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Pologne
- II -
EN PARTAGEANT LA SUEUR POLONAISE
L'AUTO-STOP EN TICKETS
- Partirons ? Partirons pas ? Tout le cercle des badauds
s'excite. On est aux portes de Varsovie, sur la route de l'ancien
corridor de Dantzig. Je me demande «Comment va marcher ce tour de
Pologne en auto-stop ? Que vont penser les miliciens devant un
Occidental, vagabondant à l'Est sans domicile fixe «Espion ?
Provocateur ?»
-
- Grands signes, coup de frein, chauffeurs amusés. En deux minutes
les sacs et nous derrière embarquons pour Grudziandz, premier bond
de 250 kilomètres. Avec Paul et sa sœur Krystyna, on est en famille.
Nés en France, de parents polonais rentrés à la Libération, ils me
traduisent tout, et me content les origines du stop.
-
- - Jusqu'en 1957, avec l'insuffisance des transports, les
chauffeurs prenaient des passagers contre repas et vodka. Nos
journalistes, voyant ces milliers de jeunes de l'Ouest qui, sans
argent, sac au dos, parcouraient l'Europe en auto-stop, ont
écrit : " Pourquoi pas en Pologne ? Nos jeunes pourraient
explorer à peu de frais nos cités, villages et montagnes, rencontrer
toutes sortes de gens, s'adapter à toutes les situations,
s'instruire dans l'aventure.
-
- - Lancé par les mouvements de jeunes, permis de juin à septembre,
patronné même par la Police, l'auto-stop est organisé nationalement.
Chaque stoppeur doit posséder un livret, vendu 500
francs(1) , l'assurant contre tout accident et contenant 1
000 kilomètres en tickets qu'il remet au chauffeur, suivant la
distance parcourue, comme pour le pain pendant la guerre. Les deux
conducteurs qui ont ramassé 60 000 kilomètres-tickets ont gagné une
voiture ; 200 autres ont reçu des télés, des radios... Alors tu
penses si les camions ne demandent qu'à s'arrêter pour les stoppeurs
qui étaient 20 000 en 1958, 65 000 en 59, 85 000 cette année, dont
28 000 jeunes filles. On parle d'une stoppeuse de soixante ans, mais
la moyenne est vingt-deux ans.
-
- - Notre congrès national des stoppeurs a décidé d'installer des
camps dans les lieux touristiques, de primer les meilleures photos
et anecdotes de stop et de fixer l'âge minimum à dix-huit ans.
-
- On se sent vivre, debout derrière la cabine, cheveux dans le vent,
chansons aux lèvres, du soleil plein les yeux, avalant le paysage
qui défile. Comme toutes ses sœurs du monde, la route grimpe et
descend, tourne et se faufile entre ses rangées d'arbres, juste
suffisante pour le passage de deux camions, goudron en bon état,
mais pas de grands travaux d'aménagement : quelques panneaux de
signalisation, de rares garages et stations d'essence à la sortie
des localités aux noms peints en noir sur fond ocre.
-
- Peu de trafic sur cet axe important, desservant le Nord et la
Baltique : des P.K.S., les transports nationalisés, utilisant
des Stars, seuls camions de licence et fabrication polonaises, les
Warzawas des services d'État, voitures russes fabriquées ici,
quelques nouvelles petites Sirènes et Micrus, de rares bagnoles
privées, des motos tchèques et polonaises, des scooters,
d'inévitables longues charrettes au profil en V, enfin les nombreux
piétons.
-
- Nos coupons-kilomètres payés, on débarque à Dantzig après 400
bornes dans la poussière, le cambouis. Un gars nous adopte à la
maison des étudiants. Il trouve une place pour Krystyna, me prête
son lit, déloge un de ses copains pour y caser Paul. Solidarité des
auto-stoppeurs, magnifique hospitalité polonaise. Sur le coin de
table d'une chambre, on partage leur festin ; chacun coupe sa
rondelle dans 80 centimètres de saucisson, papier gras en guise
d'assiette, gros cornichons, tomates salées, tartines
margarinées : un repas sans boire ; seulement, après le
dessert de petits harengs fumés, mettent-ils un peu de thé fort dans
les verres pleins d'eau chaude. Que penseraient Messieurs les
Anglais de ce thé polonais ?
-
- Puis, avec des yeux brillants, un gars m'a demandé :
- - Aimes-tu la vodka ? Notre mère, notre remède, celui qui
guérit tout : grippe, cafard, mal de gorge, d'amour, d'estomac.
Après, t'es heureux, le coeur réchauffé, ça te met des paroles aux
lèvres.
- Il est revenu en courant, avec deux quarts, la mesure
traditionnelle. Cachet de cire gratté, coups de paume sur le fond,
bouchon sorti. A cet alcool à 96°, ils ont ajouté un peu d'extrait
de jus de fruit. Ils expirent et hop ! se jettent le verre au
fond de la gorge, toussotent, et, satisfaits, passent le godet au
voisin.
-
- J'ai eu beau discuter... pas question de trahir cette historique
et fidèle amitié franco-polonaise !
- - Eh non ! Pas à petites gorgées comme une demoiselle, mais
«à la cosaque» ! qu'ils m'ont crié. Pouah ! Cet alcool de
patates vous brûle à réveiller un mort. Aucun ne dit non merci.
-
- Comme ils s'excitent, je les embraye sur l'histoire politique
polonaise. Chacun y met son grain de sel.
- - Entre les deux guerres, on avait un régime capitaliste et
beaucoup de partis. Pendant l'occupation, on a eu deux gouvernements
pro-russe et pro-occidental. A la Libération s'est formée une
coalition provisoire, jusqu'en 47, où, soutenus par l'Armée Rouge,
les communistes ont pris seuls le pouvoir. Leur secrétaire Gomulka
était partisan d'une lente collectivisation des campagnes et d'un
communisme libéral, adapté au caractère polonais. En 48, les durs du
Parti l'ont mis en prison ; ce fut la détestée période
stalinienne où tout était comme en Russie.
-
- - Exprimant le mécontentement général, les grèves de Poznan ont
amené notre Révolution d'Octobre 56, où, dans un raz de marée
d'enthousiasme, catholiques et communistes, ouvriers et paysans ont
tous fait bloc autour de Gomulka libéré. Bien, que n'étant pas, en
majorité, pour ce régime, nous acceptons Gomulka comme la solution
du moindre mal. Il n'a pu et ne pouvait réaliser ce que nous
espérions de lui. Alors on critique beaucoup, ça soulage et ne gêne
pas le gouvernement qui contrôle tout : armée, police,
information.., et aussi la Russie ne nous laisserait pas sortir du
camp socialiste.
-
- De la discussion, on est passé aux chansons. En buvant du vin, on
sent lentement monter une chaleur que l'on peut arrêter à temps,
mais cette gniole aux effets presque foudroyants, vous assomme
brutalement comme un coup de matraque.
-
- LES FORGERONNES QUI ONT TÂTÉ LE SOCIALISME
-
- Malgré jambes molles et têtes vaseuses, nous vagabondons dans le
vieux Dantzig dominé par sa haute cathédrale, bâtie brique sur
brique, avec ses listes de films à ne pas voir et ses religieuses
vendant des souvenirs. On respire une atmosphère moyenâgeuse entre
ces antiques maisons aux étroites façades, couleur pastel, embellies
de dessins ; on oublie qu'elles n'ont qu'un an ou deux,
reconstruites, comme au XVIe siècle, comme elles étaient en 39. On
croise les familles des marins de la nouvelle flotte, bien payés,
trafiquant ce qu'ils rapportent de l'Ouest.
-
- Nous allons, guidés par des hommes qui, gamins, ont vécu les
bagarres de 39 avec les petits Prussiens, les mortifications des
touristes nazis. Ils nous montrent la poste polonaise, dernier
bastion non-allemand dans la ville dite libre, où 46 postiers armés
de méchants fusils ont résisté jusqu'au bout. L'un nous dit, les
yeux à terre : «Mon père y était, il a été fusillé avec la
poignée des survivants. C'est ici, dans ce corridor, que furent
tirés les premiers coups de canon qui allaient noyer l'Europe dans
le sang. Alors, si vous y allez, ne dites pas Dantzig, ils vous
prendraient pour un Allemand, dites Gdansk, vous leur ferez
tellement plaisir !
-
- De jeunes ouvriers socialistes nous font visiter leur chantier de
constructions navales. Fusil à l'épaule, le gardien nous introduit
dans la cour : fleurs, pelouses, arbustes, des panneaux
rappellent les objectifs du Plan de cinq ans, l'état d'avancement
des navires. Peu de slogans dans les modernes ateliers. Les ouvriers
sont en salopette kaki, les femmes en pantalon et foulard. On suit
sur cales les carcasses soudées, plus ou moins avancées, des futurs
chalutiers de 1 200 tonnes, des caboteurs de 5 000 tonnes,
des 9 000 tonnes pour pêcher les harengs, des 10 000 tonnes
pour exporter le charbon, des pétroliers de 19 000 tonnes. Dans
le bruit des marteaux riveurs, des ponts roulants, des tôles formées
et soudées, les gars nous clament fièrement :
-
- - L'équipement électronique, encore fabriqué à 60% sous licence
anglaise, sera en 1961 entièrement made in Poland, par des
Polonais ; 80 % de nos navires sont vendus aux Russes ;
les autres aux Brésiliens, Tchèques, Allemands de l'Est. Il y a
11 000 employés dont 1 600 techniciens. Nous, les 5 000 de
dix-huit à trente ans, sommes groupés en 70 brigades de travail.
Sous l'impulsion des jeunesses socialistes, nous construisons des
bateaux uniquement par nous-mêmes, avec normes, primes, compétitions
d'une brigade à l'autre. Pour quarante-six heures par semaine, le
salaire moyen mensuel d'un jeune est de 36 000 francs, d'un ouvrier
50 000, d'un ingénieur 50 000. A la Libération, les femmes
s'embauchaient comme soudeuses, riveuses, forgeronnes,
chaudronnières. Aujourd'hui, elles sont 2 000, surtout dans les
bureaux.
-
- - Dans ces ex-chantiers allemands, reconstruits avec l'aide des
Soviétiques, nous avons créé une industrie navale qui était la vingt
et unième du monde en 1951, la onzième en 59. Notre marine est la
huitième pour le tonnage transporté. Nous espérons faire mieux
encore.
-
- Nous quittons Gdansk, à l'heure où les enfants vont à l'école. On
se lorgne avec une réciproque curiosité. Les petits gars en béret,
tablier, culotte courte, longs bas à jarretelles, portent leur
cartable sur le dos et dans un sac leurs chaussons obligatoires dans
les classes cirées. Tous ont le numéro de leur école sur la manche,
pour repérer en ville houligans et polissonnes. Les fillettes
habillées de blouses noires brillantes (c'est de la doublure), les
unes de confection, d'autres sur mesure et seyantes, donnent la main
aux petites qui ont des cheveux très blonds, ornés d'un gros noeud
papillon, de beaux yeux bleus et des visages roses, véritables
affiches publicitaires pour «Blédine».
-
- D'un pied léger, nous partons au travail. Un camion nous ramasse
pour Kolobjeg sur la Baltique où nous rejoignons un camp du Service
Civil International. Beaucoup de stoppeurs attirés par cette région
touristique sont en haut des côtes, à la sortie des patelins. Par
deux ou trois, une fille pantalonnée dans chaque paquet (ça roule
mieux), c'est à qui séduira la voiture, brandissant carnets de stop,
noms des villes où ils vont. Ils ont l'allure dégagée des campeurs
français de l'époque héroïque :barbus parfois, le cheveu long,
blue-jeans et chemise à carreaux fripée, guitare en bandoulière, sac
sans armature, couvertures roulées, gamelles pendillant, tente sous
le bras. Les fauchés n'ont qu'un sac de plage.
-
- Notre chauffeur embarque un étrange collègue. Un étudiant, s'en
allant à Poznan les mains dans les poches. Mais il porte trois
paires de chaussettes, les unes sur les autres ; de même deux
pantalons, trois chemises, deux pulls, deux vestons, et une
casquette sous son chapeau. Il peut coucher dehors sans craindre la
rosée !
-
- VIANDES SLAVES ET DRAGUEURS
-
- Kolobjeg, c'est l'ex-ville allemande Kolberg, station thermale
genre Vichy, détruite à 95 % en 1945. Les jeunesses socialistes nous
ont invités à participer à sa reconstruction. Nos brigades
internationales d'Allemands de l'Est et d'Européens de l'Ouest,
d'Américains et Yougoslaves, de Soudanais et Polonais attaquent à la
pioche les carrés de ruines couverts de broussailles et d'arbres
vieux de quinze ans déjà I On nivelle l'ex-champ de bataille où
mines, bombes, obus, grenades ont détruit, bouleversé, brassé le
décor. A la pelle nous balançons dans les camions, poutres
calcinées, vaisselles brisées, vitres fondues, trucs rouillés, sable
et terre, mais récupérons les milliers de briques.
-
- Avec mes coéquipiers polonais, étudiants durs au travail, nous
partons décharger le camion ; notre chauffeur, un vrai cow-boy,
prend son bahut pour un tank, saute les vitesses, force son moulin,
ses pneus usés s'enlisent facilement. On le tire, pousse, criant
dans bien des langues. Sorti de la zone des ruines, on roule sur les
petits pavés de la nouvelle ville. On passe la gare et sa place en
terre noirâtre, puis la grand-rue, ses larges trottoirs non
cimentés, ses façades en briques non crépies, aux fenêtres fleuries.
Voici la belle école qui doit fonctionner à la rentrée. Plutôt
qu'élever des monuments célébrant le millénaire de la Pologne, tout
le pays construit mille écoles par souscriptions volontaires. Celles
de Kolobjeg sont bâties par les pêcheurs et les soldats qui versent
1/60 de leur solde et y travaillent les week-end. On ne ralentit
guère aux carrefours où, surmontant les kiosques et débits de
boissons, les haut-parleurs mugissent de 6 à 23 heures.
-
- Après les ternes magasins aux devantures poussiéreuses et quelques
libres-services mieux présentés on longe le joli jardin, ses fleurs,
ses pelouses trop rarement tondues à la faux. Vis-à-vis de la
mairie, véritable petit château, l'immense façade de la cathédrale
est blessée à mort depuis 45, seul le choeur vit. Après le cimetière
allemand à l'abandon, différentes usines ont installé des bungalows
pour leurs ouvriers ; des éclaireurs ont monté leurs camps de
toile.
-
- Vers 9 heures, les centaines d'estivants en route vers la plage
passent près du chantier ; les troupes d'éclaireurs marchant au
pas, les gars en kaki, coiffés de casquettes carrées à visière, les
filles en gris, tous étalant leur panoplie de trucs et décorations.
Sur leurs trop longues jambes, les nombreuses colonies de vacances
chantant fort se débandent à notre vue. Constamment nous sommes
envahis de diablotins blonds, nous réclamant des signatures,
dévisageant sous le nez de vrais Américains, des Noirs en chair et
en os, et des Syriens, des Allemands. Les familles nous visitent
aussi, les Soudanais ont le plus de succès.
-
- D'abordables jolies blondinettes viennent offrir à nos regards les
appétissantes rondeurs que suggèrent leurs décolletés et que moulent
leurs pantalons. Des officiels passent nous féliciter, des
photographes et gars de la télévision nous mitraillent. Les
journalistes ramassent en dix minutes leurs histoires. Nous
apprécions plus le personnel féminin du sana d'enfants voisin qui
nous offre : thé, casse-croûtes, sourires et... rendez-vous. Un
beau capitaine envoie cinq de ses hommes piocher à la place d'une de
nos filles qu'il enlève sur son pétaradant cheval d'acier pour la
bourrer de glaces et approfondir les relations Est-Ouest.
-
- Boulot terminé, on saute faire trempette à la plage, très peuplée,
ambiance familiale, les gosses heureux cherchent des coquillages,
bâtissent des châteaux en Pologne, jouent dans les vagues. Les
personnes en cure s'abritent dans leurs cabines d'osier ; les
gars jouent au ballon, lorgnent les filles. Sur plat de sable est
offert l'interminable étalage de viandes slaves fraîches ou
avancées, osseuses ou graisseuses, les vieux tableaux côtoyant les
belles naïades dorées à l'huile. Tout ça attirant mouches,
photographes, moustiques, marchands de glaces.
-
- L'eau fraîche tente peu les baigneurs ; mais on ne plaisante
pas avec la sécurité. Si vous dépassez le filin marquant l'endroit
où l'on perd pied vous êtes rappelé à coups de sifflets par deux
maîtres-nageurs vous suivant à la jumelle. Deux autres sauveteurs en
permanence au bord de l'eau sont prêts à bondir dans une vedette.
Les jours de grosse mer, le drapeau noir interdit le bain sous peine
d'amende.
-
- L'après-midi, les raisonnables dorment, les dragueurs vont
baratiner les blondes, les apprentis-intellectuels épuisent leur
matière grise sur les problèmes polonais. Après dîner, on part en
délégations rencontrer les gars du bâtiment, les ouvriers du
textile, les mineurs en vacances, les instituteurs athées, le
personnel des sanas, les éclaireurs, les jeunes. Un soir, les
officiels du coin et les autorités médicales disent à notre
délégation
-
- - Sur l'emplacement que vous déblayez sera bâti un sanatorium
(2) ; en 1975, il y en aura 50 en bordure de la mer,
avec 9 000 lits dont 3 ooo pour enfants. (Tout ça présenté avec de
beaux plans aux jolies couleurs.) Parce que, grâce à son air marin,
ses journées ensoleillées, ses bains de mer, grâce au sel de
bromure, à l'iode, au fer, au calcium, au carbure, Kolobjeg sera la
ville des sanas. Il y aura une école d'infirmières, un grand hôtel,
des pensions de famille (avec des prêts de l'État), un théâtre, deux
nouveaux cinémas, trois fois plus de magasins. On a aussi prévu
l'utilisation des quarante-quatre sources d'eau minérale, des bains
de boue et la construction d'une piscine d'hiver avec eau de mer
chauffée, plage de sable et soleil artificiel.
-
- En général dans ces réunions un peu officielles, nous rencontrons
surtout les membres du Parti ; on écoute des discours, on
visite, on pose des questions, on grignote des gâteaux, on vide des
bouteilles, on bavarde et ça finit par un petit bal.
-
- Après construction et tourisme, les 20 000 habitants (100 000 en
été) vivent de la pêche. Une délégation visite la coopérative de
pêcheurs. Où en 45 n'existaient que des rafiots de bois il y a
maintenant 40 bateaux d'acier, de grandes salles frigorifiques, une
usine où 1 000 ouvriers mettent les harengs et maquereaux en
conserve. La coopérative fournit tout son matériel au pêcheur qui
reçoit 33 % de la prise et un emploi à l'usine durant la morte
saison.
-
- Les soirs sans réunion, nous descendons dans les deux bals
nationalisés, la Frégate, et sur la plage le plus jeune et populaire
Morskioko. Le jazz y est roi. Les blues alternent avec les rocks où
ils se trémoussent plutôt raidement. Dame, les jeunes aiment ça,
excusent les durs du Parti. Peu spécialisés dans cet exercice, nous,
Occidentaux, ne sommes pas à la hauteur de notre réputation. Les
filles aux toilettes pas toujours heureusement assorties sont en
général accompagnées, mais les Polonais n'hésitent pas à inviter une
cavalière assise seule avec un gars.
-
- Les couples prolongeant les contacts internationaux sur la plage
se heurtent aux patrouilles et sentinelles ; la mer est une
frontière gardée, à cause des infiltrés. Des colonnes de chars
traversent souvent Kolobjeg, on voit des officiers et soldats russes
et les gens nous ont certifié qu'ils avaient dans la région, des
bases avec famille, écoles, magasins, comme les Américains en ont en
France.
-
- Pendant trois semaines nous avons déblayé les ruines où
s'élèveront des sanatoriums où seront soignés des petits Polonais.
Un bulldozer l'aurait fait plus vite que nous, mais ce travail nous
a permis de nous apprécier. Nous ne sommes plus, les «Américains»,
les «Polonais», les «Allemands» anonymes mais Jackson, Tadek, Peter.
-
- A la gare, cheminots et voyageurs contemplaient, ahuris,
Américains et Yougoslaves, Français et Africains, Polonais et
Allemands, larmes à l'oeil, s'embrasser tous comme du bon pain.
Malgré les efforts de nos propagandes, nous nous souviendrons de
l'hospitalité polonaise, du rendement des Allemands, du flegme
Américain, de l'étonnant dynamisme des armoires yougoslaves, ces
vingt poumons soufflets de forge, doublés de cordes vocales d'acier
et de muscles... Quant aux Français, ils ont prouvé que notre
jeunesse soutient très bien la comparaison avec celle des autres
pays et n'est pas amorphe si on lui confie une tâche qui développe
ses possibilités.
-
- Dovidzénia, Good bye, Auf wiedersehen, au revoir les copains.
-
-
- POZNAN S'ÉVEILLE
-
- Paul, Krystyna et moi, roulons vers Poznan. Installés avec les
chauffeurs dans la cabine, on tue le temps et les kilomètres en
grillant cigarette sur cigarette. C'est la grande plaine
plate ; d'une région à l'autre, la campagne polonaise varie
peu. Le style des fermes non plus, presque toujours en murs de
brique crépie, couvertes de tuiles, parfois de toile goudronnée,
rarement de chaume. Dans les petits champs qui ondulent légèrement,
les Polonais cultivent céréales, pommes de terre, betteraves. On
voit quelques tracteurs, plus souvent des chevaux et presque partout
des paysans travaillant à la main.
-
- Nos deux gars retournent à Katowice, après une livraison de
conserves à Gdansk. La paye n'est pas lourde, ils font des
kilomètres supplémentaires, roulant au maximum, par monts et par
vaux, de jour comme de nuit, mais ils partagent avec nous leur
casse-croûte de tomates, sardines et pommes. Baragouinant de
l'allemand, touchant certaines parties du corps, ils m'ont vite fait
comprendre ce qu'ils n'aimaient pas : la guerre, les Allemands,
les Russes, les Ukrainiens, les Tchèques, les juifs, la politique,
le Parti. Ils veulent rester libres, catholiques, Polonais avant
tout.
-
- Deux miliciens-motards arrêtent le camion. Plutôt secs dans leur
langage et impressionnants : ceinturon, revolver, matraque,
pantalon bleu-marine, veste gris-bleu, casquette plate cerclée de
bleu avec l'aigle polonais aux ailes déployées. Ils épluchent
soigneusement tous les papiers du véhicule sans nous demander les
nôtres. Contrôlés presque tous les 100 kilomètres, les camionneurs
ne les portent pas dans leur coeur.
-
- Nous roulons maintenant de nuit. La pluie réduit encore la
visibilité. Nos cinq vies sont entre les mains graisseuses du
chauffeur, crispé sur son grand volant, le pied collé au frein. Ses
yeux rouges fouillent intensément le mur de la nuit, sa deuxième
nuit blanche : «Je suis crevé, parlez, faites du bruit, sinon
je ne réponds plus de rien.»
-
- Tendu comme lui, je cherche à percer les ténèbres.
Attention ! Coup de frein à mort, coup de volant' éclair, d'un
fil on évite une carriole sans lumière. Sur ces routes étroites,
bien obligé de serrer à droite pour croiser les autres camions,
avant que les yeux aveuglés ne se refassent, on roule dans le
cirage. Comment alors deviner les fautives charrettes non signalées,
les cyclistes sans feu rouge, les piétons imprudents ? Et il y
a pire ! Les chauffeurs ivres baptisés «Pirates de la route».
Avec des poids lourds dans les mains, pas étonnant qu'ils fassent
tant de grabuge. En proportion du trafic, la Pologne a le plus haut
pourcentage d'accidents. La Milice a beau être très sévère,
supprimant les permis, forçant les délinquants à changer de métier,
ça n'empêche pas les chauffeurs de continuer de siffler leurs 125
grammes, aussi pour se tenir éveillés.
-
- On a débarqué vers 2 heures du matin dans Poznan endormi. Où
aller ? A la gare, l'hôtel des fauchés, pas gai comme ambiance,
des gens pauvrement vêtus, aux regards absents, des familles
paysannes, vêtements fripés, tête des gosses endormis sur les
baluchons, des soldats en tenue de toile kaki, leur mitraillette
pour tout bagage ; des ivrognes, une odeur de bière ; des
patrouilles de miliciens, mains derrière le dos, poussant
alternativement les épaules en avant à chaque lente et longue
enjambée.
-
- Regards sur les confortables fauteuils des premières classes, aux
peintures claires du libre-service, puis on s'installe dans une
salle de lecture, sous l'oeil de Gomulka, l'aigle polonais au clou,
musique douce, exposition de photos, public jeune, revues, livres,
journaux. Mais en feuilletant ces histoires nos têtes tombaient,
s'endormaient le nez dans la Culture. On n'était pas les
seuls ; chaque fois, un employé mutilé passait réveiller tout
le monde.
-
- «Ce n'est pas un dortoir, lisez, suivez la musique I» C'est beau
la Culture mais pas à 5 heures avec 400 bornes de cahots dans la
tête. Rassasiés de littérature, on est parti chercher un coin où
dormir en paix. Pas un café d'ouvert, une herbe trempée, un petit
zef frisquet. Les seuls endroits acceptant du monde étaient les
églises, seulement ils y disaient partout la messe, sur trois autels
à la fois. On faisait de drôles de chrétiens, on sommeillait quand
il fallait se lever ou s'agenouiller. Les gens nous jetaient des
regards peu catholiques, pensez, en Pologne, dormir pendant la
Sainte Messe I
-
- On est allé dans une autre église, puis dans une autre
encore ; même plus moyen de trouver une place assise, on
dormait debout. C'est qu'il y en avait du monde, les femmes en
foulards, mais aussi un va-et-vient d'hommes, des «vrais» :
gars du bâtiment, télégraphistes, ouvriers, s'arrêtant pour un bout
de messe avant l'usine, comme chez nous on se tape un noir ou un
blanc, beaucoup agenouillés à même le froid ciment. De minuscules
écolières «hautes comme trois crêpes à genoux" passaient faire leur
prière au bon Dieu, menottes jointes, et repartaient gazouillant
comme des oiseaux.
-
- Saturé de spirituel, on traîne au hasard des rues, regardant se
remettre à battre un coeur de ville polonaise. Des camions à
puissants jets d'eau nettoient les rues, de modernes bennes
embarquent les ordures. Puis, dans le petit jour sale, des tramways
antiques déversent la foule anonyme des «prolos de 6 heures, larges
casquettes, impers délavés, souliers éculés, têtes baissées,
serviettes de cuir sans forme ; femmes pressées, les jeunes en
pantalons et tennis, les vieilles sans bas, chaussures à semelles de
bois, toutes rondes sous les châles.
-
- Vers 7 heures, aux derniers ouvriers se mêlent les soldats, leur
arme déterminée par la couleur de la bande entourant la casquette,
les premiers employés, posés, souliers cirés, gabardine, chapeau
gris ; dames-secrétaires, taille fine, talons hauts, bas nylon,
toilette claire sous l'imperméable transparent. Enfin les rues se
remplissent de femmes chics, frisées, fardées, d'officiers, étoiles
dorées aux casquettes et épaulettes, de messieurs à l'allure
prospère, taille cambrée, serviette de l'homme d'affaire.
-
- Les boutiques n'ouvraient toujours pas ; on s'est mis à
lécher les vitrines : deux sortes de magasins reconnaissables à
l'enseigne, les nationalisés, vitrines poussiéreuses, protégées de
tristes grilles à gros cadenas, ne cherchant pas à attirer le
client, et les privés, mettant le plus possible de choses en montre.
La mode n'est pas à l'originalité, vêtements, chemises, chers et
sobres, rappellent ceux de la guerre, chaussures plus robustes
qu'élégantes pour 10 000 francs. Des montres pour le prix de quatre
en France. Des Komis pleins de choses occidentales. Grandes
épiceries libre-service, bien achalandées. Les prix affichés sont
les mêmes pour toute la Pologne. Ce qui vient de l'Ouest est hors de
prix : Nescafé à 1 800 francs les 50 grammes ; chocolat à
2 000 francs le kilo. Conserves, cigarettes, gin provenant de Chine
communiste. Articles de sport et de camping, montrant le goût
croissant pour le tourisme. Attirantes librairies aux livres très
bon marché. Nos collections de poche et des traductions de Balzac,
Zola, Mauriac, Sartre, Camus, Sagan font bon ménage avec des
bouquins russes techniques et politiques. Le Docteur Jivago a été
publié puis interdit.
-
- Les premières boutiques n'ouvrent qu'à 9 heures, mais autour de 8
heures, les premiers milk-bars ont levé leur grille. On s'est
précipité dans la queue, si vite formée que, passés à la caisse et
au guichet, il n'y avait déjà plus de places assises. Le nez au mur
comme des chevaux à la mangeoire, on avale la soupe au lait et
macaroni avec une saucisse et des oeufs.
-
- CANTIQUES RÉVOLUTIONNAIRES OU RÉVOLUTION PIEUSE
-
- Reçus chez des amis de Paul ; visite mieux appréciée d'un
Poznan ensoleillé. L'allure des lourds bâtiments officiels en
solides pierres grises rappelle l'influence allemande qu'on retrouve
dans la propreté des rues ; les piétons et le trafic sont plus
disciplinés qu'à Varsovie.
-
- Le soir, on discute entre hommes ; toujours leur sale
politique, protestent les femmes, préférant encore papoter après
quinze ans de socialisme. Le beau-père, vieil ouvrier consciencieux,
à l'accent du Nord, habitué à l'organisation rationnelle des usines
françaises où il travailla longtemps, souffre de l'habitude qu'ont
prise les Polonais pendant la guerre de se «débrouiller». Comme les
salaires permettent difficilement de vivre, ils continuent.
-
- - Où est cette moralité socialiste, ce sentiment que l'usine nous
appartient ? Partout on resquille. Ce bout de cuivre est à
nous, je le vends et ne vole personne. Pourquoi nos machines ne
sont-elles pas utilisées au maximum ? Nous avons des temps
morts, des malfaçons, des difficultés de coopération entre les
entreprises. Pourquoi notre productivité individuelle est-elle
inférieure aux entreprises capitalistes ?
-
- - Nous ne sommes pas de bons organisateurs, nous avons peu de
cadres moyens. Ils n'ont pas assez de compétence, d'initiative, de
sens de leurs responsabilités. C'est le j' m'enfoutisme, la mode est
de critiquer, de rigoler de la phraséologie communiste, pleine de
slogans ronflants. On a honte de faire du zèle pour la Pologne
populaire, parce que naïfs sont ceux qui y croient, et que nous
travaillerions pour les Russes.
-
- - Rappelez-vous ici à Poznan en juin 56, le mécontentement
justifié des ouvriers, la production augmentée de 25%, les salaires
de 3 % seulement, avec des retenues, des primes non payées,
l'émulation socialiste imposée, les normes relevées, les difficultés
de logement, de ravitaillement, le favoritisme pour les membres du
Parti et tous ces meetings qui ne plaisaient pas aux pères de
famille Nos manifestations spontanées étaient dirigées contre les
Russes et la carence des officiels. Les vieux compagnons disaient
aux jeunes de ne pas marcher sur les pelouses, les chants
révolutionnaires alternaient avec les cantiques. On s'est attaqué à
la station radio de brouillage et à la détestée police secrète
symbolisant toutes deux la dictature stalinienne.
-
- - Après 56, on a tous soutenu Gomulka, mais on est déçu à nouveau,
parce qu'on ne juge pas un système sur de belles théories ni sur des
statistiques mirobolantes prouvant le contraire de l'évidence mais
sur ce que nous, ouvriers, pourrons trouver sur notre table, acheter
dans nos magasins. Or, notre standard de vie ne monte pas depuis dix
ans, on a l'impression d'être sacrifiés pour les générations
futures, sans nous avoir demandé notre avis.
-
- Son beau-fils Stéfan, posé, optimiste, militant du Parti dans son
usine, lui répond, me prenant à témoin et sortant des chiffres de
ses brochures :
- - Tu as en partie raison, mais tu n'es pas objectif, tu ne tiens
pas compte de l'histoire. Rappelle-toi la situation dramatique où
l'on a pris la Pologne. Notre pays trois fois ravagé par les
batailles de 1939, 1941 et 1944. Varsovie et des dizaines de villes
rasées, des milliers de villages incendiés, 480 000 fermes
détruites, 6 millions de morts, l'intelligentsia décapitée 700
professeurs d'Université, 1 000 de lycée, 4 000 instituteurs, 7 000
médecins, juges, architectes disparus.
-
- - Dans l'entre-deux guerres, nos capitalistes avaient très peu
modernisé leur économie. On se heurtait à la froide réalité des
chiffres. Nous n'avions pas de capitaux, de machines, de cadres du
Parti. Malgré les bandes d'opposants, les sabotages d'anciens
collabos, la non-coopération de paysans mal guidés, l'opposition
étrangère, il s'agissait de transformer les structures économiques
d'un pays agricole ruiné et d'en faire une grande nation moderne et
industrialisée.
-
- - Pense d'abord à l'immense effort de reconstruction réalisé par
les gars du bâtiment ; avec leurs mains nues et leur
extraordinaire endurance au boulot, ils ont remis la Pologne debout.
Et le chômage ? 5 millions de sans-travail en 1937, 150 000
paysans poussés chaque année à partir pour l'étranger. Nous l'avons
éliminé par l'implantation d'une industrie indispensable à tout pays
moderne, grâce à l'aide en machines et techniciens de l'U.R.S.S. Ça
nous a coûté beaucoup d'investissements et de sacrifices dont nous
commençons à tirer profit.
-
- - Pourtant notre classe ouvrière passée de 850 00 en 1937 à 2
700 000 en 55, avec 60 % de moins de trente ans, venait droit des
campagnes, avec une instruction élémentaire, sans conscience
politique, sans formation professionnelle, sans habitude de travail
à l'usine, l'abandonnant pour moissonner son lopin de terre,
changeant d'emploi, cherchant les mieux payés. De ces déracinés il a
fallu faire des spécialistes, des contremaîtres, des ingénieurs,
leur apprendre ce qu'était le socialisme.
-
- - Voyons les résultats : en plus d'un rythme rapide
d'investissements et d'accroissement du revenu national, nous
produisons six fois plus d'électricité qu'avant-guerre, nous sortons
cinq fois plus d'ingénieurs et techniciens, nous avons triplé la
production de charbon, d'acier, de ciment. On exporte des machines
fabriquées en Pologne. Nous produisons annuellement : 25 000
camions, 14 ooo voitures, 5 000 tracteurs, 1 500 bus, 13 000 wagons,
144 locos, 52 bateaux. Nous avons cinq fois plus de radios, on
voyage quatre fois plus. Nous avons triplé le nombre des lits
d'hôpitaux, des médecins, des livres, des salles de cinéma. En 1961,
nous aurons...
-
- Le beau-père coupe
- - Tu parles comme les bonzes du Parti, nous produirons, élèverons,
améliorerons, consacrerons, toujours plus tard. Je préfère le passé.
En 1957, nous n'avions pour 1 000 habitants que 84 radios, 55 vélos,
29 machines à coudre, 8 à laver, 12 motos, 1 télé, 1 frigidaire, 2
voitures. Et ces bagnoles coûtent cher, pour leur qualité ! la
Micrus, 1 million de francs, la Warzawa 2 400 000 seule la
moto est abordable à 140 000.
-
- Stéfan continue pour moi :
- Nos journées d'Octobre 56 ont marqué la fin de l'influence
soviétique, du centralisme excessif, des statistiques trompeuses, du
bourrage de crâne, de l'optimisme à tout prix. Nous disons la vérité
aux masses, il règne un climat de liberté. Nous avons aussi
bouleversé les relations maîtres esclaves d'autrefois. Sur un
pied d'égalité avec le directeur, les ouvriers du Parti et du
Syndicat gèrent les usines. Nous, prolétaires, sommes élus
conseillers, maires, députés. Malheureusement la guerre froide
ralentit nos progrès, nous oblige à consacrer 20 % de notre budget à
la défense. Et nous n'exploitons pas de colonies, solidaires des
travailleurs du monde entier nous aidons les pays frères du
Viet-minh et de la Corée du Nord.
-
- - Enfin juge-t-on une société uniquement sur son standard de
vie ? Et tout ce que nous faisons pour l'enfance ? Les
crèches, les allocations, la mortalité infantile baissée de moitié,
les maisons de repos pour travailleurs, l'extension du tourisme, des
sports (où l'on se classe troisième aux championnats d'Europe quand
la France est huitième).
-
- Mais c'est dans l'accès des masses à la Culture qu'est notre plus
belle réalisation. Les cours du soir à l'usine et par
correspondance, les Universités ouvrières, les Parcs de la Culture,
les Maisons de jeunes (aucune à Nantes, cinq à Bétum pour une même
population). Dans chaque ville et village, nous éveillons le désir
de se cultiver, popularisons la littérature, la musique, la
peinture, les arts. Dans les usines, on crée des troupes de théâtre,
de ballets, des orchestres. Avec la disparition des 5 500 000
illettrés, c'est la création partout de bibliothèques, la
présentation de spectacles de qualité à bon marché. Nous avons trois
fois plus d'étudiants qu'avant-guerre, dont 48 % issus de la classe
travailleuse.
-
- - Mais nous avons la folie des grandeurs, nous comparons la
Pologne aux pays capitalistes riches : U.S.A., Allemagne,
France, mais, et la Grèce, la Turquie, l'Espagne ? Arriérés
comme nous étions, comme nous serions restés, avec le capitalisme.
Patiemment nous rattrapons ce retard accumulé pendant des siècles.
J'admets qu'à côté de gigantesques réalisations, de nombreuses
erreurs nous ont coûté très cher. Le socialisme ne s'expérimente pas
sur des cobayes, ça ne se refait pas en laboratoire, nos fautes sont
vécues dans la chair et le coeur de millions d'êtres. Il ne suffit
pas de changer les structures pour transformer un peuple très
enraciné dans sa culture, ses habitudes, son caractère ; un
égoïste et ignorant ne devient pas bon et cultivé en un an ni même
en dix. L'homme socialiste est le résultat d'un travail de très
longue haleine à reprendre à zéro à chaque naissance.
-
- - Mais un retour à l'inefficacité des 15 Partis et à l'immobilisme
d'avant est impensable. Notre pays n'est pas devenu ce que nous
rêvions mais nous avons une société plus juste, sans Monte-Carlo, ni
boîtes de nuit, sans luxe inouï côtoyant des misères noires, où
notre vie est plus riche d'espoirs, dans une Pologne nouvelle qui
est là pour rester.
-
- VACHES DE KOULAKS
-
- Grâce à un mot de Stéfan, nous débarquons dans l'imposante ferme
d'État de Borowo. Le camarade-responsable, un grand paysan mince,
d'allure énergique, bottes de cheval et moustache, nous embauche
pour les moissons. Derrière ses longues jambes nous trottons et
visitons 840 hectares, 5 tracteurs russes fabriqués en Pologne, 4
camions, 140 ouvriers habillés un peu comme chez nous, pantalons
rayés, pulls reprisés, vestes aux poches fatiguées, bottes, larges
casquettes.
-
- On ouvre de grands yeux sur les immenses bâtiments de brique bien
alignés autour de l'imposante cour carrée, longues étables pleines
de vaches bien soignées, spacieuses écuries élevant des chevaux de
course, étables où l'on ne dit plus sale comme un cochon, granges où
doivent disparaître des montagnes de gerbes, serres où sont choyés
des oeillets polonais, cages-piscines où sont élevés de timides
castors, collines de fumier desservies par rails et wagonnets, enfin
institut de recherches étudiant des variétés de blé et des graines
pour l'huile.
-
- Dans les champs de blé, de seigle, d'orge, d'avoine, on se joint à
la course entre les paysannes. Toutes en foulard hermétiquement
noué, manches roulées sur des bras musclés, robes ou pantalons bien
remplis. Elles attrapent deux ou trois gerbes à la fois, les mettent
en tas et en ligne. Notre contremaître le «brigadir», un vieux
bonhomme de paysan, au cuir tanné, rit dans sa moustache, rectifie
inlassablement l'équilibre, l'alignement des meulons.
-
- Une vieille carriole apporte le casse-croûte et un bidon d'ersatz
baptisé café. Les tractoristes en panne, attendant une pièce de
rechange, viennent baratiner les filles mais se lancent dans une
vive discussion.
- - Il faut amener le café dans la plus belle charrette, montrer à
l'étranger ce qu'on a de mieux.
- - Pourquoi bluffer ? Il voit ce qu'on a au hangar, ce n'est
plus la période stalinienne.
-
- Qu'il était loin le petit déjeuner d'œufs fromage,
confiture ! Torse nu, mains terreuses, assis sur les gerbes, on
se jette sur les tomates, oignons, saucisson et pain de seigle. Les
Polonais font la journée de rang. Après le travail, on attaque comme
des loups le copieux dîner de bouillon de légumes versé sur des
nouilles cuites à part, suivi de côtes de porc panées avec patates,
betteraves, concombres en salade, le tout sans boire. Je renonce à
demander de l'eau, en donner ne se faisant pas. Comme dessert, thé
léger, jus de pommes cuites et vers 8 heures le dernier acte du
programme : fromage et saucisson.
-
- Stanislas, travaillant avec nous, nous invite dans sa petite
maison de brique fournie par la ferme, derrière son jardin, deux
chambres, une cuisine, une belle armoire à glace près du monumental
poêle à carreaux de faïence, une commode peinturlurée vert et rouge,
une écrémeuse à bras, une Sainte Vierge. Il nous reçoit autour d'une
lampe à pétrole et des traditionnels 125 grammes de vodka.
-
- - Avec ma vache dont je paie la nourriture dans l'étable commune,
mes 4 cochons, le travail de ma femme et mes heures supplémentaires,
on joint les deux bouts. Avant je trimais dans cette même ferme pour
un gros propriétaire allemand qui avait le château et toutes les
terres autour. La réforme agraire a nationalisé les exploitations de
plus de 100 hectares 6 millions d'hectares ont été distribués entre
900.000 familles.
-
- - Maintenant je donne mon point de vue sur la gestion de notre
ferme. Des maisons sont bâties pour nous. Aux vacances dernières
pour la première fois de ma vie je suis allé à Varsovie voir la fête
des moissons. Au lieu de patates et de pain, on mange : viande,
œufs, beurre, sucre, café, lait ; on dépense plus pour
l'habillement ; on est assuré ; l'enseignement dans les
écoles s'est amélioré ; 21 % des étudiants des universités sont
fils de paysans. Regardez cette photo, c'est mon gars ingénieur à
Poznan. C'est le premier homme instruit de la famille après combien
de générations de paysans ?
-
- Le lendemain soir, autre son de cloche chez Yatsek.
- - Ils baptisaient «koulak» le bon paysan «exploitant» ses deux
ouvriers. Ils les ont rassemblés de force dans leurs coopératives,
les bénéfices étaient partagés en fonction des terres et troupeaux
amenés. Alors, ils travaillaient sans ardeur. En 1956, 90% des
coopératives sont redevenues exploitations privées. Dans les fermes
d'État, gérées par d'incapables bureaucrates du Parti, les ouvriers
étaient si mal payés qu'ils resquillaient pour vivre. Les
tractoristes rémunérés à l'hectare faisaient leurs normes en ne
grattant que la surface. Beaucoup désertaient les campagnes pour les
gros salaires des usines. De 68 % en 1946, la population des
campagnes est tombée à 57 % en 55. On ensemençait, mais il n'y avait
pas assez de bras pour les récoltes. Dans la Pologne sous-alimentée,
des moissons ont pourri sur pied. C'étaient les petites
exploitations qui devaient compenser la gabegie des nationalisées.
De pays exportateur de produits agricoles, on est devenu
importateur. Malgré les subventions et les machines, en 1960, les
fermes d'Etat sont en dette de 60 milliards de francs et ont des
rendements inférieurs aux exploitations privées.
-
- CATHOLICISME PUDIQUE D'UNE CELLULE
-
- Piotr, secrétaire de la cellule du Parti dans la ferme, parle
carrément «Depuis octobre 56 les choses ont beaucoup évolué. Les
petits paysans ne sont plus tenus de livrer leurs récoltes contre
semences et outils. Le rendement à l'hectare augmente, de grosses
sommes sont investies en machines, bâtiments, engrais, irrigation.
Nos 50 % de villages sans électricité seront électrifiés en 1970.
-
- Voulez-vous des chiffres ? Sur nos 310 000 kilomètres carrés,
65 % des terres sont cultivées par 2 875 000 exploitations
dont 77 % sont privées, 12 % fermes d'État, 9 % coopératives.
Malheureusement la réforme agraire, surtout dans le Sud, a morcelé
nos terres en trop petites fermes, 23 % cultivent moins de deux
hectares, 36% de 2 à 5, 30 % de 5 à 10 hectares et seulement 10 %
au-dessus de 10. Par suite, beaucoup de paysans travaillent de façon
primitive 30 % moissonnent à la faux, un million n'ont même pas de
cheval.
-
- - Nos villages sont encore trop peuplés, il faut attirer vers
l'industrie les fermiers pauvres. Oui, la collectivisation menée par
des militants peu compétents a profondément déçu les paysans, mais
il faut vaincre leur conservatisme inné, leur méfiance du régime,
former de meilleurs cultivateurs, remembrer les terres, prouver aux
fermiers traditionalistes que la collectivisation augmenterait les
rendements et leur standard de vie. Si l'agriculture stagnante est
un point noir, les paysans sont les bénéficiaires du système ;
ils ont réalisé leur rêve, possèdent des terres, mangent bien, sont
mieux logés. Enfin, j'ai confiance dans Gomulka ; comme nous
c'est un paysan et il connaît nos problèmes.
-
- Rangs après rangs, champs après champs, jours après jours, nous
alignons nos gerbes, luttant de vitesse avec les pluies annoncées à
la radio. Partout à l'horizon, la moisson bat son plein, tous les
bras sont mobilisés, des brigades de volontaires, ouvriers,
étudiants, soldats sont arrivées en renfort. Les faucheuses tirées
par les tracteurs tournent infatigablement en rond, toujours plus
près du centre, où finissent d'onduler les dernières vagues jaune
pâle. Puis les files de longues charrettes sur quatre roues, tirées
par deux chevaux, font la navette entre nos poétiques meulons et les
énormes meules élevées par des chaînes de paysannes faisant voltiger
les lourdes gerbes, de fourche en fourche, jusqu'aux hommes,
là-haut, arrangeant les bords.
-
- Ça me tentait, ces belles envolées de gerbes, jusqu'au jour où,
toute la moisson mise en lignes, le camarade-chef, toujours dans sa
carriole courant au trot à travers champs, est venu nous dire de
rentrer la récolte. Si j'étais heureux ! Maillon d'une bonne
chaîne de paysannes où, de fourche en fourche, de la charrette au
fond de la grange, tout est lancé, rattrapé en beauté. Elles
travaillaient en souplesse, de vraies machines tournant bien rond.
-
- Mais après avoir vu pendant des, heures, ces maudites gerbes venir
se piquer toutes seules sur ma fourche, je les sentais devenir de
plomb, et mes bras de coton. Où récupérer l'énergie de les balancer
à ma voisine ? D'interminables journées, bouffant des nuages de
poussière, serrant les dents, comptant les gerbes, j'ai tenu. Mais
le soir, j'étais à ramasser à la petite cuillère.
-
- Dimanche !
- Sur les routes ombragées, pavées de petits galets ronds, les
bicyclettes escortent les carrioles lourdement chargées de
cargaisons endimanchées où le sombre domine. Les cloches, à toute
volée, appellent les fidèles. L'église en brique rouge, blanchie
intérieurement, est pleine à craquer et ça enfourne toujours,
allées, coins, recoins sont envahis, ça déborde sous le porche, puis
dehors. Les petites têtes blondes devant, hommes à droite, femmes à
gauche, les vieux assis, les jeunes debout dans le fond. Jusqu'à la
cellule du Parti de notre ferme, secrétaire en tête, qui est là.
derrière un pilier.
-
- Les confessionnaux, une planche perforée avec une chaise de chaque
côté, fonctionnent en permanence sous les grands tableaux et naïves
statues peinturlurées. L'autel est enseveli sous les fleurs et les
cierges. Et ils y participent, la vivent leur messe, une heure
durant, debout, à genoux, priant, chantant dans une chaude
atmosphère de fête !
-
- Mains dans les poches, les gars aux larges casquettes regardent
sortir les groupes de filles en tailleur, corsage nylon, petit sac
et talons hauts ; les femmes aux larges jupes bavardent par
âge ; les vieilles en noir, s'appuient sur leur canne et se
confient leurs derniers maux. Des gosses, gênés dans leurs beaux
atours, enlèvent leurs souliers qui craquent et rentrent nu-pieds.
Les charrettes repartent, laissant les jeunes au village. Ils
discutent boxe, football, font de l'athlétisme, vont au cinéma, puis
à la Maison de la Culture -autrefois le château du propriétaire de
la région -allongés dans l'herbe du Parc, ils jouent aux cartes ou
aux échecs pendant que les mères du bourg promènent leur poussette
d'osier.
-
- De la ville un groupe est venu animer une soirée de danses
folkloriques. Comme Poznan est une région d'élevage de chevaux, les
costumes tirent sur ceux des cochers d'autrefois, avec beaucoup de
noir et de rouge. Pendant deux heures, les lourdes bottes ont sauté,
couru, bondi, martelé le plancher, tantôt lourdes, tantôt légères,
accompagnées des claquements et sifflements de leurs fouets, volant
en l'air, faisant des ronds, animés de vie comme des serpents.
-
- Puis l'infatigable orchestre entraîne jeunes, vieux, tout le
monde, dans un bal endiablé où se mêlent valses, polkas, marches,
vieilles danses polonaises ; le rock est aussi de la fête,
sautillé avec moins de naturel que le reste, à la va comme je te
pousse. Une bonne soirée, une ambiance saine et gaie, troublée sur
la fin par une violente discussion politique.
-
- «SPIRITUS SANCTUS»
-
- De nouveau la route, le stop, comme une fleur nous cueillons notre
premier camion pour Wroclaw -comprenez l'ex-Breslau. Dans un gros
village tout en brique, arrêt buffet près d'un de ces kiosques
établis partout, où l'on boit debout limonade, jus de fruits et
bière. Les chauffeurs me tendent une chope d'un demi-litre, puis 250
grammes de vodka, commandés en mon honneur. Refuser ? Briser ce
lien qu'ils essaient de créer ? Semeur d'amitié, j'avale ma
pilule à jeun, à la cosaque, buvant avec tous les consommateurs
enthousiastes, à la France, la Pologne, la Paix. Brr ! La
compréhension internationale a parfois de ces exigences !
-
- Le soir, nouvel arrêt dans un patelin pour nous offrir un repas au
café-restaurant. Une grande salle aux peintures ternes, pleine
d'hommes aux vêtements usagés, parlant fort, à la gaieté triste,
affalés par tablées de quatre, isolés chacun dans son rêve, le
regard absent. Bière et vodka coulent à flot, tachent le plancher
huilé, noirâtre, finissent dans les waters à l'odeur irrespirable où
se délectent les mouches.
-
- Le comptoir est assailli par les plus assoiffés. Les serveuses en
blouses noires, débordées, trop courtisées par des soupirants à la
vodka tendre, deviennent méprisantes avec le client. En attendant
longtemps nos côtes panées sur des nappes douteuses et rapiécées,
nos chauffeurs nous ont offert du Spiritus, le tord-boyaux national,
du 96° qui vous incendie les tripes et que certains boivent à pleins
verres.
-
- Breslau. Par des rues presque noires, nous débarquons chez une
sœur de Krystyna, Mme Sikovski. Ils vivent à cinq dans une pièce, à
quatre familles dans l'appartement, cuisine et salle d'eau
communes ; c'est une solution habituelle, vu la crise du
logement. Pourtant, pas question de dormir par terre ; couché
entre Paul et son beau-frère, j'apprécie quand même l'hospitalité
polonaise.
-
- A 6 h. 30, Sikovski et sa femme sont partis pour l'usine, ils sont
rentrés vidés à 17 heures, après les prises d'assaut pour
d'interminables trajets en tramways bondés. Avec Madame, pendant
deux heures, on a fait la queue partout, de l'épicerie au pain, des
légumes à la charcuterie. Les magasins sont bien pourvus, mais il
faut se contenter de ce qu'il y a. On voulait des beefsteacks, on
est revenu avec du porc. Il n'y a pas assez de boutiques, les lentes
serveuses défoulent leur mauvaise humeur sur le client patient.
Pendant ce temps, Sikovski répare des cuisinières dans le quartier,
ça aide à boucler les fins de mois.
-
- Pour la ménagère, le repas vite préparé sur un réchaud, il reste
la vaisselle, la lessive, trois fillettes à s'occuper. Deux salaires
par famille ne sont pas de trop, beaucoup font des heures
supplémentaires. Et ces difficultés de la vie quotidienne durent
depuis 1939. Ii ne faut donc pas s'étonner de voir les Polonais
crier, se quereller facilement, ils sont fatigués, énervés. Malgré
cela, ils restent chaleureux, courtois, sentimentaux, hospitaliers.
-
- Dimanche : balade en ville ; parlant tous à la fois,
mélangeant polonais et français, ils me content un passionnant cours
d'histoire. En 1945 les Allemands, retranchés dans le centre de
Breslau, résistèrent trois mois à l'Armée Rouge, quartier par
quartier, chaque maison prise d'assaut, enlevée étage par étage,
souvent au corps à corps. L'armistice signé, ils s'y battaient
encore.
-
- Devenue polonaise et rebaptisée Wroclaw la ville n'était que
ruines. De l'Est du pays sont venus 400 000 paysans frustes,
aux moeurs brutales, buvant sec. Il y a cinq ans, sortir seul dans
ces rues noires, serpentant entre des monceaux de ruines, était
risqué ; quittant la nuit les caves où ils se cachaient, des
pillards vivant de rapines et de marché noir dévalisaient les
passants, enlevaient les femmes. La police, mieux équipée contre les
délits politiques, n'osait s'aventurer dans ces ruelles coupe-gorge.
-
- Aujourd'hui, les bandits éliminés, la ville est un immense
chantier. Partout des échafaudages sont montés devant ce qui peut
être réparé ; même des églises sont restaurées ou reconstruites
au frais du gouvernement. Dans la banlieue, beaucoup de logements
neufs sont bâtis par longs blocs de quatre étages autour de leur
parc d'enfants. On les monte presque tous en brique, les parpaings
et le béton sont rares. Dans les appartements, qui n'ont pas le fini
de l'Occident, l'électricien creuse souvent ses trous quand le
plâtrier a fini ses murs. Les logements sont étroits, pas très bien
conçus, mais bon marché. C'est dommage que les Polonais se
contentent d'y camper ; est-ce l'incertitude du lendemain, la
pauvreté des magasins ? Aux murs souvent nus, au lieu de ces
criards chromos religieux, des peintures claires et quelques
bricoles donneraient un cadre intime et personnel.
-
- A côté de cet immense effort, que de quartiers entiers réduits à
des terrains vagues où pousse une herbe rare, que de ruines, de
maisons pleines de gravats ! Ils rappellent l'incalculable
tribut que la Pologne a payé à la guerre, le plus lourd de tous les
pays d'Europe. Et les villes se reconstruisent, mais les 6 millions
de morts, un Polonais sur cinq disparu ? Si à l'Ouest la guerre
a été une affaire relativement codifiée, à l'Est ce fut un des plus
terribles cataclysmes de l'Histoire, des peuples entiers condamnés à
disparaître, des millions de femmes et d'enfants scientifiquement
exterminés, des otages arrêtés et fusillés en pleine rue...
-
- Certains disent : «Assez de ces histoires», mais nous n'avons
pas le droit d'oublier, il faut au contraire dire et redire ces
millions de litres de sang, innocent versé, ces multitudes de vies
d'hommes non vécues, ces rivières de larmes pleurées par des
millions de mères inconsolables... Il faut le répéter à ces généraux
en mal de gloire, à ces ministres aveugles, à ces soi-disant savants
qui, quinze ans après, au lieu de se pencher sur la misère des pays
sous-développés, calculent les chances éventuelles d'une dernière
«der des der ».
-
- LES PUCES SOCIALISTES
-
- Avec Paul nous achetons des pommes au grand marché installé sur un
quartier rasé. Les vendeurs à l'air honnête ont leur prix marqué sur
leur petit étalage de fruits et légumes. Des marchands de soupe vous
tendent leur assiette fumante à consommer sur place ; des
paysannes voient leurs volailles palpées par bien des mains avant de
trouver preneur. Le côté foire aux puces est moins reluisant, un
fouillis de cahutes, privées ou nationalisées, rafistolées de
planches et de tôles, où, sur un sol noirâtre, des camelots vous
offrent des nippes d'occasion, des bouts de cuir, phonos, vélos,
chapelets, chromos éblouissants.
-
- Côté marché parallèle, une haie de types à la tête de l'emploi
proposent une montre, un stylo, des ciseaux, un soutien-go... mais
trafiquent en dessous dollars et tout ce qui rapporte gros. Toujours
sur le qui-vive, ils sont prêts à détaler à toute pompe avant la
rafle des miliciens. Des durs, installés au soleil, sifflent de
bouche en bouche leurs 250 grammes, à longs coups de clairon à la
cosaque.
-
- Souvent on me questionne sur la frontière «Oder-Neisse». J'en
demande à Paul l'explication :
- - Malgré les affirmations de notre gouvernement, nous hésitions à
reconstruire les villes, les paysans craignaient de s'établir sur
ces ex-terres de Poméranie, Silésie, Prusse Orientale, prises à
l'Allemagne par les accords de Potsdam et données à la Pologne en
échange de nos régions de l'Est «cédées» à l'U.R.S.S. Depuis quatre
ans, d'importants crédits sont consacrés au développement de ces
«territoires de l'Ouest» où 7 200 000 colons, dont la
moitié d'enfants se sont implantés.»
-
- Mais nous redoutons l'Allemagne revancharde d'Adenauer, nous
n'avons pas repris les relations diplomatiques avec elle. Même les
Allemands de l'Est, malgré leurs déclarations, restent pour nous des
Allemands. Pourtant remettre en question ces frontières
«Oder-Neisse», vouloir nous amputer du tiers de notre actuel
territoire serait nous rejeter dans les bras de l'U.R.S.S. et
risquer une troisième guerre mondiale.
-
- Après le dîner, Sikovski exhale son ressentiment
- - Dans quel pays les restaurants sont-ils déficitaires ? Chez
nous, certains le sont ; ils sont peut-être bon marché, mais
les garçons te font attendre une demi-heure ; toujours
«l'autre» doit te servir. Ils te mettent de l'eau dans le lait, leur
famille se nourrit sur les portions des clients. Continuellement
notre presse accuse leurs gérants d'escroqueries ; il faudrait
autant de contrôleurs que de gérants et autant de super-contrôleurs
que de contrôleurs...
-
- Et notre bureaucratie ! Si tu savais quelle patience d'ange
et quelle volonté sont indispensables pour affronter les
interminables formalités d'obtention d'un passeport ! Combien
d'heures, de jours, de semaines à passer en queues à un premier
guichet, démarches à un second, attentes à un troisième ! De
tel service être expédié à tel autre, face à des bureaucrates ne
prenant pas de responsabilités, te renvoyant au supérieur qui doit
tout décider, parce qu'il te manque toujours une signature, l'ultime
coup de tampon !
-
- Plus objectivement, Paul continue
- - Avant 56 nous ne rêvions même pas sortir de Pologne, maintenant,
après plusieurs mois, nous obtenons en général le passeport. En
groupes organisés nous allons en U.R.S.S., Roumanie,
Tchécoslovaquie. Nous préférons l'Ouest, mais c'est très cher. Aux 100 000
francs (3) du passeport, ajoute les 20 000 francs du
voyage à fournir en devises puis la difficulté d'obtenir le visa
occidental et tu pars avec 2 000 francs en poche. Certains
choisissent la liberté, sans être contre le régime, beaucoup de
Polonais désirent connaître la vie facile de l'Ouest qu'ils
imaginent être un paradis où l'or pousse entre les pavés. Certains
reviennent bien désenchantés.
-
- OÙ IL Y A PLUS DE MESSES QUE DE BAL
-
- En Pologne, nous roulons en stop à 30 kilomètres-heure de moyenne,
si nous tenons compte de l'attente pour le bon camion, du temps pour
sortir des villes, des soupes pour nous réchauffer, des coups d'oeil
aux églises et autres curiosités. Ça fait 300 kilomètres pour une
honnête journée de travail. Sauf le jour où, bouclés dans le noir
d'un fourgon, à bestiaux, nous comprenons, une fois délivrés, notre
erreur de direction. Nous marchons 15 bornes dare-dare, rattrapons
la bonne route, bondissons dans un camion militaire, mais arrivons
trop tard pour réveiller les amis qui doivent nous héberger à Bétum.
-
- Le dortoir signalé par un milicien est fermé ; les deux
hôtels sont comme d'habitude pleins jusqu'aux couloirs. La
gare ? Poznan nous avait suffi. Nous préférons bivouaquer en
campagne, d'autant plus que les nombreux ivrognes croisés nous
encouragent peu à trainer dans les rues. Les femmes seules rasent
les murs, courant s'ils les accostent ; que dire à une force
brutale qui n'a plus de raison ? Ils se rabattent sur une
dizaine de filles qui ne les fuient pas, les attendent même,
entourées d'un cercle d'indécis. Arrêtées, condamnées, libérées,
elles recommencent, et qui les remplacerait ?
-
- Paul m'explique, en attendant le tram :
- - Rares sont les gars ne buvant pas, nous résistons mal à
l'émulation, c'est une si vieille tradition slave de boire la
vodka... Et qu'avons-nous d'autre ? Une bière mauvaise, des
orangeades synthétiques, pas de bons vins. En 1943, les Allemands
payaient en vodka 50 % de leurs réquisitions aux paysans.
- - Mais le gouvernement produit, vend cet alcool, n'est-il pas
responsable ?
- - «Ils» en ont interdit le commerce les samedis et dimanches,
diminué les points de vente, monté les prix, forcé les restaurants à
n'en servir qu'avec les repas. A Varsovie ils ramassent les ivrognes
dans la rue, les couchent, les mettent sous camisole de force et
leur font payer 5 ooo francs la nuit ; c'est l' «hôtel le plus
cher de Pologne» !
- Pourtant notre consommation annuelle de 71 millions de litres
d'alcool pur n'a diminué que de 5%. Nous luttons aussi contre une
production illégale de mauvaise qualité. Et, après vingt et un ans
de vie difficile, boire c'est une détente plus satisfaisante que des
distractions culturelles, c'est une évasion devant les problèmes, le
désenchantement, l'incertitude du lendemain.
-
- Le dernier tram nous sortant de cette ville industrielle est un
«tramway nommé désir» : que des hommes dont on lit la faim dans
le regard, dévorant des yeux la jeune receveuse. On sème la meute,
dépasse les dernières maisons, voici les champs, un pré, des taches
sombres, des meules ! Installés comme des princes, on s'endort
avec matelas et édredon de foin, gardés là-haut par des milliers de
fidèles veilleuses.
-
- Qu'il fait bon s'éveiller au chant des oiseaux polonais, s'étirer
sous un plafond tout neuf, s'emplir les poumons d'un air sentant
l'herbe, la terre, qui, frisquet à point, nous fouette le
sang ! Les derniers filets de brume s'envolent ; nu-pieds
dans la rosée, Krystyna peigne ses longs cheveux. Les sacs bouclés,
on repart en chantant au boulot.
-
- Par de jolies petites routes longeant champs et meules de blé,
prés et meulons de foin, forêts et grands arbres, nous grimpons vers
Czestochowa, le Lourdes polonais et le bastion du clergé.
Charrettes, tracteurs, tout nous est bon pour progresser, jusqu'à ce
que, dans un vieux camion tchèque, couché sur son énorme volant, le
chauffeur embraye sur ce qui lui tient à coeur la perfidie de
l'Église.
-
- - Dans la Pologne populaire, moi, membre du Parti, voir mon fils,
qui n'est pas croyant, être humilié, raillé, dans son école où des
curés payés par le gouvernement enseignent le catéchisme dans des
classes ornées de crucifix, où ils prient avant et après les
leçons ! Voir notre instituteur laïc, battu par des mégères
fanatiques, déménagé du village en brouette ! Quand ma femme
est toujours fourrée à l'église, à genoux devant les prêtres et que
ma fille aînée est catholique de Pax, voyez d'ici les discussions à
la maison ! ! !
-
- - Dans les campagnes, nous ne les tolérons plus et ils nous
persécutent, ces catholiques, fanatiques et mal guidés. Dans de
perfides sermons dignes du moyen âge, les curés de village
assimilent le Parti au diable, excitent le nationalisme des paysans
contre les communistes et les Russes. Ici, à Czestochowa, sans
passer par la censure, des moines ont édité des tracts appelant les
catholiques à lutter contre l'avortement. Ces provocateurs en robe
ont été arrêtés. Leurs abbés ne s'endorment pas, ils emmènent
gratuitement à la montagne des jeunes qu'ils endoctrinent. Leurs
groupements se reforment sous le couvert d'organisations
professionnelles.
-
- - Réalisent-ils la difficile situation polonaise ? Au lieu de
faire bloc autour de Gomuika, ils lui mettent des bâtons dans les
roues. Déjà les durs du Parti disent : «Voyez l'usage que
l'Église fait de votre liberté, revenons à la dictature du
prolétariat. Les Soviétiques, face aux maladresses catholiques,
risquent aussi de nous proposer un durcissement.
-
- En nous quittant il crie :
- - Y a plus de messes que de bals ici camarades, n'y traînez pas, dovidzénia !
(4)
-
- CURÉS ROUGES ET DOUBLE FOI
-
- Tassés dans la foule des pèlerins remplissant l'air de cantiques,
nous grimpons lentement des rues rappelant Lourdes, bordées de
centaines de boutiques offrant médailles, chapelets et souvenirs
religieux à faire bénir. Prêtres, crucifix et bannières en tête,
toujours de nouveaux villages se mêlent à la multitude. Nous
franchissons les murailles de cet ancien monastère fortifié. Sur les
genoux, les yeux au ciel, des femmes âgées se traînent ainsi vers le
sanctuaire, d'autres s'étendent bras en croix demandant des grâces,
des milliers de chapelets sont égrenés, les confessionnaux en plein
air travaillent à la chaîne. Dans la pénombre de la chapelle dédiée
à la Vierge noire de Czestochowa, entre ses murs tapissés de
remerciements, de béquilles, d'ex-voto d'or et d'argent, les
pèlerins en extase contemplent à genoux la messe de leur vie.
-
- A l'ombre de grands arbres, au pied d'une statue de Marie, des
groupes viennent écouter le sermon d'un moine de Czestochowa, tout
de blanc vêtu, qui prêche sur un rocher, bras en croix puis mains
jointes, enfin bénissant la foule, pendue à ses lèvres et qui ne
contrôle plus ses pleurs et sanglots. Emus pour longtemps, ils
regagnent leur lointaine ferme.
-
- Ses bénédictions distribuées, ses doigts baisés par des douzaines
de dévotes, le prédicateur m'accorde un entretien en français ;
digne, bedonnant, un sourire professionnel dans un visage bien rond
aux bonnes joues roses, il parle mains croisées d'une belle voix
grave habituée au prêche :
- - Mon bon monsieur, dans quelles difficultés nous débattions-nous
pendant cette terrible période stalinienne ! Comme durant les
cent cinquante années où la Pologne était rayée de la carte
européenne, l'Église continuait d'être le foyer de notre
patriotisme. Les prêtres et le clergé symbolisaient devant
l'occupation russe et marxiste l'âme de la résistance polonaise.
Jusqu'à des non-croyants témoignaient leur hostilité au régime en
assistant à la messe. Ces épreuves ont renforcé la foi des Polonais,
les catholiques par intérêt s'écartent, cette lutte est pour nous
une question de survie ou de mort.
-
- Craignant de trop en dire, il nous parle de l'histoire de son
cloître : «En 1656, 46 moines et 200 soldats résistèrent
soixante jours à 20 000 Suédois. La Vierge miraculeuse, la Jeanne
d'Arc polonaise, détournait les projectiles ennemis. Ce siège levé,
un jour de Noël, déclencha l'insurrection contre les Russes, les
Tartares, et les Hongrois, venus démanteler le pays. Ainsi
Czestochowa est devenu le symbole de notre nationalisme et la Sainte
Vierge a été couronnée Reine de Pologne jusqu'à la fin des temps.
Nous célébrons cette année ce tricentenaire miraculeux et le
millénaire du baptême de notre pays.»
-
- Sur la route de Cracovie, un journaliste stoppé nous brosse un
tableau des relations Église-Parti. :
- - Après l'idyllique période 1945-48, où Biérout et le cardinal
assistaient ensemble à la Fête-Dieu et aux défilés de l'Armée Rouge,
c'est de 48 à 56 les multiples attaques pour éliminer l'Église.
Évêques et curés étaient jugés comme des malfaiteurs en des procès
spectaculaires. A chaque ecclésiastique «noir» était adjoint un
membre du Parti, curé "rouge» tranchant des nominations,
processions, sermons. Les grands biens de l'Église étaient
confisqués, les petits séminaires fermés, les Mouvements de jeunesse
religieux interdits, la presse catholique muselée, l'Université
catholique de Lublin freinée. Les grands séminaires fonctionnaient
avec deux fois trop de candidats, les églises regorgeaient de
fidèles.
-
- - En 56, tous les ecclésiastiques emprisonnés, ou condamnés à
mort, ou congédiés pour raison de santé ont été réintégrés dans leur
ex-fonction, les curés rouges supprimés, les petits séminaires
réouverts, le catéchisme réintroduit dans les classes, les croix et
prières ont suivi ; la presse religieuse a reparu avec des
clubs professionnels, des sections de jeunes ; le tout
accompagné contre les communistes de revanches catholiques, peu
dignes du Christ.
-
- - Depuis 58, nouvelle offensive communiste, coordonnée, plus dans
les faits que dans les lois, avec ménagements pour le clergé
paroissial en contact avec les fidèles, mais harcèlements contre les
couvents et monastères, ces dangereux foyers de résistance
catholique. On enregistre des perquisitions dans les séminaires,
contrôle des réunions de prêtres, censure de la presse catholique,
surveillance des groupements religieux, catéchisme et croix bannis
dans les écoles, refus de construire une église à Nowa Huta, la
nouvelle ville socialiste avec 100 000 habitants en majorité
catholique, etc...
-
- - Pourtant, dans notre pays pratiquant à 85%, où 50% des adhérents
au Parti sont catholiques, une lutte à mort entre le clergé soutenu
par le Vatican et le gouvernement aidé par les Russes est
impossible. Mais un combat permanent est engagé avec périodes de
luttes intenses et d'accalmies. Si le morceau est trop gros le
gouvernement cède ; où le Parti est puissant l'Église recule.
-
- - Après le mariage, où l'Église a dû accepter la cérémonie civile
comme en France, l'actuel point de friction est l'avortement permis
à toute future mère. Notre population est passée de 22 à 30 millions
en quinze ans, les officiels s'inquiètent. Pour les besoins de ces
500 000 consommateurs supplémentaires annuellement, beaucoup
d'investissements sont détournés de l'industrie et compromettent
notre difficile redressement. Tout en parlant de maternité
consciente, de méthode Ogino, les prêtres répondent «Si Dieu envoie
des enfants, il donne aussi de quoi les nourrir» et ils défendent
aux docteurs et infirmières de participer à ce crime qu'ils
interdisent aux femmes.
-
- - Vos églises françaises ne sont pas pleines, mais vous avez des
prêtres-ouvriers, des intellectuels catholiques évoluant vite. Ici
nos églises ne désemplissent pas, mais le vieux clergé très
traditionaliste est trop prudent, tourné vers le passé, il se
cantonne dans une défense réactionnaire. Nos curés de campagne,
souvent fils de paysans, sont aussi de trop zélés anti-communistes,
ne descendant pas de leur piédestal où ils jouissent d'un réel
prestige. Alors, notre élite catholique est-elle à la hauteur ?
La Pologne populaire restera, il faudrait proposer des solutions
constructives et que, face à l'enthousiasme créateur des jeunes
communistes, tienne solidement debout l'idéal social et progressiste
du jeune catholique.
-
- - Déjà, l'actuelle indifférence de la jeunesse est pire que les
persécutions communistes. Il y a en ville beaucoup moins de
candidats séminaristes qu'en 1956. Un sondage révèle que sur 100
jeunes 40 pratiquent, 30 croient seulement, 20 sont indifférents et
10 athées. La Pologne des jeunes n'est donc plus catholique à 85 %.
Pourtant il reste ce capital énorme de foi, 1 500 000
pèlerins accourus du fin fond de toutes les campagnes polonaises,
couchant et mangeant dans la boue sous la pluie battante pour le
tricentenaire du miracle de Czestochowa. Cependant cette foi
mystique est aussi cantonnée à l'église, séparée de la vie
quotidienne, où les catholiques boivent, volent, se battent. Enfin,
patience, disent les optimistes, le temps arrangera les choses, les
régimes disparaissent, l'église du silence survit et survivra.
-
- Puis Paul et notre chauffeur ont discuté de Pax, cet étrange et
puissant mouvement catholique progressiste, fondé par Piacetski,
l'ancien chef des fascistes polonais d'avant-guerre, libéré par les
Russes en 45. Collaborant avec les communistes, bénéficiant
d'importantes facilités, détenant le monopole de la vente des objets
de piété, possédant de nombreuses petites usines, publiant des
journaux et de très beaux livres, Pax a perdu de son influence en
s'emparant des autres journaux catholiques durant la période
stalinienne et en prenant position en 56 pour les Durs contre les
Libéraux du Parti.
-
- Mais il est encore très riche, structuré, discipliné, opportuniste
pour étendre son influence ! Il pourrait être l'ossature d'un
futur Parti, ou même d'un gouvernement ; le clergé le boude,
mais la masse des fidèles continue d'acheter chapelets et missels
marqués d'une belle croix Pax.
-
- POLONAIS ÉCARTELÉS
-
- En froid avec la jeune et dynamique Varsovie industrielle,
Cracovie, l'ancienne capitale, vieille cité bourgeoise ayant peu
souffert de la guerre, tourne au ralenti, fière de son château
royal, de ses riches musées, de ses vieilles pierres où l'on respire
l'atmosphère de la Pologne d'hier. Les églises visitées aux quatre
coins du pays me semblaient bien banales, blanchies, surchargées de
dorures, de trucs baroques ; mais ici, on trouve cette
atmosphère de sérénité qui depuis des siècles a baigné, imprégné les
pierres des cathédrales et incite à parler bas.
-
- Un jeune architecte nous entendant parler français nous invite
chez lui. Ancienne belle maison mal entretenue, deux pièces hautes
de plafond, encombrées de meubles et de bibelots. Qu'est-ce qu'on a
entendu comme doléances dans cette ex-famille
bourgeoise ! :
- La mère : «Avant-guerre, seul mon mari, ingénieur,
travaillait, nous vivions bien. Aujourd'hui après sa journée, il
prend des traductions ; je fais de la réfection de tableaux et
gagne moins qu'un camionneur. Avec les salaires de nos enfants nous
vivotons si difficilement qu'on ne peut pas rester honnête. Ayant
nationalisé sans compensation nos commerces et industries, ils ont
éliminé l'esprit d'entreprise, la concurrence. Le
gérant-fonctionnaire d'un petit restaurant n'a pas l'initiative, ni
le dynamisme du commerçant sacrifiant ses loisirs, travaillant sans
répit pour lui et les siens. Ils ont fait de nous des bureaucrates
au rendement minimum ! Dans notre appartement, réquisitionné,
ils ont logé un homme sortant de prison et sa mère tuberculeuse qui
nous volent tout !
-
- Le fils enchaîne : «Ils dressent enfants contre parents, ils
sapent la moralité des vieilles familles chrétiennes. N'étant pas
fils d'ouvrier, pendant des années les portes de l'Université m'ont
été fermées. A la compétence du technicien, ils préfèrent la
sécurité du mauvais architecte, membre du Parti, qui nous impose des
projets ridicules.»
-
- La fille journaliste prend le relais : «Leur censure est
faite par des idiots qui sabrent nos articles et voudraient nous
imposer leur religion où le Christ serait Lénine, la Bible le
Capital, Khrouchtchev : le pape, le clergé : le Parti, les
saints, les stakhanovistes et l'autel la Patrie soviétique.»
-
- Le père conclut : «Notre culture chrétienne est tournée vers
l'ouest, vers la France. Ils nous imposent ce communisme venu de
l'Est. Si les Russes n'étaient pas là, de libres élections
balaieraient l'infime minorité de communistes.» Alors sombrement, il
pose une mitraillette sur la table :
- - Pour la prochaine révolution !
- Ça jette un froid.
-
- En visitant Cracovie avec Paul et Krystyna, nous discutions une
fois de plus des Polonais de France.
- - Chassés par la misère, nos parents ont été 8 millions à émigrer
vers les U.S.A., le Canada, la Belgique, la France. Durs
travailleurs ils sont vite devenus d'excellents mineurs. Des gens
«pas trop fins» leur lançaient «Sales Polaks, vous venez voler le
pain de la bouche des Français». Mais ils étaient bien contents de
nous voir accepter ces travaux qu'ils ne voulaient plus faire. Nos
familles vivaient entre elles, parlaient polonais, célébraient leurs
fêtes, pensaient souvent à leur pays, mais les voyages étaient
chers.
-
- Libérée, la Pologne a fait un gros effort pour rapatrier ses fils.
Elle offrait travail assuré, voyage gratuit, l'Université aux
enfants. Ainsi plus de 100 000, surtout des militants de
gauche, sont venus apporter leurs bras pour la construction d'un
régime socialiste. Malgré leur patriotisme, ce fut une difficile
réadaptation quitter une vie relativement privilégiée pour tomber
dans un pays pauvre en pleine reconstruction.
-
- On nous accorda priorité pour les logements, les emplois, les
bourses. Mais nos pères souffraient du manque d'organisation et du
j'm'enfoutisme. Ils avaient l'impression de lutter seuls, sans être
utilisés au mieux. En plus, ils tombaient en pleine période
stalinienne avec police secrète, censure, meetings. Pourtant le
Parti attendait beaucoup d'eux, formés par la gauche
française ; ils étaient athées, comparés aux communistes
polonais encore influencés de superstitions catholiques.
-
- On ne trouvait presque rien dans les boutiques, nos mères
faisaient la queue partout. Des jalouses leur jetaient «Pourquoi
êtes-vous venus occuper nos logements, manger notre pain ?»
Nous, les gosses, nous nous adaptions mal, nous étions Français et
jamais venus dans cette patrie de nos parents. Certains ne parlant
pas le polonais ne voulaient pas l'apprendre, on pleurait, on
s'obstinait à parler français, on voulait retourner dans le pays où
l'on avait tous nos amis.
-
- Maintenant nos parents sont habitués, ils pensent revenir en
France, mais en vacances seulement. Après avoir milité
politiquement, ils se retirent découragés. Nous, les jeunes, sommes
devenus journalistes, docteurs, professeurs, certains ont ici
l'impression de participer à quelque chose de neuf, d'être les
pionniers d'une société nouvelle. Seulement, sommes nous venus avec
trop d'esprit critique ? En général nous avons perdu nos
illusions. A un travail d'idéaliste, mal payé, nous condamnant à une
vie difficile, nous préférons une petite place tranquille et mieux
rémunérée en France. Ça ne nous satisfera pas entièrement, nous
regretterons la chaude amitié polonaise parce que nous resterons
toujours déchirés entre nos deux patries.
-
- SANG ET FLAMMES
-
- Nous revenions d'Auschwitz, nous étions muets, perdus dans nos
pensées, les mots n'étaient plus assez forts. Pourtant
l'antisémitisme reste vivace en Pologne et le chauffeur qui nous
emmenait vers les montagnes du Sud critiquait vivement «cette
maffia» :
- - Il n'y a pas de juif paysan, maçon, mineur. Sans scrupules et
sans patrie, ils ne savent que combiner, nous exploiter. En
trafiquant malhonnêtement après la guerre, ils se sont enrichis sur
notre misère. En 48, ils étaient dans la police secrète qui
arrêtait, torturait les Polonais. Ils vivent entre eux, nous
traitent comme leurs domestiques ; si l'un est nommé directeur,
il s'entoure de coreligionnaires et nous empêche de monter. Ils ont
accaparé les ministères, la presse, la Radio, la Télévision, ils
sont un parti dans le parti où ils sont 8 sur 12 au Comité central.
S'ils sont juifs avant d'être Polonais, qu'ils aillent en
Israël !
-
- Paul lui répondit
- - Certains points sont exacts, mais avez-vous oublié ce qui s'est
passé au XXème siècle, dans cette région où, il y a quinze ans, 6
millions d'êtres ont été réduits en cendres pour le seul crime
d'être Juif ? Il faudrait vous conduire devant ces fours
crématoires, ces montagnes de cheveux, ces balles de toiles que les
Nazis en tiraient, devant ces savons à base de graisse humaine, ces
abat-jour taillés dans de la peau d'homme... il faudrait que vous
compreniez où conduit votre racisme. C'est le même qui poussait les
Allemands à persécuter les Polonais et vous à maltraiter les juifs.
Il y a parmi eux des salauds comme partout, mais s'ils sont plus
fins que les Polonais, c'est normal qu'ils occupent des postes
correspondant à leur intelligence. Il serait temps d'assurer aux 80
000 survivants dans notre pays la place qu'ils ont payée si cher.
-
- Notre chauffeur au regard buté ne répond plus, Paul continue pour
moi :
- - Et l'insurrection du Ghetto de Varsovie en 43 !
500 000 Juifs affamés, parqués dans ses murs, alimentant
quotidiennement en chair fraîche les fours crématoires d'Auschwitz
et Tréblinka. Les derniers 50 000 ont préféré se suicider en
combattant plutôt que de périr comme des moutons. Chaque maison
transformée en forteresse, chaque coin de rue en casemate, sans
secours extérieur, avec des armes bricolées par eux-mêmes, pendant
sept semaines, ils ont résisté aux «troupes d'élite», aux tanks, aux
canons. Les Nazis furieux ont incendié le Ghetto. Les immeubles
minés flambaient, explosaient avec leurs habitants terrés dans les
caves, les non-brûlés vifs fuyaient les brasiers, sautaient dans le
vide à la dernière seconde. Massacrés sur place, dans le crépitement
des mitrailleuses, la fumée suffocante, c'était la chasse à l'homme,
la curée, S.S. et Ukrainiens rivalisant de sadisme. «Les maisons en
flammes, les ruines fumantes ont encore craché des balles, mais,
traqués, les derniers révoltés se sont suicidés, plutôt que de
tomber vivants aux mains de leurs bourreaux».
-
- Nous continuons vers un camp du S.C.I. près de la frontière
russo-tchéco-polonaise. L'impression de pauvreté s'accentue, petites
fermes basses, aux toits de chaume, entourées de minuscules champs
de maïs. Plus de voitures sur les mauvaises routes ; nous
prenons un train aux wagons archibondés, pris et repris d'assaut à
chaque gare par des voyageurs-paysans, baluchons de toile pour
bagage, vous bousculant sans demander pardon. Le mécano quitte sa
vieille loco, musette sur l'épaule, mitraillette de l'autre. Le
contrôleur, en uniforme bleu sombre pas trop reluisant, trimbale sur
la poitrine sa grosse lampe à carbure.
-
- En 45, les Allemands en retraite laissaient dans les Belchavades
une armée de 115 000 Ukrainiens blancs, bien équipés, qui ont tenu
ces montagnes jusqu'en 1949. Les soldats polonais ont dû mener
contre eux une deuxième guerre, cruelle, sans quartier. Finalement,
fermes et villages incendiés, les bandes fascistes harcelées sont
passées en Tchécoslovaquie puis en Allemagne de l'ouest.
Actuellement le gouvernement remet en valeur cette région ruinée
champs en friches, vergers devenus sauvages, emplacements de
fermes... le travail de générations d'hommes envahi par les herbes
folles. Pour redonner vie à tout ça, il faut une route. C'est à sa
construction que nous travaillons, à Cizna, à 70 kilomètres de la
Russie, avec vingt jeunes Polonais et une vingtaine d'étrangers du
Service civil international.
-
- LES GÉNÉRAUX... AUX BROUETTES !
-
- En bottes dans le lit d'une rivière, nous chargeons des galets
dans des camions pour les répandre sur la route. Ce qu'elles peuvent
être coriaces ces pierres polonaises ! Il faut y mettre du
muscle, pousser du genou, des bras, de tout le corps pour remplir sa
pelle de ces peu coopératifs cailloux ronds. Les premiers
chargements sont vite expédiés, mais les derniers... De plus nous
faisons huit heures de rang et mangeons après, alors la journée est
longue.
-
- Heureusement, il y a les 8 kilomètres de promenade pour décharger
nos pierres. Aux Indes, au japon, en Pologne, partout le lever de
notre commun soleil est bien beau. Debout derrière la cabine, on le
voit sortir tranquillement derrière la forêt, il emplit la vallée
d'un air invisible mais comme neuf. Le camion contourne les collines
rondes où le camarade soleil met des couleurs si contrastées qu'un
peintre les saisirait difficilement. Tous ces tons vert-foncé dans
l'armée des pins au garde-à-vous, ces verts jaunes du foin là-haut,
ces verts tendres des prés où chaque brin d'herbe boit sa goutte de
rosée. Qu'elles sont coquettes, ces petites fermes montagnardes,
coiffées de jolis toits de chaume, reconstruites en gros troncs
blanchis, à peine équarris, chefs-d'oeuvre d'assemblage et
d'architecture d'un charpentier de village !
-
- Dans les foires, on paie pour être secoué, ici c'est gratis et
plus varié. On traverse dans 60 centimètres d'eau des ruisseaux sans
pont. On encaisse des trous, des bosses, on croise des caravanes de
camions de sable, goudron, ouvriers, touristes. Bien du monde y
travaille, sur notre route ; fermiers attirés par les salaires
élevés, brigades de jeunes socialistes se gonflant les muscles sur
les pierres de la carrière, tranquilles soldats de la «Réserva»,
paysans en période d'un mois, construisant la voie ferrée parallèle
à la route. A notre premier passage, derrière chaque brouette se
promène une paire de bottes et une tenue plus graisseuse que kaki.
Plus tard, vestes tombées, la campagne est plantée de taches
blanches, chargeant, poussant les centaines de brouettes ; ou
n'est-ce pas plutôt la brouette qui tire l'homme résistant ?
Vers midi, c'est le champ de roses des torses nus révélant bien des
médailles religieuses Ah ! Si tous les soldats, généraux et
officiers du monde pouvaient n'être utilisés qu'à pousser des
brouettes ! De quel énorme bond notre humanité progresserait !
-
- Appuyés sur nos pelles, on regarde passer les seigneurs de la
route, les commandos polonais, les paras à bérets rouges. Supérieurs
à nous, fourmis travailleuses, ils ne manient pas la pioche. Toute
la journée, ils jouent à la petite guerre, suivant des pistes,
bâtissant et démontant des ponts, toujours en marches et
contremarches. Ils passent en chantant sur leurs semelles de
caoutchouc, manches retroussées, allure souple. Et ils trimbalent
tout un arsenal démonté de mitrailleuses, mortiers, bazookas,
radios, sans oublier la baïonnette et la mitraillette au canon à
trous se balançant sur le ventre. Très bien montés en équipement
lourd russe, ils possèdent des douzaines de camions, canons, jeeps,
cantines, ambulances. A côté des autres soldats, ce sont des
aristocrates. Plutôt sympathiques pour des machines à tuer dernier
modèle, avec des officiers très jeunes, ils nous font toujours
bonjour à nous «les Internationaux». Et, tenez-vous bien, ils nous
prêtent leurs beaux camions russes !
-
- Chaque week-end, on excursionne et si la balade est trop longue,
les paras nous conduisent à pied d'oeuvre avec les autres groupes
itinérant dans cette région rappelant les Vosges. Grâce aux 700 000
éclaireurs, aux refuges aménagés par l'organisation P.T.T.K., le,
tourisme se développe. A la carte et la boussole, on grimpe et
dévale des kilomètres de petits sentiers. Le soir, la tête pleine de
tranquilles paysages boisés des Carpathes, rassasiés de myrtilles et
fraises des bois, on bivouaque près des chalets de bergers montés
passer l'été avec famille et moutons.
-
- Hospitalité traditionnelle : le saucisson quotiden est corsé
de choses tirées du lait de brebis. Veillée autour d'un brasier haut
de 10 mètres, large d'autant ; les flammes grimpent,
escaladent, dépassent l'amoncellement d'arbres entiers puis
retombent en mille flammèches. Ils en jettent, nos hôtes
montagnards, s'appuyant sur leur hache-piolet joliment décorée, le
chapeau rond, le gilet noir, le pantalon en laine couleur de leurs
moutons. Ils chantent en un long dialogue de voix très aiguës. Quand
vient notre tour, jusqu'aux vieux reprennent en coeur Alouette que
les gosses miment en nous copiant.
-
- Un soir, au retour, un groupe d'officiers paras nous invite, ils
sont presque tous fils d'ouvriers et de paysans, les trois quarts
membres du Parti. Ils supportaient mal leurs instructeurs et
généraux russes d'avant 56. Le plus décoré se prend la tête dans les
mains pour dire, horrifié : «Il n'y aura pas de guerre
mondiale, le bloc communiste veut la paix. Pensez-vous, nous,
Polonais, tirer sur des soldats français, nos alliés de
toujours ? Le peuple frère qui nous a tant donné ! Tous
nos bourgeois parlaient votre langue, chacun de vos mouvements était
repris ici. Tout notre peuple,-ouvriers et intellectuels,
catholiques et communistes, se sent toujours attaché à ce qui vient
de France.»
- Gravement on a bu à la paix.
-
- À BONNE CENSURE, VACHES MEILLEURES
-
- Dans notre grand chantier roulent les vieux camions enrhumés,
souvent embourbés, les modernes Stars polonais, les tracteurs et
bulldozers russes, les pelles mécaniques anglaises en qui ils ont
plus confiance que dans celles fabriquées à l'Est. Mais ça ne donne
pas l'impression d'une entreprise où hommes et machines sont
professionnellement utilisés au mieux. Chaque matin, il y a
flottement, notre camionneur ne sait pas où nous allons
pelleter ; comme les autres, on attend... une heure, deux
heures. Les Polonais travaillent dur, mais ne sont pas de bons
organisateurs, contremaîtres et ingénieurs contrôlent, mains
derrière le dos, sans mettre la main à la pâte.
-
- Après le boulot on passe à la baraque-cantine où nous sommes
servis par de fortes paysannes en blouses blanches. Après
l'habituelle soupe et une côte de porc, les «enragés escaladent une
nouvelle colline, les «politiques» vont en stop discuter au bourg,
les «sportifs» affrontent les paras sur le terrain de volley.
-
- Le soir, les gars du Z.M.S. (Jeunesses Socialistes) s'amènent avec
leurs accordéons et les filles du camp des cueilleuses de myrtilles.
Le jazz triomphe, dansé jusqu'à épuisement. J'en profite pour
accrocher un responsable du Z.M.S. : 120 000 membres, ouvriers
et citadins organisés en 3 600 brigades volontaires ; ils
stimulent l'émulation, augmentent les rendements dans les mines et
usines.
-
- - Dans cinquante universités ouvrières nous encourageons les
jeunes à pratiquer les sports, à se cultiver, se former
professionnellement, s'initier politiquement. Dans nos clubs et
l'été à la mer, à la montagne, nous leur offrons des loisirs sains.
En plus d'un quotidien pour les jeunes, nous avons un hebdomadaire
tirant à 300 000, et notre maison d'édition sort des livres de
voyages et d'aventures. Sans avoir l'importance des komsomols russes
nous aidons beaucoup de jeunes ouvriers à sortir du rang.
-
- Autour de notre lampe à pétrole, on a questionné un soir des
journalistes venus nous interviewer :
- - Avant 56, la censure condamnait la presse muselée à des phrases
conformistes vides de contenu. Après 56, avec la liberté de parole
retrouvée, les discussions à perte de vue, certains remettaient tout
en question. Les mêmes journalistes critiquaient leurs écrits
d'avant ; on passait jusqu'à des textes anti-socialistes. Le
Parti pouvait-il tolérer ces critiques d'un pessimisme noir, ne
montrant pas de sortie, ne parlant pas du positif ? Aussi
avons-nous dû interdire le journal des étudiants Po Prostu.
-
- - Mais nous sommes le pays de l'Est où l'on s'exprime le plus
librement et nous critiquons ! Notre censure est aussi de
qualité, nous publions très peu de bandes illustrées, de scandales
de vedettes, les crimes sont traités très brièvement. Nous admettons
pourtant que le contrôle devient plus sévère et nous craignons un
durcissement pour l'avenir.
-
- Un autre soir nous avons avalé et mal digéré un laïus style
période stalinienne». Au lieu de parler de la situation agricole,
l'orateur, d'une voix monotone, nous écrasait sous une montagne de
statistiques, certaines du genre «Combien d'après le plan donnera de
lait une vache polonaise en 1965 ? Combien y aura-t-il de
poules, de tracteurs ?... Aux questions, il répondait par le
baratin officiel qu'on trouve dans toutes les brochures. Les
Polonais avaient l'habitude, ils bavardaient, lisaient.
-
- Des fois, je pellette près de Nadine, une belle Polonaise au fin
visage, sous des cheveux courts en bataille. Ce n'est pas
l'intellectuelle, c'est la militante passionnée. Quand elle
s'enflamme, ses yeux étincellent, elle est la torche vivante, le
porte-flambeau de la jeunesse polonaise. Parfois, appuyée sur sa
pelle, son regard se vide. Ça tourne dans sa tête, société idéale,
enfants rayonnants, étudiants studieux, couples harmonieux, beaux
vieillards, futur radieux. Quand elle redescend sur ses pieds bottés
pataugeant dans la boue de la rivière, elle travaille
frénétiquement. Quant à son bonheur ? Avec l'humanité dans son
coeur, il n'y a pas de place pour un seul homme. Elle est une
exception.
-
- J'avais déjà vécu cet enthousiasme en Bulgarie. Nous étions une
centaine dans la brigade française, au milieu de 5 000 Européens de
l'Est. Nous construisions un barrage à Kazanlik, dans la vallée des
roses. On partait au boulot, pas cadencé, pioche sur l'épaule,
drapeaux en tête, chantant des marches révolutionnaires. Chaque
brigade nationale comptait le nombre de ses brouettes de terre
transportées. Chaque soir, en fonction de la dureté du sol pioché,
de la distance à parcourir, la brigade qui avait le plus dépassé la
norme, recevait le fanion d'honneur au milieu des hourras déchaînés
de la foule des brigadiers assemblés.
-
- Les Slaves étaient toujours les premiers, nous, Français,
avant-derniers, avec les Anglais lanterne rouge. Pourtant la moitié
des gars de notre brigade étaient communistes, on travaillait dur,
mais on arrivait tout juste à pousser nos brouettes huit heures par
jour, sous une de ces chaleurs, avec nos filles qui tombaient dans
les pommes, et le tiers de notre brigade au lit, vidé par la
dysenterie. Tandis que les autres, les Bulgares, Albanais, Tchèques,
Roumains, ils bouillonnaient de vitalité, roulaient leurs 2 000
brouettes, en courant, déchaînés du matin au soir, stimulés à grands
coups d'hymnes révolutionnaires déversés par les haut-parleurs.
-
- Quel enthousiasme, quelle énergie productive il y a chez un gars
de vingt ans ! Pourquoi ne pas y faire appel, évidemment sans
cette stimulation, pour construire dans les pays
sous-développés ? Pourquoi ne pas envoyer de jeunes volontaires
percer des tunnels, lancer des ponts, bâtir des gares, poser des
voies ? Ils retrouveraient l'idéal, l'aventure dont la vie
moderne les frustre. Préférez-vous qu'ils gaspillent cette vitalité
sur un scooter, devant un appareil à sous, en rockant et
cha-chatant.
-
- Affaibli par les brouettes, le climat, le paprika, j'étais tombé
malade la veille du retour en France. Transporté à l'hôpital de
Sofia, j'en suis sorti huit jours après, mais la brigade était
partie, emportant le billet collectif. On était trois Français dans
le même cas, pauvres comme job et plutôt embêtés. On s'était décidé
à rentrer, à traverser quatre pays de l'Est et l'Allemagne, sans
billets de chemin de fer, avec nos seuls passeports et nos uniformes
de brigadiers : quinze jours d'aventures invraisemblables.
-
- Les Bulgares nous avaient donné du ravitaillement et un bon pour
Roussé, ville frontière sur le Danube. A Georgiou le contrôleur
roumain s'était longtemps fait prier avant de nous emmener jusqu'à
Bucarest y régulariser notre situation. Le chef de gare ne voulait
rien savoir : «Allez vous dépatouiller à votre consulat et
payez !» Mais à l'Organisation de la jeunesse roumaine, pendant
trois jours, ils nous ont traités comme des rois socialistes. Reçus,
félicités jusque par un ministre qui nous a offert un billet jusqu'à
la frontière. On a baratiné deux heures le chef de la première gare
hongroise et il nous a donné un billet spécial. Tout le long du
voyage on discutait, chantait avec les gens. La Marseillaise poussée
par les Hongrois, ça a un autre sens qu'en France.
-
- A Prague, les Tchèques nous confisquent nos passeports, nous
réclament le prix du billet et pas question d'aller plus loin
gratis. Avec un interprète du consulat, on a cavalé dans je ne sais
combien de ministères, raconté notre aventure à des tas de figures
étonnées et réjouies. Finalement un moins bureaucrate que les autres
nous tend passeports et bons gratuits. Quelle drôle d'idée fixe il
avait, ce premier contrôleur allemand s'obstinant à nous parler de
«tickets " ! Dormant sur les banquettes, on se le renvoyait
mutuellement jusqu'à ce qu'il y renonce disant : «Vous
montrerez vos billets à Kiel.» Il pensait qu'on les avait. A Kiel,
on est coincé, un contrôleur poinçonne les billets à la sortie du
quai. Grosse astuce, on passe vite en disant «billet collectif,
derrière». A l'entrée du quai pour Paris on l'a répétée avec une
variante, «billet collectif devant».
-
- Mais en France, on a rencontré une nouvelle espèce de contrôleur,
un vrai, bien de chez nous. C'était le premier qui nous menaçait de
nous faire descendre. «Qu'on vienne sans billet de Sofia ou de la
lune, je m'en fiche, ici il en faut.» Il a tant insisté qu'il a bien
fallu pour lui faire plaisir accepter de prendre à crédit son billet
jusqu'à Paris.
-
- Quelle popularité la France a gardé dans tous ces pays ! Quel
accueil ils nous ont réservé ! On était pour eux les
descendants des sans-culottes de 89, des gars de la Commune de
Paris. Jusqu'aux opposants du régime qui nous considéraient comme
représentants d'un pays capitaliste en lutte contre le
communisme ! Seulement j'étais étonné au retour de comprendre
combien nos idées personnelles influencent nos jugements, comment on
peut interpréter, déformer les faits ! Par exemple le camp
bulgare était le soir gardé par des sentinelles armées, pour nous
protéger contre des attaques fascistes, disaient les communistes,
pour nous empêcher de circuler librement dans la campagne, disaient
les anti. On avait tous vu les mêmes choses, assisté aux mêmes
réunions, mais, tandis que les communistes pondaient à tour de bras
des articles élogieux sur la Bulgarie, paradis de l'ouvrier, ceux de
l'autre bord n'en finissaient plus de critiquer l'enfer dont ils
revenaient. Entre les deux, je découvrais les difficultés de rester
objectif.
-
- DES PHRASES ET UNE CEINTURE
-
- Avant de partir en Pologne, pour discuter plus serré avec les gars
de là-bas, j'avais suivi des cours de philosophie et d'économie
marxistes. Je croyais trouver des communistes virulents, voyant tout
sous l'angle politique. Mais les étudiants de notre camp n'étaient
pas intéressés par les discussions encore moins par le marxisme. Les
conversations individuelles ? Oui si nous les provoquions, mais
les causeries en groupe étaient baptisées «politiques " et ils n'en
voulaient pas. Ce qu'ils aimaient ? C'était rire, s'amuser,
chanter les airs polonais, français, américains, danser jusqu'à
épuisement le rock, faire du sport et boire ! Un soir dans
notre tout neuf petit chalet de bois, autour d'une lampe-tempête et
d'un quart de vodka, on a bavardé à chaud.
-
- Marek, grand sec à lunettes, futur ingénieur, fin et réfléchi, m'a
lancé d'un ton presque supérieur
- - Tu n'as pas connu la période stalinienne, tu ne peux pas
comprendre. C'était l'adhésion presque obligatoire au fameux Z.M.P.
(5) , c'était la participation à des foules de meetings où
l'on écoutait des tas de discours, tous pareils, tous pleins de
phrases creuses, sans rapport avec la réalité. C'étaient
d'ennuyeuses " discussions " sur le marxisme-léninisme, le Plan de
cinq ans. C'étaient les défilés de masse où notre présence était
pointée, c'étaient les journées de travail " volontaire ". C'était
l'interdiction d'écouter la radio et la musique occidentale
décadentes, c'était la coupure totale avec l'Ouest, votre Humanité
tout juste permise... C'était le tabou contre l'originalité, les
chemises à carreaux, les cravates fantaisie, les robes sexy, c'était
la police secrète et ses mouchards jusque dans nos dortoirs. C'était
l'enthousiasme artificiel où l'on criait : «Notre standard de
vie monte, nous sommes joyeux, nous marchons vers un avenir
radieux.» Seulement, pour finir le mois, on serrait la ceinture de
plusieurs crans et l'on ne parlait plus beaucoup d'amour mais
surtout de politique.
-
- Coudes sur la table, les gars écoutaient, silencieux, ça leur
rappelait trop de souvenirs, Richek reprit doucement, en regardant
le fond de son verre : "Pourtant beaucoup d'entre nous
militions, on croyait dans le communisme et quand, en 56, on a
compris, toutes nos illusions et ce qui avait été notre raison de
vivre, s'écroulèrent. Ils avaient si bien fait le vide autour de
notre idéal axé sur le communisme qu'une fois dégringolé, il n'y
avait plus rien pour nous raccrocher. Pouvions-nous croire en
l'Ouest qui, débarquant à Suez, répétait ce que nous reprochions aux
Russes en Hongrie ? La religion ? Un sur six va à la messe
dans mon école. Et malgré tout, notre Z.M.P. avait du bon, il nous
indiquait ce que nous devions croire, dire, faire. On était toujours
occupé dans l'enthousiasme, dans un dépassement de nous-mêmes. On
n'était jamais seul dans ces mouvements de masse où l'on n'avait
plus le temps de penser.
-
- - Maintenant, on est absolument libre de faire, de dire ce qu'on
veut ; seulement, jeté dans la vie solitaire des grandes villes on
est seul, sans personne pour nous conseiller; même désillusionné, il
faut organiser notre vie, nous faire une opinion personnelle, agir
individuellement. Ça ne s'apprend pas du jour au lendemain. En
attendant, pour faire comme tout le monde, on joue aux gens qui
s'ennuient, c'est la mode.
-
- Depuis un moment le professeur Stachek, une «armoire», plus joueur
de rugby que prof de math., voulait dire quelque chose :
- - Puisque nous n'avons pas d'influence sur les événements,
qu'individuellement nous ne pouvons rien devant la puissante machine
du Parti, qui prendra les décisions, alors, nous, étudiants
individualistes comme ils disent, ne voulons plus être utilisés et
embrigadés dans ces mouvements où les mots d'ordre viennent d'en
haut. Malgré les avantages qu'on en retirerait, très peu d'étudiants
sont membres de la jeunesse rurale et de la jeunesse socialiste.
-
- Tadek, le Varsovien toujours chic qui termine l'école de
diplomatie, reprend :
- - Vous parlez des étudiants les plus âgés, idéalistes malgré tout,
aimant se retrouver ensemble pour bavarder, boire, chanter. Mais la
société se stabilise, l'existentialisme n'est plus de mode. Les gars
de vingt ans sont plus conformistes, n'ayant pas connu la guerre ;
le socialisme qu'ils acceptent passivement est pour eux la vie
normale. Très réalistes, ils se désintéressent de la politique, ils
ne souhaitent pas «se salir les mains en usine». Ils veulent étudier
les Sciences, la Technique, l'Économie, être employés dans un
bureau, avoir une position, gagner beaucoup d'argent, avoir moto,
voiture, beaux vêtements, appartements confortables. Ils aiment les
arts, les langues, la musique, les voyages en Occident. Enfin,
traditionalistes, ils préféreraient épouser une femme d'intérieur.
-
- »Mais les filles veulent une profession, dactylo pour celles des
campagnes, dans les laboratoires et l'industrie pour celles des
villes; l'enseignement et la médecine, mal payés, ont perdu la
vogue. Indépendantes et adaptables, têtes plus froides et coeurs
moins inflammables que leurs mères, elles sont plus simples dans
leurs relations avec les gars. Leur mariage, très important,
détermine leur position et leur standard de vie. Moins «femmes au
foyer» elles sont prêtes à travailler pour augmenter leur confort.
-
- Barbu, nerveux, en anorak noir, Jan-le-chômeur, sortant de l'école
de Journalisme, conclut :
- - Nous restons disponibles; en 56 nous étions dans la rue, prêts à
marcher contre les Russes, pour soutenir Gomulka défendre la
Pologne. Mais nous ne voyons pas comment en sortir, notre avenir est
sombre, imprévisible. Cependant nous sommes tous solidaires dans le
suicide collectif ou la coexistence pacifique. Notre jeunesse
est-elle plus mauvaise que les autres ? N'y a-t-il pas ailleurs
aussi : les Teddy boys anglais, les Houligans russes, les Blousons
noirs français, la jeunesse délinquante américaine ? Alors,
«les problèmes» de ces jeunes qui s'ennuient et ne désirent rien et
ceux du producteur enchaîné à sa machine par des cadences
inhumaines, ne sont-ils pas un peu les mêmes dans nos sociétés
capitaliste ou socialiste, toutes deux standardisées,
automatisées ? Au lieu de nous entretuer, communistes et
chrétiens, ne devrions-nous pas lutter en commun pour que les
terriens de demain ne deviennent pas des robots, mais soient tous
des hommes ?
-
- OÙ LE BALAI N'EST PAS UNE MINE
-
- Le camp fini, toujours en stop, on remonte sur Varsovie. Dans une
camionnette, Paul et moi grimpons derrière, Krystyna devant. Mais
voilà qu'elle crie :
- - Défendez-moi I Le chauffeur a bu, il veut m'embrasser !
- - Sois patiente, on est dimanche, il y a peu de voitures !
répond tranquillement son frère.
- Ça devient casse-cou, la bagnole roule d'un bord sur l'autre.
Finalement on flanque d'autorité le chauffeur ivre derrière,
Krystyna et moi jouons les soigneurs, Paul prend le volant.
Traversant des petites villes, on voit des douzaines de fidèles
suivre la messe, agenouillés dans la poussière de la place de
l'église, tandis que les haut-parleurs balancent du rock à toute
volée.
-
- Pour connaître les étudiants de la capitale, je logeais dans une
de leurs maisons. C'était à Praga, sur la rive droite de la Vistule,
dans une banlieue pauvre aux vieilles façades d'un crépi gris sale,
aux cités ouvrières en briques noirâtres, avec des rues mal pavées
de galets ronds, avec de vieux tramways ferraillants. De nombreux
gosses jouaient à la balle, au palet, à la corde, à cache-cache, aux
Indiens, au maquis polonais contre les Russes et les Allemands.
-
- C'était là, dans deux longs bâtiments se faisant face, que
vivaient 1500 gars et filles. Ces vues plongeantes, idéales pour
l'établissement de relations tendres, l'étaient moins pour des
études sérieuses. Des âmes sentimentales s'accrochaient des heures
aux fenêtres, couvant de lourds regards enflammés la belle de leur
choix. Certaines «élues» tiraient le rideau, d'autres prenaient des
poses étudiées. Pour avoir accès jusqu'à 20 heures au dortoir de sa
dulcinée, il suffit de laisser sa carte d'identité au portier.
-
- Notre piaule rappelait la caserne : quatre murs nus et gris, un
haut-parleur, chaises, table, armoires immatriculées, trois châlits
à literie polonaise, où les matelas sont en trois morceaux et les
couvertures dans une housse en drap. Roulé dedans, on a, paraît-il,
plus chaud l'hiver, mais moi j'ai renoncé à lutter contre ce
couvre-pieds glissant, à me réveiller une patte à l'air, je me
borde, tant pis si mes orteils ne respirent pas.
-
- Les gars n'ont pas le respect de la propriété commune, glaces et
ampoules disparaissent, des femmes de ménage essaient bien de
remettre ordre et propreté dans les couloirs et W.C., mais si les
Polonais construisent beaucoup, ils entretiennent mal; souvent les
chasse-d'eau sont en panne, les lavabos bouchés, les douches mal
réglées... Les chambres des filles, repeintes à neuf, sont mieux
rangées et même sont fleuries. Quant aux étudiants mariés, vu la
cherté des loyers, ils vivent séparés par la rue, ne se voyant
qu'avec la compréhension des voisins de chambre. Chaque soir
surgissent les «clandestins» -étudiants sans logement, toujours à la
chasse aux lits inoccupés, couchant tantôt ici tantôt là.
-
- L'ambiance est pourtant chaleureuse, beaucoup de visites et
bavardages d'une piaule à l'autre. Avec ces gars décontractés, je
provoque constamment la discussion; Yurek, le râleur du coin,
répond, une mèche devant son regard sombre et buté :
- - Il y a encore de la politique dans nos études parfois mal
conduites; c'est plus facile de former un officier qu'un bon
professeur. Notre avenir n'est pas assuré; dans notre société
planifiée, c'est presque impossible aux jeunes journalistes de
trouver travail et logement à Varsovie. «Ils» nous en proposent dans
les trous de campagne où l'on ne veut pas aller s'enterrer.
Maintenant écoute quelle est notre échelle des salaires (en francs)
-
Balayeuse
|
14 000
|
Maçon
|
50 000
|
Infirmière
|
17 000
|
Mécanicien
|
55 000
|
Serveuse
|
20 000
|
Ouvrier P 3
|
55 000
|
Instituteur
|
24 000
|
Contremaître
|
55 000
|
Ouvrier P1
|
30 000
|
Ingénieur
|
55 000
|
Imprimeur
|
40 000
|
Fondeur
|
80 000
|
Professeur
|
40 000
|
Pêcheur
|
80 000
|
Journaliste
|
40 000
|
Mineur
|
100 000
|
Docteur
|
40 000
|
|
|
-
- «Ils» racontent qu'avec un total de salaires limité dans notre
budget national, il faut favoriser les industries-clés. Avoir
d'abord du charbon, de l'acier, des bateaux pour l'exportation. Un
jeune ingénieur dont la formation a coûté cher à la collectivité ne
doit pas toucher plus qu'un bon compagnon ayant vingt ans de métier,
un gros rendement et travaillant péniblement. D'accord !
Seulement le résultat va à l'encontre du but cherché par le Parti.
«Ils veulent former des cadres issus du peuple, éduquer le maximum
de jeunes, mais, si une fois nos longues années d'études terminées,
dans les emplois que nous ne sommes pas sûrs de trouver, nous
gagnons deux fois moins que nos pères mineurs, autant rester ou
aller à la mine comme le font déjà des copains professeurs.
-
- «C'est pour cette raison que, moins favorisés par les syndicats,
avec des études prolongées, des examens plus sévères, les étudiants
issus des milieux populaires ont vu leur pourcentage baisser de 60 %
en 1956 à 48 % en 1959, en faveur des fils des classes moyennes,
bénéficiant chez eux d'une. ambiance plus cultivée.
-
- Épanoui, tout rond, le futur agronome Yatsek lui répond :
- - Malgré ses erreurs et imperfections ce système nous a beaucoup
apporté. Avant-guerre parmi les 40 000 étudiants des grandes écoles,
5 % étaient d'origine populaire, maintenant nous, fils
d'ouvriers et paysans, sommes entrés en masse à l'université. Sans
frais d'inscription, logés et nourris à très bon marché, bénéficiant
de réductions de transports, spectacles, etc., vivant sur des
bourses, représentant du cinquième à la moitié d'un salaire moyen,
suivant les revenus de nos parents, nous avons donc une vie
difficile mais privilégiée. Exemptés des trois ans de service
militaire remplacés par des périodes annuelles, nous devenons
finalement professeurs, ingénieurs. Ce n'est pas un arrivisme
individuel, c'est la promotion collective de toute une nouvelle
élite, issue des meilleurs fils du peuple apportant un sang neuf,
revitalisant les vieux cadres.
-
- - Nous mariant entre nous, sans considération d'origine, nous
créons une nouvelle couche sociale, évitant ainsi d'être des
déracinés sortis du prolétariat mais non acceptés par la nouvelle
bourgeoisie. Enfin, disons que la majorité des 130 000 étudiants ne
désire pas le retour au régime d'avant-guerre. Nous apportons au
gouvernement un soutien passif, parce que nous ne voyons pas d'autre
solution que celle de Gomulka. Mais on voudrait un socialisme humain
où les grandes industries et sources d'énergie seraient
nationalisées mais qui conserverait la concurrence et le dynamisme
que représente l'initiative individuelle de la petite entreprise. On
souhaite aussi un socialisme débarrassé des slogans et formules
toutes faites, respectant la personnalité individuelle, la pratique
de la foi, avec une plus grande liberté de parole, de presse et
d'association. Est-ce utopique ?
-
- ELLES RÊVENT SUR LEURS TOMBES
-
- Nowy Swiat ! Les Champs-Élysées varsoviens, sur le coup de 4
heures : à pleins trottoirs, le tout-Varsovie jeune et chic y
défile, mêlé aux étudiants sortant des cours, aux ménagères courant
les boutiques, aux «prolos» regagnant leurs banlieues. Et gare à vos
têtes, Messieurs ! Ces Varsoviennes ont vite fait de vous la
retourner, elles vous reconnaissent à vos vêtements occidentaux,
vous accrochez leurs regards. Serez vous ce Prince charmant qui les
emportera vers la vie dorée des pays capitalistes ? Vous devez
rendre tous ces regards, «galanterie oblige». Seulement vous ne
savez plus où donner des yeux. C'est qu'elles sont agréables à
détailler, ces Polonaises de Nowy Swiat ! Beaux visages rosés,
regards bleus tendres, corps de sportives mais cheveux courts; qu'on
regrette les longues chevelures blondes d'autrefois ! Elles
s'habilleraient bien si elles avaient les possibilités des
Françaises I D'ailleurs, venant d'U.R.S.S., on a déjà l'impression
d'être à l'Ouest, à Varsovie. La mode occidentale y arrive un an
plus tard et, de là, contamine la Grande Russie. Fièrement, les
Varsoviens se considèrent comme les Parisiens de l'Est.
-
- A part les gens, que regarder dans Nowy Swiat ? Les vitrines
ternes et mal utilisées n'ont pas besoin d'attirer le client, il
accourt tout seul. Vous marchez entre de sévères façades à trois
étages. Aux coins des rues sont les kiosques des tabacs et
journaux, les baladeuses des marchandes de fleurs et fruits, les
camelots proposant des glaces et de bons livres. Attention au
milicien, si vous ne respectez pas les feux rouges ou les clous,
c'est le coup de sifflet et l'amende. Après la statue du Polonais
Copernic, l'église renfermant le coeur de Chopin, la plaque dédiée à
Sklodowska-Curie, la grande colonne du premier roi de Pologne, c'est
la vieille ville des rues étroites, des portes antiques, de grosses
ferrures, la cathédrale reconstruite depuis les fondations, la place
du marché aux vieilles maisons couleur pastel où les pèlerins
débarquent de tous les coins de Pologne admirer le prodige, le
berceau de Varsovie reconstruit comme au XIVe siècle !
-
- On quitte la vieille ville par l'épaisse porte fortifiée, toute en
brique, on dépasse, de vraies anciennes maisons, mitraillées et
blessées, les berges négligées de la Vistule, et c'est l'ancien
Ghetto, où ne subsistaient que des ruines. Les gosses jouent dans ce
quartier neuf, avec des jardins fleuris, de petits arbres. Après
l'Opéra reconstruit depuis la première brique, voilà le fameux
«Joseph Staline Palais de la Culture». Qu'il a fait tourner les
langues varsoviennes, ce «Kolossal» gâteau à la crème offert par les
peuples de l'U.R.S.S. aux frères polonais ! Bâti dans un temps
record, en pur style soviétique, avec des matériaux et des ouvriers
russes ! Il écrase Varsovie de ses 45 étages jurant avec le
reste, visible de partout, il symbolise «l'influence soviétique». A
une minute par salle ses 2 800 pièces prennent une semaine à
visiter. Admettons qu'il a dû coûter cher aux Russes et que les
Polonais sont bien contents d'utiliser les cinémas, théâtres,
restaurants, piscines qu'il abrite.
-
- Je retrouvais des copains au Club international, un coin idéal
pour tuer une heure. Dans de confortables fauteuils vous pouvez lire
à l'œil toute la presse polonaise, plus les journaux allemands,
anglais, américains, russes, et les français : l'Humanité,
Libération,, Lettres françaises, France-Observateur, l'Express et
même notre respectable Monde, très apprécié des Polonais.
-
- On cassait la croûte dans un milk-bar très populaire, pratique,
sans ambiance. Debout, on avalait soupe, haricots, nouilles, crêpes,
feuilles de chou farcies. Sur le coup d'une heure, tous les nombreux
cafés du centre sont pleins de couples d'étudiants, d'employés, de
journalistes; on y sirote un ersatz de café, suce des glaces, croque
des gâteaux et ça papote, insouciant du temps qui passe Les femmes
sont accueillies d'un très cérémonial baise-main qu'on me pardonnait
de remplacer par une plus démocratique poignée de mains. Les cafés
historiques de la vieille ville ont plus de caractère, décorations
anciennes, imitations de caves. Devant des cendriers pleins et des
vins yougoslaves, hongrois, on discutait passionnément des problèmes
polonais. On en sortait dans un Varsovie tôt endormi, avec quelques
enseignes au néon, mais pas de publicité.
-
- Ils n'ont qu'une quarantaine de salles de cinéma; la queue y est
longue. Ils me traduisaient leurs films; à part Canal et Cendres et
Diamants, ce n'est pas extraordinaire. Ils ne vivent pas assez ce
qu'ils jouent. Les films français, surtout les gais, sont les plus
populaires; sélectionnant nos meilleurs, ils passent dans un tiers
des salles. Après viennent les films italiens qu'ils trouvent trop
tristes, les russes qu'ils digèrent mal, enfin quelques Westerns
américains très appréciés des gosses. Quelle heureuse habitude de
n'avoir à donner de pourboires nulle part !
-
- On mettait notre nez partout, jusque dans les cimetières; ce sont
plutôt des parcs, où, tenez-vous bien, les filles sentimentales
viennent rêver. Les morts y dorment dans un joli cadre, à l'ombre de
majestueux peupliers, bouleaux et acacias. De vieilles sépultures
disparaissent sous des parterres de marguerites, là c'est un pré
d'où seules émergent quelques croix rouillées, ailleurs de petites
allées moussues serpentent entre les tombes fleuries. Certaines font
riche, monuments de granit, ou de marbre avec leur petit banc de
pierre où se recueillent des femmes en noir; les hommes, crêpe à la
boutonnière, déposent des chrysanthèmes, des bouquets et des cierges
dans des coupes en grès. Même les communistes sont enterrés avec
prêtre, eau bénite et croix sur la tête, seuls quelques durs exigent
une plaque.
-
- Longtemps, le cimetière soviétique a été gardé nuit et jour par
des miliciens armés, par crainte de sabotages Aujourd'hui encore des
gardes civils veillent les fosses couvertes de gazon et de massifs
de fleurs où sous des plaques reposent 21 000 soldats de l'Armée
Rouge.
-
- Le soir, les rues entourant la maison des étudiants sont animées
d'une foule ouvrière. Parmi les jeunes accrochés à la porte des
cinémas, on remarque les bandes de fameux Houligans, pantalons
étroits, cheveux longs; ils parlent fort, accostent les filles. Des
gars actifs, avec de l'énergie à revendre et de petites cervelles;
certains vivent de marché noir, d'autres, travaillant «aux pièces»,
gagnent beaucoup d'argent, mais sans famille en ville, ils
s'ennuient et boivent, réaction normale dans le relâchement de la
discipline et des mœurs d'après la période stalinienne. Alors, les
garder à l'ombre ? Les incorrigibles gangrènent les autres, les
prisons sont pleines ; plutôt qu'en construire de nouvelles, ils
préfèrent bâtir des maisons. Puis la société se stabilisant, les
Houligans s'assagissent et achètent des motos comme les autres
jeunes.
-
- VARSOVIE «BY NIGHT»
-
- On descend le samedi soir dans les bals d'étudiants. A l'Hybrid
des snobs avec cravates et vestes zazoues s'ennuient dignement à 10
zlotys la soirée, noyés sous de lugubres slows en glougloutant des
orangeades. Au Stodova, dans une baraque où certains sont en
blue-jeans et tennis, c'est le règne du jazz, du boggie, du swing
qui déferlent en ce moment d'un bout à l'autre de la Pologne
-réaction normale parce que c'était défendu -c'est une musique
vivante qui brûle le trop plein d'énergie, étourdit et fait oublier
le reste. Quand le rock est lancé, l'orchestre s'emballe, les
couples se déchaînent, les sans-femmes trépignent, les serveurs
claquent des mains, l'ambiance grimpe, ça danse avec passion dans un
tintamarre de cuivres, de tambours, de miaulements, toute la baraque
tremble, les ampoules frétillent, c'est de la frénésie !
-
- Au Club de Jazz, dans une cave sombre et enfumée, la trompette est
presque couverte par les conversations d'une majorité de mâles
plutôt barbus et moustachus, baratinant des filles très fardées,
accrocheuses d'œil, aux cheveux teints, du blond platiné au noir
ébène. Comment une étudiante peut-elle ainsi s'habiller des pieds à
la tête en Occidentale et porter un an de sa bourse sur le
dos ?
-
- Certains dancings, genre capitaliste, nous ont refusé l'entrée
parce qu'on n'était pas cravaté. On a fait une apparition dans un
guinche de durs; de la viande saoule rockait avec de fortes filles
mal fardées sur un plancher noirâtre, avec de la bagarre dans l'air
et deux miliciens mitraillette sous le bras à la porte. Toute autre
ambiance à Torvar, inauguré par le Z.M.S. : jusqu'à 11 heures tous
les soirs d'été, bal en plein air sur les pistes de patinage du
Palais de Glace. Parasols, petites tables, lampes chinoises et
boissons douces; c'est le rendez-vous de la jeunesse ouvrière de
banlieue, sautillant le rock en cadence comme les personnages d'un
vieux film tournant trop vite.
-
- Dans ces bals, les filles se frisent, se maquillent, veulent
plaire et les relations hommes-femmes restent sensiblement les
mêmes. Un soir, je me retrouvais seul avec six jolies Polonaises.
Qu'elles n'aimaient pas ça; une femme avec six hommes est à l'aise,
mais le contraire ! Je ne lançais à chacune que des regards et
sourires également neutres mais que, partialement, les autres fines
mouches ressentaient. Elles voulaient être des femmes courtisées,
élues, et non des camarades.
-
- Eva, une fleur délicate aux gestes gracieux, de la douceur plein
la voix et le regard, mais passant facilement de la joie à la
tristesse, me contait :
- - Nous avons prôné l'égalité des sexes, certaines sont grimpées
sur les échafaudages, descendues dans les mines, ont conduit les
camions, joué au football, bu de la vodka, mais à toute vapeur nous
avons fait machine arrière et repris des tâches adaptées à notre
nature. Notre idéal reste traditionnel, nous amuser étant jeunes,
avoir un foyer, un mari à place stable, des enfants à. élever et
travailler s'il est nécessaire.
-
- Richard, un ancien ouvrier aujourd'hui journaliste, est le
militant de choc. Coupé en tranches, chaque morceau serait encore
communiste. Sirotant une vodka parfumée à. l'orange dans le jardin
du confortable Club des journalistes, il répond à tout sans cesser
de sourire :
- - Dans l'opposition, il était facile d'unir les communistes
«contre» le capitalisme. Comme il y avait plus d'inconvénients que
d'avantages à recevoir, seuls les purs y restaient, militant pour la
société de leurs rêves; à chaque problème ils avaient une réponse
théorique. Mais à la Libération, il fallait être «pour», créer un
système de toutes pièces, faire l'apprentissage du socialisme,
trouver à l'échelon local et national des solutions justes pour
chaque petit et grand problème.
-
- - Épuré en Russie, décimé par la guerre, notre Parti avait très
peu de membres. Dans un pays pratiquant à 85%, il fallait bien les
recruter parmi les croyants, aussi nous avons 50 % de catholiques au
Parti communiste, seulement ils n'ont pas de responsabilités
importantes. Nous envions à l'Église sa masse de cadres. Pense,
quelle force a ce clergé ! Avec son état-major, sa hiérarchie,
ses théoriciens, ses orateurs, ses enseignants, ses troupes de choc
en réserve dans les couvents et monastères, tout ça discipliné,
dévoué, bien pourvu de capitaux étrangers, soutenu par une armée de
fidèles obéissant aveuglément ! Jusque dans le moindre petit
hameau, ils ont leur curé, bien éduqué, n'ayant que ça à faire,
quand nous ne pouvons leur opposer que de nouveaux membres, pas
assez cultivés ni formés politiquement.
-
- - Puis, c'est naturel, le pouvoir, les avantages ont attiré les
opportunistes, malgré les cartes retirées (300 000 en 51, 200
000 en 58) nous sommes encore 1 million dont 40 % d'ouvriers et 12 %
de paysans. La flambée d'antisémitisme de 1956 nous a forcé à
déplacer des juifs des postes-clés, mais ils sont encore en majorité
au Comité central, ce qui entraîne des réactions jusque dans les
rangs du Parti. Nous avons encore des Staliniens reprochant à
Gomulka ses concessions aux catholiques, l'erreur du catéchisme dans
les écoles. Ils affirment qu'un socialisme polonais est impossible,
que la seule voie est le communisme international guidé par l'Union
soviétique. Comme si, face à notre peuple, on ne manœuvrait qu'avec
des principes ! Lénine n'a-t-il pas dit : «Un pas en arrière,
puis deux en avant» ?
-
- - Dans la situation explosive de 56, nous avons lâché du lest,
abandonné des projets socialistes valables, entraînant un gaspillage
que nous payons maintenant où nous retournons à une planification
d'ensemble, demandant une augmentation des investissements
intérieurs, au détriment du standard de vie des années futures. Plus
on industrialise, plus il faut de matières premières et de machines
perfectionnées que nous achetons avec nos exportations de charbon
dont les prix sont en baisse.
-
- - Tu vois, c'est dur d'être communiste, de gouverner contre la
majorité qui ne veut pas voir d'où nous sommes partis. Ils râlent,
il faut tout prendre sur le dos, expliquer patiemment mille fois ce
que nous avons réalisé et pouvons encore faire. Enfin le bloc
socialiste est loin d'être aussi uni qu'on le croit, les
nationalismes et les méfiances subsistent vis-à-vis des Russes, des
Allemands de l'Est, des Tchèques. Ayant encore trop à faire dans nos
frontières, notre union économique est sûrement moins développée que
l'Europe des Six.
-
- ET VARSOVIE FUT DÉTRUITE
-
- L'ami m'accueillant à Varsovie est catégorique, son lit est pour
moi, lui se gonfle un matelas pneumatique. Quand j'ai réussi à
utiliser son pneu fuyant, mes côtes ont compris ce qu'il avait subi
pendant huit jours avec le sourire. Puis il s'est fâché pour 500
grammes de beurre que j'avais achetés comme contribution à notre
nourriture. Étais-je insatisfait ? J'étais l'invité, il devait
pourvoir à tout. Alors j'ai avalé stoïquement nos éternels oignons,
tomates, saucisson au pain de seigle; malgré la douzaine de
saucissons différents, ça manquait de variété, mais n'est-ce pas
d'abord le geste qui compte ? Ce geste du Polonais grand
seigneur vous offrant tout ce qu'il a, tant pis s'il mange du pain
sec à la fin du mois: «Mieux vaut avoir 100 amis, que 100 roubles en
poche.»
-
- N'avons-nous pas à réapprendre l'hospitalité ? Aux Indes,
l'invité est traité comme l'envoyé de Dieu, au Japon, tout ce qu'il
y a de plus beau dans la maison est pour vous, en Amérique j'avais 2
000 adresses de familles prêtes à recevoir deux nuits chacune un
jeune étranger, ça faisait dix années d'hébergement. L'hospitalité
musulmane est également tout un rite. Les Scandinaves aussi m'ont
ouvert toutes grandes leurs portes. Je sais, on n'a pas le temps, il
y a beaucoup d'étrangers en France, ils sont différents, mais au
lieu de vivre en les ignorant, de les voir seulement au café,
invitons-les de temps en temps, ces étudiants et ces jeunes nés
ailleurs si nous voulons qu'il n'y ait dans le monde qu'une seule et
même famille d'Hommes.
-
- Mon copain ne m'hébergeait pas seulement ; tous les soirs il
m'en racontait! :
- -Si tu avais connu l'insurrection de Varsovie en 44! Cette
atmosphère délirante dans notre liberté retrouvée, notre drapeau
hissé partout, nos vieux airs chantés, larmes aux yeux, jusqu'à
notre presse diffusant nos premiers communiqués de victoires.
L'issue était certaine, derrière l'armée allemande en déroute les
avant-gardes russes étaient aux portes de la ville, la radio
soviétique nous incitait au combat. Nos partisans n'avaient qu'à
encercler les soldats d'Hitler, les désarmer, réaliser ce rêve si
longtemps caressé de libérer nous-mêmes notre capitale.
-
- -Mais les Allemands s'accrochaient, gardaient le contrôle des
grands axes, ramenaient des renforts. Malgré leur héroïsme, nos
40 000 maquisards n'occupaient que certains quartiers, 4%
d'entre eux avaient un armement complet. Ils disposaient d'une
vingtaine de mitrailleuses, 2 000 fusils, plus des arsenaux qui
transformaient les bombes non-éclatées en grenades. J'étais un de
ces gosses qui rampaient près des tanks, balançaient, dessous des
cocktails « Molotov ». Mon père était à Auschwitz, ma mère morte,
qui pouvait m'empêcher de combattre? On courait sous les balles,
portant aux combattants messages, munitions, ravitaillement.
Beaucoup étaient tués, mais notre exemple entraînait les plus
indécis. Et tous les maquis étaient sur les barricades,
nationalistes de l'A.K., communistes de l'A.L., réactionnaires du
N.S.Z.
-
- -Après des jours, des nuits de combats incessants, la situation
tourne, les Russes reculent, nos munitions diminuent, les Allemands
concentrent des troupes fraîches, nous sommes attaqués. Leurs Stukas
décollent d'un terrain voisin et piquent impunément, Varsovie
bombardée sans interruption flambe comme une torche. Blindés, canons
lourds, lance-flammes nous harcèlent, attaques et contre-attaques se
succèdent jusqu'au corps à corps. Chaque immeuble change plusieurs
fois de mains. Les Allemands tiennent le grenier et le
rez-de-chaussée, nous la cave et les étages. Leurs tireurs d'élite,
sur les toits, abattent tout ce qui bouge. Reviendra-t-il, celui
qui, n'y tenant plus, va à l'eau deux maisons plus loin? Le
ravitaillement se fait de nuit, et, pour les quartiers isolés, par
les égouts. Porteurs chargés au maximum, combien y sont restés,
perdus, noyés, axphyxiés, devenus fous, ou abattus à l'arme blanche,
à la grenade !
-
- -Pour en finir avec nos nids de résistance, leurs blindés se
cuirassent de rideaux de femmes et d'enfants sanglotant de rage, il
faut tirer, sacrifier le sang polonais, repousser les tanks.
Ravitaillement et munitions rationnés, la vieille ville, monceau de
ruines pilonnées, est évacuée; 2 500 soldats avec blessés, armes et
prisonniers luttent huit heures pour franchir 2 000 mètres par les
égouts, dans le noir, les immondices, la puanteur, un cauchemar à
rendre fous les plus braves.
-
- «La ville n'est plus qu'un immense brasier; pour tenir la ligne de
défense, on s'accroche désespérément dans chaque sous-sol, pour
chaque mur écroulé, derrière toute ruine fumante. Plus de
nourriture, les dernières munitions distribuées, les Partisans à
bout tiennent toujours... Si par miracle, les Russes passaient la
Vistule... Le parachutage massif américain arrivant trop tard tombe
chez les Allemands.
-
- -Le million de non-combattants souffre le martyre, errant au
hasard des batailles, d'une barricade à l'autre, terré dans les
caves obscures, cerné au milieu des maisons en flammes s'écroulant
sous les bombes. Deux mois sans électricité, sans ravitaillement ni
eau. Les nombreux cas de typhus et dysenterie ne peuvent être
soignés dans les dispensaires archicombles parce que les docteurs
opèrent d'abord les soldats, à la chandelle, sans endormir, sans
pansements.
-
- - Après soixante-trois jours de lutte, les Russes n'intervenant
toujours pas, il fallut capituler, 300 000 Varsoviens étaient
morts. Les meilleurs combattants décimés, les survivants déportés.
Il ne restait plus rien de nos maisons, des vieilles rues, des
quais, des églises, des bibliothèques, des œuvres d'art, plus
rien...
-
- LE PARADIS SOVIÉTIQUE... HÉLAS !
-
- Revenus dans leur désert de ruines, les Varsoviens se sont
accrochés, dans les caves, les trous, à l'abri de pans de murs. Dans
l'enthousiasme, l'ingéniosité quotidienne, ils ont survécu malgré
tant de nuits sans feu, sous le plus que dur hiver polonais. Grâce à
leur courage, au travail acharné des gars du bâtiment, aux
innombrables bénévoles du dimanche, à l'aide même des gosses, dans
une folie collective de reconstruction, ils ont fabriqué un miracle
: Varsovie est ressuscitée.
-
- Les familles couchant dehors ont eu des toits, mais Varsovie ne
fait pas «belle capitale édifiée pour les siècles à venir». Les très
larges avenues sont bordées de hautes maisons de briques
non-crépies, de grands espaces déserts séparent des quartiers
changeant de style suivant leur architecte.
-
- Plus tard les monotones façades rouge-brique seront couvertes de
plaques décoratives, comme le sont certaines rues du centre, bordées
de solides bâtiments officiels où logent d'innombrables bureaux :
bureaux du Parti, bureaux de la planification, bureaux des
ministères, bureaux, bureaux, cette bureaucratie qu'aiment si peu
les Polonais.
-
- Si jusqu'en 56 l'anniversaire de l'insurrection n'était pas
célébré, si les maquisards de l'A.K. étaient enterrés anonymement,
si seules les façades criblées d'éclats rappelaient les combats, la
Pologne d'aujourd'hui honore tous ses morts. On retrouve, partout où
ils ont été abattus, des couronnes officielles, mais aussi tant
d'humbles et anonymes petits bouquets aux couleurs nationales,
blanche et rouge.
-
- Une visite au Musée de l'Armée à Varsovie explique le fameux
patriotisme polonais. Cécylia, une jeune journaliste très
nationaliste, me guide :
- - Voyez ces douzaines de tableaux de bataille, ils montrent notre
pays pris dans une tenaille, toujours en lutte contre des invasions
de l'Est et de l'Ouest. De 1760 à 1918, dans notre Patrie dépecée
par les Russes, les Allemands et les • Autrichiens, nous avons
survécu en luttant avec nos prêtres. Regardez ces peintures de nos
troupes se battant aux côtés de Napoléon en Russie. Des dates
manquent ici : 1920, l'attaque des cavaliers soviétiques vers
Varsovie repoussée grâce au miracle sur la Vistule; 1939, le pacte
Ribbentrop-Molotov et la nouvelle occupation allemande et russe.
Puis Katyn, ces 6 000 officiers polonais liquidés par nos «camarades
de l'Est».
-
- - Ces salles sont consacrées aux cinq années de terreur nazie où
survivre, chaque jour, était un miracle. Puis voici l'Insurrection
de Varsovie. L'Armée Rouge, nos alliés arrivés à 500 mètres, de
l'autre côté de la Vistule et qui n'ont fourni qu'une aide
symbolique : du ravitaillement, des armes, larguées... sans
parachute. Ils ont refusé aux Américains nous apportant du matériel
de refaire le plein d'essence sur leurs aérodromes. Pourtant des
mois durant leur radio nous avait incités à lutter contre l'ennemi
commun. Ainsi ils ont laissé les Allemands les débarrasser des
nationalistes de l'A.K. qui auraient pu être gênants plus tard. Les
survivants ont été déportés par des détachements du N.K.V.D., dès
qu'ils nous ont envahi en 1945; 300 000 Varsoviens ont payé de leur
vie cette sombre histoire politique, avec notre capitale réduite à
un monstrueux amas de briques pour les paysans des alentours.
-
- - Les trois Grands ont reformé la Pologne, les Russes nous ont
pris nos riches terres de l'Est contre des territoires allemands. On
sortait d'une occupation, on est retombé dans une autre. C'était
l'imposition de leur système sans adaptation au caractère polonais.
C'était l'implantation en fonction des intérêts soviétiques d'une
trop importante industrie lourde. C'était notre charbon embarqué
dont ils ne payaient que le transport. C'était la collectivisation
intensive des terres sans tenir compte de la volonté des paysans.
C'était l'armée polonaise en uniformes russes, commandée par des
généraux russes. C'était la mode russe, l'architecture russe genre
Palais de la Culture. C'était l'étude du russe obligatoire avec
Staline trônant partout. C'était le réalisme socialiste dans les
arts. C'était une invasion de films et livres russes. Tout ce qui
venait de l'Est était parfait ! Nous étions le petit frère
guidé par le grand frère qui nous condamnait au Paradis soviétique
et nous y conduisait à coups de trique.
-
- Les beaux yeux de Cécylia étaient mouillés de larmes. Qu'elle
n'aimait pas les Russes ! Elle se fâchait rouge quand elle
m'entendait parler cette langue. Nous avons repris la discussion
chez son oncle, vieux militant communiste.
- - Pourquoi mettre sur le dos des Soviétiques toutes les guerres
impérialistes des tsars ? C'est tout de même grâce à l'Armée
Rouge et aux énormes sacrifices des peuples soviétiques que nous
sommes indépendants. Combien de milliers de soldats russes reposent
en terre polonaise ? A la cadence à laquelle les Hitlériens
nous exterminaient, si nous avions attendu le second front et la
Libération américaine, combien resterait-il de Polonais ?
-
- - Soyons réalistes. Militairement, économiquement, nous sommes
liés à l'U.R.S.S. Devant l'Allemagne revancharde, seuls les Russes
peuvent garantir nos frontières sur l'Oder-Neisse. Les traités de 39
avec l'Angleterre et la France nous ont-ils protégés ? Entre
deux maux, choisissons le moindre; la tutelle soviétique n'a rien de
comparable à l'extermination des juifs du Ghetto et la liquidation
des Polonais prévue par Hitler. Quant à nos fameux territoires de
l'Est, ils étaient en majorité peuplés d'Ukrainiens, de Biélorusses
et de juifs. Nous avons reçu en échange les bonnes terres de
Poméranie et Prusse orientale, plus la Silésie industrielle qui nous
rapporte 100 % de notre plomb, 60 % du zinc, 33 % de l'électricité,
du charbon etc. Notre Pologne actuelle avec 450 kilomètres de côtes
au lieu de 45 est plus compacte, sans problème de minorités.
-
- Les maquis nationalistes dirigés par le très antisoviétique
gouvernement polonais de Londres ont déclenché l'Insurrection sans
consultations préalables avec le Q.G. russe. Ils voulaient libérer
seuls la capitale, y installer leur administration pour avoir des
atouts contre les futures exigences de notre gouvernement
pro-soviétique de Lublin. Cette révolte a été déclenchée trop tôt,
l'Armée Rouge est arrivée essoufflée par une trop rapide avance,
loin de ses bases de ravitaillement et ne pouvant traverser la
Vistule puissamment fortifiée et défendue par des troupes allemandes
fraîches. Finalement, quelle a été l'utilité du suicide de
Varsovie ?
-
- - De nombreuses erreurs ont été commises de 48 à 56, mais dans
l'ensemble nous y avons remédié. Depuis notre printemps d' «Octobre»
nous avons conclu des traités économiques avec l'Ouest, nos échanges
avec la France ont triplé. Économiquement nous dépendons étroitement
des Russes, mais nous ne planifions plus la forme, la couleur, le
nombre de chaque genre de chaussures à produire. Nous avons encore 7
000 entreprises privées employant moins de 50 ouvriers. Notre armée
a été polonisée, la police secrète dissoute, tous les étudiants,
même d'origine bourgeoise, admis à l'Université ou il y a moins
d'enseignement marxiste et où la philosophie occidentale est
réapparue. Fini le réalisme socialiste copié sur celui des
Soviétiques,, vous voyez des expositions d'art abstrait, la majorité
de nos films sont occidentaux, nous traduisons des livres de
l'Ouest, même les pessimistes comme Camus, Sartre, Sagan.
-
- - Nous ne sommes pas toujours d'accord avec la politique étrangère
soviétique. Je me serais trouvé devant un affreux cas de conscience
si Budapest s'était répété à Varsovie porter les armes contre
l'Armée Rouge ! ! ! Nous voulons moins d'ingérences
dans nos affaires intérieures, car chaque pays socialiste est
différent avec son histoire, sa culture, son degré de développement,
la force de son Parti, la personnalité de ses chefs, la proximité de
l'U.R.S.S. et nous espérons trouver avec Gomulka notre voie vers un
socialisme polonais...
-
- Que non, cette bureaucratie polonaise n'est pas un vain mot !
Toute une journée que j'ai passée en queues, démarches,
formalités... Si j'avais été Polonais je ne l'aurais pas eu si vite,
mon billet pour Paris. Fini l'auto-stop, tout est en règle, le train
roule ! Pas du tout, me disent les miliciens à la
frontière :
- - Visa expiré depuis quarante-huit heures, descendez du wagon.
Débarqué en pleine cambrousse, expédié à 80 kilomètres régulariser
ma situation, je n'aime plus les Polonais, j'en boufferais ! Au
patelin, la milice est à 4 kilomètres. J'y fonce dare-dare.
- - Visa ?
- - Oui, c'est 100 zlotys.
- - Je ne les ai pas.
- - Ce n'est pas notre affaire, retournez au consulat de France à
Varsovie.
- Je déniche 5 dollars qu'ils me renvoient changer à la banque. J'en
suis à :12 kilomètres au pas de gymnastique quand je ramène mes
zlotys. Voilà qu'ils les veulent en timbres. Malgré mes gueulantes,
il me faut retourner acheter leurs sacrés timbres. J'en suis à 20
bornes, je retrouve mon Polonais pour dire au milicien que je vais
manquer l'unique train quotidien pour Berlin. Pas ému pour si peu,
il griffonne placidement ses tas de papelards, questionnaires,
formulaires en triple exemplaire, tampons, signatures. Je bous.
-
- Il me tend mon passeport vingt minutes avant le train, je pique
mon plus beau sprint, arrive hors d'haleine à la gare, vois mon
tacot démarrer. D'un suprême effort, j'agrippe le dernier wagon. La
corrida continue, le contrôleur ne saisit pas mon charabia, mais se
fait bien comprendre «Pas d'argent, pas de billet, descendez !»
Est-ce que je vais me taper 80 bornes à pied pour arriver à la
frontière mon visa encore expiré ? Qu'est-ce que je fous dans
cette galère ? J'ai passé je ne sais combien de frontières, et
jamais vu une histoire pareille. Ma cote d'amour pour la Pologne est
à zéro.
-
- Mais voilà qu'entre en scène une robe rouge bien seyante, avec de
doux yeux bleus, un teint de pêche mûrissante. Étudiante, elle
comprend un peu l'anglais. Sur un débit de mitrailleuse, je lui
jette à la tête tout ce que j'ai sur le coeur. Surprise, elle
attaque le contrôleur :
- - Comment ! Agir ainsi avec un Français sans argent, mais
c'est une honte indigne de l'hospitalité polonaise !
- Nez retroussé, bouclettes en bataille, elle cambre sa petite
taille. Eh, oui ! les Polonaises sont plus débrouillardes que
les hommes. Tout le wagon prend parti, ils sont trente, assaillant
le pauvre contrôleur qui se gratte la tête.
- - Mais si le super-contrôleur passe ?
- - On le paiera ! clament mes passionnés supporters. Merci à
toi, petite Polonaise inconnue, ainsi j'ai passé la frontière
réconcilié avec la Pologne; je l'aurais été de toute façon, mais
c'était mieux comme ça !
-
- OÙ TOUS LES AUJOURD'HUI NE CHANTENT PAS
-
- J'aurais tant aimé pouvoir dire: «La vie n'est là-bas qu'une suite
d'aujourd'hui qui chantent.» Mais je dois montrer la situation telle
que je l'ai vue, non pas comme j'aurais voulu la trouver. Ce n'est
ni le paradis, ni l'enfer : comme partout les gens vivent,
travaillent, se disputent, s'aiment, élèvent leur famille. Ils sont
pour ou contre le régime mais leurs opinions, contradictoires en
apparence, se complètent. Les arguments communistes sans les anti ou
vice-versa ne présenteraient pas la véritable situation.
-
- Sentimentaux, ambitieux, Polonais avant tout, le système ne leur a
pas apporté ce qu'ils rêvaient. S'étant toujours défendus contre
quelque chose, ils continuent, mais que proposer d'autre ?
Coincés entre l'Allemagne et l'U.R.S.S., culturellement tournés vers
l'Ouest mais économiquement, militairement, dépendant de l'Est, il
n'y a pas d'autre solution et, tout en faisant mine de ne pas y
croire, un peu malgré eux, ils réalisent de grandes choses.
-
- Notes
- (1) II s'agit de francs légers
- (2) Les Polonais appellent sanatorium, tout
établissement de cure.
- (3) 5 000 zlotys à 20 francs.
- (4) Dovidzénja : Au revoir.
- (5) Z.M.P. Jeunesse Populaire Polonaise.
-
fin de la partie "Pologne"