dans le Néguev par nos fils et d'ex-soldats du
Nahral.»
-
-
- Si certains quartiers de Tel-Aviv sont agréables, les
environs de la gare routière surtout sont bruyants,
enlaidis par de minables petits ateliers, encombrés de
nuées de camelots, vendeurs de falafels et de jus de
fruits. Parmi la multitude pressée de cette foule dont
chacun est né ailleurs ; tous les continents, toutes
les nationalités se -coudoient, se demandent constamment
leur chemin. De pimpantes filles-agents canalisent difficilement
le trafic agressif mais distribuent généreusement
les contraventions. Les bus énergiquement conduits à
grands coups d'accélérateur et de frein
bringuebalent leurs clients aux vêtements simples, un peu
démodés. Malgré la chaleur les hommes sont en
pantalon sombre. La plage envahie de chaises longues
s'étale jusqu'à Jaffa l'ancien port des
Croisés. Ses petites rues grouillent de marmaille
nord-africaine et près des boutiques d'artisans travaillant
très tard le soir, poissons et chiche-kébab
rôtis en pleine rue embaument le quartier.
-
- Autour de jus d'orange les militants du conseil ouvrier d'une
usine de transfos m'y déclarent :
- - Aucun n'est parmi nous originaire du même pays et
nous travaillons ensemble quarante huit heures par semaine en six
journées continues de huit heures avec trente minutes de
pause. Nous faisons peu de travail noir et d'heures
supplémentaires. Les transports nous prennent de une
à trois heures. Nos salaires nous donnent un pouvoir
d'achat inférieur de 15 % à celui des ouvriers
français et leur éventail varie de un à
trois. Nos impôts sont bien lourds ; 25 % du revenu des
célibataires. Suivant l'ancienneté, nos
congés sont de 6 à 25 jours. La retraite de 150
francs par mois est à 60 ans pour les femmes et 65 pour
nous. A 98 % nous acceptons la promotion. Les licenciements se
font en accord avec le syndicat, suivant l'ancienneté, la
situation de famille et enfin la profession. Toute diminution de
nos temps prétendus trop larges doit être
justifiée. Ces conflits sont tranchés par des
chronos syndicaux et patronaux. Si certains ouvriers ne savent
trop que faire le soir, les militants lisent, étudient, ont
un but dans la vie. Quant au kibboutz, cette société
exclusive est très bien, mais pas pour nous, tous ne
peuvent y vivre.
-
- Une vieille kibboutznik détachée au syndicat me
raconte à son tour :
- - Malgré nos origines bourgeoises, nous pionniers
qui n'avions rien d'ouvriers, nous sommes devenus volontairement
des travailleurs. Notre conscience de classe était grande.
Nous connaissions Marx presque par cur. Par contre beaucoup
des nouveaux venus n'avaient pas d'autre issue. Ces
prolétaires à contre-coeur et sans conscience de
classe se croient déshonorés de travailler
manuellement. Ils sont réticents à la vie en usine,
à la régularité de la production, ils
cherchent à fuir le monde ouvrier. En général
originaires des pays orientaux, ils savent mal l'hébreu,
ont peu de formation professionnelle. D'ailleurs tout ici vient de
naître. Notre jeune classe ouvrière est sans
tradition ni formation syndicale ; les patrons, la
bourgeoisie sont faibles et inexpérimentés, les
artisans sont tout aussi nouveaux. 20 % des entreprises ont moins
de 20 ouvriers. Les cadres et employés, en
général européens, sont mieux
éduqués. Ils se défendent bien, ont de
meilleures conditions -de travail, plus de congés et
d'avantages sociaux.»
-
- Irrésistiblement lancée, elle continue par le
syndicat :
- - L'Histadrouth fondé en 1920 par 4.500 ouvriers
agricoles n'a pas été créé contre des
capitalistes qui n'existaient pas, mais pour absorber les nouveaux
immigrants, développer le pays. Ses principes
étaient : aide mutuelle, apolitisme, affiliation
directe et pas d'exploitation. Actuellement 90 % des ouvriers y
sont inscrits. Ils élisent leur bureau sur des listes
présentées par les partis. Les activités de
l'Histadrouth sont syndicales, économiques, sociales,
culturelles et éducatives.
-
- «Voyons les syndicales le conseil local qui regroupe les
comités d'entreprise est l'instance suprême. Il
autorise les grèves et verse les indemnités. Sinon
c'est une grève sauvage et sans secours. Elles sont
largement répandues depuis 1956 pour les salaires et contre
les licenciements. L'ouvrier à l'usine a moins confiance
dans l'Histadrouth et ses permanents coupés de la base, car
ses patrons sont souvent les usines nationalisées et les
coopératives syndicales.
-
- «Pour l'économie, comme il n'y avait pas
d'État de 1919 à 1948 beaucoup de ses fonctions
étaient remplies par le syndicat. Il a créé
et gère de très grosses entreprises
représentant aujourd'hui 25 % de l'industrie du pays :
métallurgie, travaux publics, construction, transports
routiers, aériens, maritimes. Directeurs et ouvriers y sont
membres de l'Histadrouth. Un comité établit les
normes, un autre résoud les conflits.
-
- «Quant à l'aide mutuelle, c'est le syndicat qui
gère la caisse de sécurité sociale
israélienne couvrant 75 % des citoyens. Elle comprend 14
hôpitaux des plus modernes, mille cliniques et emploie
13.000 docteurs et infirmières.
-
- «Enfin pour la culture et l'éducation, des cours
du soir de langues, géographie, sociologie, histoire sont
organisés. Des troupes artistiques ont en 1965 joué
devant 350.000 spectateurs et 5 % des ouvriers suivent les
activités purement culturelles. Le syndicat a donc une
énorme influence dans l'économie et le
développement du pays.»
-
- REVOIR JÉRUSALEM ET NAZARETH.
-
- L'Université de Jérusalem construite, à
la place de celle restée en Jordanie, grâce à
l'aide des communautés juives du monde, abrite 12.000
étudiants dont un tiers de filles. Les frais d'inscription
s'élevant à mille francs par an, 60 % travaillent
à mi-temps ou viennent après l'armée. En
majorité ce sont des Européens car
traditionnellement ils ont l'habitude d'étudier. Si les
Orientaux sont 52 % au jardin d'enfants, ils ne sont plus que 25 %
dans le secondaire. Comment l'ouvrier marocain payerait-il 1.440
francs pour un seul de ses enfants ? Alors comment ses gosses
ayant à peine l'éducation secondaire entreront-ils
à l'Université ? 12 % y accèdent bien
mais beaucoup lâchent parce que faibles en
mathématiques et pas soutenus par leur milieu.
-
- Petit à petit les nouveaux immigrants s'enracinent,
pourtant leur intégration ne sera pas
réalisée en une mais en plusieurs
générations. Des jeunes Marocains ici depuis des
années se plaignent de n'avoir toujours pas de travail,
alors qu'un parlant yiddish en a, dès son arrivée.
Des candidats de droite exploitent cette situation «Femmes de
ménage marocaines, élisez nous et ce seront les
européennes qui viendront nettoyer chez vous». Alors,
après avoir remboursé tout ce que l'Agence juive
avait dépensé pour eux certains professionnels
marocains quittent Israël.
-
- Les Datis (11) estimés 20 %
créent aussi de réels problèmes. Non
seulement ils veulent imposer à tous l'observance publique
du sabbat, mais encore qu'Arabes, Chrétiens et Musulmans se
reposent obligatoirement le samedi au lieu du dimanche. Autre
contrainte inadmissible, les mariages,
célébrés seulement religieusement par les
rabbins, même pour les athées De plus ils refusent de
célébrer les unions mixtes de juifs avec des
Chrétiens ou des Musulmans. Ne pouvant se marier dans leur
propre pays, ceux-ci doivent aller s'unir à
l'étranger, à Chypre !
-
- Les rabbins contrôlent encore toutes les cuisines
publiques, même celles des avions, des navires, de
l'armée, afin que la nourriture soit préparée
kasher, suivant les lois juives. Jusqu'où allons-nous
céder, se plaignent les non-religieux ? D'autre part
il est difficile à la religion juive de s'adapter aux
exigences du monde moderne et d'y jouer un rôle constructif
car il n'y a pas de clergé juif qui ait le pouvoir de
modifier ces lois écrites il y a des milliers
d'années.
-
- Nazareth avec ses églises, ses mosquées, ses
couvents, ses souks ne semble pas changer. Marchands et fabricants
de souvenirs pullulent. Des troncs d'oliviers sont toujours
réduits en croix et chameaux de toutes tailles. Des
artisans à croupetons dans leur minuscule échoppe
font du «tout à la main». Les bourricots restent
l'unique moyen de transport des souks et les caniveaux les seuls
tout-à-l'égout. Des guides marchandent
âprement l'accès de certains lieux saints et ne
laissent entrer que les pèlerins qui paient.
-
- Si des officiels arabes hésitent à parler de
leur situation, les fiers éduqués nazaréens
sont plus agressivement anti-juifs. En chemises blanches et
pantalons impeccablement repassés ils sont d'une grande
chaleur humaine entre eux et tout sourire avec les
Européens non-juifs. Et ils vous déballent vite leur
rancur :
- - Nous n'avons que 215 étudiants arabes à
l'Université et nous sommes avec les juifs orientaux les
premiers touchés par le chômage. Dans notre propre
pays nous ne pouvons sous peine d'amende visiter certaines
régions où les touristes étrangers vont en
toute liberté. Depuis des siècles nous avions ici
nos maisons, nos terres, nos écoles. Parce que les
israélites ont vécu dans notre pays il y a 2.000
ans, ils se sont un jour prétendus les seuls et
authentiques indigènes de la Palestine. Par centaines de
milliers ils sont arrivés de tous les coins du monde se
déclarant ici chez eux alors qu'ils n'y avaient jamais
vécu, tandis que tous les Arabes palestiniens qui
étaient hors de la ligne des combats en 1948 étaient
déclarés étrangers et leurs biens
confisqués.
-
- «Alors qu'il y a cent ans toutes les terres nous
appartenaient, nous n'en possédons plus qu'un faible
pourcentage et ils nous en prennent toujours pour lesquelles ils
ne nous offrent qu'une ridicule compensation. Ainsi les juifs qui
disent avoir tant souffert du racisme, semblent ne rien avoir
appris de leurs vingt siècles de persécutions.
Majoritaires ici, ils ne se conduisent pas mieux vis-à-vis
de notre minorité que ceux qui les ont tourmentés
ailleurs.»
-
- Comme cette situation sans perspective dure depuis 18 ans on
sent, surtout chez ces Arabes éduqués, un
réel pessimisme.
- Si je répète leurs arguments aux
Israéliens, ils expriment vivement leur
désaccord :
- - Toujours aussi agressifs, nos voisins forment des
saboteurs palestiniens responsables d'une dizaine d'attentats par
mois. Inlassablement leurs leaders clament qu'ils nous
anéantiront dès qu'ils seront sûrs de vaincre.
Les Arabes israéliens, ouvertement pro-nassériens,
se gavent d'émissions de radio et télé de nos
adversaires. Ils font de l'espionnage, guident les
infiltrés. En cas de conflit ils s'armeraient
immédiatement contre nous. Comment donc les traiter avec
une parfaite égalité quand notre
sécurité est une question de vie ou de
mort ?
-
- - Malgré ça, nous avons supprimé la
majorité des laissez-passer qui avant leur étaient
nécessaires. Nous leur construisons des écoles,
payons leurs instituteurs. Le nombre de leurs étudiants
à l'Université augmente ; mais comment en faire
des docteurs et ingénieurs quand ils sont si peu
doués pour les sciences ? Leur agriculture s'est
mécanisée. Ils reçoivent les mêmes
salaires que nous. On les distingue mal des juifs orientaux dans
leur façon de s'habiller, de parler hébreu. Mais
bien sûr qu'après avoir été les
maîtres du pays il leur est difficile d'y être
minoritaires.
-
- - D'accord, en 1920 ils possédaient toutes les
terres, mais une partie appartenait à de riches arabes
étrangers. D'autres, étaient
propriétés gouvernementales ou religieuses. Combien
les Palestiniens en cultivaient-ils et comment ? Dans le
Néguev ne subsistaient que des nomades. Cette Palestine
sous-développée, marécageuse au nord,
désertique au sud, est devenue en 18 ans une nation moderne
à l'ambiance européenne. Une ligne à haute
tension posée en deux mois en Jordanie l'est en deux jours
en Israël. Grâce à nos techniciens occidentaux,
à leur travail énergique et à leurs
méthodes efficaces, nous avons dépierré les
collines, recherché systématiquement toutes les
sources, irrigué une partie du désert, lutté
contre l'érosion, fixé les dunes. Sur 35 des 88.000
hectares qui pouvaient être reboisés, 60 millions
d'arbres ont été plantés. Voici quelques
chiffres éloquents sur nos progrès de 1948 à
1963.
-
- En 1948 En 1963
- Nous cultivions 160.000 hectares 421.000 hectares
- Nous irriguions 30.000 hectares 144.000 hectares
- Nous utilisions 300 millions de m3 d'eau 1.277 millions de
m3
-
- «Sur ces 421.000 ha cultivés, 122.500 le sont par
des Arabes et des Bédouins du Néguev. De plus ils
utilisent 60.000 ha comme pâturages. Ainsi, avec une
population triplée, notre production agricole a
augmenté de 400 %, la production industrielle a
été multipliée par huit, le tonnage maritime
transporté par 120. Les exportations multipliées par
12 couvrent 50 % des exportations en 1965 contre 11,7 % en
1949.
-
- «En plus d'un énorme effort de modernisation,
Israël a du intégrer 1.200.000 immigrants, leur
construire des logements, des fermes, des écoles, des
routes, des moyens de transports. Puis assurer du travail à
tous, bâtir des usines, acheter des machines, des
matières premières, investir
énormément. Enfin offrir à tous un standard
de vie occidental et dépenser beaucoup pour la
défense»
-
- David n'est pas aussi optimiste :
- «D'accord, mais nos dépenses sont beaucoup trop
lourdes pour un si petit pays aux maigres ressources. Notre
balance commerciale est en déficit depuis 18 ans. Nous
avons vécu au-dessus de nos moyens grâce aux
réparations allemandes, aux
générosités américaines et à
celles des juifs du monde entier. Avec la fin de l'aide allemande
la crise prévisible est là, entraînant :
licenciements et stagnation du pouvoir d'achat. On dénombre
40.000 chômeurs, des nouveaux immigrants, mais aussi des
cadres. Ce qui pousse certains à chercher de meilleurs
salaires à l'étranger.
-
- «Puis avec la sécurité militaire plus
grande et l'augmentation du niveau de vie de ces dernières
années, les Israéliens se laissent vivre, deviennent
un peuple comme les autres, où l'argent, le bien-être
matériel comptent d'abord. L'idéal des jeunes n'est
plus l'agriculture pionnière mais la voiture, la maison
confortable. Avant nous allions tous à pied ;
maintenant ceux qui ne sont pas motorisés passent pour des
ratés. Venus ici pour rester israélites, nous
souhaitions devenir un peuple normal mais où la
spiritualité, l'esprit juif survivraient. Or certains
disent que l'endroit où l'on cesse d'être juif, c'est
Israël. Et quels liens allons-nous conserver avec la
Diaspora ? (12)
-
- «L'armée reste source d'unité, mais
appliquer la démocratie occidentale dans ce pays de
nouveaux immigrants où beaucoup ignorent notre situation et
nos institutions politiques, n'est-ce pas trop rapide ? Avec
nos juifs orientaux peu travailleurs qui restent de petits
camelots s'obstinant à revendre quelque chose, nous
devenons un peuple de Méditerranéens, de Levantins
et les problèmes d'il y a sept ans demeurent les
mêmes.»
-
- CUEILLETTE DE POMMES ET DE SOUVENIRS
-
- Au kibboutz d'Yfath dans la fertile vallée de
Jezréel entre Haïfa et Nazareth, dès 5 heures
45 les remorques tractées emportent les cueilleurs vers les
vergers. Les équipes réparties par rangs, quel
plaisir dans la fraîcheur du matin de cueillir les grosses
pommes rouges toutes humides de rosée. Panier pendu
à l'épaule, on grimpe en souplesse sur les
échelles en dural à trois pieds. Panier plein, on
descend le vider dans la remorque. On déplace
l'échelle, regrimpe, redescend, ainsi d'arbre en arbre,
rang après rang, verger après verger on ramasse des
tonnes et des tonnes de pommes que sans arrêt les tracteurs
emportent en longs convois vers l'usine de mise en caisses.
-
- Dans les feuillages verts, on plaisante, chante, discute,
croque un fruit. Des écoliers ramassent les pommes
tombées, tandis que des anciens dénichent
derrière nous les oubliées. Au casse-croûte
à l'ombre bien appréciée, notre chef Myra,
une vieille pionnière roumaine retire son chapeau et
découvre son visage ridé par quarante années
de dur labeur au soleil. Elle refuse de travailler moins longtemps
que les autres, à soixante ans elle monte toujours sur les
échelles. Profondément humaine avec tous, il faut
voir avec quelles précautions elle cueille et manie les
pommes. Constamment elle nous rappelle gentiment :
- - Évitez les marques d'ongles, n'oubliez pas de
fruits, ne cassez pas leur queue, videz-les doucement où
ils se gâteront dans les chambres froides.
-
- Elle nous confie après une rasade d'eau
glacée :
- - Au verger depuis trente ans, je connais tous nos
arbres, je les ai plantés, puis greffés,
taillés, soignés à longueur d'année.
Je les comprends s'ils me disent qu'ils ont soif ou sont
malades.
-
- Le soleil monte et nous grimpons, descendons, transportons
toujours nos paniers et les grandes échelles qui
s'accrochent dans les arbres. Giflés, griffés par
les branches, en équilibre instable sur le dernier barreau,
on frôle la chute pour une pomme. Les plus bavards se
taisent, les pensées disparaissent sous les chapeaux. On
remarque à peine les escadrilles de Mirages qui
manuvrent, atterrissent, décollent sur
l'aérodrome voisin. Nous envions les quatre cueilleurs
mécanisés. Aux quatre angles d'une énorme
machine tractée entre les rangs, ils
s'élèvent par pression d'huile. Chacun sur une
plate-forme, ils montent, descendent, accèdent partout. Ils
ramassent tous les fruits, même les plus inaccessibles. Leur
travail sans échelles et paniers à transporter, est
sûrement plus agréable. Dans un champ voisin, un
énorme engin haut sur roues aspire le coton, finis les
cueilleurs péniblement courbés sur les touffes
blanches. Plus loin cinq gars assis sèment
mécaniquement un immense champ d'ail. Cette
mécanisation des kibboutzim s'est encore intensifiée
ces dernières années.
-
- Sur les remorques tractées, pleins d'une lourde et
satisfaisante fatigue, les yeux mi-clos par la poussière et
l'intense lumière, on rentre au village grillés de
soleil. Quelle détente que de piquer une tête dans
l'eau fraîche de la grande piscine, puis de s'allonger sur
l'épaisse pelouse au milieu des cris, plongeons et rires.
Dans l'immense réfectoire le service par une douzaine de
garçons de tous âges et les menus n'ont pas
changé, mais l'eau glacée gazeuse et les
sèche-mains électriques sont apparus. Et toujours
pas de vulgarité, d'exubérance, pas de torses nus ou
de maillots de bain, c'est leur salle à manger et ils
exigent une tenue décente.
-
- Après la sieste, sous les arbres et parmi les pelouses
où les anciens sont confortablement logés, je suis
invité chez Myra. En sirotant le jus, avec ses enfants et
petits-enfants nous grignotons des gâteaux faits par elle.
Tout autour sur l'herbe et dans les chambres les parents
bavardent, jouent avec leurs gosses. On m'apporte l'album de
photos du kibboutz. Je reconnais les vieux pionniers trente ans
plus jeunes, en casquettes polonaises et foulards russes, ils
dépierrent leurs champs, labourent avec des chevaux. Puis
les pionnières s'activent au poulailler, à
l'étable rudimentaire. Ils manquent d'argent, de tout.
Leurs premiers enfants naissent tous en septembre pour qu'aux
futures rentrées l'école puisse démarrer avec
des classes homogènes. Leur crèche est l'unique
construction en dur. Les baraques succèdent aux camps de
toile, puis viennent leurs premières récoltes, leurs
premières fêtes agricoles, leur premier
tracteur.
-
- Myra m'emmène voir ce qu'est devenu trente ans
après son village. Voici les longues étables
où 280 vaches laitières donnent en moyenne 8.000
litres par an et les championnes 11.000. Les énormes meules
de paille où les bottes sont montées
mécaniquement. Le parc des machines et les trente-cinq
tracteurs. L'atelier qui fabrique du matériel agricole dont
l'engin à cueillir les pommes. Puis l'usine de triage
où les fruits sont lavés, triés,
calibrés. Où les caisses dépliées sont
remontées, remplies, fermées, entassées sur
des palettes et chargées mécaniquement sur les
camions. C'est une agriculture industrielle baptisée
Agrindus.(13) Chacun devient un
spécialiste dans sa branche. Car même préparer
le réfectoire de 1.500 personnes n'est pas pareil que de
mettre le couvert chez soi. On revient vers le village enfoui sous
la verdure. On visite les maisons des 400 enfants. La piscine
très fréquentée par les jeunes qui savent
tous nager ; la lingerie où sèchent des
centaines de draps et de pantalons, la cordonnerie, la
poste
-
- Le soir, soldats et soldates du Nahral sont en uniformes. Les
jeunes s'attardent devant le réfectoire. Après le
repas, ils vont au club, bavarder, lire, jouer aux échecs.
Pour les fêtes tout le village se rassemble au
théâtre de 1.500 places. Le ministre de l'Agriculture
et membre du kibboutz est près de son camarade le vacher.
Les classes d'enfants présentent des sketches, tout le
village chante. Puis dans le grand réfectoire place
à la danse où seuls les jeunes s'activent. Les
anciens, fatigués, regardent, bâillent et vont se
coucher.
-
- Chaque samedi soir c'est toujours l'habituelle
assemblée générale, mais Myra est
déçue par son évolution :
- - Comment tout discuter et décider dans une
réunion de deux heures où participent seulement la
moitié des membres ? Vu le nombre, la
complexité des problèmes de toutes sortes,
l'importance des questions techniques d'une exploitation
produisant des centaines de tonnes de fruits, le kibboutz au
revenu annuel de 800 millions ne peut se permettre qu'un minimum
d'erreurs. Ainsi le pouvoir de décision passe en partie de
la majorité aux six camarades du bureau entourés des
responsables de branches et des commissions des
spécialistes. On peut donc dire que la démocratie
recule dans les grands kibboutzim.
-
- LA TROISIÈME GÉNÉRATION DU
KIBBOUTZ.
-
- Devant une boisson glacée sortie de son frigo, le
directeur du Lycée m'écoute :
- - Dans vingt ans, vous, anciens et parents, serez
à la retraite. Vos jeunes auront donc tous les leviers en
mains, ils seront responsables de toutes les branches et
décideront ce qu'ils feront du kibboutz et de son avenir.
Comment vous, éducateurs, les voyez-vous ?
-
- - Sans complexes, sains moralement et physiquement, nos
fils sont ce que nous voulions qu'ils soient : de bons
soldats, de bons paysans et non des philosophes. Ils aiment
travailler avec les bêtes, se passionnent pour la technique,
s'intéressent aux machines. Grâce à leurs
sérieuses connaissances pratiques, ils occupent des postes
importants, sont déjà maires, responsables de
branches et d'exploitation. Très dévoués au
kibboutz et au pays, habitués aux initiatives et toujours
volontaires, ils sont encore la majorité des jeunes
officiers. Trois grands kibboutzim fournissent plus de pilotes
à l'aviation que Tel Aviv.
-
- «Quand tout les attend dehors, 20 % d'entre eux seulement
quittent Yfath. Et encore, ces partants sont surtout des filles et
les garçons qui se marient hors du kibboutz. Avec notre
situation matérielle améliorée et la crise
extérieure qui enraye les départs, leur groupe
grandit, représente déjà 50 % des membres.
Pour permettre aux plus aventureux de se réaliser hors du
vieux kibboutz, la Fédération recommande que 20 %
d'entre eux renforcent les kibboutz du Néguev ou en fondent
de nouveaux. Cette décision divise certains parents
attristés de voir partir leurs enfants.
-
- Le vacher, un ingénieur agronome aux yeux très
vifs et à l'air finaud, continue :
- «A vingt ans, tous demi-philosophes avec un gros bagage
idéologique mais sans expérience pratique, nous
avons brûlé nos diplômes, interrompu nos
études, renoncé à nos spécialisations
pour nous jeter avec passion dans le travail manuel de la terre.
Comme sans indépendance économique, il n'y a pas
d'indépendance politique, nous avons pour le devenir
peiné très longtemps puis mis les machines et la
mécanique au-dessus de tout. Depuis 1940 nous avons fait
d'énormes pas dans la technique et nos jeunes ont
été élevés dans cette ambiance. Alors
influencés par l'extérieur et l'époque
où ils ont vécu, préparés à des
tâches concrètes, trop absorbés dans la
réalisation, ils ne s'intéressent pas à
l'idéologie ou à la politique, pas plus qu'aux
idées abstraites, à la Bible. Peut-être par
réaction contre l'intellectualisme des parents, ils
n'apprécient pas les discours, la phraséologie. Avec
leur superbe complexe de supériorité
vis-à-vis de l'extérieur, dont ils ont peur aussi,
ils se croient l'élite des jeunes du pays. Mais
élevés dans un village de quelques centaines
d'habitants, dans le cercle étroit de leur classe, ils
n'ont pas l'habitude des relations humaines. Ils sont timides,
fermés, peu intéressés par la discussion.
Indifférents à l'extérieur, ils n'ont pas la
curiosité du contact, de la découverte d'autrui. Ils
ne rêvent pas comme nous. Leurs conversations sont surtout
professionnelles. Mais pouvaient-ils travailler comme des manuels
et se comporter comme des intellectuels ?»
-
- Le professeur reprend :
- - Alors que notre idéal avait été de
devenir des travailleurs manuels défrichant le
désert, de nouveau en Israël et au kibboutz, on aspire
à l'éducation supérieure, aux diplômes.
Inconnus au kibboutz et contraires à nos principes, ils
sont pourtant demandés par certains parents, le Bac
étant la clé pour entrer à
l'Université. Depuis 10 ans le pays s'industrialise,
beaucoup de jeunes s'enthousiasment pour la science. Ils veulent
étudier non les humanités, mais la technique, les
machines pour être spécialistes, experts de la
mécanique à l'agriculture, de la médecine
à l'architecture.
-
- «Cette évolution a une grosse influence sur notre
attitude face à l'éducation universitaire de nos
fils. Avant, nous étions contre, parce qu'après
dix-huit ans d'éducation, trente mois à
l'armée, et douze d'aide à un jeune kibboutz,
pouvions-nous attendre encore quatre ans d'université avant
que nos jeunes viennent travailler dans leur village ?
D'autant plus que la ville leur offrait de hauts salaires, que
leurs connaissances étaient difficilement utilisables dans
l'agriculture et que, coupés de leur communauté, ils
la quittaient souvent.
-
- «Comme nous pouvons difficilement résister
à ce courant et comme nous avons besoin de
spécialistes très qualifiés dans tous les
domaines, nous voulons former non seulement des agronomes et des
ingénieurs, mais aussi des professeurs, journalistes,
juristes, docteurs qui seront membres du kibboutz. Ainsi des
kibboutzniks sont déjà au Technion
(14) pour nos industries, à l'école
d'architecture pour établir nos plans, en Faculté de
Médecine pour aller dans le Néguev où les
autres ne veulent pas s'isoler. On parle d'une Université
des kibboutzim et d'une cité pour loger nos membres
étudiant à l'extérieur.
-
- «D'autant plus que si 18 % des parlementaires sont
aujourd'hui des kibboutzniks, si nos fils n'étudient pas,
dans vingt ans ces places seront prises par ceux qui sortent des
Facultés et notre rôle extérieur ira en
décroissant. Seulement comment être sûrs
qu'après quatre ans d'Université à nos frais,
nos fils rejoindront le kibboutz ? Certains décident
de ne les y envoyer qu'après plusieurs années de
travail au village. D'autres, contrairement à nos principes
basés sur la confiance, envisagent de signer des contrats
avec eux pour que s'ils abandonnent, ils remboursent l'argent
avancé ou qu'ils rendent deux ans de travail par,
année d'études.
-
- «Enfin nos fils de zéro à quarante ans ne
forment pas un groupe homogène. Ceux au-dessus de la
trentaine ont vécu la guerre d'indépendance, les
plus jeunes, non. Espérons que, moins marquée par
les parents, la troisième génération saura
mieux choisir son chemin que la deuxième.»
-
- LE CONFORT EST-IL SYNONYME D'INDIVIDUALISME ET
D'EMBOURGEOISEMENT.
-
- A Guinossar (15) toujours merveilleusement
situé dans l'impressionnant paysage du Lac de
Tibériade, Yoranan le maire me raconte en me pilotant dans
son kibboutz :
- -Malgré notre gros capital, notre revenu annuel de 320
millions, nous sommes toujours très endettés. Mais
au prix de gros sacrifices, de dur travail, nous
équilibrons notre budget. Pour ça, nous abandonnons
des branches déficitaires moutons, légumes, vignes
et réorganisons les plus rentables banane, coton,
pêche. Nous y concentrons les jeunes forces de nos fils qui,
extrémistes, ont exigé et obtenu
l'élimination des salariés en disant «On veut
faire tous les travaux nous-mêmes, sentir que c'est notre
kibboutz.» Ainsi l'emploi des salariés régresse
dans les kibboutzim et nous compensons ce manque de bras par une
mécanisation intensive. Sur nos coteaux
dépierrés, nous sommes passés de huit
à vingt-six hectares de pamplemousses.»
-
- Nous parcourons les denses bananeraies, le petit port de
pêche, les viviers, de nouveaux creusés à
grands frais sont inutilisables, l'eau en fuyait ! Il est
normal qu'innovant constamment ils fassent des erreurs.
Après un long bain dans l'eau tiède du lac et un
extraordinaire coucher de soleil, nous revenons vers les logements
neufs et la nouvelle maison de la culture si bien située
près de l'eau. Là, il continue :
- - Les splendides abords du lac sont peu utilisés
par le tourisme. Montrant l'exemple, nous avons
aménagé une plage et un parc où nous avons
construit et gérons un hôtel que nous agrandissons
encore. Seulement il nécessite de lourds investissements,
un personnel nombreux et il est encore peu rentable».
-
- Cette très belle réalisation à
l'architecture de bon goût, est bien adaptée au bleu
du lac, aux vertes bananeraies, aux bois d'eucalyptus, elle prouve
les grandes capacités d'adaptation des kibboutzniks. Mais
dans le cadre luxueux d'un grand restaurant de première
classe, voir ces pionniers socialistes transformés en
réceptionnistes, maîtres d'hôtel, barman,
accoutrés de pantalons noirs et chemises blanches, voir les
grosses voitures qui se pressent aux fêtes et week-ends,
tout ça renforce l'impression d'embourgeoisement.
-
- Yoranan reprend :
- «Nous construisons vingt-six nouveaux logements, et
relevons notre standard de vie. Notre magasin nous fournissait
avant un pull tous les deux ans, une jupe tous les ans. Maintenant
chaque couple reçoit de l'argent pour ses chaussures, ses
vêtements et sa lingerie qu'il achète en ville
à son goût. En plus d'un petit frigo, le couple
reçoit encore 1.250 francs. d'ameublement à son
mariage, plus une nouvelle attribution tous les cinq ans. On
estime le mobilier d'un ancien à 3.200 Francs. Ce budget
personnel permettant de choisir la qualité de ses
vêtements, de ses meubles, est très
sévèrement critiqué par la minorité
des purs et des jeunes, comme un recul des principes et de
l'égalité, un pas de plus vers
l'individualisme».
-
- Un des fondateurs de Guinossar défend, lui, son
confortable logement :
- - Jeune pionnier, j'ai vécu cinq ans sous la
tente, sans électricité ni eau courante, nourri d'un
repas sur deux, pataugeant tout un hiver nu-pieds dans la boue.
C'est naturel de glorifier ses souvenirs de jeunesse et cette
période héroïque mais pouvions-nous proposer
à nos membres cette existence primitive comme
permanente ? Cette vie de privations était-elle
l'idéal à atteindre ? Socialisme n'est pas
synonyme de misère. Il fallait l'optimisme forcené
de nos vingt ans pour supporter nos débuts. Et tout n'y
était pas parfait. Plus que maintenant des camarades nous
quittaient.
-
- Toute ridée par trente années de dur travail
à l'étable sa femme Yanka le coupe :
- - Mais notre vie commune était intense. On se
connaissait très bien et il y avait plus d'amitié
qu'aujourd'hui, où ne se tiennent plus ces longues
soirées intimes, tous ensemble au réfectoire ;
finies les douches communes, source d'ardentes discussions !
Maintenant chacun est dans son logement confortable, dans son
fauteuil, à lire ou écouter sa radio.
-
- Son mari agacé ajoute :
- - Autrefois nous étions tous jeunes, nous avons
maintenant cinquante ans, les familles se lient moins que des
célibataires. Nous sommes fatigués et
peut-être saturés de contacts humains par notre vie
si intensément collective.
-
- Un pêcheur venu chercher un livre relance la
discussion :
- - Nous sommes trop influencés par la ville et la
puissante civilisation occidentale. Comme à
l'extérieur se retrouve chez nous le désir d'un
standard de vie plus élevé. Nos logements sont
toujours plus grands. Certains réclament plus d'argent de
poche et souhaitent qu'un budget vestimentaire global soit
établi permettant d'utiliser son argent suivant ses
goûts et que les points, notre monnaie d'échange,
soient augmentés. D'autres veulent des études, des
mois de congé, quelques-uns reçoivent de
l'extérieur, cadeaux et argent lors de leur mariage. Cinq
vont chaque année en Europe. La collectivité tient
compte plus qu'avant des désirs de chacun. Nos vies
personnelles reprennent de l'importance. On constate moins de
sacrifices et de renoncements pour le kibboutz. La satisfaction de
vivre est recherchée. Nous sommes pendant quinze heures des
socialistes puis nous rentrons dans nos intérieurs de
bourgeois. Sommes-nous encore des prolétaires quand les
ouvriers, quarante pour cent de la population, ont un standard
inférieur au nôtre ? Les révolutions sont
faites par des affamés et nous n'avons plus
faim.»
-
- Igal, un très beau type de Tsabrai, grand, large
d'épaules, taille fine et cheveux blonds, affirme avec
beaucoup de volonté dans la voix :
- - Dans tous les domaines le kibboutz est en
compétition avec l'extérieur. Nous voulons qu'il
soit le premier partout. Qu'il prouve sa supériorité
même matériellement, qu'il ait le même standard
de vie moderne qu'en ville. Et pourquoi le nôtre serait-il
inférieur ? Pourquoi baptiser d'embourgeoisement ce
qui est la vie normale dans tout l'Occident ? N'est-il pas
naturel qu'après avoir donné leur jeunesse et trente
ans de dur travail au pays, les pionniers vieillissants aspirent
à une vie plus confortable ? Ils travaillent toujours
dur au soleil, faisant combien d'heures supplémentaires, de
mobilisations pour les cueillettes urgentes ? Nous les jeunes
voulons même la télé pour l'utiliser
intelligemment, prouver que le kibboutz est plus fort qu'elle. On
a dit que la bouilloire, le café dans les chambres, les
radios et frigos détruiraient le kibboutz. Il a
survécu ! Nous désirons encore des lavabos et
W.C. dans tous les logements. Qu'on augmente le standard
individuel au détriment du collectif ; qu'on diminue
les heures de travail pour nous rendre plus disponibles à
l'extérieur et pour permettre davantage sur le plan
culturel.
-
- Pas convaincue, Yanka continue de développer son
idée :
- - Et comment penser seulement au développement
économique du kibboutz ? Les problèmes
matériels résolus, il reste les autres. En 1940 nos
raisons d'être étaient évidentes
établir un refuge pour le peuple juif, lutter pour
l'indépendance, le socialisme. Aujourd'hui, ces buts sont
réalisés ou presque. L'armée défend
les frontières, des ministères existent, un routier
dans le Néguev rempli un rôle aussi important qu'un
tractoriste. Alors quelles raisons d'être restent au
kibboutz ? Le rêve atteint, qu'y a-t-il
après ? Pourquoi nous, intellectuels, nous
astreignons-nous à ces dures tâches monotones et
restons-nous des paysans à vie quand dehors nous aurions un
rôle plus important ? Nous avons à aider les
nouveaux immigrants à s'adapter culturellement, car c'est
parmi eux que se crée la jeune civilisation
israélienne.
-
- Donc la crise est toujours -là. Les buts sont plus
difficiles à percevoir. On devine qu'individuellement et
collectivement ces questions préoccupent
profondément les camarades. Certains en vieillissant
recherchent avec nostalgie l'ambiance de leur enfance et se
tournent vers des valeurs éprouvées : les
vieilles fêtes religieuses juives. Quatre-vingts
jeûnent pour Yom Kipour (16) et prient
à la petite synagogue aménagée pour les
parents. Cette crise semble pourtant moins sentie aux kibboutz
Artzi où les convictions politiques sont plus
affirmées, mais s'ils font toujours front, on sent que les
solides Mapamniks se posent aussi des questions.
-
- Les yeux pétillants de malice, un tractoriste
ex-ambassadeur d'Israël en Guinée me donne son
explication :
- - Les Israéliens n'avaient pas encore connu la
tranquillité. De 1935 à 39, ce furent les
émeutes arabes. De 1940 à 45, la guerre ; de
1946 à 48, la lutte pour l'indépendance,
l'arrivée massive des nouveaux immigrants. En 1956, les
Fédayins, la campagne de Suez. C'est seulement depuis 1957
que nous bénéficions d'une paix relative.
L'augmentation de la production a entraîné une hausse
de notre revenu et un embourgeoisement psychologique. On s'habitue
mal à ce confort moral et matériel. Peut-être
qu'aussi, même en sécurité, les juifs inquiets
de nature se posent toujours des problèmes. A l'origine le
dur travail manuel de la terre était l'idéal, puis
le tractoriste a été le symbole du prestige ;
c'est maintenant le pilote de Mirage. C'est difficile après
vingt ans de lutte pour une idée de s'habituer à une
autre.
-
- - Les anciens qui ont créé le kibboutz y
sont très attachés. Les autres restent par habitude,
par tous les liensqui les unissent, parceque leur travail les
satisfait, ou encore qu'ils ont le sens de la
responsabilité du peuple juif. Le départ de certains
correspond à l'exode normal de citadins retournant vers la
ville. Mais c'est pour attirer les jeunes, les garder que nous
devons trouver de nouveaux buts à fixer au kibboutz.
Après les solutions économiques et politiques, il
nous faut des réponses morales. Nous passons d'une
période à une autre, alors changeons nos mots
d'ordre. Prouvons que le kibboutznik est paysan, agronome mais
aussi professeur, homme de science et de progrès. Adaptons
nos Mouvements de jeunesse. Ne préparons plus les jeunes
comme en 1940, pour les kibboutz de pionniers, réponse
à tous les problèmes. Présentons-leur nos
villages comme ils sont actuellement.
-
- «Car jamais le kibboutz n'a été aussi
prospère économiquement. Il est le squelette de
l'économie israélienne. Il fournit 30 % de sa
production agricole, 5 % de l'industrielle, tout en ne
représentant que 4 % de sa population. Grâce à
sa production collective, il est le mieux adapté à
la grande agriculture industrielle. Il laboure, sème,
cueille, égrène cent hectares de coton
entièrement à la machine. Comment le Moshav mal
adaptable à l'ère technologique soutiendra-t-il
notre concurrence ?»
-
- Pour moi, parmi la cinquantaine de pays où j'ai
vécu, le kibboutz reste ce que j'ai vu de plus
impressionnant. Deux cents familles mettent toutes leurs forces en
commun et grâce à leur organisation socialiste, leur
dévouement, à partir de sols arides, elles
développent en trente ans de travail opiniâtre une
agriculture parmi les plus modernes et les plus productives du
monde. Leurs villages ont piscine, théâtre,
lycée, usine, maison de la culture ; comment des
fermiers individuels seraient-ils parvenus à de tels
résultats ?
-
- Bien sûr ils ont des problèmes, et la critique du
paysan cultivant le désert est aisée, mais l'art
bien difficile. Car s'ils ont tous la possibilité de
partir, si quelques piliers abandonnent, la majorité
reste : vieux pionniers fondateurs, camarades militants
à vie pour leur idéal, jeunes pouvant avoir dehors
une brillante situation. Rarement j'ai rencontré une telle
concentration de personnalités aussi extraordinaires.
Ainsi, Arié, Nathan, Malka, Elie, Sadko, Moshé,
Rahim, Jo, Yanka, Fania et des milliers d'autres partent tous les
jours de grand matin dans les vergers, les champs, les
orangeraies, sous le dur soleil, sacrifiant volontairement leur
«promotion» et non pas pour un paradis futur, mais pour
un présent meilleur, pour le peuple juif, parce qu'ils
croient en l'Homme, au Socialisme.
notes :
- 1) Déjà décrit dans le
chapitre "Les raisins du désert".
- 2)Les deuils sont plus intensément
ressentis qu'en ville. En plus de la lourde tristesse
générale, plus de fêtes, de radios, de danses
pour tout le village
- 3)Voir le chapitre "Robinsons de
l'avenir".
- 4)Ainsi Shouval et Beit Qama à 2 km l'un
de l'autre ne se fréquentent pas
- 5)Voir le chapitre "Kibboutz et Kibboutz"
- 6)Il existe encore 11 Kibboutzim religieux et 8
non-affiliés.
- 7)Dans une quinzaine de kibboutzim les enfants
couchent chez leurs parents.
- 8)Capable de décharger 600 000
tonnes de marchandises par an.
- 9)300 000 pélerins et visiteurs
rapportent annuellement 300 millions de NF (nouveaux francs)
à Israël, plus que les exportations d'agrumes.
- 10)Dodges adaptés au
désert.
- 11)Religieux.
- 12)Communautés juives vivant
dispersées hors d'Israël.
- 13)Agrindus de Haïm Halperine.
- 14)Technion : Institut
Polytechnique.
- 15)Guinossar :Voir chapitre "Sous les
bananiers en fleurs" début "Israël"
- 16)Yom Kipour Jour du grand Pardon
fin de la cinquième partie "Israël six ans
après"