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photos Pologne

- II -

EN PARTAGEANT LA SUEUR POLONAISE

 

L'AUTO-STOP EN TICKETS

Partirons ? Partirons pas ? Tout le cercle des badauds s'excite. On est aux portes de Varsovie, sur la route de l'ancien corridor de Dantzig. Je me demande «Comment va marcher ce tour de Pologne en auto-stop ? Que vont penser les miliciens devant un Occidental, vagabondant à l'Est sans domicile fixe «Espion ? Provocateur ?»
 
Grands signes, coup de frein, chauffeurs amusés. En deux minutes les sacs et nous derrière embarquons pour Grudziandz, premier bond de 250 kilomètres. Avec Paul et sa sœur Krystyna, on est en famille. Nés en France, de parents polonais rentrés à la Libération, ils me traduisent tout, et me content les origines du stop.
 
- Jusqu'en 1957, avec l'insuffisance des transports, les chauffeurs prenaient des passagers contre repas et vodka. Nos journalistes, voyant ces milliers de jeunes de l'Ouest qui, sans argent, sac au dos, parcouraient l'Europe en auto-stop, ont écrit : " Pourquoi pas en Pologne ? Nos jeunes pourraient explorer à peu de frais nos cités, villages et montagnes, rencontrer toutes sortes de gens, s'adapter à toutes les situations, s'instruire dans l'aventure.
 
- Lancé par les mouvements de jeunes, permis de juin à septembre, patronné même par la Police, l'auto-stop est organisé nationalement. Chaque stoppeur doit posséder un livret, vendu 500 francs(1) , l'assurant contre tout accident et contenant 1 000 kilomètres en tickets qu'il remet au chauffeur, suivant la distance parcourue, comme pour le pain pendant la guerre. Les deux conducteurs qui ont ramassé 60 000 kilomètres-tickets ont gagné une voiture ; 200 autres ont reçu des télés, des radios... Alors tu penses si les camions ne demandent qu'à s'arrêter pour les stoppeurs qui étaient 20 000 en 1958, 65 000 en 59, 85 000 cette année, dont 28 000 jeunes filles. On parle d'une stoppeuse de soixante ans, mais la moyenne est vingt-deux ans.
 
- Notre congrès national des stoppeurs a décidé d'installer des camps dans les lieux touristiques, de primer les meilleures photos et anecdotes de stop et de fixer l'âge minimum à dix-huit ans.
 
On se sent vivre, debout derrière la cabine, cheveux dans le vent, chansons aux lèvres, du soleil plein les yeux, avalant le paysage qui défile. Comme toutes ses sœurs du monde, la route grimpe et descend, tourne et se faufile entre ses rangées d'arbres, juste suffisante pour le passage de deux camions, goudron en bon état, mais pas de grands travaux d'aménagement : quelques panneaux de signalisation, de rares garages et stations d'essence à la sortie des localités aux noms peints en noir sur fond ocre.
 
Peu de trafic sur cet axe important, desservant le Nord et la Baltique : des P.K.S., les transports nationalisés, utilisant des Stars, seuls camions de licence et fabrication polonaises, les Warzawas des services d'État, voitures russes fabriquées ici, quelques nouvelles petites Sirènes et Micrus, de rares bagnoles privées, des motos tchèques et polonaises, des scooters, d'inévitables longues charrettes au profil en V, enfin les nombreux piétons.
 
Nos coupons-kilomètres payés, on débarque à Dantzig après 400 bornes dans la poussière, le cambouis. Un gars nous adopte à la maison des étudiants. Il trouve une place pour Krystyna, me prête son lit, déloge un de ses copains pour y caser Paul. Solidarité des auto-stoppeurs, magnifique hospitalité polonaise. Sur le coin de table d'une chambre, on partage leur festin ; chacun coupe sa rondelle dans 80 centimètres de saucisson, papier gras en guise d'assiette, gros cornichons, tomates salées, tartines margarinées : un repas sans boire ; seulement, après le dessert de petits harengs fumés, mettent-ils un peu de thé fort dans les verres pleins d'eau chaude. Que penseraient Messieurs les Anglais de ce thé polonais ?
 
Puis, avec des yeux brillants, un gars m'a demandé :
- Aimes-tu la vodka ? Notre mère, notre remède, celui qui guérit tout : grippe, cafard, mal de gorge, d'amour, d'estomac. Après, t'es heureux, le coeur réchauffé, ça te met des paroles aux lèvres.
Il est revenu en courant, avec deux quarts, la mesure traditionnelle. Cachet de cire gratté, coups de paume sur le fond, bouchon sorti. A cet alcool à 96°, ils ont ajouté un peu d'extrait de jus de fruit. Ils expirent et hop ! se jettent le verre au fond de la gorge, toussotent, et, satisfaits, passent le godet au voisin.
 
J'ai eu beau discuter... pas question de trahir cette historique et fidèle amitié franco-polonaise !
- Eh non ! Pas à petites gorgées comme une demoiselle, mais «à la cosaque» ! qu'ils m'ont crié. Pouah ! Cet alcool de patates vous brûle à réveiller un mort. Aucun ne dit non merci.
 
Comme ils s'excitent, je les embraye sur l'histoire politique polonaise. Chacun y met son grain de sel.
- Entre les deux guerres, on avait un régime capitaliste et beaucoup de partis. Pendant l'occupation, on a eu deux gouvernements pro-russe et pro-occidental. A la Libération s'est formée une coalition provisoire, jusqu'en 47, où, soutenus par l'Armée Rouge, les communistes ont pris seuls le pouvoir. Leur secrétaire Gomulka était partisan d'une lente collectivisation des campagnes et d'un communisme libéral, adapté au caractère polonais. En 48, les durs du Parti l'ont mis en prison ; ce fut la détestée période stalinienne où tout était comme en Russie.
 
- Exprimant le mécontentement général, les grèves de Poznan ont amené notre Révolution d'Octobre 56, où, dans un raz de marée d'enthousiasme, catholiques et communistes, ouvriers et paysans ont tous fait bloc autour de Gomulka libéré. Bien, que n'étant pas, en majorité, pour ce régime, nous acceptons Gomulka comme la solution du moindre mal. Il n'a pu et ne pouvait réaliser ce que nous espérions de lui. Alors on critique beaucoup, ça soulage et ne gêne pas le gouvernement qui contrôle tout : armée, police, information.., et aussi la Russie ne nous laisserait pas sortir du camp socialiste.
 
De la discussion, on est passé aux chansons. En buvant du vin, on sent lentement monter une chaleur que l'on peut arrêter à temps, mais cette gniole aux effets presque foudroyants, vous assomme brutalement comme un coup de matraque.
 
LES FORGERONNES QUI ONT TÂTÉ LE SOCIALISME
 
Malgré jambes molles et têtes vaseuses, nous vagabondons dans le vieux Dantzig dominé par sa haute cathédrale, bâtie brique sur brique, avec ses listes de films à ne pas voir et ses religieuses vendant des souvenirs. On respire une atmosphère moyenâgeuse entre ces antiques maisons aux étroites façades, couleur pastel, embellies de dessins ; on oublie qu'elles n'ont qu'un an ou deux, reconstruites, comme au XVIe siècle, comme elles étaient en 39. On croise les familles des marins de la nouvelle flotte, bien payés, trafiquant ce qu'ils rapportent de l'Ouest.
 
Nous allons, guidés par des hommes qui, gamins, ont vécu les bagarres de 39 avec les petits Prussiens, les mortifications des touristes nazis. Ils nous montrent la poste polonaise, dernier bastion non-allemand dans la ville dite libre, où 46 postiers armés de méchants fusils ont résisté jusqu'au bout. L'un nous dit, les yeux à terre : «Mon père y était, il a été fusillé avec la poignée des survivants. C'est ici, dans ce corridor, que furent tirés les premiers coups de canon qui allaient noyer l'Europe dans le sang. Alors, si vous y allez, ne dites pas Dantzig, ils vous prendraient pour un Allemand, dites Gdansk, vous leur ferez tellement plaisir !
 
De jeunes ouvriers socialistes nous font visiter leur chantier de constructions navales. Fusil à l'épaule, le gardien nous introduit dans la cour : fleurs, pelouses, arbustes, des panneaux rappellent les objectifs du Plan de cinq ans, l'état d'avancement des navires. Peu de slogans dans les modernes ateliers. Les ouvriers sont en salopette kaki, les femmes en pantalon et foulard. On suit sur cales les carcasses soudées, plus ou moins avancées, des futurs chalutiers de 1 200 tonnes, des caboteurs de 5 000 tonnes, des 9 000 tonnes pour pêcher les harengs, des 10 000 tonnes pour exporter le charbon, des pétroliers de 19 000 tonnes. Dans le bruit des marteaux riveurs, des ponts roulants, des tôles formées et soudées, les gars nous clament fièrement :
 
- L'équipement électronique, encore fabriqué à 60% sous licence anglaise, sera en 1961 entièrement made in Poland, par des Polonais ; 80 % de nos navires sont vendus aux Russes ; les autres aux Brésiliens, Tchèques, Allemands de l'Est. Il y a 11 000 employés dont 1 600 techniciens. Nous, les 5 000 de dix-huit à trente ans, sommes groupés en 70 brigades de travail. Sous l'impulsion des jeunesses socialistes, nous construisons des bateaux uniquement par nous-mêmes, avec normes, primes, compétitions d'une brigade à l'autre. Pour quarante-six heures par semaine, le salaire moyen mensuel d'un jeune est de 36 000 francs, d'un ouvrier 50 000, d'un ingénieur 50 000. A la Libération, les femmes s'embauchaient comme soudeuses, riveuses, forgeronnes, chaudronnières. Aujourd'hui, elles sont 2 000, surtout dans les bureaux.
 
- Dans ces ex-chantiers allemands, reconstruits avec l'aide des Soviétiques, nous avons créé une industrie navale qui était la vingt et unième du monde en 1951, la onzième en 59. Notre marine est la huitième pour le tonnage transporté. Nous espérons faire mieux encore.
 
Nous quittons Gdansk, à l'heure où les enfants vont à l'école. On se lorgne avec une réciproque curiosité. Les petits gars en béret, tablier, culotte courte, longs bas à jarretelles, portent leur cartable sur le dos et dans un sac leurs chaussons obligatoires dans les classes cirées. Tous ont le numéro de leur école sur la manche, pour repérer en ville houligans et polissonnes. Les fillettes habillées de blouses noires brillantes (c'est de la doublure), les unes de confection, d'autres sur mesure et seyantes, donnent la main aux petites qui ont des cheveux très blonds, ornés d'un gros noeud papillon, de beaux yeux bleus et des visages roses, véritables affiches publicitaires pour «Blédine».
 
D'un pied léger, nous partons au travail. Un camion nous ramasse pour Kolobjeg sur la Baltique où nous rejoignons un camp du Service Civil International. Beaucoup de stoppeurs attirés par cette région touristique sont en haut des côtes, à la sortie des patelins. Par deux ou trois, une fille pantalonnée dans chaque paquet (ça roule mieux), c'est à qui séduira la voiture, brandissant carnets de stop, noms des villes où ils vont. Ils ont l'allure dégagée des campeurs français de l'époque héroïque :barbus parfois, le cheveu long, blue-jeans et chemise à carreaux fripée, guitare en bandoulière, sac sans armature, couvertures roulées, gamelles pendillant, tente sous le bras. Les fauchés n'ont qu'un sac de plage.
 
Notre chauffeur embarque un étrange collègue. Un étudiant, s'en allant à Poznan les mains dans les poches. Mais il porte trois paires de chaussettes, les unes sur les autres ; de même deux pantalons, trois chemises, deux pulls, deux vestons, et une casquette sous son chapeau. Il peut coucher dehors sans craindre la rosée !
 
VIANDES SLAVES ET DRAGUEURS
 
Kolobjeg, c'est l'ex-ville allemande Kolberg, station thermale genre Vichy, détruite à 95 % en 1945. Les jeunesses socialistes nous ont invités à participer à sa reconstruction. Nos brigades internationales d'Allemands de l'Est et d'Européens de l'Ouest, d'Américains et Yougoslaves, de Soudanais et Polonais attaquent à la pioche les carrés de ruines couverts de broussailles et d'arbres vieux de quinze ans déjà I On nivelle l'ex-champ de bataille où mines, bombes, obus, grenades ont détruit, bouleversé, brassé le décor. A la pelle nous balançons dans les camions, poutres calcinées, vaisselles brisées, vitres fondues, trucs rouillés, sable et terre, mais récupérons les milliers de briques.
 
Avec mes coéquipiers polonais, étudiants durs au travail, nous partons décharger le camion ; notre chauffeur, un vrai cow-boy, prend son bahut pour un tank, saute les vitesses, force son moulin, ses pneus usés s'enlisent facilement. On le tire, pousse, criant dans bien des langues. Sorti de la zone des ruines, on roule sur les petits pavés de la nouvelle ville. On passe la gare et sa place en terre noirâtre, puis la grand-rue, ses larges trottoirs non cimentés, ses façades en briques non crépies, aux fenêtres fleuries. Voici la belle école qui doit fonctionner à la rentrée. Plutôt qu'élever des monuments célébrant le millénaire de la Pologne, tout le pays construit mille écoles par souscriptions volontaires. Celles de Kolobjeg sont bâties par les pêcheurs et les soldats qui versent 1/60 de leur solde et y travaillent les week-end. On ne ralentit guère aux carrefours où, surmontant les kiosques et débits de boissons, les haut-parleurs mugissent de 6 à 23 heures.
 
Après les ternes magasins aux devantures poussiéreuses et quelques libres-services mieux présentés on longe le joli jardin, ses fleurs, ses pelouses trop rarement tondues à la faux. Vis-à-vis de la mairie, véritable petit château, l'immense façade de la cathédrale est blessée à mort depuis 45, seul le choeur vit. Après le cimetière allemand à l'abandon, différentes usines ont installé des bungalows pour leurs ouvriers ; des éclaireurs ont monté leurs camps de toile.
 
Vers 9 heures, les centaines d'estivants en route vers la plage passent près du chantier ; les troupes d'éclaireurs marchant au pas, les gars en kaki, coiffés de casquettes carrées à visière, les filles en gris, tous étalant leur panoplie de trucs et décorations. Sur leurs trop longues jambes, les nombreuses colonies de vacances chantant fort se débandent à notre vue. Constamment nous sommes envahis de diablotins blonds, nous réclamant des signatures, dévisageant sous le nez de vrais Américains, des Noirs en chair et en os, et des Syriens, des Allemands. Les familles nous visitent aussi, les Soudanais ont le plus de succès.
 
D'abordables jolies blondinettes viennent offrir à nos regards les appétissantes rondeurs que suggèrent leurs décolletés et que moulent leurs pantalons. Des officiels passent nous féliciter, des photographes et gars de la télévision nous mitraillent. Les journalistes ramassent en dix minutes leurs histoires. Nous apprécions plus le personnel féminin du sana d'enfants voisin qui nous offre : thé, casse-croûtes, sourires et... rendez-vous. Un beau capitaine envoie cinq de ses hommes piocher à la place d'une de nos filles qu'il enlève sur son pétaradant cheval d'acier pour la bourrer de glaces et approfondir les relations Est-Ouest.
 
Boulot terminé, on saute faire trempette à la plage, très peuplée, ambiance familiale, les gosses heureux cherchent des coquillages, bâtissent des châteaux en Pologne, jouent dans les vagues. Les personnes en cure s'abritent dans leurs cabines d'osier ; les gars jouent au ballon, lorgnent les filles. Sur plat de sable est offert l'interminable étalage de viandes slaves fraîches ou avancées, osseuses ou graisseuses, les vieux tableaux côtoyant les belles naïades dorées à l'huile. Tout ça attirant mouches, photographes, moustiques, marchands de glaces.
 
L'eau fraîche tente peu les baigneurs ; mais on ne plaisante pas avec la sécurité. Si vous dépassez le filin marquant l'endroit où l'on perd pied vous êtes rappelé à coups de sifflets par deux maîtres-nageurs vous suivant à la jumelle. Deux autres sauveteurs en permanence au bord de l'eau sont prêts à bondir dans une vedette. Les jours de grosse mer, le drapeau noir interdit le bain sous peine d'amende.
 
L'après-midi, les raisonnables dorment, les dragueurs vont baratiner les blondes, les apprentis-intellectuels épuisent leur matière grise sur les problèmes polonais. Après dîner, on part en délégations rencontrer les gars du bâtiment, les ouvriers du textile, les mineurs en vacances, les instituteurs athées, le personnel des sanas, les éclaireurs, les jeunes. Un soir, les officiels du coin et les autorités médicales disent à notre délégation
 
- Sur l'emplacement que vous déblayez sera bâti un sanatorium (2)  ; en 1975, il y en aura 50 en bordure de la mer, avec 9 000 lits dont 3 ooo pour enfants. (Tout ça présenté avec de beaux plans aux jolies couleurs.) Parce que, grâce à son air marin, ses journées ensoleillées, ses bains de mer, grâce au sel de bromure, à l'iode, au fer, au calcium, au carbure, Kolobjeg sera la ville des sanas. Il y aura une école d'infirmières, un grand hôtel, des pensions de famille (avec des prêts de l'État), un théâtre, deux nouveaux cinémas, trois fois plus de magasins. On a aussi prévu l'utilisation des quarante-quatre sources d'eau minérale, des bains de boue et la construction d'une piscine d'hiver avec eau de mer chauffée, plage de sable et soleil artificiel.
 
En général dans ces réunions un peu officielles, nous rencontrons surtout les membres du Parti ; on écoute des discours, on visite, on pose des questions, on grignote des gâteaux, on vide des bouteilles, on bavarde et ça finit par un petit bal.
 
Après construction et tourisme, les 20 000 habitants (100 000 en été) vivent de la pêche. Une délégation visite la coopérative de pêcheurs. Où en 45 n'existaient que des rafiots de bois il y a maintenant 40 bateaux d'acier, de grandes salles frigorifiques, une usine où 1 000 ouvriers mettent les harengs et maquereaux en conserve. La coopérative fournit tout son matériel au pêcheur qui reçoit 33 % de la prise et un emploi à l'usine durant la morte saison.
 
Les soirs sans réunion, nous descendons dans les deux bals nationalisés, la Frégate, et sur la plage le plus jeune et populaire Morskioko. Le jazz y est roi. Les blues alternent avec les rocks où ils se trémoussent plutôt raidement. Dame, les jeunes aiment ça, excusent les durs du Parti. Peu spécialisés dans cet exercice, nous, Occidentaux, ne sommes pas à la hauteur de notre réputation. Les filles aux toilettes pas toujours heureusement assorties sont en général accompagnées, mais les Polonais n'hésitent pas à inviter une cavalière assise seule avec un gars.
 
Les couples prolongeant les contacts internationaux sur la plage se heurtent aux patrouilles et sentinelles ; la mer est une frontière gardée, à cause des infiltrés. Des colonnes de chars traversent souvent Kolobjeg, on voit des officiers et soldats russes et les gens nous ont certifié qu'ils avaient dans la région, des bases avec famille, écoles, magasins, comme les Américains en ont en France.
 
Pendant trois semaines nous avons déblayé les ruines où s'élèveront des sanatoriums où seront soignés des petits Polonais. Un bulldozer l'aurait fait plus vite que nous, mais ce travail nous a permis de nous apprécier. Nous ne sommes plus, les «Américains», les «Polonais», les «Allemands» anonymes mais Jackson, Tadek, Peter.
 
A la gare, cheminots et voyageurs contemplaient, ahuris, Américains et Yougoslaves, Français et Africains, Polonais et Allemands, larmes à l'oeil, s'embrasser tous comme du bon pain. Malgré les efforts de nos propagandes, nous nous souviendrons de l'hospitalité polonaise, du rendement des Allemands, du flegme Américain, de l'étonnant dynamisme des armoires yougoslaves, ces vingt poumons soufflets de forge, doublés de cordes vocales d'acier et de muscles... Quant aux Français, ils ont prouvé que notre jeunesse soutient très bien la comparaison avec celle des autres pays et n'est pas amorphe si on lui confie une tâche qui développe ses possibilités.
 
Dovidzénia, Good bye, Auf wiedersehen, au revoir les copains.
 
 
POZNAN S'ÉVEILLE
 
Paul, Krystyna et moi, roulons vers Poznan. Installés avec les chauffeurs dans la cabine, on tue le temps et les kilomètres en grillant cigarette sur cigarette. C'est la grande plaine plate ; d'une région à l'autre, la campagne polonaise varie peu. Le style des fermes non plus, presque toujours en murs de brique crépie, couvertes de tuiles, parfois de toile goudronnée, rarement de chaume. Dans les petits champs qui ondulent légèrement, les Polonais cultivent céréales, pommes de terre, betteraves. On voit quelques tracteurs, plus souvent des chevaux et presque partout des paysans travaillant à la main.
 
Nos deux gars retournent à Katowice, après une livraison de conserves à Gdansk. La paye n'est pas lourde, ils font des kilomètres supplémentaires, roulant au maximum, par monts et par vaux, de jour comme de nuit, mais ils partagent avec nous leur casse-croûte de tomates, sardines et pommes. Baragouinant de l'allemand, touchant certaines parties du corps, ils m'ont vite fait comprendre ce qu'ils n'aimaient pas : la guerre, les Allemands, les Russes, les Ukrainiens, les Tchèques, les juifs, la politique, le Parti. Ils veulent rester libres, catholiques, Polonais avant tout.
 
Deux miliciens-motards arrêtent le camion. Plutôt secs dans leur langage et impressionnants : ceinturon, revolver, matraque, pantalon bleu-marine, veste gris-bleu, casquette plate cerclée de bleu avec l'aigle polonais aux ailes déployées. Ils épluchent soigneusement tous les papiers du véhicule sans nous demander les nôtres. Contrôlés presque tous les 100 kilomètres, les camionneurs ne les portent pas dans leur coeur.
 
Nous roulons maintenant de nuit. La pluie réduit encore la visibilité. Nos cinq vies sont entre les mains graisseuses du chauffeur, crispé sur son grand volant, le pied collé au frein. Ses yeux rouges fouillent intensément le mur de la nuit, sa deuxième nuit blanche : «Je suis crevé, parlez, faites du bruit, sinon je ne réponds plus de rien.»
 
Tendu comme lui, je cherche à percer les ténèbres. Attention ! Coup de frein à mort, coup de volant' éclair, d'un fil on évite une carriole sans lumière. Sur ces routes étroites, bien obligé de serrer à droite pour croiser les autres camions, avant que les yeux aveuglés ne se refassent, on roule dans le cirage. Comment alors deviner les fautives charrettes non signalées, les cyclistes sans feu rouge, les piétons imprudents ? Et il y a pire ! Les chauffeurs ivres baptisés «Pirates de la route». Avec des poids lourds dans les mains, pas étonnant qu'ils fassent tant de grabuge. En proportion du trafic, la Pologne a le plus haut pourcentage d'accidents. La Milice a beau être très sévère, supprimant les permis, forçant les délinquants à changer de métier, ça n'empêche pas les chauffeurs de continuer de siffler leurs 125 grammes, aussi pour se tenir éveillés.
 
On a débarqué vers 2 heures du matin dans Poznan endormi. Où aller ? A la gare, l'hôtel des fauchés, pas gai comme ambiance, des gens pauvrement vêtus, aux regards absents, des familles paysannes, vêtements fripés, tête des gosses endormis sur les baluchons, des soldats en tenue de toile kaki, leur mitraillette pour tout bagage ; des ivrognes, une odeur de bière ; des patrouilles de miliciens, mains derrière le dos, poussant alternativement les épaules en avant à chaque lente et longue enjambée.
 
Regards sur les confortables fauteuils des premières classes, aux peintures claires du libre-service, puis on s'installe dans une salle de lecture, sous l'oeil de Gomulka, l'aigle polonais au clou, musique douce, exposition de photos, public jeune, revues, livres, journaux. Mais en feuilletant ces histoires nos têtes tombaient, s'endormaient le nez dans la Culture. On n'était pas les seuls ; chaque fois, un employé mutilé passait réveiller tout le monde.
 
«Ce n'est pas un dortoir, lisez, suivez la musique I» C'est beau la Culture mais pas à 5 heures avec 400 bornes de cahots dans la tête. Rassasiés de littérature, on est parti chercher un coin où dormir en paix. Pas un café d'ouvert, une herbe trempée, un petit zef frisquet. Les seuls endroits acceptant du monde étaient les églises, seulement ils y disaient partout la messe, sur trois autels à la fois. On faisait de drôles de chrétiens, on sommeillait quand il fallait se lever ou s'agenouiller. Les gens nous jetaient des regards peu catholiques, pensez, en Pologne, dormir pendant la Sainte Messe I
 
On est allé dans une autre église, puis dans une autre encore ; même plus moyen de trouver une place assise, on dormait debout. C'est qu'il y en avait du monde, les femmes en foulards, mais aussi un va-et-vient d'hommes, des «vrais» : gars du bâtiment, télégraphistes, ouvriers, s'arrêtant pour un bout de messe avant l'usine, comme chez nous on se tape un noir ou un blanc, beaucoup agenouillés à même le froid ciment. De minuscules écolières «hautes comme trois crêpes à genoux" passaient faire leur prière au bon Dieu, menottes jointes, et repartaient gazouillant comme des oiseaux.
 
Saturé de spirituel, on traîne au hasard des rues, regardant se remettre à battre un coeur de ville polonaise. Des camions à puissants jets d'eau nettoient les rues, de modernes bennes embarquent les ordures. Puis, dans le petit jour sale, des tramways antiques déversent la foule anonyme des «prolos de 6 heures, larges casquettes, impers délavés, souliers éculés, têtes baissées, serviettes de cuir sans forme ; femmes pressées, les jeunes en pantalons et tennis, les vieilles sans bas, chaussures à semelles de bois, toutes rondes sous les châles.
 
Vers 7 heures, aux derniers ouvriers se mêlent les soldats, leur arme déterminée par la couleur de la bande entourant la casquette, les premiers employés, posés, souliers cirés, gabardine, chapeau gris ; dames-secrétaires, taille fine, talons hauts, bas nylon, toilette claire sous l'imperméable transparent. Enfin les rues se remplissent de femmes chics, frisées, fardées, d'officiers, étoiles dorées aux casquettes et épaulettes, de messieurs à l'allure prospère, taille cambrée, serviette de l'homme d'affaire.
 
Les boutiques n'ouvraient toujours pas ; on s'est mis à lécher les vitrines : deux sortes de magasins reconnaissables à l'enseigne, les nationalisés, vitrines poussiéreuses, protégées de tristes grilles à gros cadenas, ne cherchant pas à attirer le client, et les privés, mettant le plus possible de choses en montre. La mode n'est pas à l'originalité, vêtements, chemises, chers et sobres, rappellent ceux de la guerre, chaussures plus robustes qu'élégantes pour 10 000 francs. Des montres pour le prix de quatre en France. Des Komis pleins de choses occidentales. Grandes épiceries libre-service, bien achalandées. Les prix affichés sont les mêmes pour toute la Pologne. Ce qui vient de l'Ouest est hors de prix : Nescafé à 1 800 francs les 50 grammes ; chocolat à 2 000 francs le kilo. Conserves, cigarettes, gin provenant de Chine communiste. Articles de sport et de camping, montrant le goût croissant pour le tourisme. Attirantes librairies aux livres très bon marché. Nos collections de poche et des traductions de Balzac, Zola, Mauriac, Sartre, Camus, Sagan font bon ménage avec des bouquins russes techniques et politiques. Le Docteur Jivago a été publié puis interdit.
 
Les premières boutiques n'ouvrent qu'à 9 heures, mais autour de 8 heures, les premiers milk-bars ont levé leur grille. On s'est précipité dans la queue, si vite formée que, passés à la caisse et au guichet, il n'y avait déjà plus de places assises. Le nez au mur comme des chevaux à la mangeoire, on avale la soupe au lait et macaroni avec une saucisse et des oeufs.
 
CANTIQUES RÉVOLUTIONNAIRES OU RÉVOLUTION PIEUSE
 
Reçus chez des amis de Paul ; visite mieux appréciée d'un Poznan ensoleillé. L'allure des lourds bâtiments officiels en solides pierres grises rappelle l'influence allemande qu'on retrouve dans la propreté des rues ; les piétons et le trafic sont plus disciplinés qu'à Varsovie.
 
Le soir, on discute entre hommes ; toujours leur sale politique, protestent les femmes, préférant encore papoter après quinze ans de socialisme. Le beau-père, vieil ouvrier consciencieux, à l'accent du Nord, habitué à l'organisation rationnelle des usines françaises où il travailla longtemps, souffre de l'habitude qu'ont prise les Polonais pendant la guerre de se «débrouiller». Comme les salaires permettent difficilement de vivre, ils continuent.
 
- Où est cette moralité socialiste, ce sentiment que l'usine nous appartient ? Partout on resquille. Ce bout de cuivre est à nous, je le vends et ne vole personne. Pourquoi nos machines ne sont-elles pas utilisées au maximum ? Nous avons des temps morts, des malfaçons, des difficultés de coopération entre les entreprises. Pourquoi notre productivité individuelle est-elle inférieure aux entreprises capitalistes ?
 
- Nous ne sommes pas de bons organisateurs, nous avons peu de cadres moyens. Ils n'ont pas assez de compétence, d'initiative, de sens de leurs responsabilités. C'est le j' m'enfoutisme, la mode est de critiquer, de rigoler de la phraséologie communiste, pleine de slogans ronflants. On a honte de faire du zèle pour la Pologne populaire, parce que naïfs sont ceux qui y croient, et que nous travaillerions pour les Russes.
 
- Rappelez-vous ici à Poznan en juin 56, le mécontentement justifié des ouvriers, la production augmentée de 25%, les salaires de 3 % seulement, avec des retenues, des primes non payées, l'émulation socialiste imposée, les normes relevées, les difficultés de logement, de ravitaillement, le favoritisme pour les membres du Parti et tous ces meetings qui ne plaisaient pas aux pères de famille Nos manifestations spontanées étaient dirigées contre les Russes et la carence des officiels. Les vieux compagnons disaient aux jeunes de ne pas marcher sur les pelouses, les chants révolutionnaires alternaient avec les cantiques. On s'est attaqué à la station radio de brouillage et à la détestée police secrète symbolisant toutes deux la dictature stalinienne.
 
- Après 56, on a tous soutenu Gomulka, mais on est déçu à nouveau, parce qu'on ne juge pas un système sur de belles théories ni sur des statistiques mirobolantes prouvant le contraire de l'évidence mais sur ce que nous, ouvriers, pourrons trouver sur notre table, acheter dans nos magasins. Or, notre standard de vie ne monte pas depuis dix ans, on a l'impression d'être sacrifiés pour les générations futures, sans nous avoir demandé notre avis.
 
Son beau-fils Stéfan, posé, optimiste, militant du Parti dans son usine, lui répond, me prenant à témoin et sortant des chiffres de ses brochures :
- Tu as en partie raison, mais tu n'es pas objectif, tu ne tiens pas compte de l'histoire. Rappelle-toi la situation dramatique où l'on a pris la Pologne. Notre pays trois fois ravagé par les batailles de 1939, 1941 et 1944. Varsovie et des dizaines de villes rasées, des milliers de villages incendiés, 480 000 fermes détruites, 6 millions de morts, l'intelligentsia décapitée 700 professeurs d'Université, 1 000 de lycée, 4 000 instituteurs, 7 000 médecins, juges, architectes disparus.
 
- Dans l'entre-deux guerres, nos capitalistes avaient très peu modernisé leur économie. On se heurtait à la froide réalité des chiffres. Nous n'avions pas de capitaux, de machines, de cadres du Parti. Malgré les bandes d'opposants, les sabotages d'anciens collabos, la non-coopération de paysans mal guidés, l'opposition étrangère, il s'agissait de transformer les structures économiques d'un pays agricole ruiné et d'en faire une grande nation moderne et industrialisée.
 
- Pense d'abord à l'immense effort de reconstruction réalisé par les gars du bâtiment ; avec leurs mains nues et leur extraordinaire endurance au boulot, ils ont remis la Pologne debout. Et le chômage ? 5 millions de sans-travail en 1937, 150 000 paysans poussés chaque année à partir pour l'étranger. Nous l'avons éliminé par l'implantation d'une industrie indispensable à tout pays moderne, grâce à l'aide en machines et techniciens de l'U.R.S.S. Ça nous a coûté beaucoup d'investissements et de sacrifices dont nous commençons à tirer profit.
 
- Pourtant notre classe ouvrière passée de 850 00 en 1937 à 2 700 000 en 55, avec 60 % de moins de trente ans, venait droit des campagnes, avec une instruction élémentaire, sans conscience politique, sans formation professionnelle, sans habitude de travail à l'usine, l'abandonnant pour moissonner son lopin de terre, changeant d'emploi, cherchant les mieux payés. De ces déracinés il a fallu faire des spécialistes, des contremaîtres, des ingénieurs, leur apprendre ce qu'était le socialisme.
 
- Voyons les résultats : en plus d'un rythme rapide d'investissements et d'accroissement du revenu national, nous produisons six fois plus d'électricité qu'avant-guerre, nous sortons cinq fois plus d'ingénieurs et techniciens, nous avons triplé la production de charbon, d'acier, de ciment. On exporte des machines fabriquées en Pologne. Nous produisons annuellement : 25 000 camions, 14 ooo voitures, 5 000 tracteurs, 1 500 bus, 13 000 wagons, 144 locos, 52 bateaux. Nous avons cinq fois plus de radios, on voyage quatre fois plus. Nous avons triplé le nombre des lits d'hôpitaux, des médecins, des livres, des salles de cinéma. En 1961, nous aurons...
 
Le beau-père coupe
- Tu parles comme les bonzes du Parti, nous produirons, élèverons, améliorerons, consacrerons, toujours plus tard. Je préfère le passé. En 1957, nous n'avions pour 1 000 habitants que 84 radios, 55 vélos, 29 machines à coudre, 8 à laver, 12 motos, 1 télé, 1 frigidaire, 2 voitures. Et ces bagnoles coûtent cher, pour leur qualité ! la Micrus, 1 million de francs, la Warzawa 2 400 000 seule la moto est abordable à 140 000.
 
Stéfan continue pour moi :
Nos journées d'Octobre 56 ont marqué la fin de l'influence soviétique, du centralisme excessif, des statistiques trompeuses, du bourrage de crâne, de l'optimisme à tout prix. Nous disons la vérité aux masses, il règne un climat de liberté. Nous avons aussi bouleversé les relations maîtres esclaves d'autrefois. Sur un pied d'égalité avec le directeur, les ouvriers du Parti et du Syndicat gèrent les usines. Nous, prolétaires, sommes élus conseillers, maires, députés. Malheureusement la guerre froide ralentit nos progrès, nous oblige à consacrer 20 % de notre budget à la défense. Et nous n'exploitons pas de colonies, solidaires des travailleurs du monde entier nous aidons les pays frères du Viet-minh et de la Corée du Nord.
 
- Enfin juge-t-on une société uniquement sur son standard de vie ? Et tout ce que nous faisons pour l'enfance ? Les crèches, les allocations, la mortalité infantile baissée de moitié, les maisons de repos pour travailleurs, l'extension du tourisme, des sports (où l'on se classe troisième aux championnats d'Europe quand la France est huitième).
 
Mais c'est dans l'accès des masses à la Culture qu'est notre plus belle réalisation. Les cours du soir à l'usine et par correspondance, les Universités ouvrières, les Parcs de la Culture, les Maisons de jeunes (aucune à Nantes, cinq à Bétum pour une même population). Dans chaque ville et village, nous éveillons le désir de se cultiver, popularisons la littérature, la musique, la peinture, les arts. Dans les usines, on crée des troupes de théâtre, de ballets, des orchestres. Avec la disparition des 5 500 000 illettrés, c'est la création partout de bibliothèques, la présentation de spectacles de qualité à bon marché. Nous avons trois fois plus d'étudiants qu'avant-guerre, dont 48 % issus de la classe travailleuse.
 
- Mais nous avons la folie des grandeurs, nous comparons la Pologne aux pays capitalistes riches : U.S.A., Allemagne, France, mais, et la Grèce, la Turquie, l'Espagne ? Arriérés comme nous étions, comme nous serions restés, avec le capitalisme. Patiemment nous rattrapons ce retard accumulé pendant des siècles. J'admets qu'à côté de gigantesques réalisations, de nombreuses erreurs nous ont coûté très cher. Le socialisme ne s'expérimente pas sur des cobayes, ça ne se refait pas en laboratoire, nos fautes sont vécues dans la chair et le coeur de millions d'êtres. Il ne suffit pas de changer les structures pour transformer un peuple très enraciné dans sa culture, ses habitudes, son caractère ; un égoïste et ignorant ne devient pas bon et cultivé en un an ni même en dix. L'homme socialiste est le résultat d'un travail de très longue haleine à reprendre à zéro à chaque naissance.
 
- Mais un retour à l'inefficacité des 15 Partis et à l'immobilisme d'avant est impensable. Notre pays n'est pas devenu ce que nous rêvions mais nous avons une société plus juste, sans Monte-Carlo, ni boîtes de nuit, sans luxe inouï côtoyant des misères noires, où notre vie est plus riche d'espoirs, dans une Pologne nouvelle qui est là pour rester.
 
VACHES DE KOULAKS
 
Grâce à un mot de Stéfan, nous débarquons dans l'imposante ferme d'État de Borowo. Le camarade-responsable, un grand paysan mince, d'allure énergique, bottes de cheval et moustache, nous embauche pour les moissons. Derrière ses longues jambes nous trottons et visitons 840 hectares, 5 tracteurs russes fabriqués en Pologne, 4 camions, 140 ouvriers habillés un peu comme chez nous, pantalons rayés, pulls reprisés, vestes aux poches fatiguées, bottes, larges casquettes.
 
On ouvre de grands yeux sur les immenses bâtiments de brique bien alignés autour de l'imposante cour carrée, longues étables pleines de vaches bien soignées, spacieuses écuries élevant des chevaux de course, étables où l'on ne dit plus sale comme un cochon, granges où doivent disparaître des montagnes de gerbes, serres où sont choyés des oeillets polonais, cages-piscines où sont élevés de timides castors, collines de fumier desservies par rails et wagonnets, enfin institut de recherches étudiant des variétés de blé et des graines pour l'huile.
 
Dans les champs de blé, de seigle, d'orge, d'avoine, on se joint à la course entre les paysannes. Toutes en foulard hermétiquement noué, manches roulées sur des bras musclés, robes ou pantalons bien remplis. Elles attrapent deux ou trois gerbes à la fois, les mettent en tas et en ligne. Notre contremaître le «brigadir», un vieux bonhomme de paysan, au cuir tanné, rit dans sa moustache, rectifie inlassablement l'équilibre, l'alignement des meulons.
 
Une vieille carriole apporte le casse-croûte et un bidon d'ersatz baptisé café. Les tractoristes en panne, attendant une pièce de rechange, viennent baratiner les filles mais se lancent dans une vive discussion.
- Il faut amener le café dans la plus belle charrette, montrer à l'étranger ce qu'on a de mieux.
- Pourquoi bluffer ? Il voit ce qu'on a au hangar, ce n'est plus la période stalinienne.
 
Qu'il était loin le petit déjeuner d'œufs fromage, confiture ! Torse nu, mains terreuses, assis sur les gerbes, on se jette sur les tomates, oignons, saucisson et pain de seigle. Les Polonais font la journée de rang. Après le travail, on attaque comme des loups le copieux dîner de bouillon de légumes versé sur des nouilles cuites à part, suivi de côtes de porc panées avec patates, betteraves, concombres en salade, le tout sans boire. Je renonce à demander de l'eau, en donner ne se faisant pas. Comme dessert, thé léger, jus de pommes cuites et vers 8 heures le dernier acte du programme : fromage et saucisson.
 
Stanislas, travaillant avec nous, nous invite dans sa petite maison de brique fournie par la ferme, derrière son jardin, deux chambres, une cuisine, une belle armoire à glace près du monumental poêle à carreaux de faïence, une commode peinturlurée vert et rouge, une écrémeuse à bras, une Sainte Vierge. Il nous reçoit autour d'une lampe à pétrole et des traditionnels 125 grammes de vodka.
 
- Avec ma vache dont je paie la nourriture dans l'étable commune, mes 4 cochons, le travail de ma femme et mes heures supplémentaires, on joint les deux bouts. Avant je trimais dans cette même ferme pour un gros propriétaire allemand qui avait le château et toutes les terres autour. La réforme agraire a nationalisé les exploitations de plus de 100 hectares 6 millions d'hectares ont été distribués entre 900.000 familles.
 
- Maintenant je donne mon point de vue sur la gestion de notre ferme. Des maisons sont bâties pour nous. Aux vacances dernières pour la première fois de ma vie je suis allé à Varsovie voir la fête des moissons. Au lieu de patates et de pain, on mange : viande, œufs, beurre, sucre, café, lait ; on dépense plus pour l'habillement ; on est assuré ; l'enseignement dans les écoles s'est amélioré ; 21 % des étudiants des universités sont fils de paysans. Regardez cette photo, c'est mon gars ingénieur à Poznan. C'est le premier homme instruit de la famille après combien de générations de paysans ?
 
Le lendemain soir, autre son de cloche chez Yatsek.
- Ils baptisaient «koulak» le bon paysan «exploitant» ses deux ouvriers. Ils les ont rassemblés de force dans leurs coopératives, les bénéfices étaient partagés en fonction des terres et troupeaux amenés. Alors, ils travaillaient sans ardeur. En 1956, 90% des coopératives sont redevenues exploitations privées. Dans les fermes d'État, gérées par d'incapables bureaucrates du Parti, les ouvriers étaient si mal payés qu'ils resquillaient pour vivre. Les tractoristes rémunérés à l'hectare faisaient leurs normes en ne grattant que la surface. Beaucoup désertaient les campagnes pour les gros salaires des usines. De 68 % en 1946, la population des campagnes est tombée à 57 % en 55. On ensemençait, mais il n'y avait pas assez de bras pour les récoltes. Dans la Pologne sous-alimentée, des moissons ont pourri sur pied. C'étaient les petites exploitations qui devaient compenser la gabegie des nationalisées. De pays exportateur de produits agricoles, on est devenu importateur. Malgré les subventions et les machines, en 1960, les fermes d'Etat sont en dette de 60 milliards de francs et ont des rendements inférieurs aux exploitations privées.
 
CATHOLICISME PUDIQUE D'UNE CELLULE
 
Piotr, secrétaire de la cellule du Parti dans la ferme, parle carrément «Depuis octobre 56 les choses ont beaucoup évolué. Les petits paysans ne sont plus tenus de livrer leurs récoltes contre semences et outils. Le rendement à l'hectare augmente, de grosses sommes sont investies en machines, bâtiments, engrais, irrigation. Nos 50 % de villages sans électricité seront électrifiés en 1970.
 
Voulez-vous des chiffres ? Sur nos 310 000 kilomètres carrés, 65 % des terres sont cultivées par 2 875 000 exploitations dont 77 % sont privées, 12 % fermes d'État, 9 % coopératives. Malheureusement la réforme agraire, surtout dans le Sud, a morcelé nos terres en trop petites fermes, 23 % cultivent moins de deux hectares, 36% de 2 à 5, 30 % de 5 à 10 hectares et seulement 10 % au-dessus de 10. Par suite, beaucoup de paysans travaillent de façon primitive 30 % moissonnent à la faux, un million n'ont même pas de cheval.
 
- Nos villages sont encore trop peuplés, il faut attirer vers l'industrie les fermiers pauvres. Oui, la collectivisation menée par des militants peu compétents a profondément déçu les paysans, mais il faut vaincre leur conservatisme inné, leur méfiance du régime, former de meilleurs cultivateurs, remembrer les terres, prouver aux fermiers traditionalistes que la collectivisation augmenterait les rendements et leur standard de vie. Si l'agriculture stagnante est un point noir, les paysans sont les bénéficiaires du système ; ils ont réalisé leur rêve, possèdent des terres, mangent bien, sont mieux logés. Enfin, j'ai confiance dans Gomulka ; comme nous c'est un paysan et il connaît nos problèmes.
 
Rangs après rangs, champs après champs, jours après jours, nous alignons nos gerbes, luttant de vitesse avec les pluies annoncées à la radio. Partout à l'horizon, la moisson bat son plein, tous les bras sont mobilisés, des brigades de volontaires, ouvriers, étudiants, soldats sont arrivées en renfort. Les faucheuses tirées par les tracteurs tournent infatigablement en rond, toujours plus près du centre, où finissent d'onduler les dernières vagues jaune pâle. Puis les files de longues charrettes sur quatre roues, tirées par deux chevaux, font la navette entre nos poétiques meulons et les énormes meules élevées par des chaînes de paysannes faisant voltiger les lourdes gerbes, de fourche en fourche, jusqu'aux hommes, là-haut, arrangeant les bords.
 
Ça me tentait, ces belles envolées de gerbes, jusqu'au jour où, toute la moisson mise en lignes, le camarade-chef, toujours dans sa carriole courant au trot à travers champs, est venu nous dire de rentrer la récolte. Si j'étais heureux ! Maillon d'une bonne chaîne de paysannes où, de fourche en fourche, de la charrette au fond de la grange, tout est lancé, rattrapé en beauté. Elles travaillaient en souplesse, de vraies machines tournant bien rond.
 
Mais après avoir vu pendant des, heures, ces maudites gerbes venir se piquer toutes seules sur ma fourche, je les sentais devenir de plomb, et mes bras de coton. Où récupérer l'énergie de les balancer à ma voisine ? D'interminables journées, bouffant des nuages de poussière, serrant les dents, comptant les gerbes, j'ai tenu. Mais le soir, j'étais à ramasser à la petite cuillère.
 
Dimanche !
Sur les routes ombragées, pavées de petits galets ronds, les bicyclettes escortent les carrioles lourdement chargées de cargaisons endimanchées où le sombre domine. Les cloches, à toute volée, appellent les fidèles. L'église en brique rouge, blanchie intérieurement, est pleine à craquer et ça enfourne toujours, allées, coins, recoins sont envahis, ça déborde sous le porche, puis dehors. Les petites têtes blondes devant, hommes à droite, femmes à gauche, les vieux assis, les jeunes debout dans le fond. Jusqu'à la cellule du Parti de notre ferme, secrétaire en tête, qui est là. derrière un pilier.
 
Les confessionnaux, une planche perforée avec une chaise de chaque côté, fonctionnent en permanence sous les grands tableaux et naïves statues peinturlurées. L'autel est enseveli sous les fleurs et les cierges. Et ils y participent, la vivent leur messe, une heure durant, debout, à genoux, priant, chantant dans une chaude atmosphère de fête !
 
Mains dans les poches, les gars aux larges casquettes regardent sortir les groupes de filles en tailleur, corsage nylon, petit sac et talons hauts ; les femmes aux larges jupes bavardent par âge ; les vieilles en noir, s'appuient sur leur canne et se confient leurs derniers maux. Des gosses, gênés dans leurs beaux atours, enlèvent leurs souliers qui craquent et rentrent nu-pieds. Les charrettes repartent, laissant les jeunes au village. Ils discutent boxe, football, font de l'athlétisme, vont au cinéma, puis à la Maison de la Culture -autrefois le château du propriétaire de la région -allongés dans l'herbe du Parc, ils jouent aux cartes ou aux échecs pendant que les mères du bourg promènent leur poussette d'osier.
 
De la ville un groupe est venu animer une soirée de danses folkloriques. Comme Poznan est une région d'élevage de chevaux, les costumes tirent sur ceux des cochers d'autrefois, avec beaucoup de noir et de rouge. Pendant deux heures, les lourdes bottes ont sauté, couru, bondi, martelé le plancher, tantôt lourdes, tantôt légères, accompagnées des claquements et sifflements de leurs fouets, volant en l'air, faisant des ronds, animés de vie comme des serpents.
 
Puis l'infatigable orchestre entraîne jeunes, vieux, tout le monde, dans un bal endiablé où se mêlent valses, polkas, marches, vieilles danses polonaises ; le rock est aussi de la fête, sautillé avec moins de naturel que le reste, à la va comme je te pousse. Une bonne soirée, une ambiance saine et gaie, troublée sur la fin par une violente discussion politique.
 
«SPIRITUS SANCTUS»
 
De nouveau la route, le stop, comme une fleur nous cueillons notre premier camion pour Wroclaw -comprenez l'ex-Breslau. Dans un gros village tout en brique, arrêt buffet près d'un de ces kiosques établis partout, où l'on boit debout limonade, jus de fruits et bière. Les chauffeurs me tendent une chope d'un demi-litre, puis 250 grammes de vodka, commandés en mon honneur. Refuser ? Briser ce lien qu'ils essaient de créer ? Semeur d'amitié, j'avale ma pilule à jeun, à la cosaque, buvant avec tous les consommateurs enthousiastes, à la France, la Pologne, la Paix. Brr ! La compréhension internationale a parfois de ces exigences !
 
Le soir, nouvel arrêt dans un patelin pour nous offrir un repas au café-restaurant. Une grande salle aux peintures ternes, pleine d'hommes aux vêtements usagés, parlant fort, à la gaieté triste, affalés par tablées de quatre, isolés chacun dans son rêve, le regard absent. Bière et vodka coulent à flot, tachent le plancher huilé, noirâtre, finissent dans les waters à l'odeur irrespirable où se délectent les mouches.
 
Le comptoir est assailli par les plus assoiffés. Les serveuses en blouses noires, débordées, trop courtisées par des soupirants à la vodka tendre, deviennent méprisantes avec le client. En attendant longtemps nos côtes panées sur des nappes douteuses et rapiécées, nos chauffeurs nous ont offert du Spiritus, le tord-boyaux national, du 96° qui vous incendie les tripes et que certains boivent à pleins verres.
 
Breslau. Par des rues presque noires, nous débarquons chez une sœur de Krystyna, Mme Sikovski. Ils vivent à cinq dans une pièce, à quatre familles dans l'appartement, cuisine et salle d'eau communes ; c'est une solution habituelle, vu la crise du logement. Pourtant, pas question de dormir par terre ; couché entre Paul et son beau-frère, j'apprécie quand même l'hospitalité polonaise.
 
A 6 h. 30, Sikovski et sa femme sont partis pour l'usine, ils sont rentrés vidés à 17 heures, après les prises d'assaut pour d'interminables trajets en tramways bondés. Avec Madame, pendant deux heures, on a fait la queue partout, de l'épicerie au pain, des légumes à la charcuterie. Les magasins sont bien pourvus, mais il faut se contenter de ce qu'il y a. On voulait des beefsteacks, on est revenu avec du porc. Il n'y a pas assez de boutiques, les lentes serveuses défoulent leur mauvaise humeur sur le client patient. Pendant ce temps, Sikovski répare des cuisinières dans le quartier, ça aide à boucler les fins de mois.
 
Pour la ménagère, le repas vite préparé sur un réchaud, il reste la vaisselle, la lessive, trois fillettes à s'occuper. Deux salaires par famille ne sont pas de trop, beaucoup font des heures supplémentaires. Et ces difficultés de la vie quotidienne durent depuis 1939. Ii ne faut donc pas s'étonner de voir les Polonais crier, se quereller facilement, ils sont fatigués, énervés. Malgré cela, ils restent chaleureux, courtois, sentimentaux, hospitaliers.
 
Dimanche : balade en ville ; parlant tous à la fois, mélangeant polonais et français, ils me content un passionnant cours d'histoire. En 1945 les Allemands, retranchés dans le centre de Breslau, résistèrent trois mois à l'Armée Rouge, quartier par quartier, chaque maison prise d'assaut, enlevée étage par étage, souvent au corps à corps. L'armistice signé, ils s'y battaient encore.
 
Devenue polonaise et rebaptisée Wroclaw la ville n'était que ruines. De l'Est du pays sont venus 400 000 paysans frustes, aux moeurs brutales, buvant sec. Il y a cinq ans, sortir seul dans ces rues noires, serpentant entre des monceaux de ruines, était risqué ; quittant la nuit les caves où ils se cachaient, des pillards vivant de rapines et de marché noir dévalisaient les passants, enlevaient les femmes. La police, mieux équipée contre les délits politiques, n'osait s'aventurer dans ces ruelles coupe-gorge.
 
Aujourd'hui, les bandits éliminés, la ville est un immense chantier. Partout des échafaudages sont montés devant ce qui peut être réparé ; même des églises sont restaurées ou reconstruites au frais du gouvernement. Dans la banlieue, beaucoup de logements neufs sont bâtis par longs blocs de quatre étages autour de leur parc d'enfants. On les monte presque tous en brique, les parpaings et le béton sont rares. Dans les appartements, qui n'ont pas le fini de l'Occident, l'électricien creuse souvent ses trous quand le plâtrier a fini ses murs. Les logements sont étroits, pas très bien conçus, mais bon marché. C'est dommage que les Polonais se contentent d'y camper ; est-ce l'incertitude du lendemain, la pauvreté des magasins ? Aux murs souvent nus, au lieu de ces criards chromos religieux, des peintures claires et quelques bricoles donneraient un cadre intime et personnel.
 
A côté de cet immense effort, que de quartiers entiers réduits à des terrains vagues où pousse une herbe rare, que de ruines, de maisons pleines de gravats ! Ils rappellent l'incalculable tribut que la Pologne a payé à la guerre, le plus lourd de tous les pays d'Europe. Et les villes se reconstruisent, mais les 6 millions de morts, un Polonais sur cinq disparu ? Si à l'Ouest la guerre a été une affaire relativement codifiée, à l'Est ce fut un des plus terribles cataclysmes de l'Histoire, des peuples entiers condamnés à disparaître, des millions de femmes et d'enfants scientifiquement exterminés, des otages arrêtés et fusillés en pleine rue...
 
Certains disent : «Assez de ces histoires», mais nous n'avons pas le droit d'oublier, il faut au contraire dire et redire ces millions de litres de sang, innocent versé, ces multitudes de vies d'hommes non vécues, ces rivières de larmes pleurées par des millions de mères inconsolables... Il faut le répéter à ces généraux en mal de gloire, à ces ministres aveugles, à ces soi-disant savants qui, quinze ans après, au lieu de se pencher sur la misère des pays sous-développés, calculent les chances éventuelles d'une dernière «der des der ».
 
LES PUCES SOCIALISTES
 
Avec Paul nous achetons des pommes au grand marché installé sur un quartier rasé. Les vendeurs à l'air honnête ont leur prix marqué sur leur petit étalage de fruits et légumes. Des marchands de soupe vous tendent leur assiette fumante à consommer sur place ; des paysannes voient leurs volailles palpées par bien des mains avant de trouver preneur. Le côté foire aux puces est moins reluisant, un fouillis de cahutes, privées ou nationalisées, rafistolées de planches et de tôles, où, sur un sol noirâtre, des camelots vous offrent des nippes d'occasion, des bouts de cuir, phonos, vélos, chapelets, chromos éblouissants.
 
Côté marché parallèle, une haie de types à la tête de l'emploi proposent une montre, un stylo, des ciseaux, un soutien-go... mais trafiquent en dessous dollars et tout ce qui rapporte gros. Toujours sur le qui-vive, ils sont prêts à détaler à toute pompe avant la rafle des miliciens. Des durs, installés au soleil, sifflent de bouche en bouche leurs 250 grammes, à longs coups de clairon à la cosaque.
 
Souvent on me questionne sur la frontière «Oder-Neisse». J'en demande à Paul l'explication :
- Malgré les affirmations de notre gouvernement, nous hésitions à reconstruire les villes, les paysans craignaient de s'établir sur ces ex-terres de Poméranie, Silésie, Prusse Orientale, prises à l'Allemagne par les accords de Potsdam et données à la Pologne en échange de nos régions de l'Est «cédées» à l'U.R.S.S. Depuis quatre ans, d'importants crédits sont consacrés au développement de ces «territoires de l'Ouest» où 7 200 000 colons, dont la moitié d'enfants se sont implantés.»
 
Mais nous redoutons l'Allemagne revancharde d'Adenauer, nous n'avons pas repris les relations diplomatiques avec elle. Même les Allemands de l'Est, malgré leurs déclarations, restent pour nous des Allemands. Pourtant remettre en question ces frontières «Oder-Neisse», vouloir nous amputer du tiers de notre actuel territoire serait nous rejeter dans les bras de l'U.R.S.S. et risquer une troisième guerre mondiale.
 
Après le dîner, Sikovski exhale son ressentiment
- Dans quel pays les restaurants sont-ils déficitaires ? Chez nous, certains le sont ; ils sont peut-être bon marché, mais les garçons te font attendre une demi-heure ; toujours «l'autre» doit te servir. Ils te mettent de l'eau dans le lait, leur famille se nourrit sur les portions des clients. Continuellement notre presse accuse leurs gérants d'escroqueries ; il faudrait autant de contrôleurs que de gérants et autant de super-contrôleurs que de contrôleurs...
 
Et notre bureaucratie ! Si tu savais quelle patience d'ange et quelle volonté sont indispensables pour affronter les interminables formalités d'obtention d'un passeport ! Combien d'heures, de jours, de semaines à passer en queues à un premier guichet, démarches à un second, attentes à un troisième ! De tel service être expédié à tel autre, face à des bureaucrates ne prenant pas de responsabilités, te renvoyant au supérieur qui doit tout décider, parce qu'il te manque toujours une signature, l'ultime coup de tampon !
 
Plus objectivement, Paul continue
- Avant 56 nous ne rêvions même pas sortir de Pologne, maintenant, après plusieurs mois, nous obtenons en général le passeport. En groupes organisés nous allons en U.R.S.S., Roumanie, Tchécoslovaquie. Nous préférons l'Ouest, mais c'est très cher. Aux 100 000 francs (3) du passeport, ajoute les 20 000 francs du voyage à fournir en devises puis la difficulté d'obtenir le visa occidental et tu pars avec 2 000 francs en poche. Certains choisissent la liberté, sans être contre le régime, beaucoup de Polonais désirent connaître la vie facile de l'Ouest qu'ils imaginent être un paradis où l'or pousse entre les pavés. Certains reviennent bien désenchantés.
 
OÙ IL Y A PLUS DE MESSES QUE DE BAL
 
En Pologne, nous roulons en stop à 30 kilomètres-heure de moyenne, si nous tenons compte de l'attente pour le bon camion, du temps pour sortir des villes, des soupes pour nous réchauffer, des coups d'oeil aux églises et autres curiosités. Ça fait 300 kilomètres pour une honnête journée de travail. Sauf le jour où, bouclés dans le noir d'un fourgon, à bestiaux, nous comprenons, une fois délivrés, notre erreur de direction. Nous marchons 15 bornes dare-dare, rattrapons la bonne route, bondissons dans un camion militaire, mais arrivons trop tard pour réveiller les amis qui doivent nous héberger à Bétum.
 
Le dortoir signalé par un milicien est fermé ; les deux hôtels sont comme d'habitude pleins jusqu'aux couloirs. La gare ? Poznan nous avait suffi. Nous préférons bivouaquer en campagne, d'autant plus que les nombreux ivrognes croisés nous encouragent peu à trainer dans les rues. Les femmes seules rasent les murs, courant s'ils les accostent ; que dire à une force brutale qui n'a plus de raison ? Ils se rabattent sur une dizaine de filles qui ne les fuient pas, les attendent même, entourées d'un cercle d'indécis. Arrêtées, condamnées, libérées, elles recommencent, et qui les remplacerait ?
 
Paul m'explique, en attendant le tram :
- Rares sont les gars ne buvant pas, nous résistons mal à l'émulation, c'est une si vieille tradition slave de boire la vodka... Et qu'avons-nous d'autre ? Une bière mauvaise, des orangeades synthétiques, pas de bons vins. En 1943, les Allemands payaient en vodka 50 % de leurs réquisitions aux paysans.
- Mais le gouvernement produit, vend cet alcool, n'est-il pas responsable ?
- «Ils» en ont interdit le commerce les samedis et dimanches, diminué les points de vente, monté les prix, forcé les restaurants à n'en servir qu'avec les repas. A Varsovie ils ramassent les ivrognes dans la rue, les couchent, les mettent sous camisole de force et leur font payer 5 ooo francs la nuit ; c'est l' «hôtel le plus cher de Pologne» !
Pourtant notre consommation annuelle de 71 millions de litres d'alcool pur n'a diminué que de 5%. Nous luttons aussi contre une production illégale de mauvaise qualité. Et, après vingt et un ans de vie difficile, boire c'est une détente plus satisfaisante que des distractions culturelles, c'est une évasion devant les problèmes, le désenchantement, l'incertitude du lendemain.
 
Le dernier tram nous sortant de cette ville industrielle est un «tramway nommé désir» : que des hommes dont on lit la faim dans le regard, dévorant des yeux la jeune receveuse. On sème la meute, dépasse les dernières maisons, voici les champs, un pré, des taches sombres, des meules ! Installés comme des princes, on s'endort avec matelas et édredon de foin, gardés là-haut par des milliers de fidèles veilleuses.
 
Qu'il fait bon s'éveiller au chant des oiseaux polonais, s'étirer sous un plafond tout neuf, s'emplir les poumons d'un air sentant l'herbe, la terre, qui, frisquet à point, nous fouette le sang ! Les derniers filets de brume s'envolent ; nu-pieds dans la rosée, Krystyna peigne ses longs cheveux. Les sacs bouclés, on repart en chantant au boulot.
 
Par de jolies petites routes longeant champs et meules de blé, prés et meulons de foin, forêts et grands arbres, nous grimpons vers Czestochowa, le Lourdes polonais et le bastion du clergé. Charrettes, tracteurs, tout nous est bon pour progresser, jusqu'à ce que, dans un vieux camion tchèque, couché sur son énorme volant, le chauffeur embraye sur ce qui lui tient à coeur la perfidie de l'Église.
 
- Dans la Pologne populaire, moi, membre du Parti, voir mon fils, qui n'est pas croyant, être humilié, raillé, dans son école où des curés payés par le gouvernement enseignent le catéchisme dans des classes ornées de crucifix, où ils prient avant et après les leçons ! Voir notre instituteur laïc, battu par des mégères fanatiques, déménagé du village en brouette ! Quand ma femme est toujours fourrée à l'église, à genoux devant les prêtres et que ma fille aînée est catholique de Pax, voyez d'ici les discussions à la maison ! ! !
 
- Dans les campagnes, nous ne les tolérons plus et ils nous persécutent, ces catholiques, fanatiques et mal guidés. Dans de perfides sermons dignes du moyen âge, les curés de village assimilent le Parti au diable, excitent le nationalisme des paysans contre les communistes et les Russes. Ici, à Czestochowa, sans passer par la censure, des moines ont édité des tracts appelant les catholiques à lutter contre l'avortement. Ces provocateurs en robe ont été arrêtés. Leurs abbés ne s'endorment pas, ils emmènent gratuitement à la montagne des jeunes qu'ils endoctrinent. Leurs groupements se reforment sous le couvert d'organisations professionnelles.
 
- Réalisent-ils la difficile situation polonaise ? Au lieu de faire bloc autour de Gomuika, ils lui mettent des bâtons dans les roues. Déjà les durs du Parti disent : «Voyez l'usage que l'Église fait de votre liberté, revenons à la dictature du prolétariat. Les Soviétiques, face aux maladresses catholiques, risquent aussi de nous proposer un durcissement.
 
En nous quittant il crie :
- Y a plus de messes que de bals ici camarades, n'y traînez pas, dovidzénia ! (4)
 
CURÉS ROUGES ET DOUBLE FOI
 
Tassés dans la foule des pèlerins remplissant l'air de cantiques, nous grimpons lentement des rues rappelant Lourdes, bordées de centaines de boutiques offrant médailles, chapelets et souvenirs religieux à faire bénir. Prêtres, crucifix et bannières en tête, toujours de nouveaux villages se mêlent à la multitude. Nous franchissons les murailles de cet ancien monastère fortifié. Sur les genoux, les yeux au ciel, des femmes âgées se traînent ainsi vers le sanctuaire, d'autres s'étendent bras en croix demandant des grâces, des milliers de chapelets sont égrenés, les confessionnaux en plein air travaillent à la chaîne. Dans la pénombre de la chapelle dédiée à la Vierge noire de Czestochowa, entre ses murs tapissés de remerciements, de béquilles, d'ex-voto d'or et d'argent, les pèlerins en extase contemplent à genoux la messe de leur vie.
 
A l'ombre de grands arbres, au pied d'une statue de Marie, des groupes viennent écouter le sermon d'un moine de Czestochowa, tout de blanc vêtu, qui prêche sur un rocher, bras en croix puis mains jointes, enfin bénissant la foule, pendue à ses lèvres et qui ne contrôle plus ses pleurs et sanglots. Emus pour longtemps, ils regagnent leur lointaine ferme.
 
Ses bénédictions distribuées, ses doigts baisés par des douzaines de dévotes, le prédicateur m'accorde un entretien en français ; digne, bedonnant, un sourire professionnel dans un visage bien rond aux bonnes joues roses, il parle mains croisées d'une belle voix grave habituée au prêche :
- Mon bon monsieur, dans quelles difficultés nous débattions-nous pendant cette terrible période stalinienne ! Comme durant les cent cinquante années où la Pologne était rayée de la carte européenne, l'Église continuait d'être le foyer de notre patriotisme. Les prêtres et le clergé symbolisaient devant l'occupation russe et marxiste l'âme de la résistance polonaise. Jusqu'à des non-croyants témoignaient leur hostilité au régime en assistant à la messe. Ces épreuves ont renforcé la foi des Polonais, les catholiques par intérêt s'écartent, cette lutte est pour nous une question de survie ou de mort.
 
Craignant de trop en dire, il nous parle de l'histoire de son cloître : «En 1656, 46 moines et 200 soldats résistèrent soixante jours à 20 000 Suédois. La Vierge miraculeuse, la Jeanne d'Arc polonaise, détournait les projectiles ennemis. Ce siège levé, un jour de Noël, déclencha l'insurrection contre les Russes, les Tartares, et les Hongrois, venus démanteler le pays. Ainsi Czestochowa est devenu le symbole de notre nationalisme et la Sainte Vierge a été couronnée Reine de Pologne jusqu'à la fin des temps. Nous célébrons cette année ce tricentenaire miraculeux et le millénaire du baptême de notre pays.»
 
Sur la route de Cracovie, un journaliste stoppé nous brosse un tableau des relations Église-Parti. :
- Après l'idyllique période 1945-48, où Biérout et le cardinal assistaient ensemble à la Fête-Dieu et aux défilés de l'Armée Rouge, c'est de 48 à 56 les multiples attaques pour éliminer l'Église. Évêques et curés étaient jugés comme des malfaiteurs en des procès spectaculaires. A chaque ecclésiastique «noir» était adjoint un membre du Parti, curé "rouge» tranchant des nominations, processions, sermons. Les grands biens de l'Église étaient confisqués, les petits séminaires fermés, les Mouvements de jeunesse religieux interdits, la presse catholique muselée, l'Université catholique de Lublin freinée. Les grands séminaires fonctionnaient avec deux fois trop de candidats, les églises regorgeaient de fidèles.
 
- En 56, tous les ecclésiastiques emprisonnés, ou condamnés à mort, ou congédiés pour raison de santé ont été réintégrés dans leur ex-fonction, les curés rouges supprimés, les petits séminaires réouverts, le catéchisme réintroduit dans les classes, les croix et prières ont suivi ; la presse religieuse a reparu avec des clubs professionnels, des sections de jeunes ; le tout accompagné contre les communistes de revanches catholiques, peu dignes du Christ.
 
- Depuis 58, nouvelle offensive communiste, coordonnée, plus dans les faits que dans les lois, avec ménagements pour le clergé paroissial en contact avec les fidèles, mais harcèlements contre les couvents et monastères, ces dangereux foyers de résistance catholique. On enregistre des perquisitions dans les séminaires, contrôle des réunions de prêtres, censure de la presse catholique, surveillance des groupements religieux, catéchisme et croix bannis dans les écoles, refus de construire une église à Nowa Huta, la nouvelle ville socialiste avec 100 000 habitants en majorité catholique, etc...
 
- Pourtant, dans notre pays pratiquant à 85%, où 50% des adhérents au Parti sont catholiques, une lutte à mort entre le clergé soutenu par le Vatican et le gouvernement aidé par les Russes est impossible. Mais un combat permanent est engagé avec périodes de luttes intenses et d'accalmies. Si le morceau est trop gros le gouvernement cède ; où le Parti est puissant l'Église recule.
 
- Après le mariage, où l'Église a dû accepter la cérémonie civile comme en France, l'actuel point de friction est l'avortement permis à toute future mère. Notre population est passée de 22 à 30 millions en quinze ans, les officiels s'inquiètent. Pour les besoins de ces 500 000 consommateurs supplémentaires annuellement, beaucoup d'investissements sont détournés de l'industrie et compromettent notre difficile redressement. Tout en parlant de maternité consciente, de méthode Ogino, les prêtres répondent «Si Dieu envoie des enfants, il donne aussi de quoi les nourrir» et ils défendent aux docteurs et infirmières de participer à ce crime qu'ils interdisent aux femmes.
 
- Vos églises françaises ne sont pas pleines, mais vous avez des prêtres-ouvriers, des intellectuels catholiques évoluant vite. Ici nos églises ne désemplissent pas, mais le vieux clergé très traditionaliste est trop prudent, tourné vers le passé, il se cantonne dans une défense réactionnaire. Nos curés de campagne, souvent fils de paysans, sont aussi de trop zélés anti-communistes, ne descendant pas de leur piédestal où ils jouissent d'un réel prestige. Alors, notre élite catholique est-elle à la hauteur ? La Pologne populaire restera, il faudrait proposer des solutions constructives et que, face à l'enthousiasme créateur des jeunes communistes, tienne solidement debout l'idéal social et progressiste du jeune catholique.
 
- Déjà, l'actuelle indifférence de la jeunesse est pire que les persécutions communistes. Il y a en ville beaucoup moins de candidats séminaristes qu'en 1956. Un sondage révèle que sur 100 jeunes 40 pratiquent, 30 croient seulement, 20 sont indifférents et 10 athées. La Pologne des jeunes n'est donc plus catholique à 85 %. Pourtant il reste ce capital énorme de foi, 1 500 000 pèlerins accourus du fin fond de toutes les campagnes polonaises, couchant et mangeant dans la boue sous la pluie battante pour le tricentenaire du miracle de Czestochowa. Cependant cette foi mystique est aussi cantonnée à l'église, séparée de la vie quotidienne, où les catholiques boivent, volent, se battent. Enfin, patience, disent les optimistes, le temps arrangera les choses, les régimes disparaissent, l'église du silence survit et survivra.
 
Puis Paul et notre chauffeur ont discuté de Pax, cet étrange et puissant mouvement catholique progressiste, fondé par Piacetski, l'ancien chef des fascistes polonais d'avant-guerre, libéré par les Russes en 45. Collaborant avec les communistes, bénéficiant d'importantes facilités, détenant le monopole de la vente des objets de piété, possédant de nombreuses petites usines, publiant des journaux et de très beaux livres, Pax a perdu de son influence en s'emparant des autres journaux catholiques durant la période stalinienne et en prenant position en 56 pour les Durs contre les Libéraux du Parti.
 
Mais il est encore très riche, structuré, discipliné, opportuniste pour étendre son influence ! Il pourrait être l'ossature d'un futur Parti, ou même d'un gouvernement ; le clergé le boude, mais la masse des fidèles continue d'acheter chapelets et missels marqués d'une belle croix Pax.
 
POLONAIS ÉCARTELÉS
 
En froid avec la jeune et dynamique Varsovie industrielle, Cracovie, l'ancienne capitale, vieille cité bourgeoise ayant peu souffert de la guerre, tourne au ralenti, fière de son château royal, de ses riches musées, de ses vieilles pierres où l'on respire l'atmosphère de la Pologne d'hier. Les églises visitées aux quatre coins du pays me semblaient bien banales, blanchies, surchargées de dorures, de trucs baroques ; mais ici, on trouve cette atmosphère de sérénité qui depuis des siècles a baigné, imprégné les pierres des cathédrales et incite à parler bas.
 
Un jeune architecte nous entendant parler français nous invite chez lui. Ancienne belle maison mal entretenue, deux pièces hautes de plafond, encombrées de meubles et de bibelots. Qu'est-ce qu'on a entendu comme doléances dans cette ex-famille bourgeoise ! :
La mère : «Avant-guerre, seul mon mari, ingénieur, travaillait, nous vivions bien. Aujourd'hui après sa journée, il prend des traductions ; je fais de la réfection de tableaux et gagne moins qu'un camionneur. Avec les salaires de nos enfants nous vivotons si difficilement qu'on ne peut pas rester honnête. Ayant nationalisé sans compensation nos commerces et industries, ils ont éliminé l'esprit d'entreprise, la concurrence. Le gérant-fonctionnaire d'un petit restaurant n'a pas l'initiative, ni le dynamisme du commerçant sacrifiant ses loisirs, travaillant sans répit pour lui et les siens. Ils ont fait de nous des bureaucrates au rendement minimum ! Dans notre appartement, réquisitionné, ils ont logé un homme sortant de prison et sa mère tuberculeuse qui nous volent tout !
 
Le fils enchaîne : «Ils dressent enfants contre parents, ils sapent la moralité des vieilles familles chrétiennes. N'étant pas fils d'ouvrier, pendant des années les portes de l'Université m'ont été fermées. A la compétence du technicien, ils préfèrent la sécurité du mauvais architecte, membre du Parti, qui nous impose des projets ridicules.»
 
La fille journaliste prend le relais : «Leur censure est faite par des idiots qui sabrent nos articles et voudraient nous imposer leur religion où le Christ serait Lénine, la Bible le Capital, Khrouchtchev : le pape, le clergé : le Parti, les saints, les stakhanovistes et l'autel la Patrie soviétique.»
 
Le père conclut : «Notre culture chrétienne est tournée vers l'ouest, vers la France. Ils nous imposent ce communisme venu de l'Est. Si les Russes n'étaient pas là, de libres élections balaieraient l'infime minorité de communistes.» Alors sombrement, il pose une mitraillette sur la table :
- Pour la prochaine révolution !
Ça jette un froid.
 
En visitant Cracovie avec Paul et Krystyna, nous discutions une fois de plus des Polonais de France.
- Chassés par la misère, nos parents ont été 8 millions à émigrer vers les U.S.A., le Canada, la Belgique, la France. Durs travailleurs ils sont vite devenus d'excellents mineurs. Des gens «pas trop fins» leur lançaient «Sales Polaks, vous venez voler le pain de la bouche des Français». Mais ils étaient bien contents de nous voir accepter ces travaux qu'ils ne voulaient plus faire. Nos familles vivaient entre elles, parlaient polonais, célébraient leurs fêtes, pensaient souvent à leur pays, mais les voyages étaient chers.
 
Libérée, la Pologne a fait un gros effort pour rapatrier ses fils. Elle offrait travail assuré, voyage gratuit, l'Université aux enfants. Ainsi plus de 100 000, surtout des militants de gauche, sont venus apporter leurs bras pour la construction d'un régime socialiste. Malgré leur patriotisme, ce fut une difficile réadaptation quitter une vie relativement privilégiée pour tomber dans un pays pauvre en pleine reconstruction.
 
On nous accorda priorité pour les logements, les emplois, les bourses. Mais nos pères souffraient du manque d'organisation et du j'm'enfoutisme. Ils avaient l'impression de lutter seuls, sans être utilisés au mieux. En plus, ils tombaient en pleine période stalinienne avec police secrète, censure, meetings. Pourtant le Parti attendait beaucoup d'eux, formés par la gauche française ; ils étaient athées, comparés aux communistes polonais encore influencés de superstitions catholiques.
 
On ne trouvait presque rien dans les boutiques, nos mères faisaient la queue partout. Des jalouses leur jetaient «Pourquoi êtes-vous venus occuper nos logements, manger notre pain ?» Nous, les gosses, nous nous adaptions mal, nous étions Français et jamais venus dans cette patrie de nos parents. Certains ne parlant pas le polonais ne voulaient pas l'apprendre, on pleurait, on s'obstinait à parler français, on voulait retourner dans le pays où l'on avait tous nos amis.
 
Maintenant nos parents sont habitués, ils pensent revenir en France, mais en vacances seulement. Après avoir milité politiquement, ils se retirent découragés. Nous, les jeunes, sommes devenus journalistes, docteurs, professeurs, certains ont ici l'impression de participer à quelque chose de neuf, d'être les pionniers d'une société nouvelle. Seulement, sommes nous venus avec trop d'esprit critique ? En général nous avons perdu nos illusions. A un travail d'idéaliste, mal payé, nous condamnant à une vie difficile, nous préférons une petite place tranquille et mieux rémunérée en France. Ça ne nous satisfera pas entièrement, nous regretterons la chaude amitié polonaise parce que nous resterons toujours déchirés entre nos deux patries.
 
SANG ET FLAMMES
 
Nous revenions d'Auschwitz, nous étions muets, perdus dans nos pensées, les mots n'étaient plus assez forts. Pourtant l'antisémitisme reste vivace en Pologne et le chauffeur qui nous emmenait vers les montagnes du Sud critiquait vivement «cette maffia» :
- Il n'y a pas de juif paysan, maçon, mineur. Sans scrupules et sans patrie, ils ne savent que combiner, nous exploiter. En trafiquant malhonnêtement après la guerre, ils se sont enrichis sur notre misère. En 48, ils étaient dans la police secrète qui arrêtait, torturait les Polonais. Ils vivent entre eux, nous traitent comme leurs domestiques ; si l'un est nommé directeur, il s'entoure de coreligionnaires et nous empêche de monter. Ils ont accaparé les ministères, la presse, la Radio, la Télévision, ils sont un parti dans le parti où ils sont 8 sur 12 au Comité central. S'ils sont juifs avant d'être Polonais, qu'ils aillent en Israël !
 
Paul lui répondit
- Certains points sont exacts, mais avez-vous oublié ce qui s'est passé au XXème siècle, dans cette région où, il y a quinze ans, 6 millions d'êtres ont été réduits en cendres pour le seul crime d'être Juif ? Il faudrait vous conduire devant ces fours crématoires, ces montagnes de cheveux, ces balles de toiles que les Nazis en tiraient, devant ces savons à base de graisse humaine, ces abat-jour taillés dans de la peau d'homme... il faudrait que vous compreniez où conduit votre racisme. C'est le même qui poussait les Allemands à persécuter les Polonais et vous à maltraiter les juifs. Il y a parmi eux des salauds comme partout, mais s'ils sont plus fins que les Polonais, c'est normal qu'ils occupent des postes correspondant à leur intelligence. Il serait temps d'assurer aux 80 000 survivants dans notre pays la place qu'ils ont payée si cher.
 
Notre chauffeur au regard buté ne répond plus, Paul continue pour moi :
- Et l'insurrection du Ghetto de Varsovie en 43 ! 500 000 Juifs affamés, parqués dans ses murs, alimentant quotidiennement en chair fraîche les fours crématoires d'Auschwitz et Tréblinka. Les derniers 50 000 ont préféré se suicider en combattant plutôt que de périr comme des moutons. Chaque maison transformée en forteresse, chaque coin de rue en casemate, sans secours extérieur, avec des armes bricolées par eux-mêmes, pendant sept semaines, ils ont résisté aux «troupes d'élite», aux tanks, aux canons. Les Nazis furieux ont incendié le Ghetto. Les immeubles minés flambaient, explosaient avec leurs habitants terrés dans les caves, les non-brûlés vifs fuyaient les brasiers, sautaient dans le vide à la dernière seconde. Massacrés sur place, dans le crépitement des mitrailleuses, la fumée suffocante, c'était la chasse à l'homme, la curée, S.S. et Ukrainiens rivalisant de sadisme. «Les maisons en flammes, les ruines fumantes ont encore craché des balles, mais, traqués, les derniers révoltés se sont suicidés, plutôt que de tomber vivants aux mains de leurs bourreaux».
 
Nous continuons vers un camp du S.C.I. près de la frontière russo-tchéco-polonaise. L'impression de pauvreté s'accentue, petites fermes basses, aux toits de chaume, entourées de minuscules champs de maïs. Plus de voitures sur les mauvaises routes ; nous prenons un train aux wagons archibondés, pris et repris d'assaut à chaque gare par des voyageurs-paysans, baluchons de toile pour bagage, vous bousculant sans demander pardon. Le mécano quitte sa vieille loco, musette sur l'épaule, mitraillette de l'autre. Le contrôleur, en uniforme bleu sombre pas trop reluisant, trimbale sur la poitrine sa grosse lampe à carbure.
 
En 45, les Allemands en retraite laissaient dans les Belchavades une armée de 115 000 Ukrainiens blancs, bien équipés, qui ont tenu ces montagnes jusqu'en 1949. Les soldats polonais ont dû mener contre eux une deuxième guerre, cruelle, sans quartier. Finalement, fermes et villages incendiés, les bandes fascistes harcelées sont passées en Tchécoslovaquie puis en Allemagne de l'ouest. Actuellement le gouvernement remet en valeur cette région ruinée champs en friches, vergers devenus sauvages, emplacements de fermes... le travail de générations d'hommes envahi par les herbes folles. Pour redonner vie à tout ça, il faut une route. C'est à sa construction que nous travaillons, à Cizna, à 70 kilomètres de la Russie, avec vingt jeunes Polonais et une vingtaine d'étrangers du Service civil international.
 
LES GÉNÉRAUX... AUX BROUETTES !
 
En bottes dans le lit d'une rivière, nous chargeons des galets dans des camions pour les répandre sur la route. Ce qu'elles peuvent être coriaces ces pierres polonaises ! Il faut y mettre du muscle, pousser du genou, des bras, de tout le corps pour remplir sa pelle de ces peu coopératifs cailloux ronds. Les premiers chargements sont vite expédiés, mais les derniers... De plus nous faisons huit heures de rang et mangeons après, alors la journée est longue.
 
Heureusement, il y a les 8 kilomètres de promenade pour décharger nos pierres. Aux Indes, au japon, en Pologne, partout le lever de notre commun soleil est bien beau. Debout derrière la cabine, on le voit sortir tranquillement derrière la forêt, il emplit la vallée d'un air invisible mais comme neuf. Le camion contourne les collines rondes où le camarade soleil met des couleurs si contrastées qu'un peintre les saisirait difficilement. Tous ces tons vert-foncé dans l'armée des pins au garde-à-vous, ces verts jaunes du foin là-haut, ces verts tendres des prés où chaque brin d'herbe boit sa goutte de rosée. Qu'elles sont coquettes, ces petites fermes montagnardes, coiffées de jolis toits de chaume, reconstruites en gros troncs blanchis, à peine équarris, chefs-d'oeuvre d'assemblage et d'architecture d'un charpentier de village !
 
Dans les foires, on paie pour être secoué, ici c'est gratis et plus varié. On traverse dans 60 centimètres d'eau des ruisseaux sans pont. On encaisse des trous, des bosses, on croise des caravanes de camions de sable, goudron, ouvriers, touristes. Bien du monde y travaille, sur notre route ; fermiers attirés par les salaires élevés, brigades de jeunes socialistes se gonflant les muscles sur les pierres de la carrière, tranquilles soldats de la «Réserva», paysans en période d'un mois, construisant la voie ferrée parallèle à la route. A notre premier passage, derrière chaque brouette se promène une paire de bottes et une tenue plus graisseuse que kaki. Plus tard, vestes tombées, la campagne est plantée de taches blanches, chargeant, poussant les centaines de brouettes ; ou n'est-ce pas plutôt la brouette qui tire l'homme résistant ? Vers midi, c'est le champ de roses des torses nus révélant bien des médailles religieuses Ah ! Si tous les soldats, généraux et officiers du monde pouvaient n'être utilisés qu'à pousser des brouettes ! De quel énorme bond notre humanité progresserait !
 
Appuyés sur nos pelles, on regarde passer les seigneurs de la route, les commandos polonais, les paras à bérets rouges. Supérieurs à nous, fourmis travailleuses, ils ne manient pas la pioche. Toute la journée, ils jouent à la petite guerre, suivant des pistes, bâtissant et démontant des ponts, toujours en marches et contremarches. Ils passent en chantant sur leurs semelles de caoutchouc, manches retroussées, allure souple. Et ils trimbalent tout un arsenal démonté de mitrailleuses, mortiers, bazookas, radios, sans oublier la baïonnette et la mitraillette au canon à trous se balançant sur le ventre. Très bien montés en équipement lourd russe, ils possèdent des douzaines de camions, canons, jeeps, cantines, ambulances. A côté des autres soldats, ce sont des aristocrates. Plutôt sympathiques pour des machines à tuer dernier modèle, avec des officiers très jeunes, ils nous font toujours bonjour à nous «les Internationaux». Et, tenez-vous bien, ils nous prêtent leurs beaux camions russes !
 
Chaque week-end, on excursionne et si la balade est trop longue, les paras nous conduisent à pied d'oeuvre avec les autres groupes itinérant dans cette région rappelant les Vosges. Grâce aux 700 000 éclaireurs, aux refuges aménagés par l'organisation P.T.T.K., le, tourisme se développe. A la carte et la boussole, on grimpe et dévale des kilomètres de petits sentiers. Le soir, la tête pleine de tranquilles paysages boisés des Carpathes, rassasiés de myrtilles et fraises des bois, on bivouaque près des chalets de bergers montés passer l'été avec famille et moutons.
 
Hospitalité traditionnelle : le saucisson quotiden est corsé de choses tirées du lait de brebis. Veillée autour d'un brasier haut de 10 mètres, large d'autant ; les flammes grimpent, escaladent, dépassent l'amoncellement d'arbres entiers puis retombent en mille flammèches. Ils en jettent, nos hôtes montagnards, s'appuyant sur leur hache-piolet joliment décorée, le chapeau rond, le gilet noir, le pantalon en laine couleur de leurs moutons. Ils chantent en un long dialogue de voix très aiguës. Quand vient notre tour, jusqu'aux vieux reprennent en coeur Alouette que les gosses miment en nous copiant.
 
Un soir, au retour, un groupe d'officiers paras nous invite, ils sont presque tous fils d'ouvriers et de paysans, les trois quarts membres du Parti. Ils supportaient mal leurs instructeurs et généraux russes d'avant 56. Le plus décoré se prend la tête dans les mains pour dire, horrifié : «Il n'y aura pas de guerre mondiale, le bloc communiste veut la paix. Pensez-vous, nous, Polonais, tirer sur des soldats français, nos alliés de toujours ? Le peuple frère qui nous a tant donné ! Tous nos bourgeois parlaient votre langue, chacun de vos mouvements était repris ici. Tout notre peuple,-ouvriers et intellectuels, catholiques et communistes, se sent toujours attaché à ce qui vient de France.»
Gravement on a bu à la paix.
 
À BONNE CENSURE, VACHES MEILLEURES
 
Dans notre grand chantier roulent les vieux camions enrhumés, souvent embourbés, les modernes Stars polonais, les tracteurs et bulldozers russes, les pelles mécaniques anglaises en qui ils ont plus confiance que dans celles fabriquées à l'Est. Mais ça ne donne pas l'impression d'une entreprise où hommes et machines sont professionnellement utilisés au mieux. Chaque matin, il y a flottement, notre camionneur ne sait pas où nous allons pelleter ; comme les autres, on attend... une heure, deux heures. Les Polonais travaillent dur, mais ne sont pas de bons organisateurs, contremaîtres et ingénieurs contrôlent, mains derrière le dos, sans mettre la main à la pâte.
 
Après le boulot on passe à la baraque-cantine où nous sommes servis par de fortes paysannes en blouses blanches. Après l'habituelle soupe et une côte de porc, les «enragés escaladent une nouvelle colline, les «politiques» vont en stop discuter au bourg, les «sportifs» affrontent les paras sur le terrain de volley.
 
Le soir, les gars du Z.M.S. (Jeunesses Socialistes) s'amènent avec leurs accordéons et les filles du camp des cueilleuses de myrtilles. Le jazz triomphe, dansé jusqu'à épuisement. J'en profite pour accrocher un responsable du Z.M.S. : 120 000 membres, ouvriers et citadins organisés en 3 600 brigades volontaires ; ils stimulent l'émulation, augmentent les rendements dans les mines et usines.
 
- Dans cinquante universités ouvrières nous encourageons les jeunes à pratiquer les sports, à se cultiver, se former professionnellement, s'initier politiquement. Dans nos clubs et l'été à la mer, à la montagne, nous leur offrons des loisirs sains. En plus d'un quotidien pour les jeunes, nous avons un hebdomadaire tirant à 300 000, et notre maison d'édition sort des livres de voyages et d'aventures. Sans avoir l'importance des komsomols russes nous aidons beaucoup de jeunes ouvriers à sortir du rang.
 
Autour de notre lampe à pétrole, on a questionné un soir des journalistes venus nous interviewer :
- Avant 56, la censure condamnait la presse muselée à des phrases conformistes vides de contenu. Après 56, avec la liberté de parole retrouvée, les discussions à perte de vue, certains remettaient tout en question. Les mêmes journalistes critiquaient leurs écrits d'avant ; on passait jusqu'à des textes anti-socialistes. Le Parti pouvait-il tolérer ces critiques d'un pessimisme noir, ne montrant pas de sortie, ne parlant pas du positif ? Aussi avons-nous dû interdire le journal des étudiants Po Prostu.
 
- Mais nous sommes le pays de l'Est où l'on s'exprime le plus librement et nous critiquons ! Notre censure est aussi de qualité, nous publions très peu de bandes illustrées, de scandales de vedettes, les crimes sont traités très brièvement. Nous admettons pourtant que le contrôle devient plus sévère et nous craignons un durcissement pour l'avenir.
 
Un autre soir nous avons avalé et mal digéré un laïus style période stalinienne». Au lieu de parler de la situation agricole, l'orateur, d'une voix monotone, nous écrasait sous une montagne de statistiques, certaines du genre «Combien d'après le plan donnera de lait une vache polonaise en 1965 ? Combien y aura-t-il de poules, de tracteurs ?... Aux questions, il répondait par le baratin officiel qu'on trouve dans toutes les brochures. Les Polonais avaient l'habitude, ils bavardaient, lisaient.
 
Des fois, je pellette près de Nadine, une belle Polonaise au fin visage, sous des cheveux courts en bataille. Ce n'est pas l'intellectuelle, c'est la militante passionnée. Quand elle s'enflamme, ses yeux étincellent, elle est la torche vivante, le porte-flambeau de la jeunesse polonaise. Parfois, appuyée sur sa pelle, son regard se vide. Ça tourne dans sa tête, société idéale, enfants rayonnants, étudiants studieux, couples harmonieux, beaux vieillards, futur radieux. Quand elle redescend sur ses pieds bottés pataugeant dans la boue de la rivière, elle travaille frénétiquement. Quant à son bonheur ? Avec l'humanité dans son coeur, il n'y a pas de place pour un seul homme. Elle est une exception.
 
J'avais déjà vécu cet enthousiasme en Bulgarie. Nous étions une centaine dans la brigade française, au milieu de 5 000 Européens de l'Est. Nous construisions un barrage à Kazanlik, dans la vallée des roses. On partait au boulot, pas cadencé, pioche sur l'épaule, drapeaux en tête, chantant des marches révolutionnaires. Chaque brigade nationale comptait le nombre de ses brouettes de terre transportées. Chaque soir, en fonction de la dureté du sol pioché, de la distance à parcourir, la brigade qui avait le plus dépassé la norme, recevait le fanion d'honneur au milieu des hourras déchaînés de la foule des brigadiers assemblés.
 
Les Slaves étaient toujours les premiers, nous, Français, avant-derniers, avec les Anglais lanterne rouge. Pourtant la moitié des gars de notre brigade étaient communistes, on travaillait dur, mais on arrivait tout juste à pousser nos brouettes huit heures par jour, sous une de ces chaleurs, avec nos filles qui tombaient dans les pommes, et le tiers de notre brigade au lit, vidé par la dysenterie. Tandis que les autres, les Bulgares, Albanais, Tchèques, Roumains, ils bouillonnaient de vitalité, roulaient leurs 2 000 brouettes, en courant, déchaînés du matin au soir, stimulés à grands coups d'hymnes révolutionnaires déversés par les haut-parleurs.
 
Quel enthousiasme, quelle énergie productive il y a chez un gars de vingt ans ! Pourquoi ne pas y faire appel, évidemment sans cette stimulation, pour construire dans les pays sous-développés ? Pourquoi ne pas envoyer de jeunes volontaires percer des tunnels, lancer des ponts, bâtir des gares, poser des voies ? Ils retrouveraient l'idéal, l'aventure dont la vie moderne les frustre. Préférez-vous qu'ils gaspillent cette vitalité sur un scooter, devant un appareil à sous, en rockant et cha-chatant.
 
Affaibli par les brouettes, le climat, le paprika, j'étais tombé malade la veille du retour en France. Transporté à l'hôpital de Sofia, j'en suis sorti huit jours après, mais la brigade était partie, emportant le billet collectif. On était trois Français dans le même cas, pauvres comme job et plutôt embêtés. On s'était décidé à rentrer, à traverser quatre pays de l'Est et l'Allemagne, sans billets de chemin de fer, avec nos seuls passeports et nos uniformes de brigadiers : quinze jours d'aventures invraisemblables.
 
Les Bulgares nous avaient donné du ravitaillement et un bon pour Roussé, ville frontière sur le Danube. A Georgiou le contrôleur roumain s'était longtemps fait prier avant de nous emmener jusqu'à Bucarest y régulariser notre situation. Le chef de gare ne voulait rien savoir : «Allez vous dépatouiller à votre consulat et payez !» Mais à l'Organisation de la jeunesse roumaine, pendant trois jours, ils nous ont traités comme des rois socialistes. Reçus, félicités jusque par un ministre qui nous a offert un billet jusqu'à la frontière. On a baratiné deux heures le chef de la première gare hongroise et il nous a donné un billet spécial. Tout le long du voyage on discutait, chantait avec les gens. La Marseillaise poussée par les Hongrois, ça a un autre sens qu'en France.
 
A Prague, les Tchèques nous confisquent nos passeports, nous réclament le prix du billet et pas question d'aller plus loin gratis. Avec un interprète du consulat, on a cavalé dans je ne sais combien de ministères, raconté notre aventure à des tas de figures étonnées et réjouies. Finalement un moins bureaucrate que les autres nous tend passeports et bons gratuits. Quelle drôle d'idée fixe il avait, ce premier contrôleur allemand s'obstinant à nous parler de «tickets " ! Dormant sur les banquettes, on se le renvoyait mutuellement jusqu'à ce qu'il y renonce disant : «Vous montrerez vos billets à Kiel.» Il pensait qu'on les avait. A Kiel, on est coincé, un contrôleur poinçonne les billets à la sortie du quai. Grosse astuce, on passe vite en disant «billet collectif, derrière». A l'entrée du quai pour Paris on l'a répétée avec une variante, «billet collectif devant».
 
Mais en France, on a rencontré une nouvelle espèce de contrôleur, un vrai, bien de chez nous. C'était le premier qui nous menaçait de nous faire descendre. «Qu'on vienne sans billet de Sofia ou de la lune, je m'en fiche, ici il en faut.» Il a tant insisté qu'il a bien fallu pour lui faire plaisir accepter de prendre à crédit son billet jusqu'à Paris.
 
Quelle popularité la France a gardé dans tous ces pays ! Quel accueil ils nous ont réservé ! On était pour eux les descendants des sans-culottes de 89, des gars de la Commune de Paris. Jusqu'aux opposants du régime qui nous considéraient comme représentants d'un pays capitaliste en lutte contre le communisme ! Seulement j'étais étonné au retour de comprendre combien nos idées personnelles influencent nos jugements, comment on peut interpréter, déformer les faits ! Par exemple le camp bulgare était le soir gardé par des sentinelles armées, pour nous protéger contre des attaques fascistes, disaient les communistes, pour nous empêcher de circuler librement dans la campagne, disaient les anti. On avait tous vu les mêmes choses, assisté aux mêmes réunions, mais, tandis que les communistes pondaient à tour de bras des articles élogieux sur la Bulgarie, paradis de l'ouvrier, ceux de l'autre bord n'en finissaient plus de critiquer l'enfer dont ils revenaient. Entre les deux, je découvrais les difficultés de rester objectif.
 
DES PHRASES ET UNE CEINTURE
 
Avant de partir en Pologne, pour discuter plus serré avec les gars de là-bas, j'avais suivi des cours de philosophie et d'économie marxistes. Je croyais trouver des communistes virulents, voyant tout sous l'angle politique. Mais les étudiants de notre camp n'étaient pas intéressés par les discussions encore moins par le marxisme. Les conversations individuelles ? Oui si nous les provoquions, mais les causeries en groupe étaient baptisées «politiques " et ils n'en voulaient pas. Ce qu'ils aimaient ? C'était rire, s'amuser, chanter les airs polonais, français, américains, danser jusqu'à épuisement le rock, faire du sport et boire ! Un soir dans notre tout neuf petit chalet de bois, autour d'une lampe-tempête et d'un quart de vodka, on a bavardé à chaud.
 
Marek, grand sec à lunettes, futur ingénieur, fin et réfléchi, m'a lancé d'un ton presque supérieur
- Tu n'as pas connu la période stalinienne, tu ne peux pas comprendre. C'était l'adhésion presque obligatoire au fameux Z.M.P. (5) , c'était la participation à des foules de meetings où l'on écoutait des tas de discours, tous pareils, tous pleins de phrases creuses, sans rapport avec la réalité. C'étaient d'ennuyeuses " discussions " sur le marxisme-léninisme, le Plan de cinq ans. C'étaient les défilés de masse où notre présence était pointée, c'étaient les journées de travail " volontaire ". C'était l'interdiction d'écouter la radio et la musique occidentale décadentes, c'était la coupure totale avec l'Ouest, votre Humanité tout juste permise... C'était le tabou contre l'originalité, les chemises à carreaux, les cravates fantaisie, les robes sexy, c'était la police secrète et ses mouchards jusque dans nos dortoirs. C'était l'enthousiasme artificiel où l'on criait : «Notre standard de vie monte, nous sommes joyeux, nous marchons vers un avenir radieux.» Seulement, pour finir le mois, on serrait la ceinture de plusieurs crans et l'on ne parlait plus beaucoup d'amour mais surtout de politique.
 
Coudes sur la table, les gars écoutaient, silencieux, ça leur rappelait trop de souvenirs, Richek reprit doucement, en regardant le fond de son verre : "Pourtant beaucoup d'entre nous militions, on croyait dans le communisme et quand, en 56, on a compris, toutes nos illusions et ce qui avait été notre raison de vivre, s'écroulèrent. Ils avaient si bien fait le vide autour de notre idéal axé sur le communisme qu'une fois dégringolé, il n'y avait plus rien pour nous raccrocher. Pouvions-nous croire en l'Ouest qui, débarquant à Suez, répétait ce que nous reprochions aux Russes en Hongrie ? La religion ? Un sur six va à la messe dans mon école. Et malgré tout, notre Z.M.P. avait du bon, il nous indiquait ce que nous devions croire, dire, faire. On était toujours occupé dans l'enthousiasme, dans un dépassement de nous-mêmes. On n'était jamais seul dans ces mouvements de masse où l'on n'avait plus le temps de penser.
 
- Maintenant, on est absolument libre de faire, de dire ce qu'on veut ; seulement, jeté dans la vie solitaire des grandes villes on est seul, sans personne pour nous conseiller; même désillusionné, il faut organiser notre vie, nous faire une opinion personnelle, agir individuellement. Ça ne s'apprend pas du jour au lendemain. En attendant, pour faire comme tout le monde, on joue aux gens qui s'ennuient, c'est la mode.
 
Depuis un moment le professeur Stachek, une «armoire», plus joueur de rugby que prof de math., voulait dire quelque chose :
- Puisque nous n'avons pas d'influence sur les événements, qu'individuellement nous ne pouvons rien devant la puissante machine du Parti, qui prendra les décisions, alors, nous, étudiants individualistes comme ils disent, ne voulons plus être utilisés et embrigadés dans ces mouvements où les mots d'ordre viennent d'en haut. Malgré les avantages qu'on en retirerait, très peu d'étudiants sont membres de la jeunesse rurale et de la jeunesse socialiste.
 
Tadek, le Varsovien toujours chic qui termine l'école de diplomatie, reprend :
- Vous parlez des étudiants les plus âgés, idéalistes malgré tout, aimant se retrouver ensemble pour bavarder, boire, chanter. Mais la société se stabilise, l'existentialisme n'est plus de mode. Les gars de vingt ans sont plus conformistes, n'ayant pas connu la guerre ; le socialisme qu'ils acceptent passivement est pour eux la vie normale. Très réalistes, ils se désintéressent de la politique, ils ne souhaitent pas «se salir les mains en usine». Ils veulent étudier les Sciences, la Technique, l'Économie, être employés dans un bureau, avoir une position, gagner beaucoup d'argent, avoir moto, voiture, beaux vêtements, appartements confortables. Ils aiment les arts, les langues, la musique, les voyages en Occident. Enfin, traditionalistes, ils préféreraient épouser une femme d'intérieur.
 
»Mais les filles veulent une profession, dactylo pour celles des campagnes, dans les laboratoires et l'industrie pour celles des villes; l'enseignement et la médecine, mal payés, ont perdu la vogue. Indépendantes et adaptables, têtes plus froides et coeurs moins inflammables que leurs mères, elles sont plus simples dans leurs relations avec les gars. Leur mariage, très important, détermine leur position et leur standard de vie. Moins «femmes au foyer» elles sont prêtes à travailler pour augmenter leur confort.
 
Barbu, nerveux, en anorak noir, Jan-le-chômeur, sortant de l'école de Journalisme, conclut :
- Nous restons disponibles; en 56 nous étions dans la rue, prêts à marcher contre les Russes, pour soutenir Gomulka défendre la Pologne. Mais nous ne voyons pas comment en sortir, notre avenir est sombre, imprévisible. Cependant nous sommes tous solidaires dans le suicide collectif ou la coexistence pacifique. Notre jeunesse est-elle plus mauvaise que les autres ? N'y a-t-il pas ailleurs aussi : les Teddy boys anglais, les Houligans russes, les Blousons noirs français, la jeunesse délinquante américaine ? Alors, «les problèmes» de ces jeunes qui s'ennuient et ne désirent rien et ceux du producteur enchaîné à sa machine par des cadences inhumaines, ne sont-ils pas un peu les mêmes dans nos sociétés capitaliste ou socialiste, toutes deux standardisées, automatisées ? Au lieu de nous entretuer, communistes et chrétiens, ne devrions-nous pas lutter en commun pour que les terriens de demain ne deviennent pas des robots, mais soient tous des hommes ?
 
OÙ LE BALAI N'EST PAS UNE MINE
 
Le camp fini, toujours en stop, on remonte sur Varsovie. Dans une camionnette, Paul et moi grimpons derrière, Krystyna devant. Mais voilà qu'elle crie :
- Défendez-moi I Le chauffeur a bu, il veut m'embrasser !
- Sois patiente, on est dimanche, il y a peu de voitures ! répond tranquillement son frère.
Ça devient casse-cou, la bagnole roule d'un bord sur l'autre. Finalement on flanque d'autorité le chauffeur ivre derrière, Krystyna et moi jouons les soigneurs, Paul prend le volant. Traversant des petites villes, on voit des douzaines de fidèles suivre la messe, agenouillés dans la poussière de la place de l'église, tandis que les haut-parleurs balancent du rock à toute volée.
 
Pour connaître les étudiants de la capitale, je logeais dans une de leurs maisons. C'était à Praga, sur la rive droite de la Vistule, dans une banlieue pauvre aux vieilles façades d'un crépi gris sale, aux cités ouvrières en briques noirâtres, avec des rues mal pavées de galets ronds, avec de vieux tramways ferraillants. De nombreux gosses jouaient à la balle, au palet, à la corde, à cache-cache, aux Indiens, au maquis polonais contre les Russes et les Allemands.
 
C'était là, dans deux longs bâtiments se faisant face, que vivaient 1500 gars et filles. Ces vues plongeantes, idéales pour l'établissement de relations tendres, l'étaient moins pour des études sérieuses. Des âmes sentimentales s'accrochaient des heures aux fenêtres, couvant de lourds regards enflammés la belle de leur choix. Certaines «élues» tiraient le rideau, d'autres prenaient des poses étudiées. Pour avoir accès jusqu'à 20 heures au dortoir de sa dulcinée, il suffit de laisser sa carte d'identité au portier.
 
Notre piaule rappelait la caserne : quatre murs nus et gris, un haut-parleur, chaises, table, armoires immatriculées, trois châlits à literie polonaise, où les matelas sont en trois morceaux et les couvertures dans une housse en drap. Roulé dedans, on a, paraît-il, plus chaud l'hiver, mais moi j'ai renoncé à lutter contre ce couvre-pieds glissant, à me réveiller une patte à l'air, je me borde, tant pis si mes orteils ne respirent pas.
 
Les gars n'ont pas le respect de la propriété commune, glaces et ampoules disparaissent, des femmes de ménage essaient bien de remettre ordre et propreté dans les couloirs et W.C., mais si les Polonais construisent beaucoup, ils entretiennent mal; souvent les chasse-d'eau sont en panne, les lavabos bouchés, les douches mal réglées... Les chambres des filles, repeintes à neuf, sont mieux rangées et même sont fleuries. Quant aux étudiants mariés, vu la cherté des loyers, ils vivent séparés par la rue, ne se voyant qu'avec la compréhension des voisins de chambre. Chaque soir surgissent les «clandestins» -étudiants sans logement, toujours à la chasse aux lits inoccupés, couchant tantôt ici tantôt là.
 
L'ambiance est pourtant chaleureuse, beaucoup de visites et bavardages d'une piaule à l'autre. Avec ces gars décontractés, je provoque constamment la discussion; Yurek, le râleur du coin, répond, une mèche devant son regard sombre et buté :
- Il y a encore de la politique dans nos études parfois mal conduites; c'est plus facile de former un officier qu'un bon professeur. Notre avenir n'est pas assuré; dans notre société planifiée, c'est presque impossible aux jeunes journalistes de trouver travail et logement à Varsovie. «Ils» nous en proposent dans les trous de campagne où l'on ne veut pas aller s'enterrer. Maintenant écoute quelle est notre échelle des salaires (en francs)

Balayeuse

14 000

Maçon

50 000

Infirmière

17 000

Mécanicien

55 000

Serveuse

20 000

Ouvrier P 3

55 000

Instituteur

24 000

Contremaître

55 000

Ouvrier P1

30 000

Ingénieur

55 000

Imprimeur

40 000

Fondeur

80 000

Professeur

40 000

Pêcheur

80 000

Journaliste

40 000

Mineur

100 000

Docteur

40 000



 
«Ils» racontent qu'avec un total de salaires limité dans notre budget national, il faut favoriser les industries-clés. Avoir d'abord du charbon, de l'acier, des bateaux pour l'exportation. Un jeune ingénieur dont la formation a coûté cher à la collectivité ne doit pas toucher plus qu'un bon compagnon ayant vingt ans de métier, un gros rendement et travaillant péniblement. D'accord ! Seulement le résultat va à l'encontre du but cherché par le Parti. «Ils veulent former des cadres issus du peuple, éduquer le maximum de jeunes, mais, si une fois nos longues années d'études terminées, dans les emplois que nous ne sommes pas sûrs de trouver, nous gagnons deux fois moins que nos pères mineurs, autant rester ou aller à la mine comme le font déjà des copains professeurs.
 
«C'est pour cette raison que, moins favorisés par les syndicats, avec des études prolongées, des examens plus sévères, les étudiants issus des milieux populaires ont vu leur pourcentage baisser de 60 % en 1956 à 48 % en 1959, en faveur des fils des classes moyennes, bénéficiant chez eux d'une. ambiance plus cultivée.
 
Épanoui, tout rond, le futur agronome Yatsek lui répond :
- Malgré ses erreurs et imperfections ce système nous a beaucoup apporté. Avant-guerre parmi les 40 000 étudiants des grandes écoles,  5 % étaient d'origine populaire, maintenant nous, fils d'ouvriers et paysans, sommes entrés en masse à l'université. Sans frais d'inscription, logés et nourris à très bon marché, bénéficiant de réductions de transports, spectacles, etc., vivant sur des bourses, représentant du cinquième à la moitié d'un salaire moyen, suivant les revenus de nos parents, nous avons donc une vie difficile mais privilégiée. Exemptés des trois ans de service militaire remplacés par des périodes annuelles, nous devenons finalement professeurs, ingénieurs. Ce n'est pas un arrivisme individuel, c'est la promotion collective de toute une nouvelle élite, issue des meilleurs fils du peuple apportant un sang neuf, revitalisant les vieux cadres.
 
- Nous mariant entre nous, sans considération d'origine, nous créons une nouvelle couche sociale, évitant ainsi d'être des déracinés sortis du prolétariat mais non acceptés par la nouvelle bourgeoisie. Enfin, disons que la majorité des 130 000 étudiants ne désire pas le retour au régime d'avant-guerre. Nous apportons au gouvernement un soutien passif, parce que nous ne voyons pas d'autre solution que celle de Gomulka. Mais on voudrait un socialisme humain où les grandes industries et sources d'énergie seraient nationalisées mais qui conserverait la concurrence et le dynamisme que représente l'initiative individuelle de la petite entreprise. On souhaite aussi un socialisme débarrassé des slogans et formules toutes faites, respectant la personnalité individuelle, la pratique de la foi, avec une plus grande liberté de parole, de presse et d'association. Est-ce utopique ?
 
ELLES RÊVENT SUR LEURS TOMBES
 
Nowy Swiat ! Les Champs-Élysées varsoviens, sur le coup de 4 heures : à pleins trottoirs, le tout-Varsovie jeune et chic y défile, mêlé aux étudiants sortant des cours, aux ménagères courant les boutiques, aux «prolos» regagnant leurs banlieues. Et gare à vos têtes, Messieurs ! Ces Varsoviennes ont vite fait de vous la retourner, elles vous reconnaissent à vos vêtements occidentaux, vous accrochez leurs regards. Serez vous ce Prince charmant qui les emportera vers la vie dorée des pays capitalistes ? Vous devez rendre tous ces regards, «galanterie oblige». Seulement vous ne savez plus où donner des yeux. C'est qu'elles sont agréables à détailler, ces Polonaises de Nowy Swiat ! Beaux visages rosés, regards bleus tendres, corps de sportives mais cheveux courts; qu'on regrette les longues chevelures blondes d'autrefois ! Elles s'habilleraient bien si elles avaient les possibilités des Françaises I D'ailleurs, venant d'U.R.S.S., on a déjà l'impression d'être à l'Ouest, à Varsovie. La mode occidentale y arrive un an plus tard et, de là, contamine la Grande Russie. Fièrement, les Varsoviens se considèrent comme les Parisiens de l'Est.
 
A part les gens, que regarder dans Nowy Swiat ? Les vitrines ternes et mal utilisées n'ont pas besoin d'attirer le client, il accourt tout seul. Vous marchez entre de sévères façades à trois étages. Aux coins des rues sont les kiosques des tabacs et journaux, les baladeuses des marchandes de fleurs et fruits, les camelots proposant des glaces et de bons livres. Attention au milicien, si vous ne respectez pas les feux rouges ou les clous, c'est le coup de sifflet et l'amende. Après la statue du Polonais Copernic, l'église renfermant le coeur de Chopin, la plaque dédiée à Sklodowska-Curie, la grande colonne du premier roi de Pologne, c'est la vieille ville des rues étroites, des portes antiques, de grosses ferrures, la cathédrale reconstruite depuis les fondations, la place du marché aux vieilles maisons couleur pastel où les pèlerins débarquent de tous les coins de Pologne admirer le prodige, le berceau de Varsovie reconstruit comme au XIVe siècle !
 
On quitte la vieille ville par l'épaisse porte fortifiée, toute en brique, on dépasse, de vraies anciennes maisons, mitraillées et blessées, les berges négligées de la Vistule, et c'est l'ancien Ghetto, où ne subsistaient que des ruines. Les gosses jouent dans ce quartier neuf, avec des jardins fleuris, de petits arbres. Après l'Opéra reconstruit depuis la première brique, voilà le fameux «Joseph Staline Palais de la Culture». Qu'il a fait tourner les langues varsoviennes, ce «Kolossal» gâteau à la crème offert par les peuples de l'U.R.S.S. aux frères polonais ! Bâti dans un temps record, en pur style soviétique, avec des matériaux et des ouvriers russes ! Il écrase Varsovie de ses 45 étages jurant avec le reste, visible de partout, il symbolise «l'influence soviétique». A une minute par salle ses 2 800 pièces prennent une semaine à visiter. Admettons qu'il a dû coûter cher aux Russes et que les Polonais sont bien contents d'utiliser les cinémas, théâtres, restaurants, piscines qu'il abrite.
 
Je retrouvais des copains au Club international, un coin idéal pour tuer une heure. Dans de confortables fauteuils vous pouvez lire à l'œil toute la presse polonaise, plus les journaux allemands, anglais, américains, russes, et les français : l'Humanité, Libération,, Lettres françaises, France-Observateur, l'Express et même notre respectable Monde, très apprécié des Polonais.
 
On cassait la croûte dans un milk-bar très populaire, pratique, sans ambiance. Debout, on avalait soupe, haricots, nouilles, crêpes, feuilles de chou farcies. Sur le coup d'une heure, tous les nombreux cafés du centre sont pleins de couples d'étudiants, d'employés, de journalistes; on y sirote un ersatz de café, suce des glaces, croque des gâteaux et ça papote, insouciant du temps qui passe Les femmes sont accueillies d'un très cérémonial baise-main qu'on me pardonnait de remplacer par une plus démocratique poignée de mains. Les cafés historiques de la vieille ville ont plus de caractère, décorations anciennes, imitations de caves. Devant des cendriers pleins et des vins yougoslaves, hongrois, on discutait passionnément des problèmes polonais. On en sortait dans un Varsovie tôt endormi, avec quelques enseignes au néon, mais pas de publicité.
 
Ils n'ont qu'une quarantaine de salles de cinéma; la queue y est longue. Ils me traduisaient leurs films; à part Canal et Cendres et Diamants, ce n'est pas extraordinaire. Ils ne vivent pas assez ce qu'ils jouent. Les films français, surtout les gais, sont les plus populaires; sélectionnant nos meilleurs, ils passent dans un tiers des salles. Après viennent les films italiens qu'ils trouvent trop tristes, les russes qu'ils digèrent mal, enfin quelques Westerns américains très appréciés des gosses. Quelle heureuse habitude de n'avoir à donner de pourboires nulle part !
 
On mettait notre nez partout, jusque dans les cimetières; ce sont plutôt des parcs, où, tenez-vous bien, les filles sentimentales viennent rêver. Les morts y dorment dans un joli cadre, à l'ombre de majestueux peupliers, bouleaux et acacias. De vieilles sépultures disparaissent sous des parterres de marguerites, là c'est un pré d'où seules émergent quelques croix rouillées, ailleurs de petites allées moussues serpentent entre les tombes fleuries. Certaines font riche, monuments de granit, ou de marbre avec leur petit banc de pierre où se recueillent des femmes en noir; les hommes, crêpe à la boutonnière, déposent des chrysanthèmes, des bouquets et des cierges dans des coupes en grès. Même les communistes sont enterrés avec prêtre, eau bénite et croix sur la tête, seuls quelques durs exigent une plaque.
 
Longtemps, le cimetière soviétique a été gardé nuit et jour par des miliciens armés, par crainte de sabotages Aujourd'hui encore des gardes civils veillent les fosses couvertes de gazon et de massifs de fleurs où sous des plaques reposent 21 000 soldats de l'Armée Rouge.
 
Le soir, les rues entourant la maison des étudiants sont animées d'une foule ouvrière. Parmi les jeunes accrochés à la porte des cinémas, on remarque les bandes de fameux Houligans, pantalons étroits, cheveux longs; ils parlent fort, accostent les filles. Des gars actifs, avec de l'énergie à revendre et de petites cervelles; certains vivent de marché noir, d'autres, travaillant «aux pièces», gagnent beaucoup d'argent, mais sans famille en ville, ils s'ennuient et boivent, réaction normale dans le relâchement de la discipline et des mœurs d'après la période stalinienne. Alors, les garder à l'ombre ? Les incorrigibles gangrènent les autres, les prisons sont pleines ; plutôt qu'en construire de nouvelles, ils préfèrent bâtir des maisons. Puis la société se stabilisant, les Houligans s'assagissent et achètent des motos comme les autres jeunes.
 
VARSOVIE «BY NIGHT»
 
On descend le samedi soir dans les bals d'étudiants. A l'Hybrid des snobs avec cravates et vestes zazoues s'ennuient dignement à 10 zlotys la soirée, noyés sous de lugubres slows en glougloutant des orangeades. Au Stodova, dans une baraque où certains sont en blue-jeans et tennis, c'est le règne du jazz, du boggie, du swing qui déferlent en ce moment d'un bout à l'autre de la Pologne -réaction normale parce que c'était défendu -c'est une musique vivante qui brûle le trop plein d'énergie, étourdit et fait oublier le reste. Quand le rock est lancé, l'orchestre s'emballe, les couples se déchaînent, les sans-femmes trépignent, les serveurs claquent des mains, l'ambiance grimpe, ça danse avec passion dans un tintamarre de cuivres, de tambours, de miaulements, toute la baraque tremble, les ampoules frétillent, c'est de la frénésie !
 
Au Club de Jazz, dans une cave sombre et enfumée, la trompette est presque couverte par les conversations d'une majorité de mâles plutôt barbus et moustachus, baratinant des filles très fardées, accrocheuses d'œil, aux cheveux teints, du blond platiné au noir ébène. Comment une étudiante peut-elle ainsi s'habiller des pieds à la tête en Occidentale et porter un an de sa bourse sur le dos ?
 
Certains dancings, genre capitaliste, nous ont refusé l'entrée parce qu'on n'était pas cravaté. On a fait une apparition dans un guinche de durs; de la viande saoule rockait avec de fortes filles mal fardées sur un plancher noirâtre, avec de la bagarre dans l'air et deux miliciens mitraillette sous le bras à la porte. Toute autre ambiance à Torvar, inauguré par le Z.M.S. : jusqu'à 11 heures tous les soirs d'été, bal en plein air sur les pistes de patinage du Palais de Glace. Parasols, petites tables, lampes chinoises et boissons douces; c'est le rendez-vous de la jeunesse ouvrière de banlieue, sautillant le rock en cadence comme les personnages d'un vieux film tournant trop vite.
 
Dans ces bals, les filles se frisent, se maquillent, veulent plaire et les relations hommes-femmes restent sensiblement les mêmes. Un soir, je me retrouvais seul avec six jolies Polonaises. Qu'elles n'aimaient pas ça; une femme avec six hommes est à l'aise, mais le contraire ! Je ne lançais à chacune que des regards et sourires également neutres mais que, partialement, les autres fines mouches ressentaient. Elles voulaient être des femmes courtisées, élues, et non des camarades.
 
Eva, une fleur délicate aux gestes gracieux, de la douceur plein la voix et le regard, mais passant facilement de la joie à la tristesse, me contait :
- Nous avons prôné l'égalité des sexes, certaines sont grimpées sur les échafaudages, descendues dans les mines, ont conduit les camions, joué au football, bu de la vodka, mais à toute vapeur nous avons fait machine arrière et repris des tâches adaptées à notre nature. Notre idéal reste traditionnel, nous amuser étant jeunes, avoir un foyer, un mari à place stable, des enfants à. élever et travailler s'il est nécessaire.
 
Richard, un ancien ouvrier aujourd'hui journaliste, est le militant de choc. Coupé en tranches, chaque morceau serait encore communiste. Sirotant une vodka parfumée à. l'orange dans le jardin du confortable Club des journalistes, il répond à tout sans cesser de sourire :
- Dans l'opposition, il était facile d'unir les communistes «contre» le capitalisme. Comme il y avait plus d'inconvénients que d'avantages à recevoir, seuls les purs y restaient, militant pour la société de leurs rêves; à chaque problème ils avaient une réponse théorique. Mais à la Libération, il fallait être «pour», créer un système de toutes pièces, faire l'apprentissage du socialisme, trouver à l'échelon local et national des solutions justes pour chaque petit et grand problème.
 
- Épuré en Russie, décimé par la guerre, notre Parti avait très peu de membres. Dans un pays pratiquant à 85%, il fallait bien les recruter parmi les croyants, aussi nous avons 50 % de catholiques au Parti communiste, seulement ils n'ont pas de responsabilités importantes. Nous envions à l'Église sa masse de cadres. Pense, quelle force a ce clergé ! Avec son état-major, sa hiérarchie, ses théoriciens, ses orateurs, ses enseignants, ses troupes de choc en réserve dans les couvents et monastères, tout ça discipliné, dévoué, bien pourvu de capitaux étrangers, soutenu par une armée de fidèles obéissant aveuglément ! Jusque dans le moindre petit hameau, ils ont leur curé, bien éduqué, n'ayant que ça à faire, quand nous ne pouvons leur opposer que de nouveaux membres, pas assez cultivés ni formés politiquement.
 
- Puis, c'est naturel, le pouvoir, les avantages ont attiré les opportunistes, malgré les cartes retirées (300 000 en 51, 200 000 en 58) nous sommes encore 1 million dont 40 % d'ouvriers et 12 % de paysans. La flambée d'antisémitisme de 1956 nous a forcé à déplacer des juifs des postes-clés, mais ils sont encore en majorité au Comité central, ce qui entraîne des réactions jusque dans les rangs du Parti. Nous avons encore des Staliniens reprochant à Gomulka ses concessions aux catholiques, l'erreur du catéchisme dans les écoles. Ils affirment qu'un socialisme polonais est impossible, que la seule voie est le communisme international guidé par l'Union soviétique. Comme si, face à notre peuple, on ne manœuvrait qu'avec des principes ! Lénine n'a-t-il pas dit : «Un pas en arrière, puis deux en avant» ?
 
- Dans la situation explosive de 56, nous avons lâché du lest, abandonné des projets socialistes valables, entraînant un gaspillage que nous payons maintenant où nous retournons à une planification d'ensemble, demandant une augmentation des investissements intérieurs, au détriment du standard de vie des années futures. Plus on industrialise, plus il faut de matières premières et de machines perfectionnées que nous achetons avec nos exportations de charbon dont les prix sont en baisse.
 
- Tu vois, c'est dur d'être communiste, de gouverner contre la majorité qui ne veut pas voir d'où nous sommes partis. Ils râlent, il faut tout prendre sur le dos, expliquer patiemment mille fois ce que nous avons réalisé et pouvons encore faire. Enfin le bloc socialiste est loin d'être aussi uni qu'on le croit, les nationalismes et les méfiances subsistent vis-à-vis des Russes, des Allemands de l'Est, des Tchèques. Ayant encore trop à faire dans nos frontières, notre union économique est sûrement moins développée que l'Europe des Six.
 
ET VARSOVIE FUT DÉTRUITE
 
L'ami m'accueillant à Varsovie est catégorique, son lit est pour moi, lui se gonfle un matelas pneumatique. Quand j'ai réussi à utiliser son pneu fuyant, mes côtes ont compris ce qu'il avait subi pendant huit jours avec le sourire. Puis il s'est fâché pour 500 grammes de beurre que j'avais achetés comme contribution à notre nourriture. Étais-je insatisfait ? J'étais l'invité, il devait pourvoir à tout. Alors j'ai avalé stoïquement nos éternels oignons, tomates, saucisson au pain de seigle; malgré la douzaine de saucissons différents, ça manquait de variété, mais n'est-ce pas d'abord le geste qui compte ? Ce geste du Polonais grand seigneur vous offrant tout ce qu'il a, tant pis s'il mange du pain sec à la fin du mois: «Mieux vaut avoir 100 amis, que 100 roubles en poche.»
 
N'avons-nous pas à réapprendre l'hospitalité ? Aux Indes, l'invité est traité comme l'envoyé de Dieu, au Japon, tout ce qu'il y a de plus beau dans la maison est pour vous, en Amérique j'avais 2 000 adresses de familles prêtes à recevoir deux nuits chacune un jeune étranger, ça faisait dix années d'hébergement. L'hospitalité musulmane est également tout un rite. Les Scandinaves aussi m'ont ouvert toutes grandes leurs portes. Je sais, on n'a pas le temps, il y a beaucoup d'étrangers en France, ils sont différents, mais au lieu de vivre en les ignorant, de les voir seulement au café, invitons-les de temps en temps, ces étudiants et ces jeunes nés ailleurs si nous voulons qu'il n'y ait dans le monde qu'une seule et même famille d'Hommes.
 
Mon copain ne m'hébergeait pas seulement ; tous les soirs il m'en racontait! :
-Si tu avais connu l'insurrection de Varsovie en 44! Cette atmosphère délirante dans notre liberté retrouvée, notre drapeau hissé partout, nos vieux airs chantés, larmes aux yeux, jusqu'à notre presse diffusant nos premiers communiqués de victoires. L'issue était certaine, derrière l'armée allemande en déroute les avant-gardes russes étaient aux portes de la ville, la radio soviétique nous incitait au combat. Nos partisans n'avaient qu'à encercler les soldats d'Hitler, les désarmer, réaliser ce rêve si longtemps caressé de libérer nous-mêmes notre capitale.
 
-Mais les Allemands s'accrochaient, gardaient le contrôle des grands axes, ramenaient des renforts. Malgré leur héroïsme, nos 40 000 maquisards n'occupaient que certains quartiers, 4% d'entre eux avaient un armement complet. Ils disposaient d'une vingtaine de mitrailleuses, 2 000 fusils, plus des arsenaux qui transformaient les bombes non-éclatées en grenades. J'étais un de ces gosses qui rampaient près des tanks, balançaient, dessous des cocktails « Molotov ». Mon père était à Auschwitz, ma mère morte, qui pouvait m'empêcher de combattre? On courait sous les balles, portant aux combattants messages, munitions, ravitaillement. Beaucoup étaient tués, mais notre exemple entraînait les plus indécis. Et tous les maquis étaient sur les barricades, nationalistes de l'A.K., communistes de l'A.L., réactionnaires du N.S.Z.
 
-Après des jours, des nuits de combats incessants, la situation tourne, les Russes reculent, nos munitions diminuent, les Allemands concentrent des troupes fraîches, nous sommes attaqués. Leurs Stukas décollent d'un terrain voisin et piquent impunément, Varsovie bombardée sans interruption flambe comme une torche. Blindés, canons lourds, lance-flammes nous harcèlent, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu'au corps à corps. Chaque immeuble change plusieurs fois de mains. Les Allemands tiennent le grenier et le rez-de-chaussée, nous la cave et les étages. Leurs tireurs d'élite, sur les toits, abattent tout ce qui bouge. Reviendra-t-il, celui qui, n'y tenant plus, va à l'eau deux maisons plus loin? Le ravitaillement se fait de nuit, et, pour les quartiers isolés, par les égouts. Porteurs chargés au maximum, combien y sont restés, perdus, noyés, axphyxiés, devenus fous, ou abattus à l'arme blanche, à la grenade !
 
-Pour en finir avec nos nids de résistance, leurs blindés se cuirassent de rideaux de femmes et d'enfants sanglotant de rage, il faut tirer, sacrifier le sang polonais, repousser les tanks. Ravitaillement et munitions rationnés, la vieille ville, monceau de ruines pilonnées, est évacuée; 2 500 soldats avec blessés, armes et prisonniers luttent huit heures pour franchir 2 000 mètres par les égouts, dans le noir, les immondices, la puanteur, un cauchemar à rendre fous les plus braves.
 
«La ville n'est plus qu'un immense brasier; pour tenir la ligne de défense, on s'accroche désespérément dans chaque sous-sol, pour chaque mur écroulé, derrière toute ruine fumante. Plus de nourriture, les dernières munitions distribuées, les Partisans à bout tiennent toujours... Si par miracle, les Russes passaient la Vistule... Le parachutage massif américain arrivant trop tard tombe chez les Allemands.
 
-Le million de non-combattants souffre le martyre, errant au hasard des batailles, d'une barricade à l'autre, terré dans les caves obscures, cerné au milieu des maisons en flammes s'écroulant sous les bombes. Deux mois sans électricité, sans ravitaillement ni eau. Les nombreux cas de typhus et dysenterie ne peuvent être soignés dans les dispensaires archicombles parce que les docteurs opèrent d'abord les soldats, à la chandelle, sans endormir, sans pansements.
 
- Après soixante-trois jours de lutte, les Russes n'intervenant toujours pas, il fallut capituler,  300 000 Varsoviens étaient morts. Les meilleurs combattants décimés, les survivants déportés. Il ne restait plus rien de nos maisons, des vieilles rues, des quais, des églises, des bibliothèques, des œuvres d'art, plus rien...
 
LE PARADIS SOVIÉTIQUE... HÉLAS !
 
Revenus dans leur désert de ruines, les Varsoviens se sont accrochés, dans les caves, les trous, à l'abri de pans de murs. Dans l'enthousiasme, l'ingéniosité quotidienne, ils ont survécu malgré tant de nuits sans feu, sous le plus que dur hiver polonais. Grâce à leur courage, au travail acharné des gars du bâtiment, aux innombrables bénévoles du dimanche, à l'aide même des gosses, dans une folie collective de reconstruction, ils ont fabriqué un miracle : Varsovie est ressuscitée.
 
Les familles couchant dehors ont eu des toits, mais Varsovie ne fait pas «belle capitale édifiée pour les siècles à venir». Les très larges avenues sont bordées de hautes maisons de briques non-crépies, de grands espaces déserts séparent des quartiers changeant de style suivant leur architecte.
 
Plus tard les monotones façades rouge-brique seront couvertes de plaques décoratives, comme le sont certaines rues du centre, bordées de solides bâtiments officiels où logent d'innombrables bureaux : bureaux du Parti, bureaux de la planification, bureaux des ministères, bureaux, bureaux, cette bureaucratie qu'aiment si peu les Polonais.
 
Si jusqu'en 56 l'anniversaire de l'insurrection n'était pas célébré, si les maquisards de l'A.K. étaient enterrés anonymement, si seules les façades criblées d'éclats rappelaient les combats, la Pologne d'aujourd'hui honore tous ses morts. On retrouve, partout où ils ont été abattus, des couronnes officielles, mais aussi tant d'humbles et anonymes petits bouquets aux couleurs nationales, blanche et rouge.
 
Une visite au Musée de l'Armée à Varsovie explique le fameux patriotisme polonais. Cécylia, une jeune journaliste très nationaliste, me guide :
- Voyez ces douzaines de tableaux de bataille, ils montrent notre pays pris dans une tenaille, toujours en lutte contre des invasions de l'Est et de l'Ouest. De 1760 à 1918, dans notre Patrie dépecée par les Russes, les Allemands et les • Autrichiens, nous avons survécu en luttant avec nos prêtres. Regardez ces peintures de nos troupes se battant aux côtés de Napoléon en Russie. Des dates manquent ici : 1920, l'attaque des cavaliers soviétiques vers Varsovie repoussée grâce au miracle sur la Vistule; 1939, le pacte Ribbentrop-Molotov et la nouvelle occupation allemande et russe. Puis Katyn, ces 6 000 officiers polonais liquidés par nos «camarades de l'Est».
 
- Ces salles sont consacrées aux cinq années de terreur nazie où survivre, chaque jour, était un miracle. Puis voici l'Insurrection de Varsovie. L'Armée Rouge, nos alliés arrivés à 500 mètres, de l'autre côté de la Vistule et qui n'ont fourni qu'une aide symbolique : du ravitaillement, des armes, larguées... sans parachute. Ils ont refusé aux Américains nous apportant du matériel de refaire le plein d'essence sur leurs aérodromes. Pourtant des mois durant leur radio nous avait incités à lutter contre l'ennemi commun. Ainsi ils ont laissé les Allemands les débarrasser des nationalistes de l'A.K. qui auraient pu être gênants plus tard. Les survivants ont été déportés par des détachements du N.K.V.D., dès qu'ils nous ont envahi en 1945; 300 000 Varsoviens ont payé de leur vie cette sombre histoire politique, avec notre capitale réduite à un monstrueux amas de briques pour les paysans des alentours.
 
- Les trois Grands ont reformé la Pologne, les Russes nous ont pris nos riches terres de l'Est contre des territoires allemands. On sortait d'une occupation, on est retombé dans une autre. C'était l'imposition de leur système sans adaptation au caractère polonais. C'était l'implantation en fonction des intérêts soviétiques d'une trop importante industrie lourde. C'était notre charbon embarqué dont ils ne payaient que le transport. C'était la collectivisation intensive des terres sans tenir compte de la volonté des paysans. C'était l'armée polonaise en uniformes russes, commandée par des généraux russes. C'était la mode russe, l'architecture russe genre Palais de la Culture. C'était l'étude du russe obligatoire avec Staline trônant partout. C'était le réalisme socialiste dans les arts. C'était une invasion de films et livres russes. Tout ce qui venait de l'Est était parfait ! Nous étions le petit frère guidé par le grand frère qui nous condamnait au Paradis soviétique et nous y conduisait à coups de trique.
 
Les beaux yeux de Cécylia étaient mouillés de larmes. Qu'elle n'aimait pas les Russes ! Elle se fâchait rouge quand elle m'entendait parler cette langue. Nous avons repris la discussion chez son oncle, vieux militant communiste.
- Pourquoi mettre sur le dos des Soviétiques toutes les guerres impérialistes des tsars ? C'est tout de même grâce à l'Armée Rouge et aux énormes sacrifices des peuples soviétiques que nous sommes indépendants. Combien de milliers de soldats russes reposent en terre polonaise ? A la cadence à laquelle les Hitlériens nous exterminaient, si nous avions attendu le second front et la Libération américaine, combien resterait-il de Polonais ?
 
- Soyons réalistes. Militairement, économiquement, nous sommes liés à l'U.R.S.S. Devant l'Allemagne revancharde, seuls les Russes peuvent garantir nos frontières sur l'Oder-Neisse. Les traités de 39 avec l'Angleterre et la France nous ont-ils protégés ? Entre deux maux, choisissons le moindre; la tutelle soviétique n'a rien de comparable à l'extermination des juifs du Ghetto et la liquidation des Polonais prévue par Hitler. Quant à nos fameux territoires de l'Est, ils étaient en majorité peuplés d'Ukrainiens, de Biélorusses et de juifs. Nous avons reçu en échange les bonnes terres de Poméranie et Prusse orientale, plus la Silésie industrielle qui nous rapporte 100 % de notre plomb, 60 % du zinc, 33 % de l'électricité, du charbon etc. Notre Pologne actuelle avec 450 kilomètres de côtes au lieu de 45 est plus compacte, sans problème de minorités.
 
Les maquis nationalistes dirigés par le très antisoviétique gouvernement polonais de Londres ont déclenché l'Insurrection sans consultations préalables avec le Q.G. russe. Ils voulaient libérer seuls la capitale, y installer leur administration pour avoir des atouts contre les futures exigences de notre gouvernement pro-soviétique de Lublin. Cette révolte a été déclenchée trop tôt, l'Armée Rouge est arrivée essoufflée par une trop rapide avance, loin de ses bases de ravitaillement et ne pouvant traverser la Vistule puissamment fortifiée et défendue par des troupes allemandes fraîches. Finalement, quelle a été l'utilité du suicide de Varsovie ?
 
- De nombreuses erreurs ont été commises de 48 à 56, mais dans l'ensemble nous y avons remédié. Depuis notre printemps d' «Octobre» nous avons conclu des traités économiques avec l'Ouest, nos échanges avec la France ont triplé. Économiquement nous dépendons étroitement des Russes, mais nous ne planifions plus la forme, la couleur, le nombre de chaque genre de chaussures à produire. Nous avons encore 7 000 entreprises privées employant moins de 50 ouvriers. Notre armée a été polonisée, la police secrète dissoute, tous les étudiants, même d'origine bourgeoise, admis à l'Université ou il y a moins d'enseignement marxiste et où la philosophie occidentale est réapparue. Fini le réalisme socialiste copié sur celui des Soviétiques,, vous voyez des expositions d'art abstrait, la majorité de nos films sont occidentaux, nous traduisons des livres de l'Ouest, même les pessimistes comme Camus, Sartre, Sagan.
 
- Nous ne sommes pas toujours d'accord avec la politique étrangère soviétique. Je me serais trouvé devant un affreux cas de conscience si Budapest s'était répété à Varsovie porter les armes contre l'Armée Rouge ! ! ! Nous voulons moins d'ingérences dans nos affaires intérieures, car chaque pays socialiste est différent avec son histoire, sa culture, son degré de développement, la force de son Parti, la personnalité de ses chefs, la proximité de l'U.R.S.S. et nous espérons trouver avec Gomulka notre voie vers un socialisme polonais...
 
Que non, cette bureaucratie polonaise n'est pas un vain mot ! Toute une journée que j'ai passée en queues, démarches, formalités... Si j'avais été Polonais je ne l'aurais pas eu si vite, mon billet pour Paris. Fini l'auto-stop, tout est en règle, le train roule ! Pas du tout, me disent les miliciens à la frontière :
- Visa expiré depuis quarante-huit heures, descendez du wagon. Débarqué en pleine cambrousse, expédié à 80 kilomètres régulariser ma situation, je n'aime plus les Polonais, j'en boufferais ! Au patelin, la milice est à 4 kilomètres. J'y fonce dare-dare.
- Visa ?
- Oui, c'est 100 zlotys.
- Je ne les ai pas.
- Ce n'est pas notre affaire, retournez au consulat de France à Varsovie.
Je déniche 5 dollars qu'ils me renvoient changer à la banque. J'en suis à :12 kilomètres au pas de gymnastique quand je ramène mes zlotys. Voilà qu'ils les veulent en timbres. Malgré mes gueulantes, il me faut retourner acheter leurs sacrés timbres. J'en suis à 20 bornes, je retrouve mon Polonais pour dire au milicien que je vais manquer l'unique train quotidien pour Berlin. Pas ému pour si peu, il griffonne placidement ses tas de papelards, questionnaires, formulaires en triple exemplaire, tampons, signatures. Je bous.
 
Il me tend mon passeport vingt minutes avant le train, je pique mon plus beau sprint, arrive hors d'haleine à la gare, vois mon tacot démarrer. D'un suprême effort, j'agrippe le dernier wagon. La corrida continue, le contrôleur ne saisit pas mon charabia, mais se fait bien comprendre «Pas d'argent, pas de billet, descendez !» Est-ce que je vais me taper 80 bornes à pied pour arriver à la frontière mon visa encore expiré ? Qu'est-ce que je fous dans cette galère ? J'ai passé je ne sais combien de frontières, et jamais vu une histoire pareille. Ma cote d'amour pour la Pologne est à zéro.
 
Mais voilà qu'entre en scène une robe rouge bien seyante, avec de doux yeux bleus, un teint de pêche mûrissante. Étudiante, elle comprend un peu l'anglais. Sur un débit de mitrailleuse, je lui jette à la tête tout ce que j'ai sur le coeur. Surprise, elle attaque le contrôleur :
- Comment ! Agir ainsi avec un Français sans argent, mais c'est une honte indigne de l'hospitalité polonaise !
Nez retroussé, bouclettes en bataille, elle cambre sa petite taille. Eh, oui ! les Polonaises sont plus débrouillardes que les hommes. Tout le wagon prend parti, ils sont trente, assaillant le pauvre contrôleur qui se gratte la tête.
- Mais si le super-contrôleur passe ?
- On le paiera ! clament mes passionnés supporters. Merci à toi, petite Polonaise inconnue, ainsi j'ai passé la frontière réconcilié avec la Pologne; je l'aurais été de toute façon, mais c'était mieux comme ça !
 
OÙ TOUS LES AUJOURD'HUI NE CHANTENT PAS
 
J'aurais tant aimé pouvoir dire: «La vie n'est là-bas qu'une suite d'aujourd'hui qui chantent.» Mais je dois montrer la situation telle que je l'ai vue, non pas comme j'aurais voulu la trouver. Ce n'est ni le paradis, ni l'enfer : comme partout les gens vivent, travaillent, se disputent, s'aiment, élèvent leur famille. Ils sont pour ou contre le régime mais leurs opinions, contradictoires en apparence, se complètent. Les arguments communistes sans les anti ou vice-versa ne présenteraient pas la véritable situation.
 
Sentimentaux, ambitieux, Polonais avant tout, le système ne leur a pas apporté ce qu'ils rêvaient. S'étant toujours défendus contre quelque chose, ils continuent, mais que proposer d'autre ? Coincés entre l'Allemagne et l'U.R.S.S., culturellement tournés vers l'Ouest mais économiquement, militairement, dépendant de l'Est, il n'y a pas d'autre solution et, tout en faisant mine de ne pas y croire, un peu malgré eux, ils réalisent de grandes choses.
 
Notes
(1) II s'agit de francs légers
(2) Les Polonais appellent sanatorium, tout établissement de cure.
(3) 5 000 zlotys à 20 francs.
(4) Dovidzénja : Au revoir.
(5) Z.M.P. Jeunesse Populaire Polonaise.

fin de la partie "Pologne"