Opération Amitié (USA)
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LA RUÉE VERS L'OR
1956 PARADIS EN CONSERVE
Si j'étais excité quand l'hôtesse de l'air a annoncé les îles Hawaïennes ! J'allais enfin le voir ce dernier paradis terrestre où travailler ne veut rien dire ! Hawaï, Honolulu, un ciel éternellement bleu, des poissons et des fruits à qui veut les prendre, l'air embaumé d'effluves capiteuses, les journées et les nuits de lune passées sur le sable tiède des plages, à regarder la cime des grands cocotiers, ou à gratter de l'ukulélé pour faire danser les filles caressantes, onduleuses et souples comme des lianes, parées de guirlandes de fleurs. Et qu'importe si le porte-monnaie est vide : l'hospitalité de ces enfants des dieux n'est-elle pas proverbiale ? Qu'importe si l'aérodrome ressemble aux autres J'ai bondi hors de l'avion sac au dos, appareil de photo en batterie
Le premier indigène que j'ai rencontré, c'est l'officier américain du service d'immigration. Plein d'enthousiasme, je lui ai dit que j'allais aux Etats-Unis pour connaître son pays, y exposer nos problèmes, essayer de développer un meilleur esprit de compréhension entre la France et l'Amérique, en un mot, travailler pour la Paix !
Il m'a regardé un moment et il a répondu : "Ah, ah ! Très bien. Dans ce cas on aura l'oeil sur vous. Votre visa est valable pour un an ; je vous donne trois mois. Après ça, ferez une nouvelle demande. On avisera "
Un peu refroidi par cet accueil, j'ai pensé qu'au lieu d'aller me coucher (il était 10 heures du soir) je n'avais qu'à me rabattre sur les beautés de la nature, me lancer à la recherche de la plage. J'ai eu beau chercher : des quais, des hangars, des usines, des banques, des magasins, des grands hôtels, des bars mais pas de plage#.82 Vers deux heures du matin ; crevé, dégoûté, les épaules sciées par les courroies du sac, un peu dans la position de Tartarin de Tarascon, je suis allé dormir dans un hôtel plein de marins.
J'en ai rêvé de cette plage, et le lendemain matin, sac au dos, regonflé, je suis parti pour le tour de l'île, en me disant : "Si Honolulu est américanisé, le reste de l'île n'a pas dû changer "Hélas, au lieu de flâner par les sentiers d'Éden, je me suis retrouvé sur des autostrades goudronnées, seul à pied, sous le soleil, dans l'odeur d'huile et d'essence, dépassé sans arrêt par des centaines de grosses bagnoles américaines.
A perte de vue : des champs plantés d'ananas et de cannes à sucre. Alors, pas de jungle ? . . Quatre heures de stop, et j'ai fait le tour de l'île : cannes à sucre, ananas et maisonnettes préfabriquées, jurant dans le décor. Quant à mes belles Hawaïennes, j'en avais vu quelques-unes cheveux courts, blue-jeans, et chemises bariolées, au volant de somptueuses voitures.
Je suis rentré à Honolulu la tête basse, au milieu d'une nuée de camions, de voitures et de bus bondés de touristes, sous une pluie battante, crevée d'éclairs. Dans un snack-bar, la serveuse m'a poussé un plat sous le nez comme on jette un os à un chien. Moi qui sortais de la politesse japonaise !
J'avais l'adresse d'un vieux Docteur, quaker américain, Il s'est intéressé à mon histoire, il a voulu que je donne des causeries sur les Indes et le Japon dans les différents mouvements de jeunesse d'Honolulu. Ils m'ont fait connaître des professeurs, des pasteurs, des prêtres, des journalistes et jusqu'à des personnalités politiques#83. A force de bavarder, ils m'ont donné une idée de l'histoire des îles Hawaïennes.
Comment les blancs ont introduit la civilisation l'alcool, les armes à feu, les maladies vénériennes et autres bienfaits. Puis sont venus les missionnaires protestants. Avant leur arrivée, les Hawaïens avaient une religion bon enfant et, chacun sa terre. Au bout de trois générations, ils possédaient une solide religion chrétienne, mais la terre était passée entre les mains des petits-fils de missionnaires. Ces nouveaux enfants de Dieu introduisirent la culture intensive de la canne à sucre et de l'ananas. En récompense, ils en tirèrent des fortunes fabuleuses. Et comme ils avaient besoin de main-d'oeuvre, ils importèrent des milliers de coolies chinois, japonais, philippins. Ce sont les descendants de ces coolies, mariés entre eux, qui forment la majorité de la population actuelle de l'île. Ils fréquentent les universités, s'habillent à l'européenne, ont des jobs et des voitures de 6 mètres, des maisons confortables. La civilisation hawaïenne, on la trouve dans les musées et chez les danseuses professionnelles qui se produisent dans les palaces. J'ai quand même eu la chance, le 1er mai, de voir danser la "Hula" par quelques filles hawaïennes ou métisses : elles y mettaient tant de passion, c'était si prenant, qu'une fois de plus j'ai regretté de n'être pas venu cent ans plus tôt.
La population bénéficie d'un standard de vie relativement élevé, du confort, d'un climat idéal. Mais, en dépit de ces avantages, certains me confiaient qu'ils se sentaient un peu à l'étroit dans leurs petites îles. Alors, pour se donner l'illusion d'aller quelque part, le dimanche, ils faisaient trois ou quatre fois le tour de l'île dans leurs puissantes voitures qui peuvent faire du 160 mais que la loi oblige à rouler au maximum à 70.
Un pasteur hawaïen et sa congrégation m'ont invité à Hilo, dans la plus grande des îles. J'y suis allé en avion (là-bas, ils prennent l'avion comme on prend le bus)#84.
J'ai accompagné mon pasteur dans sa tournée : benediction de lopins de terre, de plantations de café, de postes de télévision, baptêmes, anniversaires, etc. On priait beaucoup et pour toutes sortes d'occasions : mes pauvres genoux en savent quelque chose ! Le dimanche, il me dit : "Vous avez sûrement des choses intéressantes à raconter, ne voudriez-vous pas faire le sermon ?" Moi, prêcher ! Il a tant insisté que je me suis retrouvé en chaire, prêchant la paix à 3 ou 400 fidèles hawaïens. A la fin du service, un pasteur japonais me tombe sur le paletot : "Venez, venez vite prêcher aussi chez nous." Le plus beau, c'est que celui-là tenait absolument à m'affubler d'une soutane ! Je m'en suis tiré de justesse.
Quand j'ai quitté les îles, mes amis hawaïens sont venus m'embrasser sur les lèvres : comme je ne devais pas avoir l'air très riche, ils m'ont glissé de force dans la main quelques dollars. Ça commençait bien !
LES BRETONS DE SAN FRANCISCO
J'ai marché pendant des heures sur des trottoirs déserts : dans San Francisco tout le monde roulait en voiture, à part dans le centre, où je croisais des gens bien habillés, mais assez tristes, qui me rappelaient. . les passants des villes scandinaves. J'étais surpris du nombre de femmes âgées qui cherchaient à faire "jeune". Entre nous, elles ne trompaient personne avec leur maquillage criard colmatant les rides, leurs cheveux teints, leurs ridicules petits bibis de printemps piqués de plumes ou de fleurs, leurs toilettes claires sanglées comme des corsets. Ça me faisait penser à des grand-mères déguisées pour le mardi gras. Celles d'âge moyen, imposantes sur leurs talons hauts, la démarche assurée, avaient un air d'adjudant qui vous coupait toute envie de batifolage. Les jeunes filles, assez agréables à regarder, arboraient des visages de cire, indifférents et satisfaits. Pour compléter la série : les petites J2, bruyantes, casse-pieds, des garçons manqués.
Autres surprises : les machines où vous glissez une pièce dans la fente et qui vendent du café, un repas, le journal, des cigarettes, des timbres, du coca-cola Et fini l'épicier du coin avec qui on fait la causette : là-bas- les -ménagères font leurs courses une fois par semaine, au Super-Market (le super-marché). Vous circulez entre des montagnes de nourriture, mais tout est pesé, coupé, emballé, étiqueté d'avance. C'est l'empire de la conserve. Plus de gens qui marchandent, qui tâtent ou qui sentent la camelote. Vous empilez vos achats dans une poussette, vous la videz sur un tapis roulant, au passage, sur sa machine à calculer une fille fait l'addition et vous la tend avec un sourire synthétique. On vous porte même les paquets dans votre voiture. C'est économique, c'est net ; et pas de perte de temps. Seulement, à ce train-là, on finira bien par s'apercevoir un jour que vivre c'est aussi du temps perdu.
J'étais tout heureux de rencontrer des émigrés français : il y en a une trentaine de mille en Californie. Deux inépuisables sujets de conversation avec eux : la France, dont ils rêvaient tout haut, et l'Amérique, qu'ils critiquaient à n'en plus finir. Beaucoup étaient des gars qui pour une raison ou une autre n'avaient pas réussi en France. Ceux qu'attiraient la vie facile et le confort avaient à peu près trouvé ce qu'ils cherchaient. Mais les autres, ceux qui espéraient autre chose en plus, ils se sentaient malheureux. A tous, il fallait des années avant de s'adapter. Certains n'essayaient même pas sérieusement d'apprendre l'américain. Ils continuaient à vivre, à travailler et à se distraire ensemble.
Quelques-uns abandonnaient et retournaient au pays, mais la plupart n'avaient pas le courage de laisser leur confort : ils se contentaient de se plaindre et d'économiser pour aller passer deux mois de vacances en France, dans leurs Landes ou leur Bretagne natale, mais leurs enfants, parlant plus ou moins le français, avaient vraiment le coeur et les pieds en Amérique#. 85
De San Francisco, je me suis lancé dans la randonnée du Pacifique à l'Atlantique, petite balade de 5 000 kilomètres en auto-stop. Je m'étais dit qu'avec la proverbiale générosité américaine et le trafic qu'il devait y avoir sur les routes, le stop marcherait comme sur des roulettes. Parlons-en ! j'ai eu un joli spectacle : une horde de monstres déchaînés, trois à quatre de front dans les deux sens, lancés à plus de 100 à l'heure dans un sifflement de pneus. ., j'avais beau faire le signe international, agiter les bras. ., les bolides passaient en trombe Il a fallu que je me fasse. une énorme pancarte : "Étudiant français" et que j'aille me mettre dans un virage pour en arrêter un. De stop en stop, je suis arrivé en vue de Los Angeles : une ville champignon, immense et laide sous son éternel parapluie de fumée.
Dans un petit bled de la banlieue, j'ai trouvé du boulot comme peintre en bâtiment. Légalement, je n'avais pas le droit de travailler : le patron en a profité pour m'embaucher au-dessous du tarif. Au milieu des plombiers, des électriciens et des menuisiers, je me sentais en famille. Mais je trouvais qu'ils étaient un peu trop souvent à parler argent : comment l'investir au meilleur intérêt, où ils pouvaient faire des heures supplémentaires, combien pouvait gagner le voisin. ., une véritable obsession.
J'ai repris le trimard#86. Arrivé sur la route entre 7 et 8 heures, je faisais mes 2 à 300 bornes par jour : une bricole à côté de ce qui restait à parcourir. Pendant des milles et des milles de désert, on longeait l'ancienne piste de Santa-Fé, celle qu'avaient suivie les interminables caravanes de chariots bâchés, les familles de pionniers qui s'enfonçaient vers le Far-West et les mines du temps de la ruée vers l'or : une incroyable aventure, qui durait des mois, sur des pistes peu sûres et mal tracées.
Le soir, je couchais en général dans les familles dont j'avais la liste, ou bien chez le gars qui m'avait ramassé, ou encore à la belle étoile. En arrivant, d'un coup de téléphone, je m'annonçais à la famille. Souvent, ils venaient me chercher en voiture. Pour quarante-huit heures, j'étais installé. Après la prise de contact et les présentations d'usage, je passais à la douche et on se mettait à table. C'est là, dans l'intimité, devant un demi ou une tasse de nescafé que j'ai eu les discussions les plus fructueuses.
En débarquant à San Francisco, je ne peux pas dire que je portais les Américains dans mon coeur. A Nantes, dans l'usine et autour de moi, personne n'aimait les "Amerlocks". Pourquoi aurais-je fait exception ? Et même en dehors des idées toutes faites, il y avait tant de choses concrètes à leur reprocher, des bombardements à leur politique, de la ségrégation à l'adoration du dollar. Enfin, pour nous, ouvriers, l'Amérique c'était le bastion du capitalisme. A part ça, des U.S.A., je ne connaissais pas grand-chose en dehors des souvenirs bien vagues de l'école. Là-dessus, il y avait tous les romans d'aventures de mes douze ans : Indiens (pan ! pan !), cow-boys (pan ! pan !), chevauchées fantastiques, shériffs et bandits masqués (pan ! pan !) ; G. Men et gangsters de Chicago (pan ! pan !).
Si vous ajoutez à ça que dans tous les pays où j'étais passé, parmi tous les gens que j'avais rencontrés, c'était une sorte de communion dans l'antipathie pour l'Amérique et les naïfs Américains, vous aurez une idée de mon état d'esprit à l'époque. Combien j'en ai passé d'heures, de jours, de semaines, à leur dire ce qu'avait été la guerre pour nous et pourquoi on ne voulait plus remettre ça, à essayer de leur prouver l'absurdité de leur genre de vie, les erreurs de leur politique étrangère, l'injustice de leur système capitaliste. Avec quelle patience ils écoutaient mes critiques, avec quelle bonne volonté ils cherchaient à me faire voir l'autre côté de la médaille. Oh, ils n'avaient pas la tâche facile ! Mes sentiments anti-américains étaient si bien ancrés, qu'au début, je l'avoue, j'étais plus occupé à trouver des faits pour illustrer et prouver mes critiques qu'à juger objectivement.
Drôle de façon de récompenser leur hospitalité ! Mais la plupart comprenaient mes raisons : je leur apportais un point de vue qu'ils ne trouvaient pas dans leurs journaux, et d'un certain côté, ça les secouait, ça les obligeait à repenser le problème. Et à moi non plus ça ne me faisait pas de mal ! Sans ces discussions, jamais mes sentiments n'auraient changé. Petit à petit, j'ai senti fondre mes préjugés, tout doucement, comme la neige sous le pâle soleil norvégien. Jusqu'au jour où je me suis surpris à défendre les "Amerlocks" devant des Français qui déballaient leurs rancoeurs. Un comble#87 !
En politique, leur son de cloche, il n'était pas compliqué : "Parlons franchement et regardons les choses en face. Pour nous, le communisme c'est la conquête du monde par les impérialistes russes, c'est le renversement des gouvernements par la violence, l'établissement d'une dictature de fer contraire à la volonté de la majorité. C'est la suppression des libertés, le bourrage de crâne intensif, le fanatisme, l'individu sacrifié à la Cause. Nous pensons que nous avons quelque chose à défendre, notre mode de vie basé sur la libre entreprise, la libre concurrence et la démocratie. Et puisque les communistes ne comprennent qu'un seul langage, la force nous devons continuellement chercher à être plus forts qu'eux. Jamais au cours de notre histoire nous ne nous sommes lancés dans des guerres d'agression. Jamais nous ne tirerons les premiers. Pensez-vous que ça nous plaît d'entretenir des centaines de bases aériennes dans le monde entier, d'avoir 4 millions de nos boys dispersés aux quatre coins du globe de dépenser des millions de dollars pour vous protéger ? Si nous n'étions pas là, les Russes seraient déjà à Gibraltar, maîtres de toute l'Europe. Ce n'est pas notre faute si vous n'êtes plus assez grands pour vous défendre vous-mêmes, si vous vous êtes entre-déchirés dans des guerres stupides qui vous ont saignés à blanc. Deux fois déjà. il a fallu qu'on vienne vous sortir du pétrin où vous vous étiez fourrés. A la fin de la dernière guerre, la direction des affaires du monde nous est tombée sur le dos. Nous n'étions pas préparés à cela, nous, n'avions pas vos siècles de diplomatie derrière nous : Croyez-moi, ce n'est pas de gaieté de coeur que nous l'assumons, et nous sommes payés pour nous rendre compte de la complexité du problème. Mais nous n'avons pas le choix, puisque nous sommes les seuls capables de contenir les Russes dans leurs frontières. Mais si nous voulons bien vous protéger, nous ne voulons pas nous battre à votre place ; c'est pourquoi nous avons réarmé les Allemands et les Japonais, qui sont d'excellents soldats. Ce qui ne veut pas dire que nous ignorons vos sentiments à leur égard et que nous ne gardons aucun contrôle sur eux. "
Voilà la chanson. Soutenue par une propagande de tous les instants, cette attitude est partagée par la majorité des Américains. Ils sont prêts, ouvriers et patrons, capitalistes et syndicalistes, à partir en guerre et à mourir s'il le faut pour leur système politique et économique, même si cela devait. entraîner l'anéantissement de la race humaine. Il est vrai aussi qu'ils ont une idée assez vague de ce qu'est la guerre. Oui, ils l'ont faite, mais que s'est-il passé ? D'abord, ça leur a permis de remettre sur pied leur économie, plutôt bancale depuis la dépression de 1929. Ils en sont sortis plus riches et prospères qu'avant. Ensuite, les opérations se sont déroulées à l'étranger, loin de leur population civile qui n'a pratiquement pas souffert de la guerre. Les civils ont continué leur train-train. Bien sûr, il y avait les communiqués, les journaux, les livres, les films et les conversations, mais c'était si loin Deux ou trois jours après ils pensaient à autre chose, ils avaient leurs propres soucis. Tandis que chez nous, les bombardements, l'occupation, l'exode, les camps de concentration, la faim, même ; si la plupart. essayent de les oublier, ils sont toujours présents, ne serait-ce que dans la mesure où ça nous a changés.
Ce n'est pas la proportion des combattants américains qui a pu marquer l'opinion. Bien nourris, bien vêtus, bien payés promenés d'un bout à l'autre du monde, ils se sont vu offrir une vie d'aventures que beaucoup ont appréciée. Combien j'en ai entendu de ces anciens G. I., me parler avec nostalgie de leurs souvenirs de guerre : les imprévus, les aventures, les gueuletons, les femmes. ., d'autant plus attrayants en comparaison de la vie quotidienne d'avant et d'après. Quant aux morts, comme partout, on a tendance à les oublier. Chaque année, les accidents d'automobile coûtent autant de vies à l'Amérique que la guerre de Corée : 36 000 morts.
En conclusion, dire que les Américains veulent la guerre serait absolument faux : seulement, emportés par leur peur du communisme, ils en parlent souvent à la légère.
Pour le reste, leur opinion des Français ? Si vous aviez vu la figure de ces braves Américains s'illuminer en apprenant ma nationalité, "Hou là là ! Français ! " Et de vous jeter un petit regard polisson et complice. Car nous sommes des Don Juan professionnels, et ne vivant que pour trois choses : l'amour, les gueuletons et la discussion. Quant aux Françaises, les idées, outre-Atlantique, sont bien arrêtées : elles sont faciles, coquettes, féminines jusqu'au bout des ongles, expertes en l'art d'aimer
Ils n'échappent pas plus que nous à la propagande de la presse et de la radio. Ah, ces trop fameux ministères français, s'ils m'en ont fourni des sujets de conversation ! C'est la question n° 1, cette instabilité "permanente". Je l'ai en tendue au moins vingt fois par jour La deuxième question est plus épineuse. Autrefois, c'était l'Indochine. Maintenant, c'est l'Afrique du Nord. La troisième, le coup de grâce, c'est les communistes : pourquoi diable tolérons-nous 5 millions de ces bandits chez nous ? Pourquoi ne nous en débarrassons-nous pas comme eux ?
Après ça, on revient à l'accessoire : nos sentiments anti-allemands ; notre retard économique ; pourquoi on s'est débarrassé de Mendès-France dont l'énergique détermination leur avait beaucoup plu. Enfin, on arrivera aux questions gastriques : Combien les Français boivent-ils de litres de vin par jour ? Est-ce vrai qu'ils en avalent trois ou quatre ? Est-ce vrai que les gosses vont à l'école avec une bouteille de pinard ou d'eau-de-vie dans le cartable# 88?
Et les hommes, qui vous demandent si les Françaises prennent autant d'amants qu'on l'écrit dans les romans et quelles sont les réactions de leurs maris. Sur quoi les femmes enchaînent ; "Est-ce que c'est vrai que tous les maris ont des maîtresses et comment les femmes prennent-elles cela ?" on revient à l'estomac, à cette cuisine française, si renommée, oui mais combien d'heures la Française gaspille-t-elle dans sa cuisine ? Et les femmes américaines, qu'en pensez-vous ? Là si vous êtes entre hommes, c'est le sujet de conversation idéal. Les mâles américains, surtout ceux qui sont allés à l'étranger, se plaignent amèrement des femmes dont ils sont affligés : ils les trouvent autoritaires, masculines, etc., etc.
Les Américains qui ont connu la France, en touristes, depuis la guerre, se plaignent surtout de l'inconfort des hôtels, de la cherté du moindre service, des prix exorbitants qu'on leur demande partout. On oublie chez nous qu'en général ce sont des Américains "moyens", qui ont dû travailler dur pendant des années pour s'offrir ce voyage. Étonnez-vous qu'au retour ils conseillent à leurs compatriotes d'aller plutôt en Autriche ou en Espagne.
Malgré tout, ils nous aiment bien, et si j'ai eu assez de mal pour leur faire comprendre que la population de Paris ne passait pas son temps à courir les boîtes de nuit, ceux qui avaient fait la guerre en France ne rataient pas une occasion d'évoquer les gestes touchants et l'accueil des Français. Ils ne l'ont pas oublié, et certains continuent à correspondre avec des familles de chez nous.
NAVAJOS ET VISAGES PALES
Plaisirs du stop ! Je suis passé du Nevada à l'Arizona comme une fusée. Après cinq heures d'attente désespérée près d'un maigre buisson épineux, sur une interminable ligne droite, une voiture s'arrête. Ils m'embarquent au vol, avec sac et bannière. Juste le temps de claquer la portière et on repart en trombe Mais qu'est-ce qui se passe ? Par-dessus les épaules du couple assis à l'avant, je lorgne le compteur : 100 - 120 - 140 - 160 ! Comme s'il n'était pas satisfait, voilà mon gars, dix-neuf ans, peut-être, qui se met à cajoler la dame plutôt mûre qui l'accompagne l'affaire se corse, la fille glousse. Cigarette au bec, trois doigts sur le volant, il appuie sur le champignon. On saute le 160 ! C'est une voiture décapotable ; les larmes aux yeux je surveille la route quand un fou numéro 2 nous dépasse, dans un délire de klaxon. Mon numéro 1 ricane doucement, pousse jusqu'au plancher et le prend en chasse ; 175 ! on double, on croise des choses qui ressemblent à des poids lourds en haut des côtes, à chaque virage, je me dis : "Ça y est, on s'envole !" Ce gars, avec une voiture dans les mains, c'est un vrai danger public, il n'a pas l'air très normal La fille aussi a peur, elle se met à l'insulter grossièrement ça le fait rire !
Il m'a laissé à Flagstaf, devant la porte de mon hôte, le Dr Hunter. J'ai sonné, encore à moitié abruti. Mon hôte est venu ouvrir. ., les yeux rouges, l'air aussi hébété que moi, comme s'il sortait d'un autre monde. On a bavardé cinq minutes, puis il s'est excusé : "La télévision est en train de passer le match Brooklyn-Giants, alors, vous comprenez " Pendant ce temps, il m'a introduit dans le sanctuaire. Comme je suis têtu, j'ai essayé de ranimer la conversation, de lui parler un peu des Peaux-Rouges qui se trouvent encore dans la région Peine perdue. Mr. Hunter était un mordu de base-ball, il ne m'accordait qu'un oeil et une oreille, le reste allait au petit écran. Je n'avais jamais compris grand-chose au base-ball et j'ai posé des questions. Un peu plus loquace, les yeux toujours rivés sur le poste, il m'a expliqué, commenté la partie.
J'avais espéré qu'au repas, il m'accorderait un peu d'attention. Naïve candeur ! Pour ne pas manquer une bouchée du programme, on a mangé devant l'appareil : il parlait à notre place. Du coup, j'ai tourné le dos à l'écran. Les fourchettes piquaient les assiettes, cherchant la nourriture, remontaient en hésitant vers la bouche, et quand ça devenait palpitant, ils restaient tous là, narine frémissante, oeil dilaté, bouche béante et fourchette en l'air ! C'était un film de cow-boys, complètement idiot. Je ne voulais rien voir, mais j'ai subi quand même tous les bruits de fond : les galopades, les portes qui grincent, les coups de pétard, les cris de rage, les bagarres, la musique qui enchaînait sur les dialogues. .
Ça a continué après le repas. Les enfants agglutinés à l'écran, en oubliaient d'aller jouer. La maîtresse de maison a expédié sa vaisselle à toute allure pour ne pas rater la pièce au programme. Mais le fils voulait voir le film que donnait une autre chaîne, la fille préférait les danses. Finalement, le père a imposé les combats de boxe. Sur ce, Mme Hunter nous a souhaité le bonsoir : elle avait un autre poste dans sa chambre. Tandis que sur l'écran deux pauvres gars se cognaient sur la hure, le téléphone a sonné, mais personne ne s'est levé pour répondre. Puis la sonnette de l'entrée a retenti plusieurs fois. Finalement, la fille est allée voir, excédée : c'était un voisin. Après deux minutes de conversation, on l'a oublié sur sa chaise.
Le lendemain matin, j'en avais gros sur le coeur. J'ai dit à la maîtresse de maison ce que j'en pensais de sa télévision. "Comment ? qu'elle m'a répondu, mais c'est merveilleux ! Avant, chacun de nous allait se distraire à l'extérieur. Maintenant, nous sommes tous là, réunis au foyer : ça resserre les liens de la famille ! La pluie, la neige ? Aucune importance, vous avez toutes les distractions, le monde entier à portée de la main#89."
Moi je veux bien, je n'ai rien contre la télé, mais à quoi ça sert, je vous le demande, de se décarcasser du matin au soir pour gagner du temps, si c'est pour le gaspiller devant un programme idiot financé par des agences 'publicitaires et conçu pour des cerveaux de douze ou treize ans ? C'est ça que vous appelez un stimulant intellectuel ? La sauvegarde de la famille quand chacun est isolé face à l'écran ? Au lieu d'agir, de parler, de danser, de chanter, de rire, vous regardez des professionnels le faire à votre place. Ça développe la passivité. C'est anti-social. Et un beau jour, chacun s'enfermera dans sa chambre, tout seul, avec son poste de télévision.
En arrivant au Nouveau-Mexique, je suis allé rejoindre un groupe de Jeunes Américains qui aidaient des indiens Navajos#90 à bâtir une maison coopérative. En grimpant dans leur réserve, j'étais à moitié rassuré. On m'avait bien dit au Trading Post qu'il n'y aurait aucun risque, mais les Peaux Rouges alors j'avançais l'oeil méfiant, comme un Sioux sur le sentier de la guerre.
Je suivais un chemin poussiéreux, au milieu d'un vrai désert de collines pelées, quand j'ai entendu un moteur qui toussait derrière moi : La civilisation m'est apparue sous la forme d'une camionnette poussive. Geste du stoppeur, et je me suis retrouvé en vrac, à l'arrière, au milieu des squaws et des petits il de Faucon ! Les braves guerriers, eux, étaient sur le siège avant, dignes comme des papes. On se détaillait mutuellement, le regard curieux. Les femmes, plutôt fortes, étaient en robes longues de couleurs vives, jaune ou rouge. Mocassins aux pieds, elles portaient les cheveux longs et des bijoux (bracelets, colliers, ceinture, pendants d'oreilles) d'argent et de turquoise. A part la peau cuivrée, et la fixité étrange, un peu lointaine du regard, leurs visages carrés, aux pommettes saillantes, rappelaient ceux des Coréens. Le regard des hommes était aussi impénétrable. En blue-jeans et chemise bariolée, ils arboraient d'immenses chapeaux de feutre.
Ils n'avaient pas l'air riches mes Indiens, mais l'allure était royale. De temps en temps, ils me montraient du doigt des "hogans", leurs huttes de rondins et de boue, à peine visibles dans ce paysage désolé.
Les étudiants avec qui j'ai travaillé, m'ont dit que la première année, les Navajos se méfiaient d'eux. Pensez donc ! Des Visages Pâles qui offraient leur aide bénévole, c'était plus que suspect ! On les avait tant de fois trompés ! Mais à présent, ils commençaient à croire que peut-être les Visages Pâles n'étaient pas tous des sauvages, qu'il y en avait même quelques-uns de civilisés.
Le principal sujet de conversation, évidemment, c'était les Indiens. La vie est loin d'être rose pour eux, jadis maîtres incontestés de cet immense continent. Après les avoir férocement exterminés, les Américains ont essayé par tous les moyens d'assimiler les survivants. Finalement, ils les ont refoulés dans ces réserves, où ils ne sont plus qu'une poignée. Bien sûr, on leur avait laissé les terres les plus minables. Mais voilà qu'aujourd'hui, on laisse entendre que ces terres jugées absolument inutilisables renfermeraient du pétrole et de l'uranium. De nouveaux beaux jours en perspective pour les Navajos !
En attendant, ils vivotent, élèvent leurs moutons, tissent avec la laine de splendides tapis, façonnent aussi d'admirables bijoux. Des instituteurs blancs, des missionnaires pleins de zèle et de bonne volonté ont fait l'impossible pour américaniser les jeunes Indiens. Ils les ont isolés de leurs parents, les ont "instruits". Le résultat est souvent loin d'être un succès. Si le jeune Indien cède et devient "chrétien", coupé à jamais de sa religion, de sa tribu, il est obligé d'aller vivre chez les "civilisés", Mais il y a de fortes chances pour que ceux-là lui ferment la porte au nez. Il lui reste à mener une vie misérable, instable, rejeté par les uns, non accepté par les autres. Étonnez-vous qu'il noie ses problèmes dans l'eau de feu !
Mais comme c'est fascinant d'écouter de vraies histoires d'Indiens, racontées par de vrais Indiens, aux visages empreints d'une sérénité introuvable chez les "Visages Pâles". Et la danse des "squaws", qui dure toute la nuit, à la lueur des feux. C'est la fille qui invite le gars, et à la fin de la danse, celui-ci lui offre un petit présent. Et ces square-dances du samedi soir, où je me retrouvais, sautillant au côté d'une jeune Indienne aux longues nattes
Quand j'ai repris le chemin qui mène à la civilisation, j'avais d'autres idées sur les Indiens. Je repensais à la vie des "Braves" dont ces collines avaient dû être témoin. C'est triste une culture, une race qui meurt. Les Américains commencent à se rendre compte que les Indiens ont réellement une manière de penser, un art qui pourrait apporter quelque chose aux blancs et il y a un regain d'intérêt pour l'artisanat indigène. Mais, dans l'ensemble, il n'y a plus d'espoir pour les Peaux-Rouges. Mal préparés à la dure compétition américaine, soumis à l'énorme pression d'une mentalité qui leur échappe, ils soutiendront le défi jusqu'au bout, mais dans quelques générations, on parlera d'eux au passé.
DES LÉGUMES ET DES HOMMES
Vous vous souvenez sans doute des Raisins de la Colère, de Steinbeck, de ces petits fermiers du Middle West, chassés par les propriétaires fonciers et devenus ouvriers saisonniers en Californie. Eh bien, ils existent toujours ces migrants workers, ils sont plus d'un million qui sillonnent les routes dans leurs camions poussifs, leurs bagnoles déglinguée. Seulement, aujourd'hui, ce sont parfois des noirs, mais surtout des Mexicains qui font ce boulot de nomades. Les fermiers ne peuvent se passer de cette main-d'oeuvre mobile ; sans elle, ils n'arriveraient jamais à cueillir en quinze jours ces milliers de tonnes de tomates, de haricots verts, de pèches, de fraises, qu'ils lancent sur le marché.
Je me trouvais dans le Colorado, faisant route avec un étudiant noir de l'Alabama. Comme on était fauché, pour payer l'essence de sa voiture on est allé se faire embaucher au ramassage avec les Mexicains. Ça a commencé par la cueillette des cornichons. On était une cinquantaine disséminés dans un champ plus grand qu'un aérodrome : il fallait une demi-journée pour voir le bout d'un rang !
On s'est installé au camp. Pour 2 dollars payables d'avance, on a loué un plancher pourri couvert d'une tente jadis imperméable. Ici, on n'a plus l'impression d'être aux U. S. A. Des nuées de mouches, des waters bouchés, une odeur infecte. Tout le monde parle espagnol., Deux jeunes Mexicains viennent nous voir, un gallon de bière à la main. Tout en cassant la croûte, accroupis autour d'une bougie, on parle métier : il paraît qu'à une quarantaine de kilomètres au Nord, il y a des champs de tomates. Elles seront mûres dans huit jours. La tomate paye bien. En attendant, ils font les haricots et nous déconseillent les cornichons. Dommage, nous on doit y retourner, le boss nous doit de l'argent#91.
A la lueur d'une bougie, on a fait cuire notre tambouille sur le réchaud du voisin : patates, oignons. oignons, patates, ce jour-là et les suivants
Au petit jour, toutes sortes de bruits insolites nous réveillent. Conversations, appels dans une langue inconnue, gosses qui chialent, mal réveillés et guère contents de partir aux champs, boîtes en fer qu'on empile et qui serviront à ramasser les haricots. Tout le monde s'affaire, prêts au départ. Les camions, lents à démarrer, tournent au ralenti, les gars s'impatientent, hèlent les attardés. Nous aussi on embarque. Les gars sympas du premier soir nous emmènent aux haricots, dans leur coin à eux. Ils nous trouvent même des boîtes et des sacs. On aura, paraît-il, du travail pour plusieurs jours.
Toute une file de camions et de voitures s'étire en bordure du champ. Chacun s'active, prend son rang. Je suis le seul blanc ! Une gentille fillette me montre l'art et la manière de ramasser les haricots en "vitesse." La chaleur monte. Les reins sciés, je me traîne sur les genoux. Les plus "vites" sont déjà loin devant Les gosses, huit à dix ans, commencent eux aussi à trouver ça monotone, et s'amusent entre eux. Un geste, un cri des parents les replonge dans les haricots : pas d'école pour eux. Adorables petits Mexicains et Mexicaines, mal fagotés dans des nippes en loques, trop courtes ou trop larges. . Quelle malice dans leurs grands yeux noirs, quelle flamme ! Tout autre chose que ces gosses américains trop "gâtés".
Quand le sac est plein, on le porte à la bascule. Là, ils le vident, pour voir si on n'a pas mis des pierres ou de la terre avec les haricots. Ils vous payent comptant : 1 dollar, ou 80 cents, selon le poids#92.
Je devenais un migrant worker. Je m'habillais, je travaillais, je marchais comme eux. Un bel épouvantail ! Avec mon "blue-jeans" déchiré, mon sombrero sur l'il, ma peau bronzée, je ne déparais pas la collection et beaucoup me prenaient pour un Mexicain Le soir, abrutis de fatigue, avant de s'allonger sur nos planches, enroulés dans une couverture, on faisait un petit tour dans le camp. Il suffisait de s'arrêter devant une tente, et les gens vous invitaient à entrer, se serraient pour vous faire un peu de place par terre ou sur un vieux matelas. On écoutait les gars gratter de la guitare ou presser les accordéons à la lueur dansante des bougies. Le gallon de bière passait de bouche en bouche. Et ils chantaient. ., c'était si prenant qu'on les aurait écoutés pendant des heures. Ouvrier, latin, je me sentais si près de ce peuple misérable, fier et superbe.
Les gars qui nous avaient adoptés nous emmenaient parfois faire le tour des bistrots. Mais attention ! tout Mexicain trouvé en état "d'ébriété" (et il suffit qu'il sente un peu l'alcool) est envoyé en tôle. Pour un blanc, c'est différent, on lui conseille de rentrer chez lui. Le samedi soir, on descendait à DENVER. Pas dans les bars américains, où on s'ennuie à mourir au milieu des clients muets qui regardent passer les trains sur l'écran de télévision, mais dans les boîtes mexicaines. Là il y avait de l'ambiance !
Depuis des années, je n'avais rien vu de pareil. Ah, ce n'était pas seulement pour de l'argent, ni pour le public, qu'elles dansaient les belles Mexicaines ! Elles y mettaient tant de passion qu'elles ne s'arrêtaient plus, elles ne voulaient plus céder l'estrade aux chanteurs. Toute la salle trépignait, claquait des mains, poussait des cris sauvages. Et les musiciens, qui ne connaissaient pas une note, ils vous jouaient d'oreille une musique pleine de vie, de feu, d'amour, et ils la vivaient cette musique, elle chantait sur leurs figures . Finies, oubliées les fatigues de la semaine, noyées dans l'alcool de pulque (obtenu par la fermentation des fruits et de la sève de l'agave). Après, on allait manger de la viande aux haricots ou des tortillas.
Tous les soirs, de nouveaux camions arrivaient. Il fallait voir petits et grands décharger le barda, la literie, les vieilles valises, les caisses, les gamelles qu'ils aménageaient dans la nouvelle cabane. Ils avaient la technique : les hommes déchargeaient, les femmes partaient aux provisions.
Des groupes se formaient autour des "nouveaux", pour lier connaissance, savoir d'où ils venaient, ce qu'on y cueillait, combien ça payait, si les tomates avaient commencé à mûrir là-bas D'autres partaient vers le Texas, vers un boulot problématique. Combien étaient-ils, trois, quatre familles par camion peut-être#93 ? Ça économisait l'essence. De la main, ils saluaient les amis de huit jours, et les amis, hommes, femmes et mouflets qui couraient après et répondaient : "Bon voyage, bonne route ! Adios ! Adios !"
Un million condamnés à cette vie errante. Huit jours ici, quinze jours là et puis la route, le camion pour tout foyer. Ils triment pendant un mois et perdent trois semaines à dépenser leurs économies en essence pour trouver du travail, s'arrêter dans un autre camp misérable. Les femmes ont plus de mal à se plier à cette vie que les hommes : elles rêvent d'une maison.
Tous ces Mexicains vivent plus ou moins légalement aux Etats-Unis. Comme les fermiers ne peuvent se passer de cette main d'oeuvre flottante, la police ferme les yeux et les laisse passer la frontière. En général, ils entrent par le Rio Grande qu'ils traversent à la nage. D'où leur nom "wet backs" (dos mouillés). Quand ils sont trop et qu'il y a moins de travail, la police les refoule au Mexique. Les fermiers ne se privent pas d'employer ce chantage pour imposer de bas salaires. S'ils rouspètent, un coup de téléphone et le gendarme se ramène
Les solutions ? Il faut bien ramasser les récolte à temps. Les machines ne font pas tout encore. Où trouver pour quinze jours cette énorme masse de main-d'oeuvre quand déjà les autres secteurs en manquent ? Ne plus manger de légumes et de fruits ? Ou bien installer des camps fixes, un peu plus décents, d'où ils pourraient rayonner, où les enfants iraient à l'école ? Quelques camps de ce genre existent, mais ils n'absorbent qu'un très petit nombre de saisonniers#94.
Les cornichons et les haricots m'avaient suffi. Je n'ai pas voulu continuer la route par les tomates. Mais tout au long du chemin, j'ai continué à voir les larges chapeaux penchés sur les champs, et maintenant, je savais un petit peu ce que c'était la vie des gars qui étaient dessous !
Presque la moitié des saisonniers sont des gosses de moins de quatorze ans. Un tiers sont illettrés. Ils restent en moyenne quatre à cinq semaines au même endroit, une partie couchant dans des camps ; les autres chez les fermiers, une pièce par famille, les uns sur les autres ; 50 pour 100 mènent cette vie depuis au moins huit années, certains même, plus de dix ans. La civilisation quoi.
L'ÉVANGILE SELON SAINT PAUL
Avec ma liste j'ai débarqué chez Mr. Druck, teinturier dans une petite ville du Colorado. Il me dit : "Excusez-moi, ma femme est à l'hôpital, c'est l'heure de retourner au travail, installez-vous, faites comme chez vous. Il y a de quoi manger dans le frigidaire. S'il manque quelque chose, téléphonez à l'épicier : du coin et faites marquer à mon compte Ici, vous avez des disques et la télévision A ce soir." Je ne le connaissais pas. Il ne m'avait jamais vu. Y aurait-il beaucoup de familles chez nous pour accueillir un étranger de la sorte ? Et ce Mr. Druck n'est pas une exception. Bien d'autres fois j'ai bénéficié en Amérique de la même hospitalité.
Le soir, quand il est venu, on est allé voir ses copains, au syndicat des teinturiers. Ils discutaient de l'aide aux pays sous-développés. Il y en avait un grand, catégorique, originaire du Middle West, où les gens sont plus riches et aussi plus égoïstes, qui n'était pas content du tout. Pour lui, le monde, il devait se débrouiller tout seul. Les distributions de secours, de dollars, d'armes, c'était du gaspillage : n'y a-t-il pas encore assez à faire chez nous ? Qu'ils prennent de la graine, qu'ils travaillent ! Donner à tout le monde, c'est encourager les fainéants ; et après, ils, nous tapent tous dessus ! Un autre a répliqué qu'au contraire, il fallait aider, mais que ce n'était pas facile : "Si on donne sans contrôle, des tas d'intermédiaires se graissent la patte ; si on exige une surveillance, on nous accuse d'ingérence dans les affaires intérieures du pays"
Reprends la route mon gars. A travers l'immense Texas, aussi grand que la France ; où le pétrole jaillit un peu partout ; où les magnats ont leur avion personnel, leur aérodrome ; où certains ranches sont aussi vastes qu'un département de chez nous. D'innombrables troupeaux paissent en liberté : on ne les rassemble qu'au printemps.
J'y ai vu mes premiers cow-boys, des vrais, en chair et en os. Tout compte fait, ils avaient un peu la tête des paysans de chez nous, mais en plus grand, plus mince. Je suis allé dans les bars où ils buvaient leur paye. On taillait des bavettes. Ils n'avaient rien de romantique. J'admets pourtant qu'avec leurs grands chapeaux, leur peau tannée, leurs chemises à carreaux, leurs pantalons collants, leurs poches à la mal-au-ventre, leurs bottes à talons hauts, ils avaient de l'allure
Chez nous, le dada national, c'est la course cycliste. Chez eux, c'est le rodéo. Ils étaient justement en train de faire leurs championnats. C'était à qui, dans le temps le plus court, se rendrait maître d'un jeune taureau en liberté. Le gars saute en selle, poursuit au galop la bête échappée, bondit d'un coup sur elle, en vol plané, atterrit sur les cornes, la renverse à la force du poignet, lui passe un licol et la ramène au bercail. Tout ça en un clin d'oeil. Des as, dans leur genre, hommes et chevaux ! Mais il y avait aussi des taureaux malins, et le gars mordait la poussière, tandis que la bête trottinait toujours, nargant son homme du coin de l'oeil.
Et les rois du lasso, lancés avec un handicap de 20 mètres derrière un jeune veau qui avait juste le temps de se sentir manquer la patte de derrière avant de se retrouver ficelé comme un saucisson. Perchée sur la balustrade, la galerie de cow-boys applaudit, siffle, crie, encourage, envoie les chapeaux en l'air.
Après entraient en scène ceux qui se cramponnaient à des chevaux indomptés, et même des taureaux. Dix, vingt, vingt cinq secondes et hop ! ils passaient par-dessus bord. Les vieux faisaient la moue : Ah ! Ce n'est plus comme autrefois Le métier se perd. Pensez donc, il y a des cow-boys qui ont des jeeps pour courir après les bêtes, une honte !
J'ai souvent été ramassé par de somptueuses voitures, climatisées, avec un tas de trucs automatiques : En souplesse, on se jouait des montagnes, on traversait les déserts : derrière les vitres, le paysage était grandiose, mais il n'impressionnait pas, on était coupé, il restait trop irréel, trop "cinéma". Après ça, quand je recommencais à me servir de mes jambes, à sentir la route descendre et monter, le vent et le soleil tanner ma peau, d'un coup je retrouvais le contact avec la nature, l'herbe, les pierres.
Je sais, les distances ne sont pas les mêmes en Amérique qu'en Europe : c'est un pays qui n'est pas à l'échelle humaine. Vous avez par endroits plus de 100 kilomètres entre deux villes. La voiture y devient une nécessité. Mais si elle procure aussi une plus grande autonomie, si elle fait gagner du temps, pour peu qu'on commence à seize ans, on perd vite l'habitude de marcher, de résister à la fatigue
On m'a déposé un soir, assez tard, dans un patelin du Texas. Il pleuvait à verse. Pas d'hôtes ! Impossible de débourser les 3 dollars pour l'hôtel. Coucher dehors ? J'avais bien repéré des tables en ciment dans un parc, mais dessous, c'était plus qu'humide. Dans ces cas-là, il faut improviser il doit bien y avoir une prison. Ça n'a pas traîné. Les flics m'ont bouclé sans même me demander mes papiers. Dans la cellule d'en face, ils ont flanqué un poivrot qui voulait absolument que je sois son copain et qu'on aille s'en jeter un chez Willy.
Le lendemain matin, le gardien m'a conduit au réfectoire. Les prisonniers sont entrés en rang, en uniforme : ça rappelait un peu l'armée, seulement ils avaient en général des têtes un peu spéciales. Après le repas, récréation. Des gars se sont approchés pour faire la connaissance du "nouveau" : Dès qu'ils ont su que j'étais Français, j'en ai eu toute une cour autour de moi. C'était presque une "conférence de presse" que je donnais ! Ça mitraillait dur et je répondais à la même cadence. "Les Françaises sont-elles si 'bonnes' qu'on le dit ? La prostitution (avec un clin d'oeil), comment ça marche ? C'est vrai qu'ils l'ont supprimée ? Combien ça coûte ? La vie est elle si gaie à Paris ? Comment fait-on l'amour en France ? Et en taule, quelle vie on y mène, est-ce qu'on vous passe à tabac ? Comment on les exécute les condamnés à mort ? Et la drogue, ça existe aussi chez toi ? Est-ce qu'on pourrait s'engager dans la Légion ? Comment on se défend quand on veut pas travailler ?"
Je suis allé enfin répondre aux questions d'un inspecteur. Puis, je lui ai posé les miennes. Il prenait son boulot à coeur, il était désolé : en six ans, le nombre des prisonniers avait doublé, il en avait 360, surtout des jeunes. Les causes ? Trop de divorces, de foyers brisés, sans affection, des gosses trop libres, sans discipline et sans respect pour rien ni personne, trop de bouquins et de films de gangsters Peu de Juifs, de Japonais, de Chinois, où la. famille est plus unie Il est presque trop tard pour sauver ces jeunes gars, il vaudrait mieux prévenir que guérir. Mais le problème est lié à celui de l'évolution de notre société. En attendant, on peut leur donner l'instruction qui leur manque, leur apprendre un métier, mais nous aurions besoin d'instituteurs et de crédits Comme il continuait à pleuvoir ; je suis resté trois jours en cabane, mangeant tantôt avec les gardiens, tantôt avec les prisonniers. J'ai passé des heures extraordinaires avec de vrais gangsters, des condamnés à perpétuité. N'empêche que j'ai revu le soleil avec plaisir
C'était idéal mon système de familles. Il y avait de tout sur la liste, des pasteurs et des curés, des entrepreneurs et des ouvriers, des docteurs et des artistes, des riches et des moins riches, des blancs, et des noirs. Et c'est intéressant tout ce qu'on peut observer, deviner quand on vit "à la maison"#95 ; La manière dont le ménage est tenu, les rapports entre époux, leur attitude envers les enfants Mais il y a aussi la fatigue de s'adapter à une ville nouvelle où on ne connait personne, y rencontrer des tas de gens, et quand vous avez réussi à vous faire des amis, il est temps de repartir et de recommencer ailleurs. Chaque famille a ses habitudes, il faut sentir ce que l'on peut dire ou ne pas dire, soutenir des discussions avec des gens ayant des opinions diamétralement opposées aux vôtres, être aimable, sourire presque une école de diplomatie. Une vie variée, pleine de hauts et de bas. Aujourd'hui, on me reçoit comme un ministre, et le surlendemain, Good bye ! quand on m'a déposé sur le bord de la route, finie la considération, je passe dans le rang des clochards, ignoré par les uns, méprisé par les autres.
Il m'arrivait souvent de poireauter pendant des heures et de ruminer sur la fameuse générosité des Américains. Dans le Sud, les blancs me boudaient, me faisaient même des signes de mépris. Les noirs étaient plus sociables. Je me souviendrai de cette cargaison de professeurs et instituteurs "colored" qui se sont tassés un peu plus pour me prendre. Ils n'avaient pas l'air d'aimer beaucoup le lait ! A 8, on a bu 24 bouteilles de bière, 2 de rhum, 1 de whisky. Et quelle ambiance ! On roulait à 130 à l'heure, en chantant des negro spirituals à pleins poumons #96
Insolite au milieu de tous les bolides qui la dépassent ; une voiture se ramène : le mari, la femme, une ribambelle de gosses. Elle s'arrête ! Mon sac est miraculeusement casé dans le coffre à bagages, et je me retrouve sur le siège arrière, un gosse sur les genoux. Questions habituelles. Je mets le disque. Et puis, le mari se lance dans son sujet de. conversation préféré
C'est drôle, les gens ont toujours un de ces sujets "dada" : il suffit de le trouver, de les aiguiller dessus. Ils démarrent, et ne s'arrêtent plus. Pour l'un c'est la pêche sous-marine, l'autre c'est les stock-cars, cet autre encore la radiesthésie, la prospection de l'uranium, l'histoire de l'Egypte ou la taille des pierres précieuses. Moi, j'avais appris à attendre avant d'émettre une opinion. Si un type me demandait insidieusement ce que je pensais de la pèche à la ligne, je ne lui répondais pas que ça me barbait et qu'au lieu de suer pendant des heures pour essayer de ramener un misérable petit poisson, il valait mieux passer chez le marchand du coin. Non ! Dans ces cas-là, il faut prendre un air intéressé et contre-attaquer par une autre question.
- Vous aimez la pèche à la ligne ?
- Ah, tiens ! Est-ce qu'on peut pêcher à la ligne par ici ?
Votre bonhomme est lancé, il mord, il s'enferre, il ne vous lâche plus
Pour en revenir à ma conversation, le mien part comme une flèche dans ce qui semble lui tenir le plus à coeur : l'Évangile selon saint Paul ! Croyant jeter de l'eau sur le feu, j'essaie de dire que je suis né dans une famille catholique Halte-là ! On roulait à 60, il descend à 30 pour me retenir plus longtemps. Dieu du Ciel, une jeune âme égarée doit bénéficier à tout prix de la parole sainte ! Enfin, le voilà qui s'arrête, mais pas question de lâcher sa proie. Il m'invite à passer un moment dans sa maisonnette, un peu en dehors de la ville, en pleine nature, ou au milieu des animaux qu'il élève, il entend donner à sa progéniture une éducation saine et biblique.
Bien calé dans un fauteuil, jus d'orange en main, je l'écoute psalmodier les versets de saint Paul. Pour moi, c'est de l'hébreu Enfin, comme le jour baisse et que son zèle s'accroit, entre deux rafales de Bible, je réussis à prendre congé. Mais il ne me lâche pas avant de me dédicacer et glisser dans la poche un petit Évangile selon Saint Paul.
Je reprends la route, mais il est trop tard. Je ne serai pas à Miami ce soir. Ils m'ont coûté cher mes 30 kilomètres et mon jus d'orange ! #97
Curiosité du sud de la Floride : les Séminoles. Ça vous dit quelque chose ? C'est une tribu de Peaux-Rouges vivant au milieu des marais. Ils viennent à peine de signer des traités de paix avec les blancs. Mais des Visages Pâles, il faut toujours se méfier, surtout de ceux de la région Ils viennent justement d'assécher les marécages pour les cultiver, et les Séminoles ne sont pas contents du tout. Dame, ils n'ont plus d'eau sous leurs bateaux pour aller d'île en île ! Avouez que c'est plutôt gênant. Ils parlent même de déterrer la hache de guerre !
Ces braves Séminoles vivent donc au milieu des marais des Everglades, groupés par familles, dans des huttes formées de six piliers recouverts d'une toiture en palmes de dattiers : pas de murs ; rien qu'un plancher surélevé. Les hommes, peau sombre et pommettes saillantes, s'habillent à l'européenne, sauf la chemise qui est bouffante et à bandes multicolores. Les femmes, gracieuses, ont de longs cheveux noirs, et des corsages à manches courtes laissant voir une partie de peau nue jusqu'à la ceinture de leurs jupes bariolées. Sur leurs épaules, un fichu de mousseline. .
On est arrivé en plein conseil de guerre. Les Sachems au grand complet discutaient avec leur avocat pour savoir quelle attitude prendre devant la nouvelle provocation des Visages Pâles. Les squaws, groupées sous une hutte voisine, tendaient l'oreille pour essayer de suivre la conversation. . La délibération terminée, j'ai été présenté au Grand Chef par le Visage Pâle avocat. Ils m'ont souri, j'ai souri. Ils m'ont fait un petit discours, j'y suis allé du mien. Ça devait être convaincant, car ils ont décidé, de me faire visiter d'autres tribus séminoles vivant dans les îles. Le lendemain matin, au lever du soleil, pris en charge par Alligator Rusé, on embarque sur un drôle d'engin à fond plat, propulsé par une hélice aérienne et un moteur d'avion : un hydro-glisseur ! C'est du tonnerre. A plus de 50 à l'heure, on file sur la vase et l'herbe des marais ; mais où ça devient triste, c'est quand le moteur tousse, s'arrête, et qu'il nous faut ramener le bijou en le poussant, nos pantalons retroussés et pataugeant dans les herbes visqueuses. Trois kilomètres de poussette avec la perspective peu rassurante de marcher sur la queue d'un alligator.
On a quand même fait nos visites aux îles. Elles baignent dans une sérénité envoûtante. Les huttes sont bien entretenues : éclairées à l'acétylène : celle du milieu sert de cuisine commune, les autres de dortoirs. Autour, des plants de canne à sucre, des bananiers, des pommes de terre ils mangent aussi des poulets et du poisson. Des gens bien les Séminoles : sérieux, peu loquaces, et d'une enviable dignité.
Autre chose qui m'a frappé en Floride : c'est un pays de petits rentiers, de vieux retraités. Le soir, à Saint-Pitsburg, ils viennent, trottinant, se retrouver autour du kiosque à musique, pour y chanter en chur les, chansons de leurs vingt ans. J'ai jeté un coup d'oeil dans un "bal". La plus jeune des cavalières avait au moins cinquante printemps. Tout de suite, il y en a cinq ou six qui vous lancent des regards fascinants, essayant de jouer les sirènes. Évidemment, les petits papas poussifs c'est pas des partenaires rêvés pour le vrai tango !
"NO DAMN NIGGERS HERE !"
Je sors d'un bar où je viens de boire un jus d'orange. Un noir bien habillé s'approche et me demande poliment avec un triste sourire s'ils servent les noirs dans ce café. J'entre. Je pose la question. "No ! No damn niggers here ! -- Non ! Pas de maudits noirs ici." J'en ai le coeur gros. Moi, l'étranger, je puis aller partout, circuler la tête haute, personne ne me dira quoi que ce soit. Et lui, un Américain, dans son propre pays, il doit marcher vite et la tête basse ! # 98
J'avais beaucoup entendu parler du problème des noirs, mais jamais je n'aurais pensé que ça pouvait être comme ça. C'était le cloisonnement absolu, la coupure complète. Deux races vivaient côte à côte avec le minimum de contacts. La ségrégation dans tous les domaines : les transports, les salles d'attente, les restaurants, les hôtels, les bars, les salles de spectacle, les écoles et les universités, les usines, les syndicats, les sports, les plages, les coiffeurs, les églises et jusque dans les waters et les cimetières !
Aussi, je posais des questions à tout le monde, je cherchais partout à savoir comment une personne intelligente pouvait logiquement justifier, dans un pays superdémocratique, une pareille ignominie. Ça m'a permis de constater une chose consolante : tous les Américains ne sont pas d'accord sur la ségrégation. Pourtant, le point de vue caractéristique c'est celui que m'a exposé cet inspecteur d'école primaire en Géorgie : "Il y a quelques générations, les nègres étaient esclaves dans nos plantations de coton. On les avait sortis du fin fond de la brousse africaine. A côté de nos siècles de civilisation et de culture, c'étaient des arriérés, des sauvages, parfois même des antropophages ! Il était donc normal de les traiter en inférieurs. D'ailleurs, ce soi-disant "préjugé racial" existe dans le monde entier ; regardez les Juifs en Allemagne, les Étas au Japon, les Intouchables aux Indes, les noirs en Afrique du Sud, et, d'autre part, voyez les Anglais aux Indes, les Français en Algérie !
Soyons réalistes et jugeons sans passion. Notre raison numéro 1, c'est que, nous ne voulons pas de mariages entre les deux races : une génération de métis signifierait l'affaiblissement et la déchéance pour les deux races. Nos noirs, ici dans le Sud, sont presque la majorité. Vous n'imaginez pas combien ils sont envahissants ! Donnez-leur un pouce, ils prennent un mille. Si nous ne les tenions pas en respect, on frémit à l'idée de ce qu'ils commettraient poussés par leurs instincts bestiaux. Qu'arriverait-il à nos femmes ? Ce seraient des viols journaliers ! Et comment pouvons-nous accepter de voir les rejetons de ces créatures inférieures, sans hygiène et sans moralité, s'asseoir sur les bancs de l'école, côte à côte avec nos enfants ? L'intelligence d'un élève blanc est supérieure à celle d'un noir. Il faudrait rabaisser le niveau des programmes scolaires, compromettre à jamais l'avenir de nos fils. Que voulez-vous, les noirs ont des besoins moindres que les nôtres, ils sont plus simples, plus facilement satisfaits. Croyez-moi, ce ne sont pas eux qui sont mécontents, ce sont ces damnés Yankees, ces gens du Nord qui viennent les exciter, les pousser à la révolte, créer des troubles. Les Yankees sont des hypocrites. Chez eux, dans le Nord, ils les reçoivent par la grande porte, oui, mais si un noir a faim, ils le laissent crever. Ici, on reçoit les nègres par la porte de derrière, mais il y a toujours à manger pour eux quand ils ont faim. Et vous savez, nous ne maltraitons pas nos noirs. Tant qu'ils resteront à leur place, ils auront du travail comme jardinier ou concierge par exemple. Je paierai le docteur s'ils sont malades, ma femme les soignera, et si je meurs avant eux, ils ne seront pas jetés à la rue. Leurs vieux jours sont assurés. Ils font partie de la famille. Je donnerai de la peinture pour qu'ils remettent à neuf leur église par exemple, mais jamais je n'emploierai une dactylo noire, jamais je ne mangerai à la même table qu'un noir, jamais ! Je préférerais qu'on me tue sur place plutôt que de voir mes gosses jouer avec des négrillons.
"Et puis, si nous refusons de les fréquenter, ne sommes-nous pas libres ? On choisit bien ses amis, on n'est pas obligé de se mêler aux gens qu'on n'aime pas, alors, pourquoi tolérer ces noirs sales et bruyants qui veulent à tout prix habiter dans nos quartiers et nous imposer leur présence ? Ils ont leurs quartiers à eux, où nous leur avons bâti des hôpitaux et des écoles ultra-modernes. Pourquoi n'y restent-ils pas ?"
Telle est la chanson. Mais dans le Nord, et même dans le Sud, j'ai trouvé des centaines de gens qui luttaient avec courage contre la ségrégation. Si je leur rapportais les arguments de l'inspecteur Keneth, ils s'empressaient de me dire : "Oui, c'est une honte d'entendre des choses pareilles dans ce pays. Mais nous combattons pied à pied, nous progressons ; jour après jour, la ségrégation recule. Déjà elle n'existe plus dans l'armée. Récemment, la Cour suprême vient de déclarer que la ségrégation dans les écoles était inconstitutionnelle. Le standard de vie des noirs monte. Même dans les services officiels, un certain nombre de postes leur sont réservés. Même au fin fond du Sud, des gens courageux risquent l'ex-communication de leur église et jusqu'à des violences pour oser fréquenter des noirs, manger et prier avec eux.
"D'abord, qu'est-ce qu'un noir ? Ça varie d'un État à l'autre. Ici, c'est 1/8 ou 1/16 de sang noir, là c'est 1/32 : autrement dit, en Pennsylvanie vous serez considéré comme blanc et en Géorgie comme noir. Le mariage d'un noir et d'une blanche, légal dans le Nord, sera illégal, dans le Sud. Mais ils n'ont jamais réussi à prouver scientifiquement que. le mélange des races est nuisible : il se développe. avec succès à Hawaï depuis un siècle, entre Européens, Chinois, Japonais. et Hawaïens. Ensuite, s'ils ont tellement peur des métis, d'où viennent ces millions de mi-noirs mi-blancs ? C'est donc que des blancs n'ont pas redouté, malgré leurs scrupules, de prendre en cachette des noires pour maîtresses ou concubines. Du reste, tous les ans, des milliers de noirs à peau blanche "passent" chez les blancs et s'y marient. Allez savoir après ça qui n'a pas de sang noir dans les veines. Et pourquoi se glorifient-ils d'avoir du sang indien ? Évidemment, personne ne peut les forcer à fréquenter les noirs. . Mais ce que nous exigeons, c'est que les noirs aient les mêmes chances de réussir que les blancs. Il ne suffit pas de les traiter en bons chiens. Ce sont des hommes, ils doivent vivre en hommes".
La ségrégation pose un gros problème aux Américains de bonne volonté. Les lynchages, les abus, les injustices flagrantes continuent. Même en dehors de la question purement humaine, ils sont conscients du tort que cette institution abominable leur cause sur le plan de la politique étrangère et de la propagande. Comment prêcher la démocratie au monde quand on pratique la ségrégation chez soi ?
DIEU LES A VISITÉES
Pendant plusieurs mois, à Philadelphie, j'ai travaillé dans le bâtiment#99. On avait des chantiers en banlieue. J'y faisais un peu de tout, charpentier, maçon, manoeuvre. Le boulot était très divisé, pas besoin d'apprentissage, ça s'apprenait sur le tas. Mais si chaque gars se défendait dans sa branche, on voyait que l'apprentissage lui manquait lorsqu'il s'agissait de résoudre les petites difficultés sortant de l'ordinaire.
Un outillage perfectionné (chacun de nous avait sa scie électrique portative), des matériaux standardisés, une excellente organisation, ça facilitait beaucoup les choses. Je n'avais jamais posé des parquets ; au bout de quelques jours, j'étais un as. On était bien payé aussi, mais il fallait fournir un gros rendement. Le contremaître était bon gars mais ne tolérait pas cinq minutes d'arrêt pour tailler une bavette : "Si je te paie 100 francs de l'heure, ce n'est pas pour regarder en l'air. Et ne t'amuse pas à ramasser les pointes qui tombent par terre : je t'en donnerais un nouveau kilo, c'est plus économique."
Parmi les ouvriers, le fait d'être étranger, de parler avec un accent, ne gênait personne. Ils m'appelaient le Frenchman, mais me traitaient comme tout le monde, comme un émigrant venu chercher fortune.
Toujours en déplacement, je devais constamment trouver quelqu'un pour me faire héberger ; Harry, un manoeuvre noir, m'a dit : "Si tu veux, viens coucher chez moi. Reste le temps que tu voudras. Tu profiteras de la. bagnole."
Il habitait à l'autre bout de Philadelphie, dans la 15e Rue. On traversait le centre ; on quittait le quartier des gratte-ciel, des grands magasins, des beaux appartements. ., et puis, changement complet de décor : on passait des blancs aux noirs. Des rangées de petites maisons minables, sales, en briques rouges, des boutiques beaucoup moins reluisantes. Ça rappelait certains coins de l'Europe. Et partout, dans la rue, les bus, les bars, des têtes noires, rien que des têtes noires. Les rues moins fréquentées appartenaient aux gosses, les garçons jouaient à la petite guerre ou aux cow-boys, les filles sautaient à la corde.
La maison d'Harry : trois pièces misérables, une cuisine, un frigidaire à moitié vide et déglingué, une salle de bains, une voiture, un poste de télé, mais pas de draps de lit, rien que des couvertures sales. Sa femme, Mary, était mignonne bien que mal attifée. Quatre mômes, diablotins crépus, complétaient le tableau.
On mangeait ensemble. C'était plutôt maigre : Il fallait payer les traites du poste de télé. . La glace a été vite brisée. Elle me regardait avec de grands yeux étonnés : "Alors, c'est donc vrai, vous n'êtes pas Américain, vous êtes Français ! Quel pays quand même, la France ! Une de mes soeurs y est allée avec un voyage organisé par l'église. Mais là-bas, c'est pas comme ici ! Elle était traitée comme une reine, elle allait partout, dans les grands restaurants, les grands hôtels. Et tout le monde était si gentil, madame par-ci, madame par-là ".
Harry était heureux d'avoir un blanc chez lui, ça lui donnait du prestige dans le quartier. Le soir après le boulot, on visitait les voisins.
On allait aussi dans les bars "noirs". Le samedi surtout, c'était réglé, on faisait la tournée. Harry était très connu et comme j'étais son copain, je passais partout. Les gars étaient simples, bons vivants, plus ouverts et détendus que les blancs. Ils vous acceptent comme vous êtes. D'emblée, votre voisin fait remplir votre verre, vous lui en payez un autre, on est amis ! On se sent tout de suite en famille, dans une ambiance fraternelle. C'est là, chez eux, qu'il faut connaître et apprécier les noirs : au milieu des blancs, ils ne sont pas naturels, ils jouent un rôle, toujours sur la défensive.
Ils avaient leur anglais à eux, pittoresque, imagé, avec leurs expressions et leurs plaisanteries. Et qu'ils aimaient le bruit, le rythme, la musique ! Ah, il fallait les voir, dans la pénombre enfumée du bar, quand l'orchestre jazz démarrait : leur figure s'illuminait. Ils dansaient sur place, battant la mesure de la tête, des mains, des pieds, heureux, radieux comme des enfants.
Le dimanche matin, avec Harry et sa femme, on allait à l'église (noire, bien entendu). Il y en avait plusieurs dans le quartier : dans les grandes, pour les riches, les éduqués, l'office est à peu près le même que chez les blancs. Mais il y avait les autres, les petites, les chapelles destinées aux noirs pauvres. C'est là qu'ils m'ont amené.
J'ai connu bien des services religieux : églises catholiques, mosquées pakistanaises, temples hindous, temples chinois, pagodes birmanes, temples shintoïstes ou bouddhistes japonais, églises protestantes de toutes sectes, mais nulle part ailleurs je n'ai trouvé quelque chose de comparable au service religieux des prolos noirs.
On se mêle à la foule, les hommes avec leur beau complet du dimanche, les femmes en toilette aux couleurs vives. Les "huissiers" vous placent. Ça commence par des cantiques, debout, visages rayonnants, comme en extase, ils accompagnent le rythme d'un mouvement souple de tout le corps, le scandant en claquant des mains. Ils y mettent un tel coeur, une telle foi, que les voix couvrent le gars de service au piano (pourtant pas un manchot !) qui tape sur ses touches à les craquer.
Puis voilà le pasteur qui entre en scène. Il monte en chaire et commence son sermon d'une voix tranquille, suave peu à peu, il démarre, s'anime, lance des bouts de phrases rapides l'assistance répète et ponctue : Yes, Yes, lord, Amen ! ., Le pasteur crie maintenant, fait de grands gestes et des effets de manches son débit s'accélère, la voix devient rauque, il cogne sur la chaire des coups à assommer un boeuf Ah, s'il connait son affaire ! Ses cris se font toujours plus véhéments, il hurle, la foule le suit, pendue à ses lèvres, électrisée : Yes, Yes, lord Des femmes commencent à trembler et en voilà 2, 5, 10, incapables de se maîtriser plus longtemps, qui tombent en transes, hurlent, trépignent, jettent les bras au ciel Mais lui n'arrête pas, crie encore plus fort et l'atmosphère devient tellement tendue, que le pasteur, un technicien dans son genre, arrête pile ses cris et ses gesticulations. Il éponge tranquillement son front en sueur et reprend, d'une voix calme, la suite du sermon. Mais il faut plus de dix minutes avant que les convulsions, les plaintes, les trépignements et les soupirs s'éteignent.
Ils pratiquent beaucoup la quête, plaidant, insistant, menaçant presque. Flattés d'avoir un blanc à leur prêche, ils m'ont invité à la place d'honneur et demandé gentiment que je dise quelque chose. N'étant pas un artiste comme le pasteur, je me suis contenté de quelques mots.
Il y a aussi d'autres services, plus primitifs encore, qui ont lieu dans des magasins vides, des salles nues. Avec Harry, on les a tous faits. Il y en a un entre autres, dans la 16ème Rue, "La Maison internationale de prières", une grande salle dépouillée, avec un autel au fond, et sur l'autel, l'image du grand chef spirituel, du pape Daddy Grace. L'assistance est presque uniquement composée de femmes. On commence par faire plusieurs fois le tour de la salle, en procession, claquant des mains et chantant des hymnes. Ils m'installent au premier rang. Sitôt assis, des femmes se dressent et jettent leur confession au public, clamant l'amour, la bonté, la grâce divine Alors, tous les instruments à faire du bruit se mettent en branle : batterie, trombone, saxos, pianos, tambourins et bouts de bois , les hymnes religieux prennent un rythme de swing, doucement, en souplesse. L'orchestre ménage son public, tout le monde claque vigoureusement des mains, frappe des pieds. ., ça s'amplifie, ça monte, plus vite, plus vite ! ça remplit la salle alors, là aussi, 10, 20, 50 femmes qui se dressent, crispées, entrent en transes, les yeux vides Comment ces grosses femmes âgées peuvent-elles tenir aussi merveilleusement ce rythme endiablé ? Le rythme qui fait sauter en mesure leur graisse et leurs seins lourds Une jolie fille vient trépigner et claquer des mains auprès de moi. ., dans le charivari, elle me hurle combien elle est heureuse que nous soyons ainsi, noir et blanc, à communier dans une même prière à Dieu, que je dois re et au beau milieu de sa phrase la voilà qui bondit, se convulse. ., une grosse mémée, les mains rouge, vif à force de les claquer, vient gentiment repousser les fidèles trop frénétiques qui risquent de s'effondrer sur moi, et tout ça qui gémit, sanglote, se déchaîne : "Seigneur ! Seigneur ! Dieu ! " Je sens ce rythme terrible qui m'emporte, me court dans les veines, me noue la gorge et me court sur la peau, et je claque des mains, comme tout le monde, emporté. Des musiciens, pris à leur propre piège, jettent leurs instruments et entrent dans la prière : "Jésus, sauve-moi, pauvre pécheur" Où suis-je, en Amérique, ou au fin fond de l'Afrique ? - Je ne sais plus.
Enfin, faute de musiciens la musique s'arrête, la prière aussi. Une à une, les femmes s'écroulent par terre, sur une chaise, n'importe où, doucement, elles reviennent de l'autre monde, redescendent sur terre, épuisées, respirant profondément, rajustant leurs vêtements en désordre. Elles sont heureuses, comblées. Dieu les a visitées.
LE TEMPS DES NOYAUX
New York, une ville unique au monde. . et terriblement déprimante. Ces énormes gratte-ciel qui vous écrasent, ces rues sans fin marquées d'un numéro, flanquées de maisons sales, bardées d'échelles d'incendie, sous un ciel bas, triste et puis une circulation dense et rapide, sans pitié. Adieu le respect de l'individu ! Vous ne comptez plus, vous n'existez plus, vous êtes anonyme. On dirait que les gens vous regardent de part en part, sans vous voir, comme un fantôme. Les visages y sont durs, fermés ; des têtes ennuyées et distantes qui font une foule pressée, solitaire.
On sort beaucoup et c'est facile de rencontrer une masse de gens, mais allez donc vous y faire des amis ! On n'a pas le temps de s'intéresser à tout le monde, alors, pour tenir le coup, ne pas se disperser, vous réservez votre amitié et votre intérêt à un cercle restreint d'amis, soigneusement triés. Les autres, on les ignore, on fait un peu comme s'ils n'existaient pas.
Seulement, il est difficile de pénétrer dans ces petits cercles feutrés où l'individu laisse tomber le masque et redevient un homme. Qu'est-ce qu'il doit y avoir comme pauvres bougres en train de traîner leur solitude au milieu de ces 8 millions d'habitants !
J'habitais et circulais beaucoup dans la ville basse, le "Greenwich Village, où vit une colonie d'artistes : peintres, musiciens, poètes, écrivains. Ils mènent une vie de bohème et sont regardés d'un mauvais oeil. Pourquoi ne font-il pas du business comme tout le monde ? Pourquoi ne courent-ils pas après l'argent et les choses ? Ils n'ont même pas de voiture ! . Pour les autres, ce sont des ratés. Leurs tableaux, leurs bouquins n'intéressent personne leur poésie, les gens n'ont plus le temps de la lire. Alors, ils se sont groupés là, ils vivotent. Autour de quelques artistes sérieux, on y trouve aussi pas mal de snobs qui jouent les génies méconnus, les inadaptés.
Pendant des heures, on discutait, à peine sur la peinture et la littérature, mais surtout sur l'Amérique. Ah, il fallait les entendre critiquer, mettre en pièces le pays où ils étaient nés ! J'étais un des seuls qui de temps en temps, pour être objectif, hasardais timidement quelques mots sur les véritables réalisations américaines : autant jeter de l'huile sur le feu ! Ils repartaient de plus belle.
Pour eux, leurs ancêtres, ces fameux pionniers, c'était pas la crème, mais plutôt la lie de l'Europe, des bagnards, des mécontents, des fanatiques religieux. La majorité était venue là pour se tailler une fortune, le plus vite possible et par tous les moyens possibles, la liberté, la société nouvelle, ils s'en fichaient éperdument. Comme ils commençaient à être trop nombreux dans le fromage et qu'à l'Est il n'y avait presque plus rien à gratter, ils étaient partis vers l'Ouest, vers le Far-West, en vidant proprement les Indiens pour s'approprier les terres. Les femmes, n'en parlons pas, il ne fallait pas y regarder de trop près. Ce n'est pas étonnant si les Américains ont gardé dans le sang cette maladie de la bougeotte, de se refaire "une nouvelle vie".
Je l'entends encore ce grand gars à lunettes, la bouche amère, qui me lançait : "Ce standard de vie dont ils sont si fiers, on le paye assez cher : le travail à la chaîne, les villes champignons qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau, les vêtements et le reste fabriqué en série rien que du déjà vu, du pareil au même à l'infini, l'empire du conformisme. La publicité qui te colle aux trousses. Dame il faut bien absorber leur surproduction. Ils te forment, ils développent tes désirs, t'en créent de nouveaux. . Ils te flattent et te tentent à longueur de journée. Il y en aura toujours un pour te démontrer par A + B que sans le fameux matelas Machinchouette, la découverte des découvertes, tu dors mal. La science l'a prouvé : pour que ton sommeil soit plus reposant, pour te réveiller chaque matin avec un sourire satisfait, en forme, heureux, tu ne peux pas te passer de ce miracle du progrès. A force de t'entendre seriner ces idioties, tu finis par les croire. T'en as pas besoin mais tu l'achètes à crédit. Seulement, chaque vendredi soir, tu as beau rentrer des dollars, tu les vois partir par petits paquets : un pour la bagnole, un pour la télévision, un pour le matelas des génies. T'en sors plus, il faut gagner, gagner, toujours davantage ça t'en coupe même le sommeil ! Et si tu ne paie pas les traites, l'adorable petit marchand, tu te souviens, celui qui était tout sourire, il revient la gueule menaçante, avec un gros flic, te prévenir que s'il n'est pas payé, il reviendra prendre son matelas et tu perdras tout ce que tu as déjà versé.
"Voilà pourquoi ils vivent mes concitoyens ! Pour avoir les mains pleines de trucs dont ils n'ont pas besoin. Des trucs de plus en plus grands, de plus en plus extraordinaires ! Bravo ! La machine fait tout à ta place. Tu n'as plus qu'à te tourner les pouces mais c'est ennuyeux. Ce temps libre, il faut bien le tuer d'une manière ou d'une autre. Alors, tu te lances dans un tourbillon, d'activités futiles, tu t'achètes deux heures d'évasion au cinéma. Mais les distractions il en faut de plus en plus et elles satisfont de moins en moins : on réclame toujours plus extraordinaire, toujours plus violent, parce que les sens s'émoussent vite. Quant à la joie réelle, la sécurité, l'équilibre mental, le bonheur zéro : ça ne s'achète pas avec de l'argent.
"Depuis qu'on est gosses, ils nous ont enfoncé dans le crâne que nous pouvions, que nous devions réussir, que c'était à notre portée : question de simple volonté ! Et de travail !
Ils ne te jugeront pas sur ton intelligence, mais si tu as réussi, la maison que tu habites, ton compte en banque et la taille de ta voiture.
ADAM ET EVE
De plus en plus, faire la cuisine, ça appartient pour eux au passé. J'ai même connu une famille (heureusement, elles ne sont pas toutes comme ça !) qui ne prenait pas ses repas ensemble. La femme ne préparait rien. A tour de rôle, quand ça leur chantait, chacun allait à la cuisine, ouvrait une boite de conserve, attrapait un bout de poulet froid dans le frigidaire. Ils mangeaient debout, sans même se mettre à table. La vaisselle s'empilait dans l'évier jusqu'au moment où il n'y en avait plus dans le buffet. Pour le linge, c'était pareil : de temps à autre, un des membres de la famille balançait les affaires dans la machine à laver. D'après eux, à vivre ainsi, ils perdaient moins de temps !
Un autre jour, c'était une douzaine de filles américaines tenant un conseil de guerre autour d'une marmite. La discussion était violente, passionnée : il s'agissait de nouilles. Pas une ne savait comment les faire cuire, elles n'avaient pas leur livre de cuisine !
Parce que les livres, là-bas, c'est sacré ! Théoriquement, vous pouvez tout apprendre par les livres : faire une sauce, aller au ciel, purger bébé, gagner des amis, acquérir une volonté de fer, etc, etc Seulement, tous ces "conseils aux jeunes ménages", ça ne remplacera jamais l'expérience transmise de mère à fille. C'est un des griefs des Américains contre leurs femmes. Ce n'est pas tellement leur faute ; la société, leur famille ne le leur ont pas appris. En plus, elles sont pleines de bonne volonté, mais formées à l'école de l'indépendance et de l'égalité entre les sexes, elles acceptent mal la position dépendante de "femme au foyer". Les travaux du ménage, les courses, les soins aux enfants, elles entendent bien les faire partager avec leur mari, et même les leur coller sur le dos !
Plus d'un Américain, partisan de l'éducation mixte, commence à se demander si élever les filles comme des garçons, donner aux femmes une émancipation totale, leur ouvrir toutes les carrières, ça n'a pas créé un être hybride, un sous-produit, ni homme, ni femme.
Mais les jeunes Américaines (comme les Scandinaves) ne sont pas d'accord quand on les accuse de manquer de féminité. Elles vous répliquent : "Où est-elle la virilité de nos mâles" ? Des enfants gâtés, oui ! Nous les connaissons depuis l'école maternelle. Pouvons-nous les respecter en tant qu'hommes ? Dans quels domaines ont-ils une supériorité, une personnalité, une profondeur que nous pourrions admirer ? Qu'est-ce qui nous pousserait à tomber dans leurs bras, à nous y pelotonner ?"
Celles qui sont allées en France, par exemple, vous diront que les hommes, là-bas, les regardaient, qu'elles se sentaient l'objet d'une admiration flatteuse, qu'on les traitait en femmes et non en choses. Tandis qu'ici, si je dis non à un garçon en pensant dire oui la deuxième fois, je ne le verrais plus. Remarquez bien que nous voulons nous marier, être la compagne de route de notre mari, partager ses soucis, ses difficultés, mais nous refusons d'être la bonne qui entretient la maison. Et pourquoi lui tolérer une maîtresse, une concurrente la pire des insultes pour notre dignité d'épouse ? Quand on ne se plaît plus avec quelqu'un, on divorce, et on essaie ailleurs, avec un peu moins d'illusions. Nous ne voulons pas jouer les "hypocrites", faire comme les Européennes qui donnent l'illusion au mari de mener la barque et qui dirigent le ménage par en dessous. Tout doit être net ! Enfin, nous voulons continuer à nous développer et, en citoyennes conscientes, prendre une part active dans la gestion des affaires de notre ville et de notre pays."
L'ÂGE DE RAISON
Je rencontrais aussi beaucoup de Juifs. Il y en a plus de 2 millions à New York, et plus de 5 millions dans l'ensemble des U. S. A. Ils sont venus de Russie, de Pologne, d'Allemagne et restent groupés dans les villes, encore très liés et se mariant entre eux. Leur sens inné des affaires leur a permis de réussir rapidement. Cependant, comme ils ne sont pas encore totalement acceptés dans la communauté américaine, ils ont l'avantage de pouvoir juger le pays plus de l'extérieur. En général, ceux que j'ai connus, se montraient plus intelligents, plus fins et clairvoyants que l'Américain moyen qui souvent n'a que vaguement conscience des problèmes nationaux et internationaux. Avec eux, on avait des discussions passionnées sur l'avenir de la société américaine, sur la condition de l'homme dans le monde de demain.
Leur opinion, en gros, la voilà :
"Nous avons dispensé l'éducation à tous ceux qui la désiraient : avec les meilleures méthodes, les meilleurs professeurs, dans les universités les plus modernes au monde. Ne devrions-nous pas déjà être une pépinière de génies ? Voyez-vous autour de nous quelque chose qui ressemble à cette société d'hommes supérieurs ? Non ! Ils ne sortent pas plus de chez nous que des pays nordiques, du Canada ou de l'Australie. Pourquoi, à côté des Européens, paraissons-nous souvent naïfs, superficiels ? Est-ce, comme on l'a dit, parce que nous n'avons pas connu la guerre, la misère, la souffrance, ou bien parce qu'il y a toujours en nous l'hérédité de nos ancêtres les pionniers ? Et cet autre problème : On apprend à nos jeunes à se débrouiller tout seuls ; vers dix-huit ans, ils quittent leurs parents et s'en vont voler de leurs propres ailes. Ils se marient : simple association d'êtres libres. Ils font bâtir une maison, mais si pour une raison ou une autre elle ne leur plaît plus, ils la vendent et en achètent une autre. La voiture, on en change tous les ans. Si l'on est fatigué de vivre dans telle ville, on n'hésite pas à tout liquider pour aller s'installer ailleurs. Quelques phrases polies, des sourires de façade, et on se créera un nouveau cercle de relations qu'on baptisera amis".
"Seulement, si l'on n'est pas attaché aux choses ni aux gens, et si les gens ne sont pas attachés à nous, si on se contente de relations superficielles dans nos familles, alors pourquoi vivons-nous, si on reste sans racines, si on n'appartient à rien, si on n'est de nulle part et qu'on en est réduit à vivre seul, avec soi-même ? Alors, se lancer dans la réussite matérielle, dans la course aux dollars ? C'est la question que beaucoup de jeunes se posent."
"Jusqu'à présent, la majorité des militants syndicalistes, politiques, idéalistes, avaient trop souvent pensé que nos problèmes étaient, uniquement d'ordre économique, que le haut standard de vie, c'était la panacée, le bonheur universel. Or, ici, nous l'avons et en toute objectivité, on ne peut pas dire que les gens soient aussi heureux que nous l'avions imaginé : de nouveaux problèmes ont été soulevés, et quels problèmes ! Notre genre de vie n'a absolument rien de pensé, de prévu, de voulu : il est dû aux hasards de nos découvertes scientifiques. Les industriels ont appliqué dans notre vie journalière toutes les inventions des savants, comme si nous étions des cobayes, sans même se soucier si cela contribuait à notre développement ou nous menaçait de déséquilibre. Aujourd'hui., nous sommes déshumanisés. On nous empile à millions dans des fourmilières malsaines ; notre vie est de plus en plus compliquée, coupée de la nature. Nos terres sont exploitées comme des usines, notre travail n'a plus de sens. Les familles se disloquent, l'homme est seul, désorienté Où allons-nous ? Quels seront, dans deux ou trois générations, les êtres issus d'une telle culture ? Et dans cette belle société de demain, à ce monde d'artistes, de savants, d'intellectuels, de sportifs, ne pensez-vous pas qu'il manquera quelque chose ? Un homme instruit et bien portant n'aura-t-il pas au bout du compte une petite fin décevante et n'éprouvera-t-il pas le besoin de chercher plus haut ?"
"Tout cela est malheureusement bien vrai et il est inutile de chercher à l'ignorer. Mais il faut se méfier aussi des brouillards de l'anticipation. Comme nous ne pouvions pas prévoir il y a cent ans la vie que nous mènerions aujourd'hui, nous ne pouvons prévoir celle de l'an 2000 : Pour un paysan hindou, notre vie est folle, mais pour nous qui sommes nés dedans, on ne s'en aperçoit pas ; c'est la vie de l'Indien qui nous parait impensable. Moi, j'ai foi en l'homme, c'est un animal merveilleux. Ne vous en faites pas pour lui, il évoluera, il s'adaptera au monde futur, comme il. s'est toujours adapté au cours des siècles. Et n'est-ce pas parce que des milliards d'hommes ont donné leur vie que nous sommes ici, libres ? "
"Vivre pour nous, n'est-ce pas accepter cette dette, en faisant à notre tour quelque chose pour ceux qui sont là aujourd'hui et seront là demain ? Oui, je sais, il y a un pessimisme certain chez les intellectuels : trop se contentent de lever les bras au ciel en pleurant : "Où allons-nous ?" Bien sûr, on se sent seuls dans ce grand courant qui nous emporte et nous balaie. Mais il faut réagir, il faut continuer de lutter. Déjà, des milliers d'Américains résistent individuellement contre cette vie superficielle. Ensemble, il faut créer un front. L'enjeu est trop grand pour abandonner. Bon gré mal gré, nous sommes en train de révolutionner le monde. Notre culture s'étend comme un bulldozer, emportant des cultures millénaires. Il ne s'agit pas d'aller contre le courant, c'est impossible, mais de le guider, le canaliser, essayer d'emporter dans ce voyage du passé vers le futur les valeurs qu'il est indispensable de conserver."
LA RÈGLE DU JEU
Les derniers temps, j'habitais chez Geo. Geo était fondeur, mais aussi président de la section syndicale de chez Bethleem Steel et Cie, la deuxième compagnie sidérurgique du pays. Il travaillait dans une boîte moyenne (4000 ouvriers), en banlieue.
Le soir, installés dans son salon, on bavardait. Il me disait : "Écoute, tes bourgeois européens qui viennent ici, ils nous cassent les pieds. Ils passent leur temps à nous critiquer. Leur gros argument : on manque de culture, d'originalité, d'artistes Peut-être, moi je suis mauvais juge en la matière, c'est pas mon rayon.
"Tu m'as parlé de ta vie dans les usines françaises. Eh bien, ouvre les yeux. Oh, je ne veux pas défendre le régime capitaliste ! mais regarde un peu ce qu'on a réalisé chez nous grâce aux syndicats. D'abord, c'est tout de même fantastique de penser qu'il y a seulement trois cents ans, cet immense continent était pratiquement vierge. Des millions d'immigrants s'y sont déversés, venus d'Allemagne, d'Irlande, de Scandinavie, d'Angleterre, de Russie, de France, de partout. Ils parlaient toutes les langues, ils pratiquaient toutes les religions, ils cherchaient une vie, une société nouvelle. Oh, ce n'étaient pas des enfants de choeur ! Il y avait de tout parmi eux. Avoue pourtant qu'il fallait être gonflé pour braver les dangers de la traversée et de l'établissement dans un pays inconnu. Ça a fait une sélection. Les poules mouillées sont restées en Europe. Comme ça, on a créé une nation dynamique, jeune, entreprenante et tournée vers l'avenir. Ici, des millions de persécutés, d'exploités, d'affamés, ont trouvé le pain, la paix et la liberté. Ils ont travaillé d'arrache-pied, ils se sont heurtés à d'innombrables obstacles, à des tas de problèmes. Mais ils ont fait un monde nouveau. Aujourd'hui, nous sommes le pays le plus riche, le plus puissant avec la Russie. On s'est même trouvé à la tête du monde libre, pas de gaieté de cur, bien sûr, et ça nous coûte assez cher, mais cette tâche, on est prêt à la remplir.
"Je ne veux pas dire que tout est parfait ici, mais nous avons donné à presque tous nos concitoyens le plus haut standard de vie du monde. Et c'est tout de même quelque chose qu'aucune autre culture n'a réalisé. On a abandonné des traditions qui avaient une grande valeur culturelle, c'est vrai, toute la conception millénaire du travail à la main. Mais il fallait choisir. Ça ne sert à rien de pleurer le bon vieux temps, l'âge d'or de l'artisanat. Et puis, tout n'était pas si rose dans le vieux monde. Tout le monde n'était pas artisan ! Combien d'hommes travaillaient jusqu'à seize heures par jour pour des salaires de famine ! Et si tu donnais à choisir aujourd'hui entre les deux systèmes, la majorité ne serait certainement pas pour l'ancien.
"On peut critiquer les machines, moi-même je ne m'en prive pas, mais qu'on, le veuille ou non, elles sont là pour rester. Il faut plutôt chercher à mieux les utiliser. Les problèmes du jour, c'est l'énergie atomique, l'automation et les pays sous-développés. A quoi ça servirait de démissionner là devant ? On ne va tout de même pas laisser crever des millions d'hommes à petit feu au nom du pittoresque et du caractère. Si on veut les sauver, leur donner une vie décente, il faut en passer par la standardisation. Nous sommes au seuil d'une ère nouvelle : on arrivera à quatre heures de travail pour chacun, l'éducation universitaire, des loisirs et des possibilités de développement pour tous.
"Nous, les prolos, on fait partie maintenant de la petite bourgeoisie, on est devenu la classe moyenne. On à une maison confortable, voiture, frigidaire, télévision, téléphone, et pendant les vacances, figure-toi qu'on peut arriver à se payer avec la famille un voyage en Europe, ou au Japon. Est-ce que vous pouvez en dire autant ?
"Maintenant qu'on est libéré du travail abrutissant, on peut s'instruire, lire, écouter de la musique, faire du sport, s'établir à son compte, changer de métier, de milieu et grimper dans l'échelle sociale. Les meilleurs, les plus intelligents parmi nous deviennent techniciens. Tu es libre d'entreprendre quoi que ce soit, n'importe où. Si tu as des capacités, une idée qui plaît aux gens et que ça se vende, ça y est, tu es riche, tu as réussi. Et si ça rate, eh bien tu n'as qu'à chercher autre chose. On ne subventionne pas les boîtes ici, s'ils veulent tenir le coup, ils doivent supporter la concurrence, continuellement moderniser, économiser, faire des recherches. Ca élimine le déchet.
"Pour la première fois dans l'histoire de ma famille de paysans et d'ouvriers, mes gosses vont à l'Université, ils ont eu des bourses et ils travaillent à côté : vendent des journaux, lavent les voitures des voisins pour avoir de l'argent de poche. Nos étudiants viennent de tous les milieux, même les plus pauvres. Ce n'est pas seulement l'élite qu'on instruit, mais la masse. En principe, tout le monde a les mêmes chances au départ. La lutte de classes n'aura bientôt plus de sens pour les ouvriers, parce qu'il n'y aura plus de classes. Etre ouvrier, ça ne veut plus rien dire. Tiens, regarde Henri, là-bas qui revient de son match de base-ball. Regarde-le sortir de sa Cadillac, chapeau mou, noeud papillon, col dur, cigare au bec, souliers vernis. Un capitaliste ? Non mon vieux un ouvrier fondeur, mon cousin
"Pourquoi parler dans le vague, jongler avec de grands mots : socialisme ? communisme ? Qu'est-ce qu'on y gagnerait ? Tu nous vois d'ici gérer notre usine ! surtout que c'est devenu drôlement compliqué, un vrai casse-tête. Il vaut mieux empocher la paye le vendredi soir et laisser les soucis au patron. Et puis ça nous donnerait quoi ? Un dollar de l'heure en plus peut-être, avec la dictature d'un seul parti et toutes les limitations Non merci. Avec nos deux partis, s'il y en a un qui s'endort au pouvoir, l'autre est là qui le talonne".
Le père de Geo était là lui aussi. Il écoutait. Il avait une belle tête d'ouvrier et pas des mains de demoiselle. C'était un vieux militant socialiste et syndicaliste. Il avait lutté toute sa vie pour la classe ouvrière. Dans un sens, il était satisfait de ce qu'ils avaient obtenu en cinquante ans. Mais, sur bien d'autres points, il était décu :
"Tu vois, en 1930 et avant, la lutte des classes était très dure ici. Les patrons avaient leur police, leurs hommes de main. Mais chez nous aussi on trouvait des gars qui en avaient dans le ventre, des syndicalistes, des socialistes, des communistes. On l'avait la conscience de classe, et on bagarrait dur. On a organise des grèves, on s'est battu avec les flics et les gangsters à la solde des patrons. On s'est fait souvent casser la gueule, mais les résultats sont là : on a arraché aux exploiteurs le haut standard de vie que tu vois.
"Seulement, aujourd'hui, nos gars ne s'intéressent. plus guère à la politique. Ils sont satisfaits. Ils ne veulent plus changer la société. Ils ont perdu leur idéal, ils vivent pour des choses. S'il y a conflit avec les patrons, c'est davantage une question d'intérêt ou de rivalité personnelle qu'une lutte de classes. Il n'y a plus beaucoup d'ouvriers dans les partis de gauche, mais des révolutionnaires de salon, des intellectuels, des mal adaptés, des éternels mécontents. Les syndicats, c'est un placement ! On paie sa cotisation mensuelle en pensant à l'augmentation que ça doit rapporter dans l'année.
"À quoi ça va nous mener tout ça ? Moi, je dis qu'on ne peut pas rester là comme un troupeau de vaches bien nourries, qu'il faut montrer aux gars quil y a toujours d'autres luttes à mener et que notre haut standard de vie, ce n'est pas une fin, mais un moyen".
"On en est à ce stade. On a des loisirs, mais on les gaspille. Ce n'est pas pour que les gars puissent se saouler deux fois plus souvent ou qu'ils aillent tous les jours au cinéma, qu'on s'est bagarré. Le problème, il est là : l'utilisation des loisirs. Il faut montrer aux gars que maintenant, libérés des besoins matériels, ils peuvent se développer intellectuellement y compris dans les arts et même dans la religion s'ils le veulent.
Il faut éveiller en eux le désir de se cultiver, leur donner les moyens de faire s'épanouir harmonieusement toutes leurs possibilités. Alors on arrivera à créer cette société nouvelle d'adultes conscients de leurs droits et devoirs."
TOUT AU LONG DE LA TERRE
J'aurais sans doute pu rester aux États-Unis, gagner beaucoup d'argent, avoir une belle situation, maison, voiture, mais ça ne m'intéressait pas. Alors, que faire ? Pousser vers l'Amérique du Sud, rejoindre un camp de travail dans un village mexicain, descendre vers le Guatémala, le Pérou, le Chili N'y avait-il pas encore tant de pays passionnants à connaître ?
Mais j'en avais assez : chaque pays demande une réadaptation ; il faut chaque fois apprendre une autre langue, se faire aux manières de vivre, à la nourriture, aux conversations, rencontrer des tas de têtes nouvelles, et toujours être le seul Français au milieu d'amis étrangers. C'est un régime plutôt fatigant malgré tout ce qu'il apporte.
Alors, après ces sept années de vie presque trop intensive, j'avais comme envie de souffler, de mettre un peu d'ordre dans mes idées, de repenser à tout ce que j'avais vu, vécu. Ce qu'il me fallait, c'était un pays de vieille connaissance, et je suis rentré au bercail, en France, sur la terre où je suis né. Tout n'y est pas parfait, loin de là, mais de tous les pays que j'ai connus, c'est encore là que je préfère vivre.
Et depuis mon retour, je me suis mis à écrire cette histoire, sans baratin, comme je l'avais vécue. Je n'avais jamais fait ça avant, et je ne savais trop comment m'y prendre. Ah, si j'en ai passé des heures et des heures à sécher devant des feuilles blanches c'était bien plus facile de vivre ces histoires que de les écrire ! Enfin, petit à petit, c'est venu. Je ne sais pas si j'ai réussi à vous faire revivre ce monde tel que je l'ai vu et senti, en tout cas, j'ai essayé d'être aussi objectif que possible. Peut-on l'être complètement ?
D'abord, il y a quelque chose qui m'a frappé : dans ce grand monde, hostile à en croire certains, j'ai passé sept longues années tout seul, sans défense et sans armes. Eh bien, jamais je n'ai croisé un regard de haine. Vous direz peut-être que j'ai eu de la chance. Pourtant, je suis allé partout, des quartiers européens aux quartiers les plus mal famés, et bien que je ne sois pas très patient, jamais il ne m'est arrivé quelque chose de déplaisant. Au contraire ! je n'ai trouvé que gentillesse, courtoisie, considération. D'un autre côté, je dois avouer que cette vie n'a pas toujours été facile, ça à même été parfois difficile, mais à aucun moment je n'ai regretté de l'avoir choisie ; et si c'était à refaire, à l'âge où je suis parti et en sachant d'avance ce qui allait m'arriver, sans une seconde d'hésitation, je repartirais.
Autre chose : jadis, les Français ne craignaient pas de s'expatrier ; ils s'aventuraient sous tous les cieux, on les trouvait aux quatre coins du monde. Aujourd'hui, c'est une poignée seulement que j'ai croisés sur ma route. Des Américains, on en rencontre partout, pas uniquement des diplomates et des techniciens, mais toute une armée de touristes, d'étudiants. Les Allemands, les Anglais sont aussi nombreux de par le monde, voyageant avec un minimum de moyens. Pourtant, on ne peut pas dire que les Français sont mal vus. Au contraire, si, j'avais le choix, et pour faciliter mes contacts avec les étrangers, c'est encore Français que je choisirais d'être. Alors, qu'attendons-nous pour prendre notre sac et nous mettre en route ? Allons un peu vivre chez les autres. Il ne s'agira pas de tout critiquer, de tout juger en fonction de nos habitudes ; il faudra plutôt essayer de nous adapter, de nous mettre dans la peau des autres, de chercher à mieux les comprendre et retenir ce qu'ils ont de positif. Ça nous montrera que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Ça nous donnera aussi une base de comparaison pour mieux approfondir et apprécier le pays où nous sommes nés. Enfin, ça nous montrera que parmi les 3 milliards d'hommes, il y a bien des manières de vivre, de croire, et pourquoi pas, qu'elles sont aussi relatives et justes, et vraies que les nôtres.
Il n'est plus temps de penser nos problèmes à l'échelle minuscule de notre village, ou même de notre pays : il faut les penser à l'échelle mondiale., Américains, Mexicains, Russes, Japonais, sont tous nos concitoyens, nous faisons tous partie de la même grande famille humaine. Serrons-nous les coudes, le moment est décisif. La guerre, qui prouvait seulement que la loi du plus fort est la meilleure, n'est plus une solution. Elle est dépassée. Tous sont d'accord : un duel à coups de bombes atomiques serait un suicide. Comment résoudre les différends internationaux autrement que par les armes ? Telle est la question qui se pose. La solution demandera beaucoup de patience, de bonne volonté réciproque. Mais y a-t-il une seconde solution, et n'est-ce- pas là notre tâche : gagner la paix, aider les pays sous-développés et former des hommes nouveaux, ouverts, larges d'esprit, pensant en véritables citoyens de la terre, un monde où tous les hommes seront amis ?
Et si un jour il m'arrivait de douter de la bonne volonté, du désir de paix de tous les peuples, il me suffirait de fermer les yeux, de refaire par la pensée un tour du monde éclair. Je visiterais des douzaines de villes, des centaines de villages connus ; j'y retrouverais des milliers d'amis, amis Japonais, Bulgares, Américains, Allemands, Indiens, Polonais Je les retrouverais dans leur vie de tous les jours, à l'usine, aux champs, à table, au repos ; je les retrouverais tous ces milliers de braves gens luttant jour après jour avec ce que cela comporte de petites peines, de petits sacrifices, pour nourrir leur famille, élever leurs enfants, en faire des hommes. Oh, bien sûr, on n'écrit pas leurs noms dans les journaux ! Ils sont bien trop "insignifiants", ils n'ont pas tué leur femme ou leur voisin, mais ils sont là, des millions, jaunes ou noirs, bruns ou blancs, bouddhistes ou hindous, juifs, athés ou chrétiens. Et ils luttent, chacun à leur manière, dans leur petit coin, tout au long de la terre, dans chaque pays, pour que le monde de demain soit un monde de paix, et d'amitié.
fin
Notes de bas de pages
82 - Alors je l'ai demandée aux passants ; le premier a haussé les épaules, le second m'a fait un vague signe de la main ; le troisième m'a indiqué l'adresse de l'Armée du Salut !
83 - Ils m'ont demandé de parler à des étudiants d'origine japonaise. De leurs parents, ils gardaient les traits, mais plus ouverts, plus naturels et débarrassés de toute réserve nippone. Et quand j'ai voulu leur parler comme à des Japonais, ils m'ont répliqué : "mais nous sommes américains" !
84 - Sitôt débarqué, je suis allé voir de trop près un vrai volcan en éruption. C'était féerique ! Depuis 2 mois, la lave en jaillissait, coulait vers la mer en rivières incandescentes. Les scories, encore brûlantes, m'ont grillé les semelles.
85 - Je m'étais imaginé les Américains tous grands et de type anglo-saxon et je voyais tous les genres : des Chinois, des Mexicains, des Grecs, des Italiens, des Cubains, et des Noirs bien sûr ; je sentais l'immense creuset qu'est l'Amérique.
86 - Toujours en stop, cahin-caha, j'ai traversé la Vallée de la Mort, un interminable désert sous une chaleur à crever. Et j'ai débarqué à Las Vegas, le paradis des joueurs. Je n'avais pas d'adresse, j'ai erré une partie de la nuit. Ça jouait partout, avec des appareils à sous, cartes, tapis verts, dans des pièces sombres, enfumées. J'observais les regards crispés, braqués sur les dés, la roulette. Quand le sommeil m'a pris, j'ai trouvé une pelouse où une douzaine de gars ronflaient déjà. Coups de pied dans les côtes, torche en pleine figure : Police ! Papiers ! Comme j'étais étranger, ils se sont radoucis et m'ont mis en garde contre les joueurs qui ont tout perdu au jeu et cherchent à se refaire en piquant des portefeuilles. J'ai failli leur dire que de ce côté là, je ne risquais rien ! Les jardiniers nous ont réveillé avec leurs lances d'arrosage.
87 - Mes hôtes me faisaient donner de petites causeries : dans les écoles, les groupements de jeunes, les associations diverses et pacifistes, à la radio même. Je témoignais sur la guerre que nous avions vécue, les chantiers SCI et aussi sur les pays où j'avais travaillé ; en anglais bien sûr !
88 - Les clichés, entretenus par les médias, les livres, les voyageurs, existent partout ; mais correspondent-ils toujours à la réalité ? N'avons-nous pas les nôtres sur les Anglais, les Allemands, les Américains ?
89 - Le mari a renchérit : toute la journée, je soigne des malades et vis parmi des gens qui souffrent ; alors pour me détendre, oublier ces misères, rien de mieux que la télé.
91 - Il faut entendre le patron gueuler après les Mexicains. Avec moi, embauché sans permis de travail, il met des gants ; comme il a fait la guerre en France, il m'invite dans sa luxueuse ferme. Poliment j'admire sa collection de revolvers, de casques, de flèches indiennes en silex. Après un whisky, il m'offre un sac de patates et d'oignons, trop petits pour être vendus.
92 - Puis j'ai travaillé "aux pommes". Un boulot de forçat ! Des Noirs les ramassaient, des Blancs les emballaient. Affecté à la réception, toute la journée je déversais sur le tapis roulant 180 caisses de 25 kg de fruits à l'heure ! Ainsi, pendant 9 heures, 40. 000 kg me passaient par les bras ! En gros, 200 000 pommes qui m'exténuaient.
93 - Des camions bourrés à craquer, ressorts à plat, avec des montagnes de matelas ficelés, de choses suspendues, et la marmaille, perchée sur le chargement, accrochées aux cordes, avec des frimousses délurées sous les chapeaux à larges bords.
94 - Deux jeunes américaines d'une secte protestante, tiennent l'infirmerie dans la journée et essaient d'embrigader les gosses. Installées depuis 2 ans dans leur confortable baraque, elles n'avaient jamais mis les pieds dans les waters du camp, jamais ramassé un cornichon dans les champs. Si elles avaient quitté leur bungalow aux doubles portes, éclairé à l'électricité, pour vivre une journée sous les tentes avec les gens, elles auraient économiser bien des efforts pour les atteindre.
95 - Quand on découvre une ville, on parcourt le centre, on visite les monuments, les musées, les curiosités, les églises, mais les gens ? on passe à côté. Avec SERVAS, on les rencontre. C'est fou ce que j'ai appris dans les familles, aux repas. Chez lui, l'homme est naturel, détendu. Mais à la longue, c'est fatigant de s'adapter chaque fois à de nouvelles personnes, donner en permanence des causeries, avec réponses aux questions.
96 - En Louisiane, j'ai stoppé un jeune Acadien : un de nos petits cousins venus du Canada s'installer dans la région. Ils parlent un français désuet que je comprenais difficilement.
On a fait ensemble un tour dans la Nouvelle-Orléans : des gens moins pressés, des maisons avec des volets, une cuisine plus raffinée qui rappelait l'influence française. Dans Bourbon Street, on a écouté des orchestres noirs, et j'ai appris que le jazz était né là.
97 - A Miami, Bob Lutweiler de SERVAS m'a rejoint pour une quinzaine de jours ; On a cherché à bivouaquer sur la plage avec ses cocotiers, mais les moustiques et les patrouilles de police nous en ont chassé.
98 - Alors il m'a emmené boire une bière dans le quartier noir de la ville : quelle désolation ! Un autre monde : cabanes de vieilles planches, rues défoncées, trottoirs encombrés de papiers, de bouteilles et de conserves vides. Il me confiait : ça fait mal quelle que soit ta personnalité, d'être toujours traité avec mépris, comme des parias, des citoyens de dernière classe, comme ça toute la vie ; de s'entendre dire : "Fous le camp, pas de sale noir ici !" Mais en cas de guerre, ils nous flanquent en première ligne.
99 - Souvent Bob m'y rejoignait. Il possédait une ferme en Pennsylvanie et avait besoin d'argent pour la transformer en Universite Populaire, y organiser des activités et coordonner les projets SERVAS. Pour les week-ends, les congés, nous allions dans sa ferme ou bien l'on descendait à New-York ou Philadelphie ; nous vivions à l'américaine où l'on court toujours : boulot, réunions, meetings, manifestations. On rencontre des tas de têtes nouvelles, qu'on ne revoit plus. On a des contacts sympas, mais peu profonds et on logeait chez les hôtes SERVAS. Bob avait beaucoup de vitalité, de curiosité, de convictions et il était toujours partant.