Opération Amitié (Inde)
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INDES FABULEUSES
1953-1954
L'ESPACE VITAL
Par les rapports qui nous arrivaient des Indes, on y suivait le travail de nos équipes et je brûlais d'envie d'aller moi aussi là-bas mettre la main à la pâte. D'autant plus que ce mot "Indes" gardait à mes yeux quelque chose de mystérieux et de fascinant. Et quand le S. C. I. m'a proposé de rejoindre le groupe qui bâtissait un dispensaire pour les Chenchous, dans la jungle de la région d'Hyderabad Deccan, vous pensez si j'ai répondu présent !
En vingt-quatre heures, j'ai eu mon visa gratis au consulat indien. Mais à la compagnie maritime anglaise, ça marchait moins bien. Il y quelques années encore, les voyages sur le pont étaient interdits aux Européens ; cette restriction avait été levée depuis l'indépendance des Indes. En tout cas ils n'avaient pas l'air très heureux de me délivrer mon billet.
Pensez, un Sahab, voyager sur le pont ! Sans hygiène ! Sans protection possible ! On pouvait m'attaquer, me voler, ou qui sait, me faire passer par-dessus bord ! Je leur en ai bouché un coin en disant que depuis des mois, à Lalukhet, je vivais dans les mêmes conditions. Ils ont tenu malgré tout à me faire signer une déclaration dégageant leur responsabilité.# 23
J'ai enfin grimpé le long de la passerelle. Rapide tour d'horizon : il fallait s'installer en vitesse. A la chaleur odorante de l'entrepont, j'ai préféré le plein soleil. Juste le temps d'étaler mon sac de couchage et le gros des passagers est arrivé en trombe : hommes, femmes voilées, enfants, baluchons ça braillait, ça gueulait et j'ai dû rouspéter un peu moi aussi pour défendre mon bout de plancher. Le bateau venait de Bassora, dans le golfe Persique, ramenant sa cargaison de pèlerins musulmans retour de la Mecque.
J'avais tout juste la place pour m'étendre. Quant à se déplacer, rien que l'idée d'avoir à enjamber cet enchevêtrement de corps et de ballots vous enlevait l'envie de tenter l'aventure. S'accouder au bastingage, il n'en était pas question chacun essayait de résoudre au mieux le problème de sa situation dans l'espace. Les plus mal loties, dans cet entassement c'étaient les femmes : elles devaient allaiter leur bébé, surveiller les gosses, nourrir la famille, et tout ça en restant dissimulées sous leur épais purdah, avec le constant souci de ne jamais laisser entrevoir un coin de leur visage aux hommes qui, autour, les épiaient. Deux jours et deux nuits sur un mètre carré de plancher dur et brûlant : j'en étais tout courbaturé. Mais où étaient les fameux dangers du voyage ? Seul Européen à camper sur le pont, je n'avais pas senti la moindre hostilité à mon égard.
On est arrivé en vue des côtes indiennes. Du coup, j'ai oublié mes courbatures. Bombay était là, avec sa rade, ses palmiers, ses fleurs, et des collines verdoyantes qui m'avaient tant manqué au Pakistan. Beaucoup de monde sur le quai : des hommes vêtus à l'européenne (ça m'étonnait beaucoup) et des femmes, -- non, des fées, des princesses - aux saris multicolores, les bras chargés de guirlandes de fleurs qu'elles passaient au cou des amis attendus, des amis fêtés, salués d'un geste gracieux, mains jointes à hauteur de la poitrine
J'avais en poche mon billet de chemin de fer de troisième classe et 8 roupies d'indemnité de voyage (pour quatre jours). Odvard ne m'avait donné qu'un seul conseil :
"Si tu veux monter dans le train, arrive au moins deux heures à l'avance. "
Et me voilà parti à la découverte des Indes, les Indes irréelles, fabuleuses. Je ne sais comment vous les imaginez, mais pour moi, c'était toute une affaire : des maharadjahs sur leurs éléphants chamarrés d'or, des princesses éblouissantes, bercées au rythme des baldaquins, des fakirs couchés sur des lits de pointes, des charmeurs de serpents et des Yogis.
Qu'y avait-il encore dans ma jeune tête ignorante ? Ah ! Gandhi. Je ne savais pas grand-chose sur lui, mais j'avais vu souvent sa photo dans les journaux. Enfin je pensais à l'énorme foule indienne barbue, enturbannée, aux affamés et aux malheureux que je voulais secourir. Mais, c'est que Bombay n'était pas du tout, pas du tout ce que j'avais imaginé. En allant vers la gare, je voyais de grands immeubles à l'européenne, des banques, des bureaux
Et mes maharadjahs ? Et mes éléphants ? J'étais plutôt déçu. Je me suis consolé en pensant que dans quelques heures j'allais sûrement connaître l'Inde véritable.
Ce que j'admirais le plus, c'était les femmes. Au Pakistan je m'étais habitué à ne voir que des fantômes ambulants, mais ici, bon sang ! Il y en avait partout, des centaines, des milliers de femmes offertes à mes regards, un vrai régal de beauté : ces visages dorés, aux traits réguliers, ces démarches de reines, ces tailles souples drapées dans les saris qui voilent et moulent les formes sans les cacher peut-être aussi étais-je devenu moins difficile. Les abords de la gare étaient envahis par une foule de pauvres gens groupés par familles autour de leurs baluchons.
Ils semblaient attendre. Attendre quoi ? Beaucoup dormaient à même le ciment, dans la poussière. A l'intérieur, c'était pire ! Je commençais à m'inquiéter sérieusement : où allaient-ils ? Ce n'était tout de même pas tous des voyageurs !# 24
Après avoir déniché avec peine un petit coin, je me suis assis sur mon sac et j'ai regardé mes voisins. La mère allaitait un gosse maigre et tout nu ; deux autres dormaient par terre, la tête dans un chiffon pour se protéger des mouches ; deux autres encore, des gamins, s'accrochaient en pleurnichant à son sari. Elle ne semblait ni les voir ni les entendre et fixait le vide d'un regard accablé et lointain. Un des gosses est allé déposer sa crotte au bord du quai. Elle a interrompu ses tristes méditations pour lui laver les fesses, d'un geste las en se servant de l'eau contenue dans un petit pot de laiton. Le père, lui, pieds nus, accroupi près de ses trois baluchons flottait dans un pyjama douteux et chiquait son bétel d'un air grave, lançant régulièrement, à droite et à gauche de longs jets de salive rouge. Je n'étais pas là depuis cinq minutes, qu'un mendiant crasseux, sorti je ne sais d'où, se traînait à genoux devant moi. Sauf un vague bout de pagne, il était nu, décharné à faire peur. Et il me racontait une histoire interminable, d'une voix larmoyante, en agitant sous mon nez ses mains entourées de guenilles sales. Comme je n'avais pas l'air de comprendre, en un clin d'oeil, avec ses dents, il a défait les noeuds, laissé tomber les bandes et repris ses lamentations de plus belle en me fourrant ses mains devant les yeux. Ses mains ! il ne restait plus que des trognons de doigts. Était-ce ? Mais déjà, saisissant quelque intérêt dans mon regard, il s'était jeté sur les pansements qui ficelaient ses pieds.
Tronqués eux aussi ! Bon sang ! Ça devait être un lépreux !
Je ne connaissais rien à la lèpre, sinon que c'était une terrible maladie qui vous ronge les chairs peu à peu ; et qu'autrefois, chez nous, on les mettait dans une sorte de quarantaine à vie, munis d'une clochette pour prévenir les gens lorsqu'ils se déplaçaient. Je lui ai donné un anna, pour en finir. Sa pitoyable figure s'est illuminée. . Il s'est confondu en remerciements et en bénédictions. Au moins, maintenant, il irait voir quelqu'un d'autre Pensez-vous ! Il avait repris sa complainte, il brandissait de nouveau ses moignons, encore plus près de ma figure. Et c'est qu'il n'était plus seul ! Il en accourait de partout : des gosses difformes, des sans-jambes, des manchots, et d'autres, aux mains bandées Bouleversé, impuissant, j'étais au centre d'une véritable cour des miracles, submergé par un choeur de voix suppliantes, un atroce étalage de plaies et d'infirmités que chacun essayait de pousser en avant. Devais-je leur donner mes 8 roupies ? Je ne sais vraiment pas comment j'en serais sorti sans l'arrivée d'un policier : un moulinet de son bâton, des cris, des injures, et ils étaient partis.
A peine remis de cette émotion, j'ai remarqué des groupes qui se levaient péniblement. Les femmes chargeaient les baluchons sur leur tête, calaient leur gosse à cheval sur la hanche et bientôt, la foule, d'une démarche lente et harassée, s'est mise en mouvement.
Le train pour Hyderabad était annoncé. Ruisselants de sueur, on était là, tassés sur le quai, prêts à l'assaut.
Moi aussi j'étais prêt, mon sac bien calé sur les épaules. Et j'aime mieux vous dire que je me sentais plutôt nerveux, inquiet. Est-ce que j'allais pouvoir grimper dans le train ? Comment se passerait ce long voyage, seul au milieu de la masse indienne ?
Enfin, une immense clameur. Le train entrait en gare. Mais où étaient-ils donc nos wagons de troisième ? Ça défilait : des wagons-lits, des wagons climatisés, des wagons de première, des wagons-restaurant, des secondes, des wagons d'inter-classe, et ceux réservés à la poste, aux militaires, aux cheminots, aux femmes, aux domestiques. Puis un grand cri : C'étaient eux, nos quatre wagons, ils arrivaient. Hypnotisé, je ne les lâchais pas des yeux. Allaient-ils me dépasser ?
Déjà les plus lestes bondissaient sur les marchepieds. La foule, déchaînée, s'est ruée derrière eux. Je me suis senti soulevé. La portière n'était pas loin. Mais quelle bagarre ! Les plus forts repoussaient les plus faibles. J'écrasais et j'étais écrasé j'agissais comme un automate, comme une brute.
Allez faire autrement dans cette terrible mêlée d'où jaillissaient les cris rauques des hommes, les appels, les plaintes des femmes, les pleurs des enfants A moitié conscient, je tendais ma volonté vers un seul but : la porte. J'ai réussi à m'agripper à la rampe. Les dents serrées, j'ai tiré, tiré de toutes mes forces et je me suis trouvé dans le wagon. Le plancher vibrait sous le martèlement précipité de tous ces pieds nus. Mais la bagarre continuait : dans un vacarme de protestations et de querelles, on se disputait les places. Un grand Sikh barbu se hissait péniblement sur la planche à bagages. J'ai jeté mon sac dans un coin. Je me suis laissé tomber sur la banquette de bois. Il était temps. Comme un raz de marée, la foule avait envahi les moindres recoins. Quelques malins essayaient encore de s'infiltrer par les fenêtres. Désespérés, ceux qui étaient restés dehors tentaient farouchement de prendre pied, dans la voiture. Si par chance ils parvenaient à atteindre leur but, ils s'empressaient de repousser les autres postulants
Et dire qu'en France, autrefois, j'avais entendu parler d'une certaine non-violence indienne !
A LA BONNE FRANQUETTE
Des waters aux porte-bagages, des couloirs aux marchepieds, le wagon, maintenant, est archi-bondé. Plaintes et cris diminuent de violence. Les querelles s'apaisent. Les familles se comptent, cherchent leurs baluchons. Chacun prend ses dispositions pour le long voyage qui l'attend. Ma tension nerveuse, elle aussi, a baissé. Je suis dans le train ! Oui, mais dans quelle position ! Je peux à peine bouger, une femme et un homme entre les genoux, mes pieds coincés par une multitude de pieds. Quant à mon sac, invisible, disparu, enseveli sous une avalanche humaine. Les mendiants décharnés, les aveugles, les lépreux continuent, le long du train, à lancer leurs mains et leurs lamentations. Qui les regarde ?
Les sièges sont disposés dans le sens de la longueur : deux banquettes latérales et deux centrales. A vrai dire, on ne sait même plus où elles se trouvent, ces banquettes ! Du reste, l'atmosphère est à la détente. Ceux qui ont des sandales les enlèvent, s'ils y arrivent. On s'offre des cigarettes et des chiques de bétel, on bavarde, on plaisante, on lie connaissance. Ma présence les intrigue. Après m'avoir détaillé avec une évidente curiosité, ils s'enhardissent et me posent une première question en hindi. Puis, en anglais, gentiment, sans façon, ils continuent. Je dois faire face à un véritable interrogatoire : d'où je viens, où je vais, quel est mon nom, ma nationalité, ma religion, mon instruction, mon travail, si je suis marié, si j'ai des enfants, combien, ce que je fais aux Indes et ce que je gagne Très fiers, mes plus proches voisins traduisent les réponses et les commentent. De bouche à oreille, mon histoire fait le tour du wagon. Ils ne semblent pas trop comprendre l'idée de travail manuel dans les chantiers internationaux, et malgré mes protestations puisque je vais construire un dispensaire, ils se mettent à m'appeler "Docteur". Sourires, prévenances, c'est à qui manifestera le plus d'attentions à mon égard. Ils se tassent même un peu plus pour me faire de la place. Bref, je suis adopté.
Pendant ce temps, tranquilles et devisant entre eux, voila qu'apparaissent sur le quai les voyageurs de première et deuxième classe : les femmes, avec leurs magnifiques saris de soie ; les hommes, arrogants, le verbe haut, lançant des ordres secs aux coolies. Enfin, le train démarre - pas d'embrassades ici : ils se quittent en joignant les mains sur la poitrine et en disant Namaste, Namaste - et on passe de la fraîcheur relative de la gare à une température de fournaise.
J'avais pensé que c'en était fini avec les mendiants et les colporteurs, mais pas du tout ! Ils sont toujours là, circulant le long du train, d'un marchepied à l'autre, entrant et sortant par les fenêtres. Et il faut les entendre haranguer la clientèle, proposer briquets, mouchoirs, serviettes, caleçons, torches électriques des engins magiques, ces torches, et qui semblent avoir beaucoup de succès, mais elles sont si chères !
Les amateurs se contentent d'apprécier la volubilité et le bagout des camelots, comme au théâtre. Voici venir un marchand de bonbons, qui essaie de tenter les gosses en leur promenant ses friandises sous le nez : à en juger par les regards brillants de convoitise des petits Indiens, ils doivent être bien appétissants ces bonbons enrobés de poussière ! Près de moi, une mère succombe à l'ardente et muette prière de son gamin : avec lenteur, avec des gestes quasi religieux, elle dénoue un coin de son sari et tire un anna de cette bourse improvisée. Comme elle la tourne et la retourne dans sa main, cette pièce ! Comme elle soupire, avant de la laisser tomber dans celle du marchand, tandis que le gosse se précipite sur les bonbons Hop ! Changement de décor. Un masseur se faufile par la fenêtre et entre en scène, serviette crasseuse sur le bras et bouteille d'huile à la main. Un de mes voisins accepte ses services. Le pauvre ! Après lui avoir parcimonieusement huilé les cheveux, voilà que le masseur s'empare de sa tête et se met à la cogner, la gifler, la secouer, la pétrir, la tordre dans tous les sens. ., sans oublier les grands gestes spectaculaires du "spécialiste". Mais, le patient ?
Eh bien, ma foi, il a l'air très satisfait du traitement qu'on lui inflige.
"Deux bananes pour un anna - Ek anna ke do ! " c'est le vendeur de fruits qui vient nous faire son petit numéro et je lève les yeux au ciel ! et je refuse de vendre à ce prix-là !
En attendant, il fait des affaires. Puis, c'est au tour des mendiants : des gosses nus, ou presque, la peau tendue sur les os. Les mieux organisés ont monté un petit orchestre de tambourins et de cymbales : ils chantent en claquant des mains. Ça leur permet d'attirer un peu l'attention et de récolter surtout des encouragements et des sourires. On traverse des plaines arides, brûlées de soleil, couvertes d'une poussière qu'un vent chaud soulève en épais tourbillons. On n'y voit plus rien à 15 mètres. Le wagon en est plein.
Les voitures de première sont calfeutrées et climatisées : ici, comme il faut bien respirer, toutes les fenêtres sont ouvertes, et la poussière nous remplit les yeux, la bouche et le nez, vient se coller sur notre peau moite. Avec la soif et le mal aux fesses, ça devient vite intenable. Enfin, la première gare : "Coolies, coolies", les porteurs courent le long du train encore en marche et se suspendent aux portières, prêts à bondir sur le client éventuel. "Pan Vallah ! Pan Vallah ! - Marchand de bétel - Chah Vallah ! Chah Vallah ! - Marchand de thé", il arrive, précédé de son cri, et vous vend son thé dans un petit pot de grès qu'on jette après usage. Je fais comme les autres et je me paye un pot de ce breuvage douceâtre. Les quelques voyageurs qui sont descendus ont été vite repérés : il s'en présente le double pour assiéger la place.
Poussé par les uns, refoulé par les autres, un groupe de paysans réussit quand même à prendre pied. Ils n'ont pas l'air de se sentir à l'aise. Maigres, craintifs, un peu ahuris, ils baissent la tête et se font tout petits, comme pour se faire oublier, se gardant de réagir ou de répliquer aux rebuffades des voyageurs moins misérables qu'eux. A croire qu'au milieu de cette mouise il y a encore des barrières ! Ils restent là, ces pauvres paysans, debout, appuyés sur leurs longs bâtons, vêtus seulement d'une sorte de pagne crasseux et d'un turban. Ils n'ont pas dû souvent prendre le train. Ils en ouvrent de ces yeux devant le paysage qui défile ! La vue de lieux connus leur arrache de timides cris d'étonnement. Leurs femmes n'ont qu'un sari qui cache très mal la poitrine. Je semble être le seul à y prêter attention, d'autant plus que ma joue s'appuie contre le sein tout rond d'une jeune paysanne.# 25
Le train vient à peine de démarrer qu'un contrôleur se ramène, tout habillé de blanc. Non sans mal, il se fraye un passage dans la masse des corps enchevêtrés. C'est un personnage important le contrôleur, un Bapou. Tous suivent ses moindres gestes, la respiration suspendue, dans un silence respectueux. Alors, vous pensez s'il s'en donne des airs, le bonhomme ! Il a déniché une douzaine de pauvres bougres qui essayaient de resquiller, tapis sous les banquettes ou juchés sur les planches à bagages. Ils les fera descendre au prochain arrêt. Mon voisin me dit qu'ils vont tout simplement tenter leur chance dans le train suivant.
UN HOMME QUI MANGE
Quand le convoi s'est arrêté, je me suis glissé hors du wagon pour aller prendre part à la mêlée autour de l'unique robinet et avaler un demi-litre d'eau tiède. Ça m'a fait penser, après coup, à ceux qui m'avaient dit : "Aux Indes, un Européen ne doit boire que de l'eau bouillie, ne manger que dans des restaurants sûrs " Ils oubliaient que l'hygiène est fonction du porte-monnaie. Et allez donc faire bouillir de l'eau sur le quai d'une gare !
A chaque arrêt, l'assaut des coolies, des mendiants, des colporteurs, se répétait. A voir passer devant mes yeux ces fruits, ces sucreries, ces galettes de blé, j'ai commencé à me sentir l'estomac creux. Profitant d'un arrêt de trois quarts d'heure, je suis allé faire le tour des restaurants. Pour un malheureux repas, les garçons en uniforme du Buffet européen me demandaient 3 roupies ; les Musulmans, 1 roupie. Il ne me restait que le restaurant hindou-végétarien : ils se contentaient de 8 annas.
Pas de tables. Les clients sont assis par terre, jambes croisées. J'ai pris place dans le rang. Un jeune gars souriant, à la chemise luisante de graisse, est venu poser devant chacun de nous une feuille de bananier passée à l'eau : notre assiette.
Un autre, qui arrivait derrière, y a jeté deux ou trois poignées de riz. Un troisième, armé d'une louche, a versé de la purée de pois liquide au milieu du petit tas de riz. Un quatrième, enfin, a arrosé le tout d'une cuillerée à café d'un liquide huileux et d'une pincée de sel. Ces messieurs sont servis !
J'ai attendu un peu, en épiant mes voisins, pour voir comment ils s'y prenaient. Ils ont retroussé leur manche droite -- ceux qui en avaient -- et mélangé à pleine main le riz et la purée de pois. Ils faisaient ensuite de petites boulettes qu'ils prenaient du bout des doigts et expédiaient dans leur bouche d'une chiquenaude du pouce : un peu comme on joue aux billes En avant ! J'ai fait comme eux, sans trop de difficultés, et j'y allais même de bon coeur mais ces maudits pois étaient si épicés, qu'à chaque bouchée je changeais de couleur
Imitant toujours la compagnie, j'ai rincé ma main et ma bouche, je me suis levé. Alors, en un clin d'il, un gosse s'est jeté sur mon assiette-feuille de bananier et a lapé goulûment les quelques grains de riz qui restaient.
En jouant des coudes, j'ai retrouvé ma place dans le wagon.
Le Sikh à turban et longue barbe s'était fait apporter un repas du restaurant musulman non végétarien, trois petits bols sur un plateau de laiton : un rempli de sauce rougeâtre et de menus morceaux de viande ; l'autre de purée de pois ; le troisième de lait caillé. Il y trempait des chappatis, d'appétissantes galettes de blé
Mais c'est que je n'étais pas le seul à le regarder manger !
Tout un cercle de mendiants était là, qui ne perdait pas un geste, pas une bouchée, pas un coup de dent : quinze paires d'yeux guettant les doigts qui brisaient la galette, les morceaux de galette trempés dans le godet, la main qui montait vers la bouche, la bouche qui s'ouvrait, la bouche qui mastiquait. ., et il y en avait même quelques-uns, les yeux écarquillés, qui mâchaient en cadence : leur pomme d'Adam descendait et montait, descendait et montait. Le grand Sikh barbu avait beau crier, faire des gestes menaçants, les autres restaient là, tenaces, hypnotisés Pour s'en débarrasser, il leur a jeté une galette. Ç'a été une belle ruée ! Les plus faibles, qui n'avaient rien eu, revenaient à la charge, plus suppliants, plus affamés, plus convaincants que jamais. Une jeune femme en haillons tendait son bébé à la tête couverte de plaies ; une gosse, nue comme un ver, guidait la main décharnée de sa mère aveugle ; une sorte de cadavre ambulant montrait ses os en saillie
Puis, le train est reparti, dissipant cette vision de cauchemar. La nuit tombait. Les têtes de mes voisins se sont mises à basculer d'un bord à l'autre, à se ressaisir, à retomber.
Tassés l'un contre l'autre, ils essayaient, dans leur sommeil, de trouver une position moins inconfortable. Ceux qui étaient debout sommeillaient tant bien que mal, serrés au point de se soutenir les uns les autres. De temps en temps j'en voyais qui arrivaient à se laisser glisser et qui dormaient, accroupis sur leurs talons
Je regardais autour de moi cet amas de corps endormis. Comment avaient-ils pu conserver des têtes si belles, si sereines, dans cette effroyable misère ? Des visages d'une noblesse qu'auraient pu leur envier bien des bourgeois trop nourris de chez nous.# 26
Au petit matin, je me suis décidé à tenter une sortie en direction des toilettes. Qu'est-ce que j'ai dû enjamber, contourner, réveiller, déranger comme monde ! C'est pas que je sois un mordu de l'hygiène, mais après tant de poussière et de sueur, le débarbouillage s'imposait. Je venais de me savonner avec l'eau qui restait dans ma gourde, quand le train a ralenti et soudain, une clameur sauvage ! Les portes se sont mises à battre, enfoncées plus qu'ouvertes : du quai et à contre-voie, une nouvelle trombe humaine s'engouffrait dans notre wagon. J'ai abandonné ma salle de bains, j'ai foncé pour assister, impuissant, à la prise de mon ex-trois quarts de place. Et en attendant, il en grimpait, il en grimpait toujours, et moi je restais là, la figure ensavonnée, mes trucs de toilette dans une main, ma chemise dans l'autre, coincé, paralysé, encerclé. J'avais beau hurler, m'égosiller, personne ne m'entendait, personne ne m'écoutait ; ils gueulaient plus fort que moi ! Ce n'est qu'après le départ du train et un bon quart d'heure de discussions, grâce surtout à l'intervention de mes voisins, que j'ai pu récupérer une portion de mon trois quarts de siège : juste assez de place pour une fesse. Voilà comment j'ai découvert les Indes.
CHEZ LES CHENCHOUS
J'avais changé de train à Hyderabad, et en attendant la correspondance, sans respect pour ma dignité d'Européen, je m'étais allongé comme tout le monde sur le ciment du quai, au milieu de la longue file des autres "troisième classe"#27 abrutis de sommeil, de fatigue et de chaleur, insensibles aux cris et à l'agitation qui régnaient autour de nous. Plaintes des mendiants, cris des colporteurs, bousculades autour des robinets, et cette volée de voyageurs pressés qui descendent des trains et s'en vont pisser un peu partout, à la sauvette, assis sur leurs talons. Maintenant, j'étais presque au bout du voyage. Encore une étape et j'arrivais à Vatverlapalli, chez ces fameux Chenchous. Vous pensez si ça m'excitait d'aller bâtir ce dispensaire, au coeur de la jungle, chez des primitifs qui chassent encore à l'arc et se nourrissent de fruits et de racines ! Je venais de passer la nuit à Mananur, chez le Dr Ansari, seul responsable sanitaire de la région.
Ces Chenchous faisaient partie, me disait-il, des premiers habitants de l'Inde. Mais les envahisseurs successifs les avaient peu à peu chassés des plaines et ils s'étaient réfugiés dans les 12 000 km2 de jungle qui couvrent le plateau d'Amrabad. Depuis, ils avaient mené une existence de semi-nomades, derrière leurs petits troupeaux de buffles, de vaches, de chèvres ou de moutons. Ils vivent nus, travaillent très peu la terre et se refusaient, depuis des siècles, à tout contact avec l'extérieur. Il n'y a pas longtemps encore, la seule vue du vêtement blanc des fonctionnaires indiens les mettait en fuite. Même aujourd'hui, ils continuent à vivre et à mourir un peu comme des bêtes, décimés par le paludisme et les maladies tropicales. Ils sont quand même quelques dizaines de milliers et le gouvernement actuel a commencé à s'occuper sérieusement des Chenchous et de toutes les autres tribus de primitifs, Naggas, Khasis, Garos, Taros près de 10 millions d'aborigènes encore disséminés dans les jungles et les montagnes des Indes. Depuis des années, un projet était à l'étude pour établir une sorte de "colonie" chenchoue à Vatverlapalli, autour d'une école, d'un dispensaire et d'un bazar. Mais aucun entrepreneur n'avait accepté jusqu'ici de se charger de ce travail en pleine jungle, loin de la civilisation. Et puis, les 30 kilomètres de route forestière, souvent impraticables, rendaient l'accès de la région trop difficile.
C'est pourquoi notre offre d'aide avait été la bienvenue.
Une cinquantaine de familles s'étaient déjà fixées à Vatverlapalli, avec leurs maigres troupeaux et deux ou trois petits champs de maïs. Ils récoltaient du miel, ils tressaient des paniers de bambous qu'ils troquaient contre des couteaux, des allumettes, du sel. Le Dr Ansari en était là de ses explications quand le guide est arrivé, perché sur le timon d'un char à boeufs. C'était un Chenchou, mon premier Chenchou ! Vous pensez si je le dévorais des yeux ! Plutôt maigre, presque noir de peau, tout nu - sauf un malheureux bout de pagne, large comme la main par-devant, et qui disparaissait comme une ficelle entre les fesses - des orteils écartés qui n'avaient jamais connu les chaussures, de longs cheveux ramassés dans un turban sale, un large coutelas dans un fourreau de bois pendu à la ceinture croyez-moi, il avait de la gueule. Quant aux deux boeufs, ils étaient plutôt minables : rachitiques, tout en os, avec une peau à poil ras, d'un blanc sale. Et attelés d'une drôle de façon ! Une corde passée autour de leur cou les liait au joug, ficelé à un timon de bambou. Quand la charge était à l'avant, ça pesait lourdement sur leur tête ; quand elle était trop en arrière, les cordes les étranglaient à moitié. Les deux roues, très hautes, étaient directement montées sur l'essieu.
J'ai grimpé dans le carrosse. Malgré les coups et les cris, les deux bêtes refusaient de partir. Linga, mon guide, a pris une queue dans chaque main et les a tordues dans tous les sens. Les pauvres boeufs ont démarré, tout doucement quand il s'est mis à leur piquer les testicules avec un bâton, on a roulé au petit trot
On traversait d'inimaginables villages, misérables tanières de boue, couvertes de branchages et d'herbes, Les habitants n'avaient pas l'air de s'activer beaucoup. La plupart, accroupis, devisaient en fumant la houka. Le Dr Ansari m'avait parlé de ces villages groupés par communautés ; les Musulmans, les Intouchables, les Lambaras Ma foi pour moi à part quelques différences dans les costumes, c'était partout la même misère. Les femmes, avec leurs saris en lambeaux, paraissaient plus actives : elles allaient puiser de l'eau, récuraient des pots de laiton, écorçaient du riz au pilon dans un tronc d'arbre évidé. Et ces trois femmes lambaras ! Les avant-bras et les chevilles cerclées de bracelets d'os de lourds pendentifs aux oreilles, des anneaux dans le nez déguenillées, échevelées, assises l'une derrière l'autre, elles s'épouillaient mutuellement la tête avec un sérieux d'expert comptable.
Et puis, fini les villages et les champs. On est entré dans la forêt, dans la jungle. La piste, assez raide empruntait un lit de rivière à sec. Mais qu'est-ce qu'il avait Linga ? Il n'arrêtait pas de lancer des regards inquiets alentour. Que redoutait-il ? Que cherchait-il ? Ça a duré sept heures ce voyage, et sans boire une goutte d'eau - Linga, lui, s'était désaltéré dans une mare boueuse- puis la forêt s'est éclaircie et des empreintes de pieds nus sont apparues dans la poussière. Encore quelques torsions de queues, encore quelques cris et quelques coups, et on a débouché sur la vaste clairière où l'équipe au complet nous attendait.
MANGEURS D'HOMMES
Avant même de me présenter aux camarades, Jussi, le Finlandais responsable du groupe, m'a demandé :
- T'as pas fait de mauvaises rencontres ?
- Rencontres ? Pourquoi ?
- Parce qu'on a signalé un tigre mangeur d'hommes entre Mananur et Vatverlapalli
- Un tigre ? Mais on m'avait dit qu'ils n'attaquaient pas l'homme ! - Oui ! Sauf quand ils sont trop vieux et trop lourds pour d'autres proies. Et une fois qu'ils ont goûté à la chair humaine, ils ne s'arrêtent plus. Celui-là a déjà bouffé six gosses et trois Chenchous, sans compter les vaches et les moutons
Brrr J'ai fait bonne contenance, mais avec un petit froid dans le dos. Je comprenais maintenant les regards inquiets de Linga, sa main toujours serrée sur le coutelas !
Le groupe comprenait deux Anglaises, une Allemande, un Suisse, deux Japonais, deux Anglais et une douzaine d'étudiants hindous. On m'a fait faire le tour du camp : trois cabanes de bambous fendus et entrelacés, soutenus par des troncs d'arbres, avec un toit de chaume. Le tout installé par les civilistes, avec une remarquable ingéniosité : étagères de bambou, bas-flancs façonnés à la hache, cuisine avec four (un vieux bidon de margarine) trois foyers et tuyau de tirage en pisé. Le sol remplaçait avantageusement les tables et les bancs.
Ils m'ont donné un coutelas et j'ai appris à fendre des bambous. Après le boulot, Jussi m'a dit : "Viens, on va te présenter aux Chenchous". Ils habitaient à 300 mètres : une trentaine de huttes rondes, à toit conique, toutes sur le même modèle, avec un poteau central et des murs de bambous tressés, sol battu et foyer de pierres. Dehors, une paire de buffles entravés. Les hommes étaient tous "vêtus" comme Linga, minces et d'un beau brun, le nez légèrement épaté.
Ils m'observaient, timides. Les femmes, elles, nous épiaient de l'intérieur : elles portaient un sari, comme les Indiennes. Des gosses nus jouaient dans la poussière. Il y en avait un, tout petit, qui chialait, aux prises avec une nuée de grosses mouches voraces qui se collaient sur ses yeux, son nez, sa bouche. Sa mère est venue les chasser en lui passant une main sur la figure. Ils nous ont invités à entrer dans la hutte et nous ont offert de l'alcool de riz dans un morceau de bambou creux. On bavardait : Kumar, un étudiant hindou servait d'interprète.
Ça me faisait quelque chose de me trouver face à face avec des gens qui ressemblaient probablement à mes très lointains ancêtres et qui ne connaissaient rien de notre vie moderne : ni villes, ni trains, ni usines Ils n'avaient pas l'air plus malheureux pour ça.
Au retour, après nous être baignés dans l'étang voisin, on a déjeuné sous un arbre, assis en rond : riz, galettes de blé et lentilles : "On est végétariens" m'a confié David, un menuisier londonien, à la fois par économie et pour ne pas froisser les convictions de nos copains hindous. Et puis, le ravitaillement, qui vient en char à boeufs et devrait en principe monter une fois par semaine, il est plutôt irrégulier. Que veux-tu, ici on est un peu perdus : la première gare est dans la plaine à 120 kilomètres ; Hyderabad à 250 kilomètres. Il ne faut pas t'étonner si les cacahuètes arrivent mélangées au sucre roux, le savon aux oignons et le riz aux lentilles "
Tout le monde s'est mis à la vaisselle style indien : récurage avec de la cendre et triple rinçage à l'eau froide. Il paraît que c'est plus hygiénique. Avec Suzanne, une Juive allemande, et Kumar, on est allé ensuite faire une petite balade aux environs . pas trop loin, bien sûr, pour ne pas servir de beefsteak aux tigres. Ici, rien que de la verdure et des arbres : ça me changeait du sable et de la poussière de Lalukhet ! Et des arbres qui ne perdaient jamais leurs feuilles. A la mi-novembre, on se serait crus en plein été. C'était menaçant, fascinant et grandiose. Répétant les mêmes gestes depuis l'aube des temps de génération en génération, les femmes Chenchous s'en allaient vers l'étang puiser de l'eau, jarres sur la tête, avec un port de reine. Une longue procession qui cadrait parfaitement avec le décor et la jungle pour toile de fond.#28
Des Chenchous, perchés sur des miradors de bambous. montaient la garde près de leurs petits champs de maïs et de ragui,#29 battant du tam-tam sans arrêt pour éloigner les animaux sauvages. Devant chaque hutte, un feu brûlait.
La nuit, peu à peu, noyait la jungle. Couché sur mon bas-flanc, je sommeillais à peine, sursautant au moindre bruit suspect, le coeur en breloque, l'oreille tendue, prêt à bondir vers le coin où se trouvaient les haches et les coutelas Il n'y avait pas de porte, et la jungle entière avait l'air d'être là, tapie autour du cercle de lumière. Est-ce que ces petites lampes tempêtes suffiraient à éloigner tigres et panthères ? J'en avais déjà vu, des tigres, au zoo, des drôles de morceaux. ., mais ici en liberté. ., ici où le plus fort mangeait le plus faible ! Les copains, accablés de fatigue, ne bronchaient pas moi, je continuais à détailler le moindre craquement, à penser au "mangeur d'hommes"
Le matin, hache sur l'épaule, on partait dans la jungle abattre les quelques centaines d'arbres nécessaires à la construction du dispensaire. C'était dur, mais plus sain que le travail de Lalukhet. L'arbre une fois abattu, les filles l'ébranchaient, l'écorçaient et on le débitait en tronçons de 3 à 5 mètres. De temps en temps - mettez-vous à ma place - je repensais aux tigres. C'est qu'on n'était pas des explorateurs armés jusqu'aux dents, nous ; on était comme les Chenchous, les mains nues. Alors, je repérais les arbres les plus faciles d'accès, en espérant que ces sacrées bestioles ne sauraient pas y grimper et que je pourrais m'y réfugier le cas échéant. Et allez donc travailler tranquille en faisant attention à chaque pas sur quoi vous mettez les pieds : des serpents s'enfuyaient devant nous. Des scorpions, dérangés, sortaient de sous les pierres. Un ours noir trouait soudain les buissons avec un grognement peu aimable. Et ces mouches énormes qui nous dévoraient dès qu'on voulait souffler un peu.
VOUS DÉRANGEZ PAS, MESSIEURS DAMES
Le Dr Ansari nous avait dit d'essayer d'introduire un peu d'hygiène chez les Chenchous. Alors, quand le dimanche est arrivé, on a pris la boîte à pansements, les serviettes et le savon, et en avant ! On avait demandé aux mères de préparer de l'eau. Les gosses, eux, ne se doutaient pas du coup qui les attendait.
On s'est mis à frictionner les museaux crasseux, les ventres ballonnés, les têtes sales, les mains terreuses, on a peigné les cheveux des filles. Les uns prenaient ça pour un jeu et voulaient être relavés trois ou quatre fois. D'autres, au contraire, poussaient des hurlements d'écorchés vifs et n'avaient pas du tout l'air d'apprécier les joies inconnues de l'hygiène.
Les Chenchous nous attribuaient spontanément de hautes connaissances médicales et venaient nous montrer leurs plaies : beaucoup de maladies de peau, de blessures infectées, de paludisme. On retirait les emplâtres d'herbes, on badigeonnait au mercurochrome, on distribuait des cachets de paludrine. Après quoi, tout le monde était dehors, exhibant d'un air ravi les pansements et les croix de sparadrap. Et certains les retiraient une heure après, très étonnés de ne pas être déjà guéris.
Pensez un peu aux milliers d'autres qui vivent plus loin dans la jungle, qui doivent crever comme des bêtes ou en cas d'accident rester infirmes toute leur vie #30
Parfois, on entend claquer des coups de feu. C'est Ansari qui chasse. Quand il lui arrive d'abattre du gibier - l'autre soir c'était une panthère, à 500 mètres du camp - Ansari nous l'offre. Ce sont les seules occasions où on cesse d'être végétariens.
Résultat, un des étudiants hindous, brahmane orthodoxe, nous a quittés parce qu'on avait préparé des légumes dans là poêle irrémédiablement souillée pour avoir contenu de la viande. On l'avait pourtant bien lavée ! Du reste, on risque toujours de vexer quelqu'un. Comme la fois où on cassait la croûte sous notre arbre habituel et qu'un serpent d'au moins 3 mètres est descendu, tranquille, majestueux, avec l'air de dire : "Vous dérangez pas, bon appétit, Messieurs Dames ! " Nos camarades hindous se sont absolument opposés à ce qu'on y touche : c'était un Konda Chilumi, un serpent sacré ! Il est parti en douce, comme il était venu.
Pour en revenir à l'hygiène, on se ravitaille en eau dans une mare, avec de vieux bidons et une charrette. En passant au bord de l'étang, on voit les femmes chenchous nues en train de laver leur unique sari, sans savon, en le tapant à tour de bras sur une pierre.
Tous nos arbres abattus, on se tape le transport à dos d'homme jusqu'à la piste où nous attendent les deux charrettes indiennes, avec leurs boeufs flegmatiques et susceptibles, Que de cris, de coups et de torsions de queues il faut pour faire avancer ces bourriques à cornes ! Elles maigrissent à vue d'oeil, les pauvres ; elles n'ont pas l'habitude de ce train d'enfer ! D'autant plus que les jeunes étudiants hindous se prennent pour des conducteurs de chars romains et font la course.
Une fois sur le chantier, on façonne les troncs à la hache, on en fait des poutres, des chambranles. Deux charpentiers de Badyapalli sont venus nous aider et on travaille sous leur direction. Comme les Pakistanais, ils emploient aussi bien leurs pieds que leurs mains et font merveille avec des outils aussi rudimentaires. Ligatures, assemblages, chevilles au lieu de clous, le dispensaire sera construit sur le modèle local.
Maintenant familiarisés, les Chenchous, quand ils ne sont pas occupés à tresser des paniers de bambou, à faire la cueillette ou à chasser à l'arc - ils y sont drôlement habiles viennent nous voir, pour se faire soigner, bavarder, s'émerveiller sur nos affaires.#31
On commençait à creuser les fondations lorsque la pluie est arrivée. Un déluge qui a duré trois jours. Les toits de chaume des Chenchous ont tenu le coup, mais les nôtres se sont changés en passoires. Il a fallu se réfugier sous une bâche. Deux des étudiants hindous qui avaient bravé jusque là les scorpions et autres périls de la jungle, un travail de coolies et une nourriture étrange, mi-européenne mi-indienne, en ont profité pour battre en retraite avec force excuses et sans trop perdre la face. Il faut admettre qu'on est des drôles de Sahabs et qu'on demande beaucoup à ces gens, habitués à se faire servir par des domestiques.
La bâche laissait passer l'eau, les feux étaient noyés, la réserve de bois sec épuisée. Cheveux trempés, vêtements collés au corps, tassés et frissonnants autour de la lampe tempête, on avalait notre riz et nos lentilles à moitié crus.
PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS
Dimanche. Repos bien gagné. Mais que faire, où aller ? Il paraît qu'à une vingtaine de kilomètres, perdu dans la jungle, se trouve un temple abandonné. On décide d'y aller à cinq. A vingt minutes du camp, on tombe sur de belles empreintes de tigre ! Retourner ? Continuer ? On se consulte et on repart en avant, collés les uns aux autres, l'oeil et l'oreille, aux aguets, le pas, comment dirais-je, légèrement pressé
10 kilomètres plus loin, nouvelles empreintes ! Ah, si on avait au moins une hache ou un fusil ! Pour me donner une sorte de réconfort moral, je garde mon petit couteau suisse ouvert dans ma poche et je continue à choisir les arbres où je grimperai au cas où Mais la rivière Krishna, dont le courant est assez violent, nous barre la route : pas question de traverser. Tant pis pour le temple. En aval, on trouve deux familles de pasteurs chenchous, avec une centaine de chèvres. Un peu plus loin, nouvelles empreintes ! On décide alors de passer la nuit avec les Chenchous.
Avant la tombée de la nuit, les Chenchous allument des feux et s'enferment, avec leurs bêtes, dans un enclos d'épineux, où nous les rejoignons. Hommes et femmes fument une sorte de tabac roulé dans des feuilles vertes : j'y goûte, deux bouffées de quoi tomber K. O. ! Ça ne va pas mieux avec le curry qu'ils nous offrent de bon coeur. Malgré l'habitude, je dois courir à la rivière et me gargariser pour éteindre l'incendie.
Nos questions les amusent autant que nous leurs réponses. Ils ne connaissent du monde que leur coin de jungle. Delhi Calcutta, la France ? Des choses inconnues. Angleterre oui, Japon, oui, ce sont des noms qu'ils ont déjà entendus mais un peu comme si on vous disait : et patati et patata
Le petit matin nous surprend agréablement. Il fait si bon, si calme ! Jussi est parti se balader au bord de la rivière. Le voilà qui revient, à toute pompe, hurlant quelque chose qu'on ne comprend pas. Qu'est-ce qui lui arrive à Jussi ?
Lui si calme, si réservé, si scandinave d'ordinaire ! Il s'écroule à côté des Chenchous, pâle, haletant, les dents serrées, et il arrive tout juste à dire, en écarquillant les yeux.
"Deux ! . Devant moi ! Deux tigres ! A 20 mètres allongés Comme des chats Deux ! Ils me regardaient ! " Les Chenchous, hommes et femmes, commentent la nouvelle avec animation et font de grands gestes en direction de la rivière. On les comprend : les tigres, pour eux, c'est l'ennemi numéro un. David, le menuisier anglais, qui se tapait sur les cuisses en voyant arriver Jussi et criait : Go on Zatopek ! Go on Zatopek a changé maintenant de couleur et il regarde les fourrés avec insistance, en sifflotant.
Nous, cette fois, on est tous d'accord pour plier bagage en vitesse et rentrer à Vatverlapalli, où on retrouvera la sécurité, toute relative, du camp et du groupe.
ASSAM, VIA CALCUTTA
Le gros de la charpente était en place, mais, hélas, je ne devais pas voir le dispensaire terminé. On m'envoyait tout là-haut, vers le Nord, entre les frontières chinoise et birmane, où sur l'invitation du Gouvernement de l'Assam une de nos équipes devait jeter les bases d'une colonie destinée aux lépreux vivant dans la jungle, 3000 kilomètres, quatre jours en wagon de troisième : de quoi vous guérir des voyages !
Prendre le train en tête de ligne, ça va encore, si on arrive à temps pour l'assaut. Mais le prendre en cours de route, archi-bondé, c'est une autre histoire surtout quand vous avez toute une foule avec vous, et qui n'a qu'une idée : deviner l'emplacement des quelques wagons de troisième dans le convoi et bondir dedans, le train encore en marche. C'est la tactique. J'ai fait tout ce que j'ai pu et je suis resté sur le quai. Je n'allais tout de même pas attendre pendant douze heures le train suivant, qui risquait d'être aussi plein ! Tant pis ! J'ai repéré un wagon à moitié vide, réservé aux militaires, et j'ai foncé sur la porte - juste le temps de voir à la fenêtre un Sikh barbu qui disait : " Nahin ! Nahin ! - Non ! Non ! " tandis que le train démarrait. La porte s'est ouverte à toute volée. Derrière la porte il y avait une jarre d'eau, mise en réserve pour le voyage. La jarre s'est cassée. L'eau a inondé le compartiment. Les soldats gueulaient. J'ai profité de la pagaille pour me caser. Leur colère n'a pas duré. On a fini par casser la graine ensemble. En arrivant à Calcutta, on était des frères.
Je croyais avoir déjà vu le fond de la misère indienne mais Calcutta ! Je ne sais pas s'il existe des mots pour dire ces effroyables souffrances. A peine descendu du train, j'ai été assailli par un nombre impressionnant de coolies encore plus décharnés et déguenillés qu'ailleurs. C'est tout juste s'ils ne m'arrachaient pas mon sac des mains dans l'espoir de gagner un anna. Par centaines, comme à Karachi, des réfugiés du Bengale, pitoyables épaves, gisaient sur les quais de la gare. Cette fois, je la touchais la misère de l'Asie dont on m'avait tant parlé ! Elle déferlait dans les rues, grouillantes d'une humanité vêtue de blanc sale ou à moitié nue.
Des squelettes vivants, véritables bêtes de somme attelées à de lourds chariots. Des files de pauvres vieilles, titubant sous le poids des fardeaux posés sur leurs têtes. Des nuées de mendiants, plus larmoyants, plus agressifs les uns que les autres. Et cette immense chaîne de coolies, ruisselants de sueur, qui se passaient des gamelles de ciment jusqu'au faîte d'un grand immeuble en construction. Et ces gros bonshommes vautrés dans les pousse-pousse tirés par des crève-la-faim aux jambes d'insecte. Des vaches affamées disputaient aux hommes des tas d'ordures, avalant tout ce qu'elles pouvaient attraper, jusqu'à du carton !
Je marchais au hasard des rues, machinalement, frappé de stupeur, comme entraîné par un cauchemar. Et j'ai fini par déboucher sur les bords du Gange, à l'endroit où les familles viennent brûler leurs morts. Les cadavres arrivaient escortés de mendiants, sur un air de flûtes et de tambours ! Ils les plaçaient sur une pile de bois, les recouvraient de bûches, les arrosaient d'un peu de beurre et y mettaient le feu. Ah ! ça faisait une drôle d'impression de voir des corps humains brûler. Et il n'y avait pas qu'un bûcher, mais sept ou huit qui flambaient à la fois, dégageant une odeur écoeurante.
A travers la fumée, d'énormes vautours planaient, très bas, attentifs A chaque pas, des signes de ferveur religieuse : des fidèles qui se purifiaient dans les eaux boueuses du Gange, des Sadhous, sortes de saints, nus, couverts de cendres perdus dans leurs extases , cette femme en prières devant une vache, l'odeur d'encens, les clochettes des temples. Agglutinés autour d'une pompe, des coolies buvaient l'eau polluée du fleuve. La veille, j'avais lu dans le journal un entrefilet de 5 lignes disant qu'il y avait une épidémie de choléra à Calcutta et qu'elle emportait 80 personnes par jour.
J'avais l'adresse de Lakshmi, un copain hindou. J'y suis allé en tram. Il habitait du côté de Jadulal, Mullak Road, un quartier minable. Ça grouillait de gosses. Il m'a reçu avec un sourire fatigué mais amical : "Sois le bienvenu" Quand je lui ai annoncé que je voulais repartir le soir même, il m'a dit que non, qu'un invité est l'envoyé de Dieu et doit être traité comme tel, que je devais donc rester chez lui, que s'il y avait de la place pour 12, il y en avait pour 13 et qu'enfin je devais connaître Calcutta, une ville comme on n'en voit pas deux.
Toute la famille s'entassait dans une seule pièce de 4 mètres sur 3. Il y avait son père, sa mère, sa soeur, ses deux frères, deux tantes, un oncle, deux cousins et une nièce. Où pouvaient-ils manger, se coucher, se laver? " Tu verras", qu'il m'a dit. " Tu verras. Et ne t'en fais pas, nous, on est presque des privilégiés : il y en a tant qui n'ont qu'un bout de trottoir ! " La mère de Lakshmi avait préparé le repas sur un petit feu de charbon de bois. On mangeait en trois fournées. Les hommes d'abord, torse nu, assis en rond sur des planchettes.#32 La mère, accroupie au milieu, veillait à tout : elle remplissait nos écuelles de riz et de légumes au curry.
Deuxième fournée, les gosses. Puis les femmes, en dernier : elles mangent ce qui reste. On bavardait toujours assis en cercle. Les femmes esquissaient parfois un sourire, mais restaient toujours silencieuses, la tête pudiquement couverte d'un bout de leur sari. Pauvres femmes indiennes ! C'est elles que j'admirais et je plaignais le plus : levées les premières et couchées les dernières, toujours sur la brèche Comment garder une famille propre dans de tels taudis, sous une telle chaleur ? Comment arriver à nourrir et à consoler tout ce monde ? Et pourtant, confinées dans leur pièce sans air, mangeant ce que laissent les autres, elles opposent à la misère une noblesse d'attitudes, un dévouement, une dignité et une pudeur vraiment stupéfiantes. Mais ça se paye !
La soeur aînée de Lakshmi, qui allaitait son bébé, semblait indifférente à tout ce qui l'entourait, elle avait déjà ce regard absent et comme éteint de tant de femmes indiennes. La vie est trop dure pour elles. On dirait qu'elles ont touché le fond de la misère humaine. Lakshmi m'a emmené visiter des copains de son quartier.#33 En rentrant, on a retrouvé la rue mal éclairée et sa cohue.
Partout des gens allongés. Le père de Lakshmi et ses deux frères avaient déjà tiré leur charpaï sur le trottoir et préparaient le coucher des autres dans la petite pièce. Ils étalaient d'abord des nattes par terre, pour les gosses ; puis, dessus, installaient les charpai pour les femmes : elles couchaient à deux par lit, tout habillées ; les hommes, eux aussi, gardent leur pyjama de coton. Ils m'ont mis sur le palier. J'ai passé la nuit à me battre contre les moustiques (ils n'avaient pas de moustiquaires et je n'avais pas voulu sortir la mienne).
Qu'est-ce que j'ai pris ! Si je restais sous le drap, j'étouffais. Quand je me découvrais, j'étais bouffé vivant !
LA VIE, LA MORT ET LA RÉVOLUTION
Vers 4 heures du matin, ils ont commencé à se laver et à se doucher. Comme moi, ils avaient la figure et le corps couverts de piqûres de moustiques. J'ai fait la queue devant les w-c. avec les autres, mon petit pot d'eau à la main. Sari trempé, collé au corps, les femmes sont revenues de leur bain quotidien dans le Gange. Puis, les uns et les autres se sont changés avec beaucoup d'adresse, évitant de montrer ce qui ne devait pas l'être. Le ménage a été rapide : on a roulé la literie dans un coin.
Pas un meuble dans la pièce ; rien que quelques vêtements étendus sur des fils de fer. Aux murs nus, quelques ustensiles de cuisine, un portrait de Gandhi. Les livres d'école des gosses empilés un peu plus loin, près des récipients d'eau.
Le soir, on est allé à une réunion socialiste, ils m'ont demandé de leur parler de la France. Oh, pas de la Culture française ! Ce n'est pas mon rayon et c'est pas ça qui les intéressait le plus. Je leur ai raconté la guerre, la résistance, comment on travaillait dans nos usines, la vie des jeunes ouvriers, leurs habitudes, leurs aspirations On était quand même des privilégiés par rapport à eux ! Ils m'ont posé une foule de questions. Je répondais comme je pouvais : sur les changements de ministère, la guerre d'Indochine, Pondichéry Ils m'écoutaient avidement. C'était visible qu'ils n'avaient aucun contact vivant avec la France ou les autres pays ; et ce n'étaient pas les diplomates des ambassades qui seraient venus se mêler à eux ! Pour terminer ils ont voulu que je leur chante la Marseillaise. J'avais l'air fin ! Ils ne comprenaient pas les paroles, mais ça les emballait.
A leur tour, ils m'ont parlé de leurs luttes, de leurs rêves. Partisans de la non-violence, ils étaient, en un sens, plus réalistes que les disciples de Gandhi.
Ils me disaient : "On le sait bien, l'indépendance ça ne résout pas tous les problèmes. Nos paysans et nos ouvriers, on leur avait toujours affirmé que c'étaient les Anglais qui étaient responsables de leurs misères, qu'il fallait les chasser et qu'après tout irait bien. Ils ont combattu, ils ont participé aux campagnes de désobéissance civile, lutté par la non-violence. Et voilà ! Maintenant, depuis sept ans, les envahisseurs sont partis. Maintenant, nos paysans et nos ouvriers sont " libres"
Mais est-ce que leur sort s'est vraiment amélioré ? Oh, oui ! Théoriquement, l'intouchabilité est abolie. En réalité, elle est toujours là. On ne fait pas disparaître d'un coup de décret des habitudes millénaires. Gandhi nous a appris au moins une chose, à secouer notre inertie et à manifester notre mécontentement, et nous ne l'avons pas oublié. Mais est-ce que nous n'aurions pas tout simplement changé de maîtres ? Parce qu'à présent, si on fait la grève de la faim, si on veut désobéir et résister par la non-violence, c'est encore la police qui vient nous assommer à coups de bâton. Et si tu ne comprends pas assez vite, on te baptise communiste et on a vite fait de t'envoyer à l'ombre. Bien sûr, la misère ils en parlent dans les journaux, ils font des conférences, ils étudient des plans, et c'est déjà quelque chose. Mais ce n'est pas les quelques réalisations spectaculaires où l'on s'empresse de conduire les visiteurs étrangers qui ont relevé le sort de nos 320 millions de paysans. On prévoit grand : des gens pas trop capables engloutissent beaucoup d'argent pour peu de résultats. A continuer comme ça, un beau jour, la patience de nos ouvriers et de nos paysans, elle finira par se lasser .
J'étais touché par leur foi, leur immense désir de faire quelque chose d'utile, de ne pas rester inactifs. Presque tous les week-ends, ils allaient dans les villages pour aider les. paysans à assainir leurs puits, à réparer les canaux d'irrigation ; ils leur apprenaient à lire et à écrire, à mieux tirer parti de leur terre, à soigner les plaies et les petites maladies.
En rentrant, avec Lakshmi, on est passé au bord du Gange, là où brûlaient les cadavres. Et comme je lui ai dit que je ne comprenais pas cela, que c'était une insulte au corps humain, en lui expliquant que pour ma mère, par exemple, c'était une consolation d'aller tous les dimanches sur la tombe de mon frère, il m'a répondu : "Nous, on croit à la réincarnation de l'âme : nous devons renaître des centaines et des centaines de fois avant d'être prêts pour nous unir avec Dieu. La mort, ce n'est pas grave : on abandonne son corps comme un vêtement usé et on en reprend un neuf en renaissant dans un autre corps. Le cadavre, tu comprends, n'est qu'une enveloppe ; une guenille qu'on détruit après usage Et puis, s'il fallait les enterrer tous, où les mettrait-on ? C'est plus simple et plus hygiénique de les brûler. Je sais, les Européens acceptent mal cette idée de réincarnation, mais elle se défend très bien. Vous, les chrétiens, vous n'avez qu'une courte vie pour gagner votre Paradis : il vous faut faire vite, quel que soit le milieu où vous êtes nés ; un péché grave, et c'est fini, vous êtes damnés à jamais. Chez nous, rien n'est perdu : tu as des tas de vies pour racheter tes erreurs."#34
Je suis resté huit jours chez Lakshmi,#35 et j'en ai appris, et on m'en a raconté sur la vie à Calcutta ! Huit jours dans les quartiers les plus sordides Mais je ne trouve plus de mots pour en parler : c'est trop triste. Et je me demande comment des êtres humains réduits à un pareil état, trouvent le courage de vivre une telle misère.
CEUX DE LA HAUTE
Calcutta, pour moi, c'était aussi des contrastes si tranchés, que j'avais du mal à croire que je me trouvais dans le même monde.
J'avais l'adresse d'un autre jeune étudiant, j'ai téléphoné.
Il m'a invité à passer deux jours dans sa famille et je suis tombé chez un riche architecte, américanisé jusqu'au bout des ongles : grosse bagnole, frigidaire, cuisinière électrique, ventilateurs, maison immense, domestiques, et une chambre pour moi tout seul, avec une moustiquaire ! Je n'en revenais pas d'atterrir au milieu de tout ce luxe !
Repas végétarien. Bavardages. J'ai essayé d'amener la conversation sur les possibilités de combattre la misère, mais j'ai eu l'impression que le contact ne se faisait pas entre nous. Ils avaient même l'air un peu gêné. " Vous penserez que nous sommes durs - m'a dit le fils aîné de mon hôte - mais quand on est assailli par une centaine de mendiants par jour, 3 000 par mois, 36 000 par an et un bon million de voix suppliantes au bout de trente ans, la sensibilité finit par s'émousser et ce qui vous a horrifié au début, vous finissez par n'y faire même plus attention. Et si jamais vous laissez voir le moindre signe d'intérêt, vous ne vous en débarrasserez plus : il faut presque arriver à les voir sans les regarder Pendant la grande famine du Bengale, en 1943-I944, plus de 3 millions d'hommes sont morts de faim Tous les jours, en allant à l'école, j'en voyais agoniser ou déjà morts sur les trottoirs. Ça endurcit, vous savez. Et puis, que pouvais-je y faire ? Il aurait fallu leur donner quelque chose, pas seulement ce jour-là, mais le lendemain, le surlendemain et tous les autres jours à venir. Mon père, lui aussi, avait une famille à nourrir. Du reste, la misère de ces pauvres gens, leurs souffrances présentes, ne sont-elles pas voulues par Dieu comme le juste châtiment de péchés commis par eux dans des vies antérieures ? Ça les aide à les supporter de penser qu'à leur mort, s'ils le méritent, ils renaîtront dans une caste supérieure
- Peut-être, mais il faut faire quelque chose.
- Bien sûr. Mais vous les avez vus : ils sont arriérés, illettrés, encroûtés dans leur crasse, leurs superstitions et il y en a tant, des millions. Vous en secourez un, deux, trois, et puis après ? C'est moins qu'une goutte d'eau dans la mer Oui, la vie est triste à Calcutta : c'est une jungle où les forts survivent et les faibles crèvent, et très vite
Un des invités, ami de la maison, est venu à la rescousse :
- Ce sont les Anglais, mon bon monsieur, qui nous ont laissés avec cette situation sur les bras. Avant eux, nous étions riches et prospères. Ils ont tout volé, ils ont emporté toutes nos matières premières, ils ont anéanti notre artisanat au profit des usines britanniques Ils coupaient même les doigts des tisserands de Bénarès pour éviter la concurrence ! Ils ont fait de nos classes éduquées des fonctionnaires à leur solde
- Vous ne trouvez pas que c'est un peu facile de tout mettre sur le dos des Anglais ? Maintenant, ils ne sont plus là, Vous avez les choses en main. Que faites-vous pour que ça change ?
- Les Anglais, nos anciens maîtres, nous avaient toujours affirmé que nous ne saurions pas nous gouverner,#36 faire marcher notre pays. Eh bien, regardez, ça ne va pas moins mal qu'avant, et c'est déjà beaucoup : les trains roulent, la poste fonctionne, les gens vivent. Pensez à toutes les difficultés que nous avons dû résoudre depuis l'affaire du Pakistan ! Je sais bien que ce n'est pas parfait, loin de là, et qu'il y aussi ces pauvres gens dont vous parlez, mais depuis le mouvement d'indépendance suscité par Gandhi, tout le monde au moins parle de faire quelque chose. Et ça, vous voyez, c'est déjà un progrès, ça n'existait pas autrefois. Donnez-nous le temps Prenez patience "#37
Attendre ! Prendre patience ! Bien installés depuis des siècles dans leur luxe, ces braves bourgeois trouvaient tout naturel que tout un peuple mène une vie de chien comme s'il s'agissait d'êtres inférieurs dont la condition normale est de souffrir.
Le lendemain, ils m'ont emmené en voiture visiter les beaux quartiers européens de la ville : larges avenues bordées de magasins chics, restaurants luxueux, belles villas au fond de parcs fleuris, grands cinémas " climatisés", des tas de voitures américaines, des gens bien nourris, élégants ; de riches Hindous tirés à quatre épingles dans des complets immaculés, taillés à l'européenne, leurs femmes aux rutilants saris de soie Mais je ne pouvais m'empêcher de trouver à tout ça un air factice, un air de décor qui n'arrivait pas à voiler la réalité de tout le reste : les 320 millions de paysans condamnés à crever dans cette " jungle".
LES CHARPENTIERS DE KOUTHORI
On était installé près du petit village de Kouthori, dans la vallée du Bramapoutre, avec la chaîne gigantesque de l'Himalaya comme toile de fond. En jeep, un fonctionnaire nous avait amenés à pied d'oeuvre. Le camp était en pleine brousse, mais pas trop loin de la route Gauhati-Dibrughart.
Cette fois encore, il s'agissait de venir en aide à des aborigènes, les Mikkirs, vivant dans la jungle et très touchés par la lèpre. Notre tâche consistait à établir une sorte de poste avancé qui permettrait ensuite d'envoyer des médecins, des infirmières, des médicaments, pour aller soigner sur place les malades des environs et regrouper les plus atteints.
On nous avait dit : "Cherchez un point d'eau, rasez la jungle, installez votre camp et construisez les bâtiments, nous vous enverrons les matériaux" Alors, allons-y ! A longueur de journée, armés de petites serpes assamaises, taillant, brûlant, déracinant, on a fait reculer jungle, serpents et singes. Un charpentier Assamais, Prabbat, qui parlait un peu l'anglais, dirigeait les travaux.
Le terrain une fois débroussaillé, avec des roseaux pour les murs, des bambous pour la charpente, des tôles ondulées pour les toits, il nous a fait littéralement sortir un camp de la brousse : deux dortoirs, une cuisine et une salle commune.
On était une bonne trentaine : des jeunes Assamais, disciples de Gandhi, une vingtaine de Mikkirs ; hommes et femmes, le menuisier anglais, David, venu me rejoindre de Vatverlapalli et une américaine Lee.
Les Mikkirs arrivaient chaque matin, au petit jour, de leurs huttes disséminées dans la jungle. Petits, râblés, avec des figures rondes, aux pommettes saillantes et aux yeux bridés, ils avaient plutôt l'air chinois. Leur peau était d'un beau brun jaunâtre, leurs jambes un peu arquées. Ils ne portaient qu'un pagne et roulaient en chignon leurs longs cheveux. Quant aux femmes, courtaudes, boulottes, les seins à l'air, une courte jupe de couleur sombre autour des reins, on ne peut pas dire qu'elles étaient très jolies. Visage large, nez épaté, dents noircies par le bétel, par coquetterie elles avaient les oreilles percées d'un trou du diamètre d'une pièce de cent sous et y suspendaient de lourds bijoux qui allongeaient et déformaient les lobes.
On était en hiver et les matinées étaient fraîches. Après l'inévitable tasse de thé, les Assamais allaient au travail drapés dans leurs grands châles colorés. Les Mikkirs eux, ne savaient que grelotter habillés de leur seule chair de poule.
Plusieurs de ceux qui travaillaient avec nous étaient atteints de la lèpre et laissaient voir de larges plaies aux cuisses et aux mains. Le camp aménagé, on a continué à se battre contre la jungle. Au bout de quinze jours, il y avait suffisamment d'espace pour commencer les travaux. Les matériaux sont arrivés de Nowgong en camion : il a fallu ensuite les amener sur la colline à dos d'homme. Pendant des jours, on a transporté les poutres, les madriers, les planches, et puis le sable, le gravier et le ciment dans des paniers qu'on posait sur la tête. Il n'y avait plus de Sahabs. On était tous coolies.
Le ministre de l'Éducation d'Assam est venu nous voir au cours d'une tournée dans la région. C'était un disciple actif de Gandhi. Il nous a dit qu'on nous avait pas seulement invités pour construire les bâtiments de la léproserie, mais aussi pour qu'on serve d'exemple aux étudiants assamais, pour qu'ils prennent conscience de la condition des millions de paysans de leur pays, qu'ils apprennent à se défaire des réflexes de caste, qu'ils s'habituent à ne plus mépriser le travail manuel et ceux qui le pratiquent.
Sur sa recommandation, on est parti avec David faire la tournée des écoles, le long de la route qui longe le Bramapoutre. Ça me rappelait un peu les tournées dans les Universités de Karachi. On a pris un vieux bus crasseux. Là aussi il y avait deux classes : à l'avant les moins pouilleux, certains vêtus à l'européenne ; à l'arrière, les coolies des plantations de thé et les paysans, avec leurs femmes, leurs gosses, leurs baluchons. On est allé s'entasser avec eux. Ils chiquaient et crachaient avec dignité par les fenêtres, sans se soucier de ceux qui étaient derrière. D'autres se mouchaient dans leurs doigts et les essuyaient tranquillement n'importe où, sur les sièges ou les parois #38
Le bus venait de sortir de la jungle. On traversait des rizières. Les paysans rentraient la deuxième récolte de l'année : ils portaient les gerbes en équilibre aux deux extrémités d'un bambou. Dans les plantations de thé, les femmes allaient, de buisson en buisson, cueillant le thé aux petites feuilles vert tendre. On dépassait de gros éléphants, des buffles noirs, à longues cornes, tirant des charrettes archaïques. Des femmes revenaient du bain, une jarre d'eau sur la tête, leurs longs cheveux, noirs et luisants tressés en deux nattes épaisses.
D'autres tissaient la soie avec ces métiers primitifs que l'on voit devant la porte de chaque cabane, ces cabanes de roseaux, plâtrées de boue et crépies à la chaux, si riantes dans leur écrin de bananiers et de palmiers Ça me plaisait toute cette végétation, mais ça me rappelait aussi que c'est en Assam qu'il pleut le plus au monde : chaque année, pendant la mousson, les fleuves sortent de leur lit, emportent les petites huttes de bambous et vont se creuser ailleurs un nouveau cours. Ajoutez-y les tremblements de terre et le paludisme, dont plus de la moitié des habitants sont atteints, et vous conviendrez, malgré la propreté souriante des Assamais, que la vie là aussi n'est pas rose.
A Jakalabandha, toutes les boutiques étaient fermées. Un policier en short et béret rouge a fait descendre les voyageurs du bus : il y avait une épidémie de choléra, et, d'office, ils ont piqué tout le monde - avec la même aiguille. Nous, on s'en est tirés de justesse, en montrant nos certificats de vaccination. Dans chaque école on a parlé des effroyables conditions d'existence des lépreux, on a essayé de leur donner une idée du boulot qui les attendait, de leur faire comprendre que leur connaissance de la langue, des coutumes, nous serait un atout précieux bref, tout ce qu'on avait dit déjà aux étudiants pakistanais, en insistant cette fois sur les exhortations et l'exemple de Gandhi.#39
Bien accueillis partout, reçus par les professeurs, hébergés chez les étudiants, on a finalement rejoint le camp pour préparer l'arrivée du premier groupe (les équipes vont se succéder tous les quinze jours). Aux jeunes charpentiers de l'école technique, on offre gîte, couvert, et travail à discrétion. Ils ont eu l'air un peu surpris de se retrouver en pleine jungle, mais se sont vite ressaisis. Grand enthousiasme les premiers jours : chacun de raboter, de scier, d'assembler Pendant ce temps, les Mikkirs continuent à tailler dans la jungle les pistes qui relieront les divers bâtiments.#40
Et le soir ! Ah mes amis, quel tintamarre ! Pas besoin de télévision ou de radio pour distraire les gars. Ils ont amené avec eux ce qu'ils appellent des instruments de musique, et dès qu'ils ont une minute, il y en a un qui bondit sur son tam-tam, un deuxième qui embouche sa flûte en corne de buffle, tandis que d'autres cognent sur des bambous et ceux qui n'ont rien tapent dans leurs mains. Et tout ça chante, crie, hurle et puis, la danse commence. C'est le fameux "bihou" assamais. Taroun s'élance ses pieds ne quittent pas le sol, ils pivotent sur la plante ou le talon mais tout le reste du corps s'agite : les hanches, les épaules, le cou, les bras, les mains, chaque geste a une signification Ça commence à chauffer d'autres danseurs, chacun dans son style, se joignent à Taroun. Le bruit s'enfle, rythmé par les cris sauvages et les claquements cadencés. Et quand David et moi on entre dans le carrousel, c'est du délire, on ne s'entend plus ! Heureusement, on n'a pas de voisins. Ça va continuer comme ça pendant des heures Et n'allez pas croire que c'est l'alcool qui les excite, ils ne boivent que de l'eau.
D'autres soirs, on joue au volley-ball. De jeunes gars qui travaillent dans les plantations de thé viennent se joindre à nous. Pas besoin de parler la même langue, tout le monde fraternise. On leur apprend nos chansons et ils nous apprennent les leurs. David et moi, ils nous appellent Kokaïdou (frère aîné) et eux sont nos frères cadets.
C'EST BEAU LA NATURE !
De l'autre côté de la rivière s'étendait le fameux Kaziranga, bien connu dans tout l'Assam : une immense réserve destinée à protéger certaines espèces d'animaux sauvages en voie de disparition, en particulier les rhinocéros à une corne.
De cette "réserve" nous arrivaient toutes sortes de cris d'animaux et de temps en temps, on voyait aussi de gros rhinocéros, des éléphants, des buffles venir s'abreuver au bord de la rivière. Ça excitait drôlement nos Assamais et je me suis bien rendu compte qu'ils mijotaient quelque chose.
Finalement, Dharani, le "meneur" me prend à part :
- On veut aller dans le Kaziranga. Tu viens avec nous ?#41
Au bord de la rivière, je trouve mes gars autour d'un vieux chasseur qui s'affaire, penché sur son fusil - et quel fusil ! une pétoire préhistorique, à deux coups, qu'on charge par le canon. Dans un silence religieux, il tasse la poudre, glisse deux plombs d'un bon centimètre de diamètre dans les tuyaux, place les amorces sous les chiens. Eh bé ! Si on croise des éléphants en colère, je ne donnerai pas cher de notre peau !
Shorts sur la tête, on traverse la rivière. De l'autre côté, la terre est comme labourée d'empreintes énormes, parsemée de crottes grosses comme deux poings. J'ai comme l'impression qu'on s'est embarqués dans une drôle de galère Le vieux chasseur marche devant. Nous, on suit en file indienne. Et pas besoin de nous recommander le silence. A l'arrière-garde, vient un Mikkir, avec son coutelas. J'en ai vu, dans les films des explorateurs, bardés de cartouchières, avec des bottes, des casques, des carabines à répétition, des colts et des poignards Nous, on est pieds nus, mains nues, et on s'en va le long de la piste qu'ont frayée les fauves. A chaque tournant, un jeune Assamais grimpe sur un arbre comme un chat, jette un coup d'oeil aux environs et nous fait signe de passer, Mais voilà qu'il se met à faire de grands gestes pour qu'on grimpe nous aussi, On ne se fait pas prier ! Et le spectacle vaut la peine ! A 500 mètres, dans une clairière, des buffles sauvages s'ébattent au milieu d'une mare. Un peu loin, bien tranquille, un éléphant. Et plus près, un porc sauvage qui vient de débouler, en trouant la masse des roseaux : la mère et ses petits. Mine de rien, notre chasseur il y va avec de grosses ruses de Sioux, il avance, sa bombarde en arrêt
A 50 mètres, il épaule, il vise, prend son temps. ., et tire ! Coup de tonnerre et nuage de fumée. Plus rien. Tous les animaux ont disparu. Mince ! S'il manque un cochon à 50 mètres, qu'est-ce qu'il va faire devant un tigre furieux ! Tartarin, plus digne que jamais, recharge son tromblon. Mais s'il a raté le cochon, son prestige, lui, en a pris un coup. Les gars le regardent avec moins de respect. Et puis, voilà qu'ils se mettent dans la tête de ramener un daim. On se met à l'affût. On attend, on attend, et peu à peu, insensiblement, le soir tombe. Il s'agit maintenant de rentrer. Finie la belle assurance ! Dans la jungle, ça crie, ça hurle de partout.
On lève les voiles en vitesse. Dharani prend la tête de la colonne et brandit une torche pour éloigner les bêtes. On voit des ombres qui se sauvent. A l'arrière, c'est la panique. On se pousse les uns les autres, personne ne veut être le dernier.
De seconde en seconde, on s'attend à sentir les griffes d'un tigre se planter dans notre dos Une histoire de fous ! De temps en temps, Dharani éteint la torche et tout le monde s'arrête pour écouter. La piste passe entre un ruisseau et un talus abrupt. On entend un bruit d'eau agitée Ici si jamais il prenait fantaisie à un rhino de nous charger ça serait du joli on est coincés comme des rats Eh bien les voilà, les rhinos ! Ils remontent lentement le ruisseau ils vont défiler à 4 mètres de nous Maintenant je sais qu'est ce que ça veut dire les cheveux qui se dressent sur la tête :
une frousse atroce, une envie folle de foutre le camp et des jambes de plomb Ils sont en train de passer, ça n'en finit plus Je retiens mon souffle, le coeur bat comme un tambour Ouf ! Ils sont passés. Détente générale et départ au petit trot la Vie est belle ! Deux cents mètres plus loin, on tombe sur un troupeau de buffles ! On se planque on repart on chancelle, on trébuche, on glisse dans des trous d'eau on s'écorche aux branches, aux épines, ça fait au moins une heure que ça dure cette corrida, peut-être deux Mais ça y est ! Je reconnais le coin, la rivière est dans les parages
Un dernier arrêt, puis on s'élance comme des fous, on se jette dans l'eau froide, à tombeau ouvert ! On arrive sur la berge et la réaction éclate : tout le monde rit et parle à la fois, les mots et les souvenirs se bousculent. Je les sens heureux, mes gars, détendus et moi donc ! On salue le chasseur à l'escopette et on rentre au camp en hurlant des chants de marche assamais. Non, mille fois non. Je n'y remettrai plus les pieds dans le Kaziranga. Et s'il y a des gens qui regrettent la soi-disant vie simple et naturelle de nos ancêtres, eh bé ! qu'ils y aillent un peu vivre, dans la jungle.
UN CERTAIN NAPOLÉON
Dharani et son groupe de casse-cous sont partis. Ils nous ont bien aidés à scier, à poser les piliers et le plus gros de la charpente. Un groupe d'élèves de deuxième année, a suivi.
Ils étaient peut être moins aventureux, mais encore plus bruyants. Puis ç'a été le tour du troisième groupe d'élèves charpentiers, des jeunots qui se tenaient bien tranquilles et se fatiguaient vite, les pauvres. Ils aimaient surtout aller se promener et s'asseoir au bord de la route. Drapés dans leurs châles, ils bavardaient, pendant des heures. C'est leur seule distraction, ils ignorent l'alcool, le bal, le cinéma. Ils s'amusent avec rien. Enfin, on a vu arriver les étudiants de Gauhati. Finis cette fois les tambours, les sarabandes et les sports. Tout en os, poitrines plates, jambes grêles, ils étaient moins naturels, moins vigoureux que les charpentiers.#42 Ce qui les intéressait : discuter à longueur de soirée sur les Indes et l'Europe. C'est après une de ces réunions que Profoula a trouvé un gros cobra enroulé sur son lit. Ce n'était pas le premier qu'on voyait de serpent, mais, en général, ils se sauvaient, et les copains hindous ne voulaient pas qu'on les tue. Celui-là, il s'était installé comme chez lui ! Ç'a été une belle bagarre : les lits de bambou ont valsé, on a même crevé les murs de roseaux, mais on l'a eu. Il était gros comme le bras et faisait au moins trois mètres. Après ça, les gars de la cabane ils avaient une frousse bleue, parce qu'il paraît que la femelle revient toujours à l'endroit où le mâle a été tué. Ils en ont récité des prières, et répandu des poudres magiques. Pendant plusieurs nuits, on n'a dormi que d'un oeil. Mais la femelle de notre cobra, elle était peut être en instance de divorce.
Hier soir, aux étudiants, je leur ai parlé de la France. Si les paysans en ignoraient jusqu'au nom, les étudiants, eux, n'en savaient guère plus. Ils avaient connu la France à travers les bouquins anglais, soigneusement conçus pour entretenir le prestige et la gloire de l'Empire britannique, au détriment, bien entendu, des autres pays. Ils avaient surtout retenu un nom : Napoléon. Un grand bonhomme qu'ils admiraient beaucoup, un adversaire exceptionnel que les Anglais avaient quand même descendu !
Pour les bouquins, ils connaissaient Les Misérables, de Victor Hugo, dans la traduction anglaise, puis venaient Romain Rolland et les Contes de Maupassant. C'était à peu près tout. Pour le reste, les journaux leur donnaient quelques échos sur la guerre d'Indochine, l'affaire de Pondichéry et nos changements successifs de ministères. Le plus drôle, c'est qu'ils pensaient qu'en France on était tous "éduqués", c'est-à-dire qu'on parlait tous parfaitement anglais, et je les étonnais beaucoup en leur disant que dans nos écoles l'enseignement se faisait en français. Ils comprenaient mal que je sois ouvrier électricien, persuadés qu'ils étaient que tous les blancs sont des diplômés ou des érudits. Pour eux, le diplôme, c'est une sorte de placement d'argent, de quoi s'assurer une bonne planque dans un bureau. Dès qu'ils l'ont ce fameux diplôme, ils s'empressent d'en étaler l'abréviation à leur porte d'entrée, sur leurs cartes de visite, après leur signature.
Aux Anglais, ils en voulaient de les avoir coupé de leurs traditions et même de leur langue :
- "Ils étaient si forts économiquement et militairement, qu'on finissait par les croire lorsqu'ils nous disaient qu'on était d'une race inférieure. Regarde, moi, je connais mieux l'anglais, leur littérature et leur histoire, que le bengali et le passé de mon propre pays.
Nos villages autrefois, étaient prospères, ils s'administraient et se suffisaient à eux-mêmes. Vois maintenant ! . . . Ils ont voulu faire des plus instruits d'entre nous des fonctionnaires serviles, Indiens de sang et de peau, Anglais de moeurs et de culture. Résultat, on s'est trouvés déchirés entre l'Orient et l'Occident, obligés de tâtonner pour essayer d'être nous mêmes "
Ils étaient très sociables et très sympathiques, mais vivre des mois dans un dortoir avec une vingtaine de jeunes Indiens qui vous observent tout le temps, avides de voir comment se comporte un Européen c'est plutôt fatigant. Des gars qui, de l'air le plus naturel, viennent lire vos lettres, vous prennent des mains le livre que vous lisez et se mettent à le parcourir, qui veulent toujours bavarder dès qu'ils vous voient inoccupé deux minutes, qui piochent dans vos cigarettes, qui utilisent vos affaires et vos vêtements sans rien vous demander. Bien sûr, vous pouvez en faire autant avec eux ! Mais, d'un côté, ce n'est pas dans nos habitudes, et d'autre part, comme ils ne possèdent rien
Ils sont si gentils que c'en est gênant. Quand on est vraiment fatigué, on voudrait s'enfermer dans sa coquille, être un peu seul. Au lieu de ça, il faut répondre aux sourires, aux plaisanteries et aux éternelles questions, se contrôler. Pourtant, après tout, nous aussi on les observe, nous aussi on doit avoir pour eux des manières curieuses et inexplicables.
BOUM-BOUM !
Goulap, le chef d'équipe des Mikkirs, baragouinait un peu l'anglais. Ça faisait un moment qu'il nous parlait des fêtes Mikkirs, dans la jungle, avec du tam-tam toute la nuit et des danses, et les filles. Ça se passe, par exemple, quand un homme meurt : la famille emprunte un peu d'argent, fabrique de l'alcool de riz, tue un cochon et invite les gens des villages voisins pour faire la fête en l'honneur du mort.
On y est allé, lampe tempête au poing. La route était longue. Il a fallu traverser des plantations de thé où il n'était pas rare, d'après les gens, de se trouver nez à nez avec un éléphant ou un tigre. Mais on a bien ri quand notre Goulap nous a laissé tomber tout d'un coup et a détalé comme un fou en hurlant : "Éléphant ! Éléphant ! " On a bien ri, sauf le lendemain, au retour, quand il nous a montré les empreintes. Aux approches du village, le ciel était embrasé d'une grande lueur rouge, comme si la jungle était en feu, et on entendait battre le tam-tam, le "Boum-Boum" comme on l'avait baptisé. La fête se passait au sommet d'une colline, avec un décor de palmiers, de bananiers, les étoiles et la lune.
Il y avait au moins 200 ou 300 Mikkirs et 4 tambours en action. Mais ce n'était que le début. De tous les côtés on voyait des lumières qui approchaient : derrière chaque torche avançait un village. Chaque groupe était précédé de 2 guerriers, sabre et bouclier au poing, et de ses batteurs de tam-tam qui se déplacent par bonds, un peu comme des panthères. Ils arrivaient et rejoignaient aussitôt les autres batteurs. Au bout d'un moment, il y en avait une trentaine, sur deux rangs, face à face, qui tapaient comme des sourds, d'un mouvement souple et puissant de tout le corps. D'autres musiciens soufflaient à pleins poumons dans des cornes de plus d'un mètre. De temps en temps, le meneur changeait de rythme et tous les autres suivaient. Les vibrations et la cadence emplissaient l'air, ça vous courait dans les veines, ça vous fouillait la poitrine, ça vous donnait la chair de poule A certains moments, 2 guerriers se mettaient à tourner autour des batteurs, en dansant Comme ça, jusqu'au matin, sans désaccord, sans flottements, d'un seul rythme, d'un seul bras
Les femmes, leurs inséparables marmots sur la hanche ou au sein, se racontaient les derniers commérages. Les gosses, imitant leurs pères, chantaient et dansaient sur place, en se dandinant d'avant en arrière. A intervalles, on servait l'alcool de riz : l'excitation, les cris et la tension montaient. Pourtant, malgré les hurlements et le tintamarre, le sommeil gagnait les bébés, les gosses et les femmes.
Goulap m'avait invité à passer une semaine dans sa hutte. J'ai ainsi eu l'occasion de connaître la vie d'un village mikkir . Le matin, j'étais réveillé par le pilon des femmes qui écorçaient le riz, leur bébé attaché sur le dos et secoué en cadence. Les filles et les petits gars le triaient et le nettoyaient sur des nattes et des plateaux d'osier, harcelés par les poules et les cochons voraces. Le riz avalé, les hommes partaient pour le camp. D'autres allaient chasser, pêcher, ou bien se contentaient de bavarder autour d'une houka. #43
Puis, je voyais les femmes partir avec une charge de gros bambous d'au moins 2 mètres de long, qu'elles portaient sur le dos, une lanière autour du front. La première fois, intrigué, je les avais suivies. Elles ont descendu la colline jusqu'à un petit ruisseau et rempli les bambous comme des seaux. J'ai voulu essayer de les porter comme elles avec le front. C'était drôlement lourd. Ensuite, les femmes partaient désherber les rizières.
L'agriculture des Mikkirs ? C'est pas compliqué : ils brûlent un bout de jungle, grattent un peu la terre avec une grossière charrue de bois et sèment le riz. Quand ça ne pousse plus, ils s'en vont répéter l'opération ailleurs.
VIVE LA MARIÉE !
Quand je suis retourné au camp, j'ai appris que le fils de notre marchand de lait assamais se mariait et qu'on était tous invités à la noce. Ça s'est passé le soir, avec beaucoup de lumière, beaucoup de bruit, beaucoup de monde et de têtes connues. On nous a fait asseoir aux places d'honneur, avec le maire du village de Kouthori, le docteur et le directeur de la plantation de thé. Ah, si ma mère m'avait vu !
Le promis est venu lui-même nous offrir du thé, des cigarettes et du bétel. Puis, on est passés à table, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Par terre, bien entendu, chacun devant son assiette : un puzzle de feuilles cousues ensemble, qu'on jette après usage. C'était un festin mais végétarien : du riz, du lait caillé, du sucre roux, le tout mélangé avec les doigts et englouti dans un joli concert de succions. Ensuite sont venues les friandises : des bonbons, des boulettes de riz déshydraté liées avec du sucre fondu, des bananes bétel et cigarettes. Il a fallu se lever en vitesse pour laisser la place à la deuxième fournée
Pour se rendre à la véritable cérémonie, chez la promise, à 30 kilomètres de là. Toute la population de Kouthori s'est entassée dans les vieux bus, sans oublier les phonographes, les lampes et deux ou trois escopettes. Le long du trajet, on rencontrait des groupes venus attendre d'autres "promis". La saison, m'a-t-on dit, était propice aux mariages.
On est arrivés chez la demoiselle, salués par des salves de coups de fusil tirés en l'air. Les lampes à pression jettent une lumière crue et attirent des nuées de moustiques. Dans un coin, le trousseau de la future : un charpai et quelques baluchons, prêts à être embarqués. Le promis, qui s'est fait attendre un bon bout de temps, arrive enfin : il porte un dhoti, une chemise de soie, un petit gilet noir, un turban, des sandales, et s'abrite sous un parapluie. On le couvre de guirlandes, on lui jette des poignées de riz. Puis son futur beau-père le porte dans ses bras, passe sous une arche de verdure, où ils ont écrit "Bienvenue" en anglais, et va le déposer sous une sorte de hangar spécialement aménagé pour la cérémonie. Il y a un autel fait de quatre troncs de bananiers encore verts, avec un petit auvent de feuilles, et, dessous, un feu de bois de santal : le feu sacré. Le promis et le beau-père s'installent là-dessous, flanqués de deux prêtres brahmines, un pour chaque famille.
On me demande si je veux voir la promise. Pourquoi pas ! C'est un grand honneur puisque je la verrai avant le fiancé ! Elle doit tout juste avoir quinze ans, et gentillette avec ça ! Des amies l'entourent qui peignent et huilent ses beaux cheveux, noirs et soyeux, qui l'aident à tresser ses longues nattes et lui chantent de douces chansons.
Enfin, la cérémonie commence. Tout le début se passe en l'absence de la mariée, représentée par son père. Les deux prêtres, installés devant un étalage de fleurs, de riz, d'eau sacrée, de beurre clarifié, récitent des mantras. La foule ne comprend pas ces prières en sanscrit et n'écoute guère. De temps en temps, les prêtres font passer les fleurs d'un plat dans un autre, les arrosent d'eau sacrée puis ils allument le feu et versent un peu de beurre dessus. Le maire m'explique en détail la signification de chaque geste. C'est diablement compliqué ! Soudain, une vive discussion s'engage entre le prêtre du promis, qui ne suit pas exactement le rite auquel les gens d'ici sont habitués, et la foule, qui lui rappelle ses devoirs. Les jeunes filles de chaque famille improvisent des chants, luttant d'imagination pour essayer de démontrer l'impossibilité ou non du mariage. Les gars s'y mettent à leur tour : assis par terre, ils s'accompagnent en claquant des mains et se déhanchent gracieusement au rythme des tabblas, des tambours et des cymbales.
Mais le temps paraît long et le groupe du futur réclame la fiancée. La famille répond que celle-ci n'est pas prête. Le pauvre promis, lui, joue les détachés et les indifférents aveuglé par la fumée, couvert de sueur. ., c'est une dure épreuve !
Vers 2 heures, enfin, la promise apparaît, voilée, guidée par deux femmes. Maintenant, les deux époux sont assis côte à côte, face au feu sacré, symbole de leur futur foyer. Torses nus, les deux prêtres se démènent, transpirent et redoublent leurs bredouillements : ils attachent les promis par un pan de leur vêtement, puis par un doigt, avec des brins d'herbe sacrée, tout en continuant à verser de temps à autre du beurre fondu sur les flammes et des poignées de riz sur l'assistance. Vers 4 heures du matin, les époux se retirent. Ils vont pouvoir découvrir leur visage pour la vie.
Ce n'est pas très gai, leurs noces ; ce n'est pas comme chez nous où on s'amuse. Ici, les invités sont surtout des témoins. Et pour les parents, ça ne doit pas être drôle non plus de s'endetter et de vendre un bout de leur terre.#44
A Kouthori, le jour de marché, jour de congé aussi pour les coolies des plantations de thé, c'était le lundi. Dès 7 heures, de longues files de gens s'étiraient sur la route, au pied de notre colline, comme une colonne de fourmis, paniers en équilibre sur la tête ou aux deux extrémités d'un bambou.
Des femmes bengalis, avec leurs saris de coton blanc sale, des paysans, des Mikkirs qui sortaient de la jungle, les coolies des plantations et des marchands, venus des hameaux voisins, à vélo, à pied, par le bus. Le marché se tenait à 4 kilomètres du camp, en plein air, par terre. Il y avait bien quelques auvents de bambous, mais les éléphants sauvages s'obstinaient à venir les piétiner pendant la nuit. Les légumes, patates, courges, oignons, tomates, choux, etc. ., étaient vendus à la pièce. On y trouvait aussi du gros sel, du sucre roux, toutes sortes de lentilles, du riz, des allumettes, des cigarettes, des feuilles de bétel, du pétrole, que l'on sert dans des morceaux de bambou creux, et de la quincaillerie japonaise, de la camelote tape à l'oeil : petits miroirs à cent sous, cadenas, crayons, cotonnades.#45 On allait aussi au marché de Nowgong, à 75 kilomètres.
(Une ville qui devait faire ses 100.000 habitants, avec des constructions légères, en bois et en roseaux, qui lui donnaient un air fragile) Il était mieux achalandé, mais il y avait souvent des épidémies de choléra. Une note gaie au milieu de toute cette misère, c'était les jeunes Indiennes se rendant à l'école. Nu pieds sous leur ombrelle, drapées dans leur sari de soie multicolore qu'elles tissent elles-mêmes, avec de belles fleurs piquées dans leurs cheveux noirs, elles allaient si bien dans le décor de ciel bleu et de palmiers. C'est en revenant de Nowgong qu'on a fait l'expérience du Holi, la fête hindoue du printemps. Malgré la chaleur, on dût rouler tous stores baissés, parce que le long de la route, des nuées de gosses bariolés s'aspergeaient et nous aspergeaient d'eau colorée, comme chez nous les confettis. A l'arrivée, j'aperçois toute une troupe de jeunes venus de Kouthori et des plantations.
Sans méfiance, je suis allé les accueillir, en un clin d'oeil, toute la meute était sur moi et je me suis retrouvé trempé, couvert d'au moins douze couleurs différentes. Il paraît que c'est fortifiant pour la peau ! #46
Nouvelle invitation, cette fois chez le directeur de la plantation de thé voisine.
Nos amis indiens s'indignaient de la vie scandaleuse des planteurs anglais, seuls maîtres après Dieu sur leurs terres, vivant dans de luxueux bungalows, abusant des filles de leurs coolies quand ils en avaient envie, ne tenant aucun compte des coutumes indiennes, buvant sec et partageant leur temps entre les parties de chasse au gros gibier, à dos d'éléphant, et leurs clubs de Shillong ou de Calcutta, où "les Indiens et les chiens" n'étaient pas admis. Mais, peu à peu, depuis. l'Indépendance, les plantations passaient aux mains de directeurs indiens, et c'était le cas de notre hôte, un Indien converti que j'avais déjà rencontré à Kouthori. Mr. Haudicorne en a profité pour nous faire entendre, à propos des planteurs, un autre son de cloche : " Oui, ce qu'on nous avait dit sur les planteurs était souvent vrai, mais il fallait bien qu'il y ait quelques compensations pour que des Anglais acceptent d'aller vivre seuls dans une plantation des jungles d'Assam, où le climat malsain et le paludisme les empêchent de faire venir leurs femmes et leurs enfants "
Puis, on est parti visiter la plantation : à perte de vue, des rangées de petits buissons, bien verts, bien entretenus, protégés par l'ombre de grands arbres. Des femmes cueillaient la partie supérieure de la tige : le bourgeon et deux feuilles. Elles étaient payées aux pièces, ou plutôt au poids, et il fallait voir leurs mains voler de l'arbuste au gros sac. A l'usine, à la sortie du malaxeur, les feuilles séchées et torréfiées sont devenues le thé. Trié à la main, classé par qualités, il est envoyé en caisses à la Bourse du thé, à Calcutta. Mais il y a concurrence sur le marché mondial : les prix baissent, les salaires aussi, les coolies s'agitent.
Avec les gars de Nowgong, on a terminé les cuisines et la charpente de la grande salle qui sera réservée aux hommes. Avec ceux de Gauhati, on a fixé le toit de tôle, seule protection contre les déluges de la mousson, et les murs, de drôles de murs : dans les rainures des chevrons, on glissait verticalement de longs roseaux d'un centimètre de diamètre, maintenus par des lattes de bambou transversales liées avec de l'écorce, également de bambou. Puis, les femmes couvraient les roseaux à la main, d'une couche de boue, de bouse et de paille hachée qui servait de plâtre. C'était frais et économique.
Les derniers jours, pour finir à temps, on a travaillé comme des brutes, et souvent, le soir, à la lumière de la lampe à pression. A présent, le bâtiment est fini. Il était temps. Un vent furieux secoue nos cabanes. La mousson arrive et il pleut à torrents : ça noie les rizières, ça gonfle les fleuves, ça inonde les campagnes. L'air est devenu extrêmement humide et toutes nos affaires moisissent. Le moment est venu de plier bagage, de boucler une fois de plus nos sacs. C'est dommage, parce qu'on sent bien qu'on fait maintenant partie de la communauté de Kouthori. Ils nous ont invités à toutes leurs fêtes et leurs cérémonies, on a partagé leur vie. Jamais il n'y a eu entre nous le moindre incident. Nos amis viennent nous dire au revoir. Une soixantaine de Mikkirs se sont entassés dans la petite salle commune, côte à côte avec nos copains assamais, plus "habillés" et plus évolués qu'eux. On fait nos adieux. Adieu aussi à ce coin de jungle, au Kaziranga, à Nowgong, à Gauhati, à Kouthori, aux chaines imposantes de l'Himalaya qui trônent, là-bas, au fond du ciel.
David s'en va à Calcutta. Moi vers le sud et les collines du Mysore où une équipe du S. C. I. travaille dans l'école d'éducation de base d'une organisation indienne, le Conseil pour l'éducation des Adultes de l'Etat de Mysore. Dans ces centres, conçus sur le modèle des universités populaires danoises, ils enseignent aux jeunes paysans qui ont un peu de terre la meilleure façon de la mettre en valeur ; ils essayent aussi de ranimer les arts et traditions populaires dans les villages. Et ils nous ont invités justement parce qu'ils pensent que notre présence et notre exemple élargiront l'horizon de ces jeunes, les aideront à mieux prendre conscience de leur rôle de citoyens dans l'Inde qui se fait.
LE VIDIAPITH
J'ai débarqué en gare de Mysore un dimanche, après quatre journées de voyage épuisantes. Je ne connaissais personne et les bureaux qui devaient me donner l'adresse du camp étaient fermés. Et pas question d'aller se réfugier à l'hôtel avec le peu d'argent de poche accordé.
Il fallait pourtant se décrasser un peu, se changer, mais où ?#47 Maintenant où aller, où m'asseoir ? Où m'isoler ? Ça faisait des mois que je vivais en public, que je n'arrivais pas à échapper un seul instant à cette pauvre humanité, envahissante, oppressante, aux regards inquisiteurs, multipliés à l'infini. Si les Hindous éprouvent le même besoin de solitude, ça doit être bien difficile à réaliser. Je suis allé faire un tour en ville, errant au hasard des rues, sous un soleil implacable, entouré d'un carrousel de camelots, de coolies, de mendiants, de chauffeurs de taxis, d'offres, d'interpellations, de suppliques. J'errais, ou plutôt, je traînais la savate, comme le plus misérable des Hindous, vidé de mon énergie et de ma souplesse d'autrefois. Épuisé, ne sachant où m'asseoir sans consommer ou payer - les bancs publics sont rares - je me suis tout simplement assis sur ma dignité d'Européen, par terre, le long d'un mur ; j'avais au moins la tête à l'ombre. Et je commençais à m'assoupir, rêvant de vallons frais et des cloches de nos campagnes Mais, c'est qu'elles sonnaient vraiment les cloches ! C'est qu'il y avait une église, là, à 500 mètres.
Bien installé au frais dans un coin de la cathédrale, j'ai ingurgité les vêpres en détaillant l'architecture et les vitraux.
Ça faisait drôle de retrouver aux Indes le même décor, les mêmes statues, les mêmes bancs, la même odeur que dans les églises de France. Et je me disais qu'ils auraient tout de même pu s'adapter, bâtir dans le style du pays, pour que les Indiens puissent s'y sentir chez eux #48
Le Vidiapith, c'était une grande bâtisse neuve, en briques, avec une véranda au milieu et 50 hectares de rizières et de terres tout autour. L'endroit était bien choisi pour y passer l'été. On se trouvait sur un plateau : ça nous évitait l'étouffante chaleur de la plaine et les attaques de paludisme. L'institution était dirigée par trois éminents personnages :
le Principal, le Manager et le Docteur. Je connaissais déjà plusieurs des gars de l'équipe du S. C. I. On couchait avec les 20 stagiaires, à même le ciment, enroulés dans une simple couverture et on vivait exactement comme eux. A 5 heures, coup de cloche : tout le monde debout ! C'étaient les prières.
A moitié endormis, toujours drapés dans nos couvertures, on allait s'asseoir dans le noir, en rang, jambes croisées, les yeux clos, face au Principal, et on récitait les litanies. Comme c'étaient toujours les mêmes, on avait fini par les apprendre.
Elles n'étaient pas mal d'ailleurs, ces prières, mais pourquoi diable ne les chantaient-ils pas en mesure et sur le même ton ! En tout cas, ils sont tolérants et le Principal nous avait lui-même demandé de réciter aussi nos propres prières. Il fallait en trouver une connue de toute l'équipe : ce n'était pas facile. Finalement, on avait décidé de chanter le Jacob's Ladder (l'Échelle de Jacob) en anglais. Après une demi-heure consacrée à la toilette et aux rangements, on passait aux exercices de Yogi (Yogasanas). Ça durait une autre demi-heure, sous la véranda, dans la belle lumière du matin, face aux rizières. Les stagiaires, eux, arrivaient à faire de véritables noeuds avec leurs bras, leurs jambes, leur corps. Il y en avait un, surtout qui semblait être en caoutchouc, n'avoir plus d'os Nous on était plutôt raides et ça ne marchait pas fort. Les meilleurs moments, c'était encore le repos, entre chaque exercice : allongés sur le dos, détendus, les bras le long du corps paumes en l'air, en expirant doucement Là, je vous assure on se sentait revivre. Mais le plus beau, le bouquet, c'était le dernier exercice, la chandelle : en équilibre sur la tête, les pieds en l'air, il fallait tenir comme ça le plus longtemps possible, cinq, dix minutes.
Notre moniteur, le Docteur, affirmait que c'était très bon pour la santé et que ça permettait de donner au cerveau un bain de sang frais. Et il ajoutait : "En Europe, avec votre gymnastique, vous ne développez que les muscles et les os. Nous, nous voulons atteindre et contrôler les glandes, les centres nerveux, la respiration, les réflexes". Malheureusement, notre ami Docteur (et c'est rare pour un Indien), il n'aimait pas se lever de bonne heure et il ne venait que très irrégulièrement nous apprendre ses Yogasanas. Alors, tant pis pour nos glandes. Avec le Principal on se tapait une gymnastique indienne, au sifflet, gueulée, avec des garde-à-vous, des demi-tour à droite, demi-tour à gauche. ., plus deux ou trois mouvements longs et compliqués : presque un exercice militaire ! On terminait la leçon sur l'Hymne national indien, que peu de gars connaissaient, le salut aux couleurs et aux cris de "Jai Hind ! Jai Hind ! - Vive l'Inde"!#49 Au pied du drapeau - était-ce un hasard ? - on voyait une carte de l'Inde qui comprenait aussi le Pakistan, la Birmanie et Ceylan. On nous expliquait que, dans la période actuelle, pour donner une unité à cet immense continent, il fallait développer le nationalisme indien, sinon, le pays s'en irait en petits morceaux. Déjà, le Pakistan et ses 80 millions de Musulmans s'était détaché ; les Naggas soi-disant incités par les missionnaires protestants, réclamaient leur indépendance ; les Sikhs, dans le Penjab, luttaient eux aussi pour avoir leur État.
Avec nos assiettes en laiton et nos timbales, on allait s'asseoir sur le ciment pour le petit - oh, oui, bien petit -déjeuner. Ça dépendait des jours : en général, c'était une louche de Bengal Gram (sorte de pois chiches, revenus à l'huile, très épicés, avec un soupçon de noix de coco râpée) ou bien du blé écrasé et bouilli, du riz frit, ou des galettes de ragui (céréale moins chère que le riz) avec du chatney, une sorte de moutarde. Après ça, véritable luxe, une demi-timbale de café, produit de la région.
Enfin, on passait au boulot. Le Principal se démenait, criait. Ah, il n'était pas "non violent" dans ses paroles ! Il s'en prenait aux stagiaires, aux paysans, distribuait les tâches, lançait ordres et contre-ordres. ., puis on se répandait dans les rizières.
Qu'est-ce que je connaissais du riz, avant d'aller là-bas, sinon que c'était de petits grains blancs que j'allais acheter chez l'épicier du coin. Et voilà que je me retrouvais, pieds nus, en pleine rizière boueuse, au milieu de paysans indiens enturbannés, avec, devant nous, le riz ! Une sorte d'herbe haute et jaunâtre.
On était au moins une cinquantaine entre stagiaires, volontaires, paysans et paysannes, accroupis, en train de couper une à une, avec une petite faucille, les touffes de riz. Une position drôlement fatigante pour nous. Et ça n'allait pas vite. On avait tous mal aux reins et aux mollets. Mon voisin, un vieux bonhomme de paysan avec un gros turban et des boucles d'oreilles, une belle tête, toute ridée, des mains brûlées par le soleil, et de pauvres jambes, maigres à faire peur, il s'amusait un petit peu de mes difficultés. Il me regardait faire et souriait gentiment, continuant à couper ses touffes, en se déplaçant un peu comme un canard, sans se presser et je pensais à toutes les générations de paysans qui, depuis des siècles, dans les rizières des Indes, faisaient le même geste. Moi, j'avais de plus en plus mal aux reins et aux jambes.
J'essayais bien d'autres positions, mais ça n'allait pas mieux.
Alors, le brave vieux m'a fait signe d'arrêter et m'a montré un autre travail : lier les gerbes. On les portait sur nos têtes jusqu'au Vidiapith. Là, à tour de bras, on les battait sur des tréteaux, pour en séparer les grains. Les paysannes venaient ramasser et trier le riz en le faisant tourner dans des plateaux d'osier ; le riz partait sur les bords, et tout ce qui était plus lourd, terre et graviers, restait au centre. Puis, debout, elles laissaient tomber les grains, qui descendaient verticalement, tandis que les brins de paille et autres impuretés légères s'en allaient, emportés par le vent. Pour écorcer le riz, enfin, elles employaient la méthode traditionnelle, avec un long pilon, dans un tronc d'arbre creux.
Pour le moudre, on avait un moulin : deux lourdes pierres vaguement arrondies, la meule du haut munie d'une poignée et d'un trou central. On mettait le riz dans ce trou, on tournait et une farine grossière sortait par les bords.
Le soir, après le dîner à tour de rôle, on donnait de petites causeries sur nos pays d'origine ; on leur apprenait aussi nos chants. Ah ! si j'ai dû pousser des centaines de fois "Alouette, gentille alouette" ou "Chevaliers de la Table Ronde ! " Ça leur plaisait. Ils nous apprenaient en retour leurs jeux et leurs danses et on. célébrait toutes les fêtes du calendrier indien, et il y en a des tas ! #50
DES PLANS ?
Le but principal du Vidiapith, je vous l'ai dit, consistait à donner une éducation de base aux jeunes paysans. Malheureusement, nos professeurs étaient des Hindous assez typiques : ils avaient reçu une formation purement universitaire, c'est-à-dire livresque. Ils connaissaient très bien la littérature anglaise ; avec enthousiasme, ils avaient rejoint Gandhi, qu'ils vénéraient, dans sa lutte contre l'occupant.
Seulement, maintenant, il ne s'agissait plus d'être contre, mais pour quelque chose, et là, ils étaient davantage remplis de belles théories que d'expérience pratique. N'ayant jamais travaillé de leurs mains, voulant apprendre aux paysans ce qu'eux-mêmes n'avaient jamais fait, il leur avait fallu se mettre à l'école de leurs "élèves", affronter les mêmes difficultés, avant de pouvoir leur montrer des méthodes plus rationnelles. Combien j'en ai connu de ces jeunes Hindous, bacheliers de ceci, licenciés de cela, qui voulaient donner des conseils à tout le monde, alors que n'importe quel mécanicien de chez nous sachant se servir de ses dix doigts aurait eu tant de choses à leur apprendre. C'est là un des maux dont souffre l'Inde. Les Anglais n'ont voulu former que des bureaucrates. Il y a bien quelques techniciens d'un échelon élevé, ayant fait leurs études et des stages à l'étranger, mais, entre ceux-là et les coolies, il n'y a pour ainsi dire rien. Des étudiants d'un côté, des manoeuvres de l'autre. Où sont les ingénieurs, les chefs d'atelier, les contremaîtres, les chefs d'équipe, les compagnons ?
Du reste, l'Inde est un panier de problèmes, plus compliqués les uns que les autres. Mais le plus brûlant, c'est celui des 500 000 villages où végètent 320 millions de paysans affamés. Pourquoi sont-ils si pauvres ? Un climat débilitant, la faim chronique, une nourriture essentiellement végétarienne, les maladies de toutes sortes ont fait d'eux des hommes fatigués, sans ressort. Le manque d'eau, l'irrégularité des pluies de la mousson, le fumier utilisé comme combustible, la terre épuisée, morcelée, les dettes perpétuelles, l'attitude du paysan, vivant au jour le jour, peu porté à l'économie, réduisent à bien peu la production agricole. Et, pour corser le tout, l'élimination par les Anglais de l'artisanat indien au profit de leurs usines de Manchester, a forcé les artisans aux doigts de fées à se rabattre sur le travail de la terre. Oh ! bien sûr, je n'ai rien d'un expert, mais j'en ai tellement entendu parler que j'ai fini par retenir un certain nombre de solutions possibles : regrouper les terres morcelées, construire des barrages pour capter les eaux de la mousson, entreprendre des travaux d'irrigation, utiliser des engrais, sélectionner les graines, recréer des forêts, assainir les puits, en creuser de nouveaux, contrôler les naissances, améliorer l'outillage et les méthodes de culture, varier les récoltes pour éviter l'appauvrissement du sol, équilibrer l'alimentation et mieux nourrir les hommes pour qu'ils puissent travailler plus dur bâtir des écoles, former des techniciens et des agronomes, instruire les gens, soigner les malades, abandonner certaines coutumes trop onéreuses (comme les dettes contractées lors des mariages) C'est énorme, je sais, mais en plus il faudrait encore que ces mesures soient prises à partir de la civilisation indienne ; que ce ne soit pas quelque chose d'imposé du dehors et qui risquerait de tuer la culture locale
Ce qu'il faudrait, ce serait que les Indiens eux-mêmes s'en chargent, aidés par des techniciens étrangers : pas de ces grands experts internationaux trop grassement payés et dont les Indiens se méfient, mais de bons ingénieurs agronomes, des cultivateurs avertis, prêts à vivre avec les Indiens et comme eux, et qui, après avoir été acceptés par le village, partageraient et mettraient en pratique leurs connaissances.
Les jeunes Indiens ainsi formés iraient disséminer ces techniques dans les villages environnants, et, peu à peu, dans toute l'Inde.
La première récolte de riz terminée, on s'est attaqué à un gros boulot : bâtir un dortoir. Ça vaut la peine d'être raconté.
Un beau matin, pleins d'enthousiasme à l'idée de construire quelque chose, on est parti, outils sur l'épaule, derrière le Principal. Il n'arrêtait pas de parler : "On va faire un nouveau dortoir et nous pourrons accueillir le double de stagiaires " Très bien, très bonne idée ! Mais moi, il m'avait bombardé responsable des travaux, et j'avais besoin de directives précises pour distribuer les tâches aux gars. Je lui ai donc demandé à voir le plan. Il m'a répliqué d'un ton un peu dédaigneux :
- Peuh, ici, on ne travaille pas avec des plans.
Ça promettait. Et il est reparti dans l'explication de ses désirs, ou plutôt de ses rêves, murmurant, comme pour lui-même. : "Cour intérieure, véranda, dortoir " puis soudain il s'arrête, très digne, et avec un geste plutôt théâtral : "Ici, ce sera l'angle du bâtiment : une construction légère, en bambous. Donc, pas besoin de fondations profondes " Avec le responsable du camp ; on enfonce en vitesse des piquets, on tend une ficelle et on distribue le travail à nos camarades qui commençaient à s'impatienter. Les chemises tombent, les pioches s'abaissent en cadence avec des "han ! " les pelles déblaient, le travail avance, tout le monde est content. Je continue à marquer le terrain et je dresse un plan. Deux jours plus tard, les fondations sont presque finies, je cours chercher le Principal.
Il arrive, son gosse sur la hanche, jette un coup d'oeil sur les travaux et fait la moue : - Ça ne va pas, pas du tout ! C'est trop petit ! Il faut me creuser ça plus long Je lui montre le plan et je lui dis que c'est l'emplacement qu'il avait fixé lui-même. "D'accord, d'accord, mais ce n'est pas sur un plan qu'on peut voir quelque chose. Moi, je dois me rendre compte sur le terrain. Voyons : sept pieds pour un lit. ., deux pieds de couloir dix pieds de véranda Il faut me pousser ça jusqu'ici " Eh bien, va, repoussons les fondations de 10 mètres. Il nous faut un bout de temps pour convaincre nos gars de la nécessité de ce changement et pour qu'ils reprennent leur rythme.
Bref, on repousse le mur. Le Principal revient, perplexe :
- Georges, j'ai réfléchi. ., pendant que nous y sommes, au lieu d'employer des bambous, on prendra des briques, c'est plus solide.
- Bien monsieur !
On creuse un peu plus les fondations
- Georges, j'ai réfléchi. On aura des murs de briques, mais si on y mettait des fondations de pierre, hein ?
Moi, je veux bien. On creuse encore un peu.
- Et les pierres, monsieur ?
- Oh, vous en trouverez là-bas, ce sera facile. Elles sont à fleur de terre.
Alors, pendant des jours et des jours, à la barre à mine, à la masse, les plus costauds ont extrait les pierres et les autres faisaient la chaîne pour les transporter. Mais, avec une chaîne de 500 mètres, notre tas de pierres, il ne grimpait pas vite ! Et comme pour lier les pierres et les briques il nous fallait de la boue liquide, faite avec une bonne terre, on a dû aller la chercher à plus de dix minutes du chantier. On s'y est tous mis, y compris les paysans, et toute la journée, on remplissait les petits paniers que l'on portait sur nos têtes.
HOMMAGE A VAROUNA
Avec les premières averses de la mousson, c'est devenu plus compliqué. Torse nu, pieds nus, glissant dans la boue, on continuait notre procession de limaces. Par un heureux hasard, on a découvert une brouette et une pelle anglaise à manche court, envoyées par un organisme international et qui étaient restées abandonnées dans un coin, personne ne sachant s'en servir. Ça nous a permis d'aller un peu plus vite.
Mais les jours succédaient aux jours. Le Principal avait beau se démener, crier, insulter les paysans, eux, qui n'étaient pas gens à s'emballer et n'étaient pas costauds, dès qu'il avait le dos tourné, ils ralentissaient la cadence.
Après dix jours passés à coltiner de la boue, il a fallu porter les briques : 40 000. Elles avaient été déposées par erreur à près de 700 mètres du chantier. D'autres paysans ont été appelés en renfort. Notre tête supportait tout juste 8 briques à la fois, mais celle des paysannes, jusqu'à 16 ! Ce dortoir, ça devenait un travail de Romains. On était moulu, affamé (deux à trois poignées de riz midi et soir, avec une louche d'eau très épicée où flottent, quelques lentilles, c'est plutôt maigre) et nos forces continuaient de fondre. Soulever la pioche, les paniers, ça devenait un problème, et on luttait contre l'envie d'aller s'asseoir, de s'allonger, de dormir c'est fou ce qu'on pouvait avoir envie de dormir, une vraie maladie du sommeil ! Plus question après la journée d'ouvrir un livre. Les lettres et les rapports à écrire, on les reportait au lendemain.
Ah, on les comprenait les Indiens ! On était comme eux, traînant la savate, les épaules tombantes, cherchant à dépenser le moins d'énergie possible.
Pendant ce temps, le Principal, le Manager, le Docteur, eux, ils s'étaient découvert des tâches urgentes, ils étaient devenus invisibles. Finis les beaux discours sur la dignité du travail manuel, les principes de Gandhi, la mission de l'Inde
Les stagiaires, habitués à cette attitude, n'avaient pas l'air de s'en inquiéter. Mais nous, on la trouvait plutôt mauvaise de voir les responsables s'esquiver quand il fallait donner un coup de collier. Le Principal nous reprochait presque notre ardeur au travail, notre "passion pour le rendement". Il nous disait : "Ce n'est pas le nombre de maisons que vous construirez qui est important, mais votre attitude, la gentillesse dont vous ferez preuve à notre égard. " Une semaine pour les 40 000 briques. Les averses de la mousson devenaient de plus en plus rapprochées, de plus en plus violentes. Puis, il s'est mis à pleuvoir à seaux. De véritables trombes. Les tuiles venaient d'être posées, mais l'eau s'infiltrait de partout : comme on couchait sur le sol en ciment de la véranda, vous voyez ça d'ici, on ne savait plus où se mettre et finalement on s'est résigné à rester où on était. Il n'y avait plus un seul endroit de sec. .
Dans les frêles cahutes du village, les paysans n'étaient pas mieux lotis : plus de bois sec, plus de feu, presque rien à manger Ils attendaient stoïquement que ça s'arrête. Et ce n'était pas tout ! Le coup de Lalukhet se répétait. La rivière Kagachi, presque à sec quinze jours plus tôt, se gonflait et montait de plus en plus, menaçant d'emporter la cabane où se trouvait le moteur de pompage, et même le pont qui nous reliait à Saklespour.
Si bien qu'un matin, le Principal a décidé qu'on offrirait un pouja (une offrande) à Varouna, le dieu de la rivière, pour le calmer et le prier de rester un peu tranquille, que de l'eau, on en avait assez comme ça. Et on est allé tous ensemble briser des noix de coco, offrir des bananes, du riz, du sucre, des graines aux noms bizarres Chacun de nous a été solennellement marqué au front d'un point rouge ; on a prié au son d'une paire de cymbales, et finalement, on s'est partagé l'offrande : chacun a eu droit à un bout de banane et de noix de coco
Eh bien, croyez-le si vous le voulez, mais la pluie s'est arrêtée et la rivière a commencé de rentrer dans son lit. Il fallait voir nos amis indiens tout fiers de l'efficacité de leurs prières ! D'ailleurs, on voyait souvent des paysans des environs qui, pour une raison ou pour une autre, offraient des poujas au dieu des eaux.
Pour des mois maintenant le ciel est redevenu bleu. Un vieux maçon hindou est arrivé d'Hassan, le bourg voisin, pour nous aider à bâtir. Les fondations d'abord : rien de plus simple. On jette la terre dans les tranchées à moitié remplies d'eau, on piétine en choeur et on arrange nos pierres dedans.
Ensuite, les murs : j'avais pris le coup à Lalukhet et je travaillais avec le maçon. Bref, évitant les jours néfastes et après les indispensables poujas, deux charpentiers ont posé portes et fenêtres. Le fameux dortoir tirait à sa fin.
Mais pas les travaux ! On s'est remis aux rizières pour la deuxième récolte de l'année. Pendant qu'on réparait les petites digues, dans la boue jusqu'à mi-jambe, nos amis paysans labouraient les rizières. Il fallait voir ces charrues !
Un morceau de bois pointu tiré par deux petits boeufs faméliques. Il y avait trois de ces "charrues", qui avançaient à la file, et plutôt doucement, avec force cris, coups, torsions de queues et chatouillages de testicules. Ils ont quand même gratté comme ça toutes les rizières.
Nous, avec nos kaudalis, des pelles indiennes très pratiques, on aménageait de nouvelles terres, en dépierrant, en nivelant, en façonnant des digues, en creusant des canaux d'irrigation. Puis, on laissait la place aux trois laboureurs.
Enfin, on a préparé les jeunes plants de riz selon un nouveau procédé, la méthode dite japonaise, qui donne un plus gros rendement, et on les a repiqués. Ça paraît simple à dire "on les a repiqués", mais je vous assure que ce n'était pas marrant du tout. On avait les pieds au frais, dans la boue, c'est vrai, mais la tête et le dos en plein soleil, et ça tapait ! Sans parler du mal aux reins ! On avançait, tous en ligne, pliés en deux, chacun piquant à peu près son mètre, comme des mécaniques bien réglées. Du matin au soir, rang après rang, rizière après rizière
DES GENS COMME VOUS ET MOI
Ce n'est pas facile de vivre dans un pays si différent des nôtres, et j'avoue que passer ainsi toute ma vie aux Indes, ça m'aurait fait réfléchir. Il fallait s'adapter continuellement à la nourriture, aux coutumes, aux façons de penser et de vivre. C'est vrai qu'on s'adapte mieux qu'on ne le pense, qu'on s'habitue à beaucoup de choses, la chaleur, le froid, la jungle. Les tigres, les serpents, les insectes de toutes sortes, on finit par ne plus y penser, mais, certains jours, ça ne m'empêchait pas d'en avoir marre de la vie de moine du Vidiapith, de ses menus végétariens. Il m'arrivait de rêver aux petits plats que jadis - c'était si loin - me préparait ma mère. Alors, quand je n'étais pas trop crevé, le mercredi, jour de marché et de congé pour tout le monde, je poussais une pointe jusqu'à Hassan, où se trouvait un petit restaurant musulman. Seize kilomètres aller-retour, sous un dur soleil et dans la poussière, pour un repas avec un bout de viande ! Le plus souvent, sans attendre le passage du bus problématique, je partais à pied, mêlé à la longue file de paysans qui s'en allaient lentement dans la même direction, leurs paniers sur la tête. L'homme marche devant, en dhoti, enturbanné, pans de chemise au vent (lorsqu'il en a une), parapluie sous le bras. Sans se retourner, il parle à sa femme qui le suit, drapée dans son sari vert, rouge, noir ou violet.
Inutile de dire que j'étais l'habituel sujet de curiosité. Que pouvait faire sur ce chemin un Sahab, sans voiture ! Puis, c'était le marché : deux ou trois bâtisses entourées de masures à toit de chaume. La camelote est étalée par terre. Vous vous imaginez peut-être les marchés orientaux comme des endroits pittoresques ! Oui, quand le soleil prête un peu de gaieté et de caractère à la foule en guenilles, mais il suffit de quelques nuages, d'une averse, pour souligner le dénuement de cette pauvre humanité trempée, aux cheveux collés sur le visage, pataugeant pieds nus dans une boue noirâtre si misérable, que ça fait mal à regarder.
Accroupis devant quelques gousses d'ail, des piments secs, des noix de coco, les paysans attendent, pendant des heures, le client éventuel qui leur permettra d'acheter un peu de sel ou des épices
Et moi, je devais faire un effort pour imaginer des pays où l'on n'ait pas continuellement sous les yeux ces pauvres gueules de crève-la-faim, ces joues creuses, ces yeux enfoncés, ces barbes hirsutes, cette crasse, ce désordre Je devais faire un effort pour réaliser qu'en France, qu'ailleurs, dans le même temps, sur la même terre, d'autres hommes mangeaient à leur faim, vivaient dans le confort et la santé.
Un peu à l'écart, une cahute, où gesticulent des gens très bruyants : c'est le bistro du coin. Ils vendent du Todhi, de l'alcool de palme. Au grand étonnement de la galerie, je suis allé en goûter, un jour. C'est doucereux, mais ça monte vite à la tête (le Todhi ne se conserve pas, il fermente et aigrit rapidement). Ceux qui en boivent trop se comportent comme tous les ivrognes du monde : ils crient, ils s'agitent, ils chantent. Seuls les gens des basses castes et quelques européanisés boivent : l'immense majorité des Hindous, en, particulier ceux des hautes castes et les gandhistes, ont une sainte horreur de l'alcool. Ils ont d'ailleurs réussi à en faire interdire la vente dans bon nombre d'Etats indiens.
Après le repas, pour un demi anna, je me payais le luxe d'un verre d'eau avec un glaçon sale que le marchand tirait d'une caisse de sciure couverte d'un vieux sac de jute. Et je restais là des heures à contempler la foule.
FOIRE OU SALUT AUX ÂMES ?
Les missionnaires de Mysore m'avaient donné des adresses de Pères français qui vivaient dans les villages autour du camp. J'allais les voir de temps à autre, en particulier le Père Gauthier, qui vivait à Doddarayapet.
Je l'admirais, le Père Gauthier. C'était un vrai, lui. Il me disait : "Moi, ma vie, je m'en fiche. Si Dieu pense que ce que je fais est bon et juste, il m'accordera la force de continuer. Et puis, si je ne peux vivre que cinq ans, eh bien ! ce sera encore la volonté de Dieu. " Il fallait voir ses traits creusés, ses pommettes saillantes, ses yeux enfoncés dans les orbites. Je savais qu'il menait la vie de ses fidèles, qu'il jeûnait avec eux Je savais qu'il venait de vendre les cordes de son lit contre quelques poignées de riz pour les femmes et les gosses.
"Ils couchaient par terre. Moi, je dormais sur un lit : Maintenant, je dors par terre. A quoi est-ce que ça sert, des cordes, quand des hommes crèvent de faim ? Avec ça, on a pu tenir deux jours de plus. Est-ce que tu peux manger tranquille quand tu sais que des gens comme toi et moi, des gens que tu connais, ne se sont rien mis sous la dent depuis trois jours ? Moi, je ne peux pas.
"Il connaissait aussi la médecine et soignait tout le monde à la ronde. Il était, comme on dit, le "médecin des corps et des âmes". Il essayait aussi de défendre ses fidèles de la rapacité des propriétaires. Ensemble, on a visité le village. On allait de ferme en ferme : une cour centrale, ruisselante de purin ; des cahutes autour, sans fenêtres, sans air ni lumière. Certaines familles étaient converties depuis des générations. Partout on le saluait et le recevait presque comme le représentant de Dieu, et du coup, moi aussi, on m'appelait Père, avec le plus grand respect.
L'église avait été bâtie par des missionnaires allemands. Elle sentait le moisi, tout comme la chambre du Père Gauthier, une pauvre chambre, sombre, triste, avec quelques vieux livres religieux empilés dans un coin. Ça ne doit pas être, toujours drôle la vie de missionnaire ! Dire que des générations de prêtres sont passés dans cette pièce ! Que de rêves enthousiastes ont dû abriter ces murs, que de doutes et de déceptions. ., d'ennui aussi, et de résignation. Vivre trente ou quarante ans dans un village, ça doit certainement modifier l'optique des Pères. Trente ans de solitude pour laisser finalement leurs ouailles tout juste un peu moins mal qu'avant.
La première fois que je suis allé chez le Père Gauthier au petit jour, j'ai dû assister à la messe : rançon de l'hospitalité.
La messe ! Il y avait si longtemps que je n'y allais plus mais d'abord, au Père Gauthier, ça avait l'air de lui faire plaisir ; ensuite, aux yeux des ouailles, un Père Douart qui ne serait pas allé à la messe ça risquait de la ficher mal ; et enfin, une messe dans un village indien, ça ne se voit pas tous les jours.
Je me suis installé au fond de l'église. Mais voilà que le catéchumène vient me chercher pour m'installer sur un prie-Dieu en plein devant l'autel. Ah, non, non ! Je ne voulais pas y aller. Mais mon refus catégorique ne l'a pas démonté. Il insistait : c'était ma place ; un Père ne pouvait pas rester comme ça sur le ciment Tout le monde regardait dans notre direction. Bon sang ! j'étais pris au piège. J'ai dû m'exécuter.
Le Père Gauthier est entré. Il avait mis sa plus belle soutane. Et la messe a commencé. Diable ! Diable ! Je ne savais ni quand m'asseoir ni quand me mettre à genoux. Ah, j'étais dans un beau pétrin ! J'ai essayé de glisser des regards par dessus mon épaule, pour imiter au moins les autres, mais les gosses, juste derrière moi, ils me suivaient comme un seul homme. Dame, j'étais un Père, je devais savoir. Je m'agenouillais, ils s'agenouillaient. Je m'asseyais, ils s'asseyaient. Le Père Gauthier continuait sa messe et ne comprenait pas ce qui se passait. Il trouvait ses ouailles debout quand elles devaient être à genoux et inversement. Je ne savais plus où me fourrer. Alors, en désespoir de cause, je me suis agenouillé et j'ai fait mine de me plonger dans de très profondes méditations, si profondes, que je semblais en oublier la messe. Le catéchumène a repris ses ouailles en main et l'office est rentré dans le droit chemin. Ouf ! j'avais eu chaud.
On discutait de tas de choses avec le Père Gauthier, mais quand on arrivait au chapitre de la religion, il y avait un point sur lequel je n'étais pas d'accord. Il était convaincu que sa religion était la seule vraie et que les Hindous étaient des païens. S'il pensait avoir raison pour son propre compte, tout à fait d'accord, mais aller dire aux autres : "Votre religion, et par conséquent vos coutumes, vos façons de vivre, tout cela est faux et c'est moi qui détiens la vérité", je trouvais ça un peu dur à digérer. Et d'abord, au nom de quoi peut-on juger ainsi ?
Je respectais et j'admirais son travail dans le village : un travail surhumain que très peu d'Hindous auraient accepté de faire, mais pourquoi ce travail ne devait-il être qu'un moyen pour aboutir aux fameuses conversions ? Et cet autre prêtre qui m'avait dit un jour, en Assam : "Si le gouvernement indien nous interdit les conversions, eh bien, nous nous en irons. Nous laisserons nos écoles, nos hôpitaux, nos léproseries. " Est-ce que cela ne s'appelle pas de l'étroitesse d'esprit ? Qu'est-ce que vous diriez, braves gens, si on voyait arriver en France des milliers de missionnaires étrangers, hindous, bouddhistes ou musulmans, les poches pleines d'argent, qui se répandraient dans nos campagnes, bâtiraient des temples dans chacun de nos villages et profiteraient de leur richesse, de leur instruction, pour convertir des millions de Français ? Qui traiteraient nos coutumes de féodales et les récalcitrants de païens ? Si vous voyiez les convertis flotter entre deux mondes, déracinés, coupés de leur famille et de leurs ancêtres, adopter des vêtements et des moeurs différentes ? Et si cela durait depuis cent cinquante ans, ne pensez-vous pas que, même avec beaucoup de tolérance, vous préféreriez en voir un peu moins de ces missionnaires ? Eh bien ! aux Indes, c'est comme ça.
Oh, je ne veux pas dire qu'ils soient malintentionnés, les missionnaires, et je sais ce que ça veut dire de quitter volontairement, sa famille, son pays, de s'adapter. Mais, si certains sont très ouverts et voient les choses plus impartialement, dans l'ensemble, ils critiquent beaucoup : "Aux Indes, rien ne marche, c'est le pays des pots de vin et de la corruption, etc., etc " J'en ai même entendu dire que le grand responsable c'était Gandhi, avec sa campagne de désobéissance civile ! On sent trop souvent qu'au lieu de chercher à comprendre la culture ou la religion du pays où ils se trouvent, ils se contentent de juger et de réagir en Occidentaux. Ce n'est pas étonnant qu'on les ait mis parfois dans le même sac que les militaires et les marchands, puisqu'ils avaient les mêmes attitudes. Et même en adoptant le point de vue des "conversions", je me demande s'il n'avait pas raison cet Indien qui me disait : "Vous auriez dû convertir d'abord la caste des brahmines, qui, à son tour, aurait converti les parias, les intouchables. En allant vers ceux qui souffrent le plus, en convertissant facilement ces millions de paysans ignorants, n'avez-vous pas mis la charrue avant les boeufs ? Maintenant, la religion chrétienne est considérée comme une religion pour castes inférieures ; vous ne parvenez pas à toucher les castes plus instruites ; et ce ne seront pas les parias qui vous fourniront des prêtres. Vous devrez continuer à les importer d'Occident. "
En définitive, n'est-il pas préférable d'être comme les Hindous, qui sont beaucoup plus tolérants ? Ils considèrent chacune des grandes religions comme différents sentiers pour arriver au même sommet : Dieu. Car, si Dieu existe, il n'est ni Chrétien, ni musulman, ni bouddhiste : il est Dieu tout court, et tous les hommes sont ses créatures.
Dans beaucoup d'intérieurs hindous, on peut voir, réunis dans le même cadre, un portrait de Ramakrishna, de Gandhi, du Bouddha, et du Christ. Combien de chrétiens respectent les fêtes des autres religions ? J'ai vu pourtant des Hindous célébrer la Noël. Et leur vie, elle était au moins aussi honnête, sinon plus, que la nôtre. Les gens se sacrifiaient pour élever leurs enfants, les enfants respectaient leurs parents, les hommes entretenaient des rapports cordiaux. Leurs valeurs étaient sensiblement les mêmes que les nôtres.
Et combien de fois j'ai dû entendre des arguments de ce genre : "à vous, chrétiens, détenteurs de la véritable religion basée sur l'amour, nous pourrions demander, si vous êtes les civilisés que vous prétendez être, pourquoi vos pays sont-ils toujours en guerre ; pourquoi les horreurs de vos camps de concentration ; pourquoi vous occupez les autres pays par la force ; pourquoi votre littérature et vos journaux sont-ils remplis de crimes, d'adultères, de vols, de violence et de cruauté ? Et votre charité, où est-elle ? Quand vous gaspillez des milliards pour des bombes atomiques qui anéantiront des millions d'innocents ; quand ici des hommes, vos frères, meurent de faim". Au fond, ils avaient raison, Parce que nous, on les accuse au nom d'une morale qu'on ne pratique trop souvent qu'en paroles.
NOS AMIS PAYSANS
Avec Narayan, on allait souvent le soir se promener dans les villages voisins. A notre approche, les gosses craintifs s'enfuyaient mais revenaient bien vite, poussés par la curiosité, Hommes, bêtes, enfants vivent dans des cahutes sans fenêtres, bâties autour d'une cour, envahies par des milliers de mouches attirées par les buffles, les vaches, les chèvres et les ruisseaux de purin.
Au début, ils restaient un peu sur la défensive : c'était pas l'habitude que des gens de la ville, des Sahabs, des Bapus, les traitent comme des égaux. Quelles idées devions-nous avoir dans nos têtes pour être si polis ? Heureusement, il y en avait toujours un ou deux dans le groupe qui étaient venus travailler avec nous au Vidiapith. On avait porté de la terre et des briques ensemble : ils racontaient aux autres qui nous étions.
Malgré nos explications, ces braves gens n'arrivaient pas à concevoir qu'ailleurs, dans d'autres parties du monde, des blancs pouvaient être paysans, maçons, balayeurs. Ils rigolaient doucement, incrédules, persuadés que je les faisais marcher. Un blanc, travailler de ses mains, en usine ? Non ! Un blanc, c'est toujours riche, c'est toujours un Sahab. Dame, ils n'avaient vu que ça, des hauts fonctionnaires, des directeurs d'usines, des officiers, des docteurs.
Petit à petit, on finissait par se connaître. Ils n'étaient plus pour nous des Indiens, des paysans anonymes que l'on croise dans la rue, mais Raj ou Gaupal, des camarades, des hommes comme vous et moi, avec deux bras deux jambes et qui souffraient sous nos yeux. C'étaient des familles entières qu'on voyait vivre, au bord de la famine, d'un seul repas par jour et encore Pourtant, ils n'étaient pas gourmands, ils ne demandaient pas grand-chose. Si au moins ils avaient vu les officiels se préoccuper réellement de leurs misères, prêts à prendre leurs responsabilités ; mais non, les officiels faisaient surtout des discours. Protester, manifester ? Ils n'osaient trop, car la police, qui a le bras long et la main leste, n'était pas de leur côté.
Certains soirs, tout le groupe était invité par un village des environs, pour une sorte de veillée. On se rassemblait sur les marches du temple, à la lueur d'une lampe. Les hommes, enturbannés, s'asseyaient d'un côté, les femmes de l'autre, avec leurs ribambelles de gosses. De l'assistance se dégageait une odeur plutôt forte.
Ils ne chantent pas comme nous, en groupe, et il fallait les prier pour que chacun daigne se faire entendre à tour de rôle. Seulement, une fois lancés, ils ne s'arrêtaient plus. C'étaient des chansons religieuses, poétiques ou sentimentales, certaines empruntées à des films, un peu nasillardes, avec beaucoup de couplets. Chacun d'eux brodait sur le thème musical (d'où leur difficulté à chanter ensemble). Nous aussi on en avait appris quelques-unes et on avait notre petit succès quand on les poussait. Mais ça les étonnait qu'on accepte de chanter sans trop se faire prier.
L'atmosphère un peu dégelée, on passait aux danses. D'abord timidement, puis de plus en plus endiablés, ils se lançaient dans leur fameuse danse des bâtons, les chevilles cerclées de grelots, et ils finissaient par s'y déchaîner. Et les voilà qui se mettaient à nous jouer des pièces de leur théâtre, tirées de la mythologie indienne. Ils les connaissaient par coeur et le cas échéant, la foule servait de souffleur. Il y avait Ganesh, le dieu singe à tète d'éléphant, Krishna, le joli berger jouant de sa flûte enchantée, et d'autres divinités dont j'ai oublié les noms. Là se manifestaient leur goût du merveilleux, leurs rêves, leur crédulité peut-être, de quoi oublier pour quelques heures leur triste sort. Je me sentais pris par l'expression de leurs visages, leur gravité, leur sérénité. C'était là, dans la masse indienne, chez ces pauvres paysans, ces gens qui n'avaient pas été directement en contact avec les Anglais, qu'était conservée la véritable culture indienne. Ils se la transmettaient de père en fils, dans leur langue, dans leurs prières, dans leurs contes et leurs pièces de théâtre. C'était eux, avec leur caractère, leur naturel et leur simplicité que j'aurais voulu encore mieux connaître, bien plus que les autres, les soi-disant "éduqués", européanisés. Avant de partir, malgré nos refus, ils tenaient absolument à nous offrir quelque chose, et pour ne pas les froisser, on devait accepter de partager leurs richesses : des tranches d'une sorte de fruit ressemblant un peu à nos citrouilles.
LORSQUE L'ENFANT PARAÎT
Depuis quelques jours, une activité fébrile règne au Vidiapith. Le Manager va marier sa fille. Il aurait bien voulu marier le même jour son autre fille, celle qui a treize ans, seulement, ça coûte beaucoup trop cher : 1 000 roupies. C'est une grosse somme aux Indes ! Il a dû vendre un hectare de ses terres pour payer la dot, le trousseau plus le gîte et le couvert pour la centaine d'invités. C'est ruineux d'avoir des filles !
Le principal, toujours heureux de parler de son pays, m'explique qu'autrefois c'était la jeune fille qui, au terme d'une série de tournois, choisissait son futur mari en lui passant une guirlande autour du cou. Mais, avec l'occupation musulmane, les Hindous avaient pratiqué les mariages d'enfants, en désignant très tôt un petit époux à la petite fille le père se débarrassait ainsi de la responsabilité quant à la virginité de sa fille. Cette coutume avait dégénéré : des gosses de huit à dix ans, qui auraient pu jouer encore à la poupée, devenaient réellement père et mère et mettaient au monde de petits êtres rachitiques qui ont certainement contribué à l'affaiblissement de la race. Ce sont les Anglais qui ont aboli cette pratique. Mais aucun jeune Hindou ne songerait à se rebeller contre le choix des parents. Ils l'acceptent, c'est la coutume. Et puis, au fond, comme me racontait Narayan depuis notre enfance, nous savons que ce sont nos parents qui arrangeront notre mariage et que nous ferons de même envers nos propres enfants. D'ailleurs, comment pourrions-nous faire ce choix, quand on a si peu de contacts entre nous ? En plus on se marie jeune, on est très sentimentaux, et la décision d'un gars de seize ans, d'une fille de quatorze, risque fort d'être amèrement regrettée plus tard. Vis-à-vis de nos parents, de nos ancêtres, nous avons la responsabilité de continuer la vie transmise : ce n'est pas une chose à prendre à la légère. Et nos parents, qui veulent le bonheur de leurs enfants, se basant sur leur expérience de la vie, nous choisissent un conjoint de même milieu, de même éducation, de mêmes goûts, s'efforçant de nous donner les meilleures chances au départ. Pour nous, l'amour commencera le jour du mariage, pour aller ensuite en se développant. Je vois d'ici les Occidentaux lever les bras au ciel et crier au scandale, à l'atteinte aux libertés individuelles. Mais ces révolutionnaires de salon oublient, pour juger sainement, de se mettre dans notre peau. Ils se contentent de se mettre à notre place en conservant leur propre mentalité. Pour nous, jeunes Asiatiques, la coutume du mariage arrangé par nos parents correspond à notre type de société, à notre mentalité. On entend trop souvent vos critiques stériles. Faites comme nous, et vous serez heureux. Oui, mais vos mariages, sont-ils tous des réussites ? N'y a-t-il pas un couple sur trois qui divorce aux États-Unis ? "
Puisque nous en sommes aux questions de ménage, parlons un peu des soucis domestiques du camp. L'eau, il n'y a que deux endroits pour se la procurer : la rivière et les mares.
La rivière, les gens s'y baignent et y font leur lessive, à côté des vaches et des buffles qui s'y vautrent. Ils vont aussi s'y laver les fesses après avoir satisfait leurs besoins matinaux. C'est cette eau qu'on employait pour la cuisine et pour boire. Mais tout de même, depuis les inondations, l'eau a pris une couleur café au lait vraiment peu engageante. Après de sérieuses discussions, on a obtenu qu'elle soit bouillie.
Seulement, comme il n'y a pas assez de récipients pour la laisser refroidir, il faut la boire tiède. Les jeunes stagiaires indiens n'aiment pas le goût de l'eau bouillie et n'ont pas suivi notre exemple. Quant aux mares, elles sont alimentées par la pluie. C'est là qu'après avoir soigneusement récuré nos assiettes et marmites avec de la cendre, on va les rincer.
C'est là en plus que tout le monde se lave les pieds avant d'entrer dans la maison, et les mains avant chaque repas. Des grenouilles s'y ébattent. La nuit, les gosses du Principal s'en vont se soulager dans les caniveaux qui se déversent dans ces mares servant également de tout à l'égout pour la salle de bain du Docteur. Par contre nos amis stagiaires prennent deux bains par jour et lavent leur chemise tous les midis, en évitant soigneusement d'éclabousser les voisins avec leur eau sale, pour ne pas les "souiller".
Nous aussi on va laver notre linge sur les pierres de la rivière. Paysans et stagiaires nous regardent, sceptiques, savonner et brosser comme on le fait en Europe, D'après eux, c'est un mauvais système : il vaut beaucoup mieux rouler la chemise en boule, taper dessus à poings fermés, puis, la prendre par un bout et la battre à tour de bras sur une pierre. Oh, je dois admettre que, sans savon, le résultat n'est pas mauvais : la crasse disparaît, mais, avec elle les boutons, et, finalement, la chemise.
Dans quelques jours, l'équipe quittera le Vidiapith. Pour couronner le séjour, on a décidé de faire une excursion. Ce matin, deux petits autobus sont venus nous chercher et nous ont emmenés en pèlerinage vers les temples de Bellur et de Nanjangoud. (Ces cabines de camion et de bus tapissées d'images de divinités, de bouquets de fleurs et de bâtonnets d'encens, ça me rappelle que chez nous on y met plutôt des photos de pin-up. ) Et voilà le fameux temple de Nanjangoud. Je ne vais pas m'amuser à vous décrire l'architecture, ce n'est pas mon rayon c'est plus simple de regarder une photo et ce sera plus ressemblant. Le dieu est une imposante statue de pierre, richement habillée, couverte de gros bijoux d'or, d'argent, de rubis : on dirait une poupée. Elle est dissimulée derrière un rideau, protégée par de lourdes portes.
Le dieu est servi, lavé, habillé, promené par des prêtres brahmanes. Ventrus, torse nu, pieds nus, tête rasée, dhoti au vent, le front et les bras barbouillés de cendre, de bouse et de signes cabalistiques, ils n'ont pas l'air très catholique.
Une âpre discussion s'engage entre eux et des mendiants qui s'opposent à notre entrée dans le dernier sanctuaire. Les mendiants semblent avoir autant voix au chapitre que les prêtres. Mais l'intervention de nos amis nous permet quand même, sinon d'entrer, du moins de regarder. Les prêtres leur distribuent des pétales de roses offerts d'abord au dieu.
Ils les reçoivent, les deux mains tendues, avec beaucoup de dévotion, se recueillent devant la statue et passent ensuite leurs paumes sur une flamme.
Les mauvaises langues européennes racontent que si une femme ne peut avoir d'enfants avec son époux, elle n'a qu'à venir prier ici. Pour que ses voeux soient encore mieux exaucés, elle doit passer la nuit dans l'enceinte du temple.
Là, les esprits la visitent, et, suppléant à l'impuissance du mari, la fécondent avec force prières et saintes paroles. Toute la famille crie au miracle lorsque neuf mois après un gros bébé vient au monde, Ma foi, à les voir, ces prêtres, gras, bien nourris, l'air un peu insolent, on se dit qu'ils sont très capables de servir d'intermédiaire à la divinité.
GANDHI OU LA DIGNITÉ
Du Mysore, je suis remonté sur Sevagram, un village à 8 kilomètres de Wardha, dans le centre de l'Inde. Sevagram, c'est aussi un Ashram, une sorte d'école-monastère fondée par Gandhi et où il a vécu dix ans. De là, il dirigeait la résistance contre les Anglais et mettait au point ses méthodes pour résoudre les problèmes de l'Inde, Il voulait montrer aux paysans qu'il leur était possible de subvenir à leurs besoins sans recours extérieur, en tirant le maximum du peu qu'ils avaient. Il s'était donc installé à Sevagram, accompagné d'une poignée de disciples. Avec des briques de boue séchée, ils bâtirent de simples maisonnettes, fraîches, aérées. Dans leurs champs, don d'un gros propriétaire foncier, ils se mirent à cultiver davantage de fruits et de légumes pour mieux équilibrer leur nourriture ; ils plantèrent aussi du coton ; ils le filaient sur les charkas, des rouets à main, tissant et confectionnant eux-mêmes leurs vêtements, ce qui évitait d'enrichir les fabricants anglais des villes et permettait de montrer aux paysans un moyen de s'habiller à bon compte et d'utiliser leurs longs mois d'inactivité forcée. Ils apportèrent aussi des principes d'hygiène : ils désinfectaient leurs puits et ne se lavaient ni ne se baignaient autour, comme c'est à peu près la règle dans les villages, où les eaux sales retournent au puits. Ils avaient des cabinets au lieu d'aller "dans la nature" : ça réduisait les risques d'épidémies et ça procurait du fumier. En assainissant les mares, ils se débarrassaient du même coup des mouches, des moustiques et du paludisme, Ils ne voulaient manger que ce que les paysans pouvaient mettre dans leur écuelle. Les cannes à sucre écrasées leurs fournissaient du sucre roux. Des graines qu'ils broyaient ils tiraient l'huile pour la cuisine et l'éclairage. Ils faisaient même leur papier et leur savon, n'achetant que le minimum d'objets qu'ils ne pouvaient produire eux-mêmes, en vendant l'excédent de leurs récoltes.
La communauté était régie par un Panchayat, ou conseil élu de cinq membres, institution traditionnelle remise en honneur, destinée à arbitrer et régler les questions locales, Et c'était bien par une sorte de retour aux sources que Gandhi voulait amener le village à se suffire à lui-même, à donner, grâce à l'agriculture et à l'artisanat, du travail et du riz à tous, au lieu de voir le produit de leurs peines enrichir les intermédiaires de la ville. C'était en somme une décentralisation de l'Inde à l'échelle du village, où les improductifs n'ont plus leur place, où le travail manuel permet d'employer l'énorme potentiel humain du pays. C'était la revalorisation de l'homme, libre au sein de son milieu naturel. Au nom de cette liberté, de cet équilibre, il refusait de suivre l'exemple de l'industrialisme occidental : car les grandes usines ne pouvaient subvenir aux besoins de la masse indienne dénuée de pouvoir d'achat. Elles ne faisaient qu'avilir l'homme, le réduisaient à n'être qu'un simple rouage, lui ôtaient toute initiative, tout intérêt au travail, toute dignité, le dépouillaient de son sens des responsabilités et de sa personnalité. Il en était même venu à boycotter les produits manufacturés comme entachés d'exploitation humaine.
Mais il est très difficile d'atteindre les villages : les paysans ne savent pas lire ; la radio ne les touche pas ; les distances sont énormes et les moyens de transport trop lents. Alors, pour que les paysans bénéficient de ce programme, il fallait envoyer dans chaque localité un volontaire qui vivrait avec eux et leur démontrerait comment améliorer leur sort. C'était ces volontaires que Gandhi formait à Sevagram et dans d'autres ashrams. Par centaines, ils allèrent dans les villages, s'identifièrent aux paysans, les aidèrent. Mais Gandhi disparut. Leur travail s'en ressentit. Privées de leur inspirateur, les méthodes n'évoluaient plus. La vie, elle, continuait : l'indépendance politique ne suffisait pas à résoudre les problèmes économiques.
Les principaux lieutenants du Mahatma interprétaient ses principes chacun selon leur personnalité. Nehru, lui, ayant à trancher les problèmes à l'échelle gouvernementale, semble avoir voulu concilier les choses : il encourage la grosse industrie, mais la taxe pour subventionner l'artisanat.
Bien entendu, il y a aussi tous les autres aspects de l'oeuvre de Gandhi, mais, en fin de compte, il faut bien admettre que si son portrait est presque dans chaque maison, si son nom est dans le coeur et sur les lèvres de chaque Indien, ses principes sont moins strictement suivis. C'est même visible : il n'y a qu'une minorité qui observe fidèlement la règle vestimentaire et porte le Kadhi, cette grossière étoffe de coton filé et tissé à la main.
PRIÈRES ET TRAVAIL
Notre équipe était installée dans une ferme, derrière les champs de coton, près d'un puits où une paire de boeufs, tournant pendant des heures, font remonter l'eau dans les godets d'une chaîne sans fin. On était une dizaine d'Hindous et autant d'étrangers. J'ai retrouvé là de vieilles connaissances : Frantz, le grand Suisse de Lalukhet ; Suzanne, responsable du groupe ; Detlef, responsable des travaux, un copain allemand de Donaueschingen, du temps, si lointain déjà, de l'auto-stop avec Simplet : Nantes, Oslo, le cap Nord c'est si loin, défraîchi, comme de vieilles cartes postales.
Le lendemain, une série de sons de cloche : le premier pour se lever et nettoyer la chambre ; le second pour le bain ; le troisième pour marquer le début des activités communes. Assiette, d'une main, rouet de l'autre (car ici le filage est l'activité éducative essentielle), on se met en route. Il est 5 heures.
On laisse nos sandales à l'entrée d'un grand hangar couvert de nattes, éclairé par des lampes à pétrole, et on va s'asseoir sur des planchettes de bois. Toute la communauté est là, en train de filer le coton dans un silence religieux. Moi aussi, je file, pas sur un rouet, mais avec le Takli, petite tige métallique. C'est simple, en théorie : un fuseau de coton à la main gauche, on l'accroche par un bout à la tige métallique qu'on fait tourner comme une toupie, et, en principe, un beau fil de coton doit se former. Seulement, le mien, il est loin d'être régulier. Lorsqu'il s'amincit trop, il casse. Ça ne m'empêche pas de regarder ce qui se passe autour de moi. Trois rangées d'hommes, deux rangées de jeunes, une d'enfants, garçons et filles, deux de femmes. La douzaine de responsables et professeurs de l'ashram sont assis au bout et ont une vue plongeante sur le "hall". Ça fait bien en tout 300 personnes, tous habillés de khadi : les hommes en blanc immaculé, pantalons, short ou dhoti, avec une longue chemise aux pans flottants, certains coiffés d'un calot ; les femmes en sari de même tissu : c'est un peu dommage, car le khadi épaissit leur taille en général si mince et si souple. C'est assez prenant, dans le petit jour qui se lève, de n'entendre que les gazouillis d'oiseaux qui s'éveillent dans les champs de millet, accompagnés de la chanson des rouets ; de voir le sérieux de tous ces visages et ces centaines de mains qui s'élèvent et s'abaissent, tirant à bout de bras le coton qui se transforme en un beau fil mince. Tintement de clochette. Les rouets s'arrêtent de bourdonner : on les démonte (deux disques de bois, un grand un petit, plus une tige d'acier sur laquelle le coton s'enroule) et on les range dans leurs boîtes.
Un groupe est allé se placer devant les responsables. Ils ont une sorte de grande guitare avec eux. Silence total. Un pincement de corde et ils commencent à chanter les prières.
Ça dure une demi-heure, le choeur guidant la communauté, donnant le ton et le rythme. Ils chantent très bien : c'est assez rare, des Indiens capables de chanter en choeur sans détonner !
Ils prient, recueillis, les yeux clos. Il y a une prière, entre autres, qu'on a apprise au Vidiapith : le Rogoupotiram, chère à Gandhi ; elle appelle Musulmans, chrétiens, Hindous à prier ensemble et on la chante en claquant des mains. C'est celle qu'on aime le mieux.
Enfin, c'est fini. J'ai beau avoir l'habitude mais rester pendant une heure les jambes croisées ! Et j'ai faim Légère détente et remue-ménage. Des seaux sont déposés au bout de chaque rangée. Silence, liste de noms (les gars de corvée -probablement). Puis nouvelle prière, courte celle-là.
Les seaux s'approchent. C'est une belle jeune fille aux pieds nus qui sert : sa longue tresse pend sur une épaule. Je lui fais un joli sourire qu'elle ne semble pas voir. Eh bien, alors ! Et les contacts internationaux ? Je souris moins quand mes yeux reviennent sur terre, ou plutôt, sur mon écuelle : une poignée de blé grossièrement écrasé, cuit à l'eau et vaguement sucré. C'est tout. J'attends. Mais rien d'autre ne vient. Déjà mes voisins attaquent cette pâte avec leurs doigts et mangent dans un concert de succions.
Voilà pour le petit déjeuner. Tout le monde se lève, toujours l'assiette d'une main et la boîte à rouet de l'autre. Suivons le mouvement. Comme je n'ai pas de rouet, je suis gratifié d'une marmite : pas d'erreur, c'est la corvée de vaisselle. D'autorité, un gamin flanque une louche de cendre dans mon assiette et dans la marmite. Me voilà servi. A la plonge, et que ça brille !
Autre son de cloche : en route. On croise des groupes : les uns, avec de grands sacs vont cueillir le coton, moissonner le millet ; d'autres vont travailler dans les champs à l'orangerie, à la cuisine ; chacun a sa tâche assignée. Pour nous, c'est la construction de nouvelles bicoques pour les stagiaires.
La communauté comprend en effet des membres permanents (compagnons de Gandhi venus ici poursuivre son oeuvre) des stagiaires de tous les coins de l'Inde, et des instituteurs s'initiant aux méthodes gandhistes de l'enseignement de base : à travers un métier, en bâtissant ou en cultivant la terre, ils apprennent la géométrie et la botanique.
Ces stagiaires passent à tour de rôle dans tous les services de la communauté. C'est très bien au point de vue éducatif ; c'est quelquefois moins heureux quant aux résultats. Nos estomacs servent de cobayes avec les galettes à moitié cuites et les légumes souvent mal nettoyés.
Nous autres, on quitte le chantier vers 11 heures. Douche en plein air avant d'aller au réfectoire. On passe, à la file, devant un gosse qui remplit nos écuelles de riz à trier. Avec Detlef, le copain allemand, on dévisage et détaille les jeunes filles qui nous font face, de l'autre côté du hall. Il y en a de toutes les régions de l'Inde, des tribus de l'Assam aux Tamils du Travancore. De tous les gabarits aussi : fortes paysannes et délicates princesses.
Cloche. On passe à table : galettes de millet, poignée de riz, une louche de lentilles et une autre de légumes verts, un peu d'huile par-dessus. Prières. Jeu de mandibules
A 2 heures les activités reprennent. On grogne, on s'étire, on se frotte les reins courbaturés.
Un nième son de cloche nous met dehors. Un peu abrutis par la chaleur et la fatigue, on retourne au chantier. Jusqu'au soir. On est plongé dans un bain de sueur, même sans bouger, comme au sortir d'une douche. Et on boit, des litres et des litres d'eau.
Deux doigts dans sa bouche, Detlef siffle la fin du boulot. Bain, repas frugal. Entre temps, la nuit est tombée. La communauté se rassemble dehors, à la lueur de la lune. Recueillement. Une corde vibre, la voix mélodieuse d'une jeune fille monte, monte, puis tout le monde reprend. Les prières vont se succéder pendant une demi-heure. Je ne suis pas poète, mais j'apprécie la douceur de cette nuit, l'éclat des étoiles, la sérénité apaisante des voix. Il y a dans cette communauté une indéniable atmosphère de calme détachement, de paix, de spiritualité. L'Ashram est en train de devenir un lieu de pèlerinage.
Tous les jours, des groupes débarquent, accourus du fin fond de l'Inde. Il faut voir avec quelle vénération ils font le tour de la hutte où Gandhi vécut dix ans ; il faut voir leur recueillement devant le lit, le rouet, la table de travail de "Gandhiji", le père de l'Inde, celui qui s'était fait le champion des opprimés, des intouchables, des lépreux, qui, inlassablement, avait plaidé leur cause et s'était identifié à eux ; Gandhiji, qui s'était dressé, frêle sans armes, presque nu, pour amener l'invincible Albion à donner à l'Inde son indépendance. Gandhiji, le saint.
D'autres visiteurs défilent à Sevagram. Étrangers pressés, Américains pour la plupart, ils font un tour éclair dans l'institution, mitraillant tout ce qui passe dans le champ de leur objectif. Ils repartent, talonnés par l'horaire, à la poursuite d'on se demande quoi. En un mois ils auront vu l'Inde.
Que leur agitation paraît déplacée ici ! Ils donnent un peu l'impression de taureaux dans un magasin de porcelaines chinoises. Je comprends que les petites paysannes indiennes s'amusent discrètement à leur spectacle, échangent des regards complices.
Ainsi, calmement, les jours, les semaines défilaient, avec tout un cortège de fêtes et cérémonies religieuses. La fête des Lumières : Dessali, au cours de laquelle ils allument des centaines de lumignons à huile. La fête des Vaches, où on est allé, nous aussi, décorer les cornes des dites vaches avec des plumes de paon et barbouiller leurs têtes de couleurs vives : comme des reines, elles ont été promenées dans les environs, musique en tête, pour trouver au retour des étables particulièrement propres, des litières et des mangeoires à leur mettre l'eau à la bouche. La fête des Frères, belle leçon de gentillesse et de simplicité : les dalles du réfectoire décorées de motifs aux craies de couleur, et les Frères (les hommes) qui trônent dans les vapeurs d'encens, le front orné d'une pastille de santal posée par des petites filles de six ans. Les jeunes filles, "nos soeurs", nous ont préparé et servi pour l'occasion un bon repas.
CURIEUSE FAMILLE
Presque vingt mois maintenant que je suis aux Indes ; et finalement, ce qui me pendait au bout du nez vient de m'arriver. Je suis à mon tour tombé malade. Ça a commencé un midi par des frissons : j'ai cru d'abord que c'était un coup de soleil. Deux jours après, ça recommençait. L'infirmier m'a examiné : fièvre paludéenne ! Il m'a collé sur un lit de planches et m'y a laissé huit jours, tout seul, avec une fièvre de cheval. Ils ne me donnaient que du lait : ni quinine, ni paludrine. Fidèles à la théorie de Gandhi, ils prétendaient que nos médicaments sont nocifs et que le corps doit lutter de lui-même contre la maladie. En plus, je toussais comme une casserole et le Docteur de Kasturba Hospital, ne sachant trop que faire, ordonnait gargarismes, badigeonnages et fumigations#51. J'en suis sorti quand même : propriétaire du microbe de la fièvre paludéenne. Je ne m'en sens ni plus riche ni plus pauvre. Il fera désormais partie des bricoles que je trimballe partout dans mes voyages. Mais, ma foi, si je le perds en route, je n'en serai pas fâché.
Après la Noël, où toute la communauté a fêté Jésus en jouant de petites pièces tirées de sa vie et en chantant des cantiques chrétiens, j'ai laissé l'équipe pour aller travailler aux champs avec les jeunes Indiens de dix-sept à dix-huit ans du Post Basic Éducation. Le matin, on posait des canaux d'irrigation ; l'après-midi, chacun dans son rang, on cueillait le duvet de coton mûr avant que le vent ne l'emporte. Malgré l'exemple et l'enseignement des responsables, les stagiaires arrivaient difficilement à abandonner l'idée que le travail manuel manque de noblesse. Sauf quelques-uns, ils accomplissaient leur tâche sans élan, plaisantaient, chahutaient. Le soir venu, on avait seulement terminé la moitié du travail prévu.
Ce laisser-aller, ce manque d'intérêt dans le travail, ça choquait le sens de la discipline et de l'organisation - avec un grand O - de nos amis allemands. C'était drôle, d'ailleurs, de voir comment chacun de nous réagissait vis-à-vis des Indes. Certains s'adaptaient mal : tant de choses les chiffonnaient ! La crasse, le désordre, le bruit, la misère. D'autres, au contraire, se découvraient plus d'affinités pour l'Inde que pour l'Europe : ils admiraient Gandhi, sa philosophie, ses principes, sa non-violence. Avec quelques-uns, j'étais dans le milieu, on essayait de comprendre, de voir le pour et le contre. Ça faisait quand même une curieuse famille, notre équipe. Les copains anglais travaillaient dur, attentifs à tout ce qui concernait la vie du camp : seulement, il ne fallait pas attendre d'eux des contacts plus intimes. Les costauds américains faisaient un peu penser à de grands gosses ; d'ailleurs, les petits Indiens le sentaient : ils voulaient toujours s'amuser avec eux : leur éducation d'universitaire ne leur avait pas tout appris et ils manquaient souvent de finesse. Malgré leurs efforts, ils arrivaient mal à se faire prendre au sérieux. Les Suisses et les Allemands, surtout, s'adaptaient très bien à toutes les difficultés matérielles : c'est drôle, c'était avec nos "ennemis héréditaires" que je m'entendais le mieux. Avec nos camarades hindous, malgré leur chaude amitié, il était difficile d'être plus intimes : on n'avait pas les mêmes façons de se distraire, on n'était pas intéressés par les mêmes choses.
Les tranquilles Scandinaves conservaient leur sainte horreur des microbes et de la crasse. Les Japonais comptaient parmi les meilleurs : infatigables, consciencieux, adroits, ils remplissaient sans rechigner toutes leurs corvées ; ils n'appréciaient pas beaucoup les Indes, qu'ils jugeaient inférieures au Japon, car ils étaient plus tournés vers l'Occident que vers l'Asie, vers les valeurs matérielles que spirituelles.
Chacun de nous apportait son désir de lutter contre la misère et la guerre, mais aussi, son passé, son éducation, sa religion, ses idées. Une vraie tour de Babel. Les conditions pénibles de travail et de climat, la nourriture insuffisante, tout ça nous dépouillait de l'enveloppe de formes et de politesse qu'on observe dans la vie normale. On devenait plus naturels, parfois aussi, plus irritables, et c'est là que ressortaient les différences de caractère. Mais, dans l'ensemble ça ne nous empêchait pas de faire bon ménage.
Vers la fin du chantier, on nous a annoncé que le pandit Nehru, de passage dans la région, viendrait visiter nos maisons. On a travaillé d'arrache-pied pour finir à temps. Après s'être recueilli dans la hutte de Gandhi, il est venu serrer la main des gars de l'équipe. Ça m'a fait drôle de croiser le regard du chef de l'Inde, du porte-parole de l'Asie. Ici, on admet sa compétence, son succès dans les affaires extérieures, mais on lui reproche de ne pas avoir si bien réussi sur le plan intérieur, ses compromis entre l'industrialisation et l'artisanat lui ont mis à dos les gandhistes orthodoxes. Il a trop tendance, dit-on, à tout faire par lui-même, d'où, excès de travail, surmenage, sautes d'humeur. La grosse question que tout le monde se pose, c'est celle de sa succession. Qui prendra sa place lorsqu'il disparaîtra ? Il y a si peu de personnalités à sa hauteur.
VINOBA BAVÉ, L'ÉTOILE MONTANTE
Essayons de tirer des conclusions sur ce séjour à, Sévagram. Il y a pas mal de choses intéressantes dans cette école d'éducation de base, mais on est tenté de donner raison aux socialistes indiens qui reprochent aux gandhistes de Sévagram de vivre dans une sorte de bocal, coupés de la masse indienne.
Certains membres de la communauté sont là depuis dix ans et y mènent une vie paisible : pendant ce temps, les millions de paysans continuent à mourir de faim, et il faut dire que ceux des villages voisins de l'Ashram n'ont pas une haute estime pour les membres de la communauté ; ils trouvent qu'en général ce sont des bourgeois, qui travaillent, oui, mais un peu en amateurs. Par exemple, ils ont même une sorte d'institut de recherches pour améliorer les simples outils et le rendement des rouets. Seulement, ces apprentis-inventeurs ne savent pas se servir d'un marteau et n'ont pas deux sous d'esprit pratique. Ce n'est pas de leur faute : la poésie, la littérature ou l'histoire ce n'est pas formidable comme entraînement aux travaux manuels.
Je n'ai pas la prétention de juger les méthodes de Gandhi, seulement, soyons réalistes. Et d'abord, comment le seul travail manuel, le filage au rouet pourront-ils soulager l'atroce misère indienne ? Parce que la solution du village centré sur lui-même serait défendable s'il n'y avait que quelques villages, mais il y en a 500 000 ; et il ne s'agit pas seulement d'empêcher les gens de crever de faim, il faut leur donner une nourriture suffisante pour leur permettre de produire ; et il faut encore habiller et loger tout ce monde. Élever partout des écoles, former des milliers d'instituteurs, sans parler de bâtir et d'équiper des centaines d'hôpitaux pour lutter contre la tuberculose, la lèpre, le paludisme, le choléra et tant d'autres calamités.
On pourrait croire que l'oeuvre de Gandhi est morte avec lui, et voilà que juste au moment où son influence commence à diminuer, un de ses disciples se présente : Vinoba Bavé. Et savez-vous ce qu'il fait ? Il va à pied, de village en village, convoque les paysans et leur dit : "La terre ne vous appartient pas : comme l'air, l'eau et le soleil elle appartient à Dieu. Vous avez des enfants, alors, considérez-moi comme votre sixième fils qui réclame sa part, la part du pauvre. Je vous demande un sixième de vos terres pour la distribuer à ceux qui n'en ont jamais eu". Eh bien, le croiriez-vous, les hectares pleuvent, par milliers.
J'ai assisté à plusieurs de ces meetings. Il n'y a pas que les riches qui donnent, que ce soit par générosité ou pour sauver la face. J'ai vu la foule frissonner quand de pauvres bougres en haillons qui n'avaient qu'un hectare, se sont levés sur leurs maigres jambes et, d'une voix tremblotante, ont supplié qu'on accepte leur obole pour de plus pauvres qu'eux. J'ai vu des fils et des pères chuchoter ensemble, et le fils pousser le père pour donner une parcelle de leur lopin de terre.
Meeting après meeting, Vinobaji, de sa petite voix flûtée, parle aux foules indiennes. Il les connait bien et sait les émouvoir. On accourt de loin pour l'écouter. Dans toute l'Inde, c'est une véritable mobilisation. Les disciples de Gandhi se réveillent, s'organisent, se mettent en route. Les Ashrams se vident. A Sévagram aussi, garçons et filles partaient se joindre au Bhoodan.
Bien sûr, comme toujours, certains chuchotent que les propriétaires préfèrent donner maintenant de bon gré plutôt que de voir leurs terres prises de force sous un autre régime ; que ce ne sont pas les meilleures terres qui sont offertes ; qu'après les avoir distribuées, il faudra encore fournir aux familles le bétail, les outils, les engrais et les semences nécessaires. Mais rien n'ébranle la foi de Vinobaji, l'étoile montante, le successeur de Gandhi, dans le succès de sa révolution non-violente.
Est-ce "la solution" ? L'avenir nous le dira. Je ne crois pas en tout cas que semblable chose puisse se passer ailleurs qu'aux Indes.
LES SAHABS DE MADRAS
Et puis, mon temps de service terminé, pendant deux mois, presque sans argent, pour mieux connaître le pays, je suis parti à l'aventure dans le sud de l'Inde. Je couchais n'importe où, sur les quais des gares, chez l'habitant, dans les refuges de pèlerins, chez les missionnaires catholiques, protestants ou hindous#52. Chez les religieux, j'étais plus ou moins bien reçu, mais qu'est-ce que j'ai pu avaler comme sermons, cantiques, versets bibliques et prières de toutes sortes ! Je commençais à être un peu rassasié de toute cette ambiance "spirituelle" et, quand je le pouvais, j'acceptais plutôt l'hospitalité des Indiens. Oh, là, je n'avais pas besoin de lettres d'introduction : dans les trains, les bus ou la rue, 25 personnes par jour au moins m'adressaient la parole, en toute simplicité. Ils commençaient par me poser la série des éternelles questions plus ou moins indiscrètes. J'aurais eu tort de me formaliser ; c'était leur manière à eux d'aborder poliment quelqu'un. Les Anglais ont toujours tenu les Indiens à distance et pour ces derniers, c'était un honneur d'être vu en compagnie d'un Européen.
Ils me présentaient fièrement à leurs relations comme un de leurs amis les plus chers (je les connaissais depuis dix minutes à peine). Ça se terminait souvent par une invitation à partager leur humble repas ou passer la nuit chez eux. J'y trouvais toute la famille : grands-parents, parents, enfants, oncles, tantes, beaux-frères, belles-soeurs, neveux, nièces, cousins, etc.
A ce propos, ils m'expliquaient : "Tu vois, aux Indes, nous en sommes encore au système patriarcal. Nous vivons réunis sous le même toit. Bien sûr, c'est inévitable qu'il y ait quelques frictions quand on vit si près les uns des autres ; mais chacun, dans la mesure de ses forces et de ses capacités, contribue à la bonne marche de la communauté. Les uns apportent leur travail, d'autres leur salaire. Ça nous permet d'aider les membres de notre famille qui sont malades ou âgés. Dans le fond, ce système remplace vos assurances et vos asiles ; certains le critiquent, disant qu'il n'incite pas le chef de famille à travailler au maximum quand il sait que le fruit de ses efforts ne profite pas seulement à ses enfants mais aussi aux tire-au-flanc de la famille".
Je poursuivais ma route vers le Sud : chaleur, poussière, bousculade, et l'incessante pression humaine. Tout au long du chemin je sentais une atmosphère de religiosité qui baignait toute chose. C'était presque l'Inde étrange, mystérieuse, que j'avais imaginée : les barbouillages et les dessins (insignes de la caste) marquant le front et le corps des hommes ; les coupes de cheveux bizarres, certains complètement rasés, d'autres ne gardant qu'une longue mèche, d'autres encore ne les coupant pas du tout ; les symboles religieux tracés devant les portes en l'honneur de Lakshmi, déesse de la beauté ; les flots de pèlerins priant à haute voix et circulant autour des grands temples de Salem, Madura, Trichinipoli ; les prêtres portant les statues des dieux en procession : les Sadous #53 et les phénomènes humains de toute sorte que je rencontrais dans les asiles des temples ; les veuves à tête rasée ; les inévitables vaches sacrées
Le tout dans un décor de forêts de cocotiers, d'arbres tropicaux que je ne connaissais pas, de plantations de café et de caoutchouc, avec la variété et la couleur vive des costumes. Et je suis arrivé comme ça au cap Comorin, l'extrême sud de la péninsule, où les deux mers se rencontrent : un célèbre lieu de pèlerinage, où les fidèles, hommes et femmes, se baignent tout habillés #54. Les pêcheurs y sont encore au stade des bateaux faits avec quatre troncs d'arbres (deux pour le fond, autant pour le bordage) liés avec des cordes, une méchante voile de nattes cousues et deux bambous fendus en guise de godille : il faut être gonflé pour s'aventurer en mer là-dessus !
Au hasard des rencontres, je donnais de petites causeries sur le S. C. I., sur la France ; comme à Ooty, dans cette ancienne école de cadets de l'armée anglaise, perdue dans les montagnes des Nilgiris, où les professeurs m'ont accueilli un peu comme l'ambassadeur de la culture française
En remontant, j'ai débarqué à Madras, avec un beau soleil d'octobre. Mais quel spectacle ! J'étais pourtant habitué à ces mendiants suppliants, ces bébés squelettiques et moribonds que brandissaient leurs mères, ces ventres ballonnés ou trop creux, ces membres rongés de lèpre, ces plaies purulentes enveloppées de mouches, ces malades aux jambes énormes, grosses comme des pains de six livres #55, ces familles déguenillées qui campaient devant la porte des restaurants, continuellement chassées et revenant sans cesse : ils avaient faim, ils voulaient manger, n'importe quoi. Avec quelle insistance ils harcelaient les passants ! Et ceux qui n'avaient plus la force de tendre la main, qui râlaient, la bouche ouverte, affalés le long des trottoirs, mourant de faim, là, sous les yeux des gens ; et personne ne faisait un geste : il y en avait trop
Ah, oui, j'oubliais : il y a aussi la mer, à Madras, une belle plage, de ravissantes villas, de larges artères, et de jolies femmes Par hasard, en visitant un temple à Madras, j'ai fait la connaissance d'un ingénieur allemand. Heureux de pratiquer son français avec moi, il m'a invité à dîner. Il y avait une douzaine de convives, tous Européens. J'avoue que j'étais un peu intimidé : à quoi pouvaient bien servir tous ces engins qui encombraient la table, ces régiments de fourchettes, ces batteries de cuillères, ces panoplies de couteaux, ces verres de toutes les tailles ?
En plus, je ne savais trop comment me tenir et je restais là, droit comme un verre de lampe. Je suis sûr que dans le feu de la discussion j'ai dû en bousculer plusieurs de ces fameuses règles du savoir-vivre. Entre la poire et le fromage, ils se sont mis à critiquer les Indiens : le budget militaire engloutissant 50 pour 100 des ressources ; la police qui chasse à coups de bâtons ceux qui viennent faire la grève de la faim devant le parlement ; leur religion négative, l'excès des naissances, l'adoration des vaches, la paresse, l'indolence, le sans-gêne, etc "Tenez, a dit l'un d'eux, je vais vous raconter une histoire vécue : un jour, un jeune missionnaire enthousiaste fait venir d'Europe des charrues à soc d'acier : il voulait augmenter la production de riz. Il montre aux paysans indiens comment s'en servir. On laboure les rizières. Difficilement, car les boeufs n'étaient pas taillés pour un pareil effort. La récolte arrive : elle a doublé.
Notre missionnaire, plein de zèle, revient au moment des deuxièmes semailles de l'année. Il est tout surpris de trouver ses charrues rouillant dans un coin, les rizières non labourées et les paysans paisiblement installés autour d'une houka.
"- Mais qu'est-ce qui se passe, allez-vous laisser vos rizières en friche ?
"- Père, la dernière récolte nous a donné assez de riz pour un an. Alors, pourquoi travaillerions-nous cette année ? Oh, ne vous en faites pas, on ensemencera l'année prochaine !"
Et comme ils regrettaient les Anglais qui avaient tant fait pour l'Inde : le réseau routier et les chemins de fer, les postes et les usines, les ports et les canaux d'irrigation, l'administration et les hôpitaux Maintenant, tout était corrompu, du haut en bas de l'échelle sociale. Sans vouloir trop les froisser, j'ai essayé de leur apporter un autre son de cloche, de parler des Indiens que je connaissais. Je les ai presque horrifiés en leur racontant la vie qu'on menait parmi les Hindous. Ils ne comprenaient pas ; ils me disaient : "En vivant leur vie, vous vous abaissez. Profitez au moins de votre présence pour leur donner l'exemple, leur apprendre à manger comme des hommes, au lieu de se servir de leurs doigts comme des singes ! "
Et pourtant, quand nos civilisés vont au restaurant, ils se servent de cuillères et de fourchettes, n'est-ce pas ? Des cuillères et des fourchettes que leurs femmes lèchent avec des mines de chattes, sans se demander combien de centaines d'inconnus ont sucé la même cuillère avant elles. J'ai travaillé assez longtemps à la plonge dans les grands restaurants pour vous assurer que c'est du vite fait. Quand on lave sa main avant de manger, on sait au moins qu'elle est propre. Et puis, pourquoi parmi les 2 milliards 600 millions d'hommes n'y aurait-il qu'une seule manière convenable de manger : la nôtre.
J'ai quitté Madras sans regrets pour aller retrouver notre équipe à Wardha et, de là, mettre ensemble le cap sur Warora, où se trouvait la colonie de lépreux d'Anand Van (La forêt heureuse) dirigée par le Dr ShriAmte.
1 800 000 LÉPREUX
Shri Amte était un avocat célèbre dans la région de Warora. Un jour, à l'époque de la mousson, revenant de son travail sous une pluie battante, il vit un lépreux, atrocement mutilé, abandonné sur le bord de la route et que personne n'osait approcher.
Comment lui Amte, disciple de Gandhi, n'avait-il pas couru le prendre dans ses bras et le porter à l'abri ? Pendant des jours et des nuits ce souvenir l'obséda. Quelques semaines plus tard, il décidait de rompre avec sa vie tranquille, de laisser sa clientèle et de se vouer aux lépreux.
Ses amis tentèrent de le dissuader : "Vous n'êtes pas docteur, vous ne connaissez rien à la lèpre, vous avez une femme et deux enfants "Il répondit : "J'apprendrai". Kamia en véritable épouse indienne, ajouta : "Je suivrai mon mari, où qu'il aille, quoi qu'il fasse". Le surlendemain, ils partaient pour Calcutta.
Ils y restèrent deux ans, le temps de s'initier au traitement de la maladie, puis revinrent à Warora. Shri Amte se mit à faire le tour de la ville : de maison en maison, de boutique en boutique, il mendiait des outils, de l'argent, du matériel, des vêtements : pour les lépreux. Impressionné par ses efforts, le gouvernement lui offrit même un terrain dans la jungle.
Qu'importe ! Amte parcourut les villages. Que pouvait-il attendre de pauvres paysans affamés, squelettiques, logés dans des tanières ? Ils donnèrent pourtant tout ce qu'ils avaient : leur travail. Humbles, pieds nus, vêtus d'un simple pagne, ils vinrent secourir plus misérables qu'eux.
Pendant des semaines et des semaines, avec leurs méchants couteaux, leurs petites faucilles, ils se battirent contre la jungle. La terre gagnée, ils la défrichèrent tant bien que mal avec leurs charrues de bois. Puis ils dressèrent quelques cabanes à toit de chaume. La colonie d'Anand Van était née.
Mais quelle vie attendait les premiers lépreux ? Amte n'avait que sa femme pour l'aider. Il embaucha les malades. Ils apprirent à s'organiser, à travailler dans les champs, à gérer les maigres finances de la colonie. Les moins touchés soignaient les autres, faisaient les pansements et les piqûres.
La société les avait rejetés. Ils devaient maintenant lutter. contre la nature. Après des journées harassantes, il fallait encore, le soir venu, parquer le maigre troupeau de vaches dans un enclos d'épineux, défendre les champs que venaient dévaster les animaux sauvages, allumer de grands feux, monter la garde. Certains, terrassés par la fatigue, s'endormaient trop près des flammes. Une odeur de viande grillée les réveillait : leurs pauvres chairs, insensibilisées par la lèpre, brûlaient à leur insu. Tigres et panthères venaient s'abreuver à leur puits, seul point d'eau du voisinage. Les chiens disparaissaient mangés les uns après les autres. Dans les frêles cahutes les lampes tempêtes, seule protection contre les bêtes fauves, brûlaient jusqu'à l'aube.
Peu à peu, cependant, la jungle reculait. Les fauves se faisaient moins agressifs. On tuait moins de serpents, moins de scorpions. On voyait arriver de nouveaux malades. Le camp s'agrandissait.
Qu'est-ce qu'on savait, nous autres, de la lèpre ? Pas grand chose. Mais pouvions-nous refuser notre aide à Shri Amte ? #56
Il y a aux Indes 1 800 000 lépreux : un tiers de contagieux ; 14 000 hospitalisés. Et nous voilà partis pour aller construire, pendant quatre mois, un hôpital à Anand Van. Le premier bâtiment en briques de la colonie
Surprise à la gare de Warora. Une délégation nous attend pour nous souhaiter la bienvenue : Amte, sa femme, les notables, un ministre, des lépreux et une foule de curieux venus voir la tête de ces drôles de Sahabs qui travaillent avec leurs mains.
Ils nous couvrent de guirlandes et de colliers de fleurs. Ils nous installent sous un dais. Et on écoute sagement le discours de bienvenue, en hindi ; puis un second discours, un troisième des tas de discours. Enfin, la parole est à nous.
Chacun se présente et dit quelques mots : très simplement, on leur explique qu'on est des gens ordinaires, qui ont quitté leur université, leur établi, leur bureau, leur ferme, pour venir mettre leurs bras et leur bonne volonté au service des lépreux.
Ils nous emmènent au camp sur des chars à boeufs conduits par des malades. Shri Amte nous installe dans sa cabane, à 500 mètres des colons. Bon sang ! pas besoin de discours pour nous stimuler. Ça, une colonie de lépreux ? Ces misérables cahutes, plantées au milieu d'un terrain grossièrement débroussaillé, muré par la jungle ! A 5 heures du matin, selon la coutume des Ashrams gandhistes, tout le monde est debout. En route pour les prières : A la file, lampes à la main pour se protéger des serpents on dirait une procession de lucioles.
On s'assied en face des lépreux, sur des nattes, enroulés dans nos couvertures. Oh, il ne faut pas leur demander de chanter juste, loin de là, mais ces attitudes recueillies, ces visages sereins et défigurés, ça vous fait quelque chose et on oublie la musique. Six heures et demie. Tout le camp est au travail. Il faut les voir, hommes et femmes, jeunes et vieux, avec. leurs pieds et leurs mains entourés de pansements qui cachent mal leurs plaies il faut les voir essayer de courir en boitant, comme pour dire : "Vous voyez, on n'est pas des ingrats, nous aussi on veut travailler".
Et la ronde habituelle recommence, avec nos moyens de fortune : de vieux bidons de pétrole pour porter l'eau, des bassines qu'on charge sur nos têtes pour les pierres, le sable et le mortier. On lie les pierres avec de la chaux vive préparée dans une fosse circulaire où tourne une meule entraînée par une paire de boeufs : cette chaux a vite fait de vous crevasser les doigts et les orteils. Elle ne doit pas arranger les plaies de nos amis lépreux.
MIRACLES A WARORA
Tout allait bien, sauf un détail : au bout de quinze jours, on avait presque épuisé nos provisions. Il fallait se contenter d'une poignée de riz au curry. La situation devenait délicate. Shri Amte partit alerter Warora.
Le lendemain, Lee, qui marchait devant moi, sa bassine de sable sur la tête, s'arrête et me fait signe d'écouter. On entendait comme une rumeur lointaine, un bruit confus qui s'amplifiait : des chants de marche venaient du côté de la route. En regardant bien, on pouvait même distinguer des silhouettes minuscules, des centaines de silhouettes, toute une armée : c'étaient les gosses des écoles de Warora, grands et petits, garçons et filles, pieds nus, chacun avec un petit sac. Ils avaient marché pendant deux heures, trois peut-être, pour atteindre la colonie Et dans ces sacs, il y avait du blé, du riz, un kilo de grain par famille. ., pour nous permettre de continuer. On connaissait le prix de cette nourriture, on savait qu'elle était prélevée au détriment d'hommes et de gosses qui en manquaient. On a fait une pause de quelques minutes, pour les remercier. Puis chacun a repris ses outils et s'est remis au boulot, sous la chaleur torride, en essayant de travailler encore plus dur
Mais l'après-midi, ça a recommencé. Les intouchables, les parias, les balayeurs ils n'étaient pas gras, les pauvres, et pourtant, chaque famille était là, représentée par son petit sac comment trouver des mots, leur dire merci ?
L'élan était donné. Des paysans se mettaient en route au point du jour pour nous offrir quelques légumes. Des coiffeurs venaient couper nos cheveux, des cordonniers réparer nos sandales, gratis. Aucun ne voulait accepter d'argent. Et comme il fallait quelqu'un pour nettoyer et moudre les grains, on a vu arriver - mais pas à pied - les femmes riches de Warora, les Brahmanes. Les efforts de Shri Amte portaient leurs fruits.
Bientôt, des cheminots, des commerçants, des fonctionnaires, et jusqu'à un ministre, acceptèrent de sacrifier un peu de leur temps pour se joindre à nous. Certains n'avaient jamais travaillé de leurs mains, ça se voyait, mais ils mettaient tant d'ardeur à transporter les pierres, le mortier, les briques
Les malades, eux, n'étaient pas en reste. Ils faisaient ce qu'ils pouvaient. Dans cette course de bonne volonté, on oubliait les précautions élémentaires, on se servait des mêmes outils, des mêmes matériaux, sans penser que ces hommes étaient contagieux.
D'ailleurs, peu à peu, on les connaît tous, chacun avec sa lamentable histoire, des lambeaux de misère et de désespoir, bout à bout un cauchemar sans fin.
La vie privée d'un lépreux ! Cette femme en sari vert, son mari l'a répudiée. Cette jeune fille "de bonne famille", son frère l'a jetée à la rue. Cette mendiante arrivée ce matin, ses plaies grouillent de vers et dégagent une puanteur affreuse.
Ce garçon tourmenté de désirs sexuels s'est enfui pour aller rejoindre sa jeune épouse : il a dû revenir, son état empirait. Ce malheureux qui erre depuis deux jours, traînant ses pansements mal ficelés, il a appris la mort de son fils par hasard : sa famille ne lui avait rien dit. Cette jeune femme, cette loque qui n'arrête pas de sangloter, blottie dans un coin comme une bête : on vient de lui enlever son bébé pour le confier à une nourrice saine. Et ce gamin, abandonné par sa mère, qui implore les femmes de le prendre dans leurs bras lorsqu'il souffre trop un calvaire à n'en plus finir.
Les désespérés, les incurables, les condamnés à temps, et puis ceux de passage, qui viennent à la colonie pour un traitement provisoire : ils vivent et cuisinent à l'écart, obsédés par la crainte de se mêler aux plus touchés.
Le dimanche, les lépreux affluent par centaines. Ils arrivent de loin à pied, en char à boeufs, en train, pour se faire soigner. Plusieurs viennent nous donner un coup de main sur le chantier en attendant leur tour.
J'ai pensé que c'était peut-être une occasion pour prendre des photos et je suis allé voir Amte dans sa pitoyable baraque baptisée "Dispensaire". C'est son grand jour : il est là, assis sur une caisse, en train de distribuer des conseils, des pilules, des encouragements. Un peu plus loin, en plein air, une planche sur deux tréteaux : une lépreuse, infirmière improvisée, nettoie les plaies et panse les malades.
Mais ces moignons sanguinolents, ces mains en bouillie, ces faces rongées prendre des photos ? Ce serait une insulte. Je n'ai plus le courage de faire le touriste ! Je retourne au travail les pierres, le sable, les briques, le mortier.
De temps en temps, le soir, on se réunit à la lueur de nos lampes tempêtes et on leur présente nos chants, nos danses, nos jeux. Ils se font longtemps prier, puis, enfin, ils s'y mettent, ils bredouillent, ils chantonnent, ils chantent !
Leurs pauvres figures pour une fois souriantes, détendues Ils chantent et j'en vois qui rient. Un vrai miracle.
LA BARBE C'EST L'HOMME
L'hôpital d'Anand Van terminé, je suis allé finir mon séjour aux Indes à Mehrauli, à 7 kilomètres de la Nouvelle-Delhi.
Au cours des siècles, la capitale a été détruite sept fois par des envahisseurs successifs, et je vivais au milieu des ruines d'une de ces sept Delhi, tout près d'une grande tour, le Kotub Minar. Ma tâche consistait à retaper un ancien palais de plaisirs des empereurs mongols. On devait ensuite y installer le bureau du S. C. I. et une auberge de jeunesse.
Tout compte fait, cette vie solitaire dans mon palais en morceaux, parmi toutes ces ruines imposantes, ça ne me déplaisait pas. Je n'avais pas de montre et me levais avec le soleil, au milieu de mille cris d'oiseaux. Je retrouvais le même ciel, éternellement bleu, et je blanchissais des murs toute la journée, ménageant mes forces, m'arrêtant pour manger quand l'estomac criait famine. Et lorsque les coups de marteau des carriers du village s'éteignaient lentement avec la lumière, j'allais prendre mon bain près d'un puits monumental. La nuit venue, je tirais mon lit dans le parc ou sous la véranda et en attendant le sommeil, je rêvassais, essayant d'imaginer la vie qu'avaient pu mener les empereurs mongols et leur suite dans ce même décor.
Pour les matériaux, j'allais m'approvisionner à l'indescriptible bazar qu'est la vieille Delhi. J'y passais des heures, jamais lassé du spectacle, explorant ces rues grouillantes, me frayant un chemin au milieu de la cohue, l'oeil à l'affût de tout, marchandant sou à sou. Un jour que dans mon hindi petit-nègre j'essayais de faire baisser de 3 annas le prix d'une truelle, deux jeunes Sikhs, fendant le cercle des badauds amusés, sont venus à ma rescousse. Ils me l'ont fait avoir pour 4 annas de moins. Du coup, on est devenu copains.
Vous savez, les Sikhs ce sont ces grands gaillards enturbannés et barbus que l'on se représente à tort comme le type de l'Indien. Ils ne sont que 5 millions aux Indes. C'étaient des gars qui m'avaient toujours intéressé par leur allure martiale, leur vigueur, en un mot, tout ce qui les différencie de l'Hindou moyen. #57
Les jours de fêtes sikhs, ils m'emmenaient dans leurs temples assister aux cérémonies religieuses, aux mariages ; ça se terminait par des repas où je vivais l'unité de ces grandes familles indiennes. Ces jours-là, je couchais chez leur oncle, dans un quartier de la vieille Delhi, près des remparts : une rue ni moins ni plus bruyante et sale que les autres, avec des gens campés sur les trottoirs ; quand il faisait trop chaud, on sortait les charpaïs et on prenait place dans la longue rangée de corps endormis, coupée de temps en temps d'une vache ou d'un buffle. Il y avait beaucoup de femmes sikhs dans le quartier, reconnaissables à leur allure virile, à leur vêtement du Penjab, ample pantalon et longue chemise au lieu du sari indien. Les enfants se ressemblaient beaucoup : garçons et filles portaient les cheveux longs, les premiers en chignon au sommet du crâne, les secondes en tresses. Les jeunes gars avaient de l'allure avec leur turban et leurs poils follets. Quant aux hommes, c'étaient des vrais, avec une barbe noire, vierge, immense. Il fallait les voir se préparer le matin, aussi longs que des femmes à la toilette, attentifs à ramasser leur volumineuse barbe sous le menton avec de la gomina ou une résille. Ils peignaient soigneusement leurs longs cheveux avant de les nouer et de placer le fameux turban, chef-d'oeuvre de patience avec ses 7 mètres de fin tissu amidonné. Les uns le refaisaient entièrement chaque matin ; d'autres se contentaient de reposer délicatement celui de la veille. Certaines fois ils m'en coiffaient : avec ma barbe, j'avais l'air d'un Sikh.
- Pourquoi êtes-vous si forts ? leur demandai-je à plusieurs reprises.
- C'est parce que nous, les Sikhs, nous venons du Penjab, une province où le climat est plus tempéré, la terre plus fertile.
On travaille dur dans nos fermes, mais on mange bien : de la viande, des légumes, du lait ; et on se marie entre nous.
Et puis, c'est sûr, de ne pas couper nos poils ça nous donne une force supplémentaire. Il y a des Sikhs qui rompent avec la communauté, coupent leurs cheveux et se rasent, mais ils sont très rares.
Ils sont loin d'être non-violents. Si un jour Musulmans et Hindous se réconcilient, ce sera beaucoup plus long avec les Sikhs, qui ont pris une part active dans les troubles de la partition. Chaque fois que je sortais avec eux, ils marchaient en conquérants, bâtis en armoires à glace, provoquants, presque insolents, surtout quand on traversait les quartiers musulmans.
LA RUE SANS JOIE
Ça m'avait surpris, dans tout mon périple des Indes, de n'avoir pas vu beaucoup de prostituées. Oh, j'en avais entendu parler, même par les missionnaires qui me racontaient qu'il y avait, dans bien des villages, des femmes "intéressées et compréhensives" pour ceux qui trouvaient encore l'énergie d'aller leur rendre visite. En passant à Bombay, j'étais tombé un jour sur une rue bordée de cages en fer : et derrière les barreaux de ces petites cellules qui s'ouvrent de l'intérieur, il y avait des filles, peu différentes de leurs collègues du monde entier, qui aguichaient et interpellaient le client. Le marché se passait de chaque côté des barreaux. Le client introduit, elles tiraient un rideau. Il y avait bien quelques centaines de ces cages, sans compter les femmes qui se montraient à toutes les fenêtres.
Par curiosité, j'ai demandé à mes deux copains sikhs s'il y en avait à Delhi : "Oui, à la Porte de Kashmir. Si tu veux, on t'emmène voir".
Je me demande si je me serais aventuré seul dans ces ruelles tortueuses et sans lumière. Avec mes gardes du corps, en tout cas, je ne risquais pas grand-chose. On se faufilait dans des couloirs sombres, on croisait des types aux regards louches. A droite, à gauche, on nous invitait à choisir et à "consommer". Des couples d'un quart d'heure prenaient leurs ébats, à peine dissimulés par un rideau. On a visité comme ça plusieurs maisons : chaque fois le patron nous vantait la marchandise, retroussait le sari des filles, dénudait les jambes, faisait sauter les seins, voulait à tout prix nous faire palper le rosbif, comme si on était venu acheter un cheval ! Outrageusement peintes, l'air agressif, elles étaient peu appétissantes. Devant notre manque d'intérêt, un gars nous a proposé d'aller voir d'autres femmes, qui vivent seules, des veuves, paraît-il, des isolées travaillant à domicile
En rentrant, Sital me racontait encore que dans les boîtes de nuit on trouvait aussi des Anglo-Indiennes, qui tournent autour des Européens dans l'espoir de trouver un mari pour la vie, ou du moins, pour la nuit.
Je continuais de traîner la toux inguérissable attrapée à Sévagram. Chaque pas me coûtait un effort. Il fallait faire quelque chose. Pas question d'aller voir les docteurs européens : leurs tarifs n'étaient pas pour ma bourse. Il me restait l'hôpital des pauvres, comme tout le monde : c'était gratuit.
J'ai pris place dans la longue queue des consultants, accroupis sur leurs talons, chacun avec sa bouteille pour emporter le médicament miracle. Ça a duré des heures.
Dans la rue, on en voyait des malades et des cadavres ambulants, mais comme il y avait aussi des plus ou moins bien portants, ça se remarquait moins. Ici, c'était une véritable collection d'épaves. Enfin, le Docteur est arrivé : impatient, fort en gueule, il ne semblait pas avoir beaucoup de respect pour ses malades. C'est vrai qu'il y en avait tant
Les piqûres, surtout la pénicilline, étaient le traitement à la mode. Des infirmières, polies mais distantes, piquaient à la chaîne. J'ai eu droit à la panacée, mais le toubib a préféré me garder deux jours en observation et m'a collé dans une grande salle, d'une propreté plutôt douteuse.
L'hôpital ne nourrissait pas ses clients, si bien que dans la salle, il n'y avait pas que des malades : chaque patient avait droit à un membre de sa famille pour lui tenir compagnie, le nourrir, s'occuper de lui. La nuit, ces gars-là dormaient par terre, entre les lits. Dans la journée, ils jouaient aux dominos, chantaient, parlaient haut. Ça faisait une drôle d'ambiance, entre foire et cimetière. Autour on avait la mort facile, mais ils n'y prêtaient guère plus attention qu'au désordre et aux bruits. Les Indiens ne semblent pas connaître le respect du sommeil d'autrui : d'ailleurs, ils se protègent du bruit, en se fourrant la tête sous la couverture.
Le matin, ça commençait à 5 heures par une petite vieille qui criait : "Dood ! Dood ! - Lait ! Lait ! " En un clin d'oeil, elle réveillait tout le monde et les conversations démarraient.
Puis les marchands ambulants venaient proposer galettes, Curry, friture et bétel. Les infirmières, belles dans leurs saris blancs, circulaient au milieu de cette confusion, distribuant les remèdes : mais le même verre passait de bouche en bouche.
Un Européen barbu dans cette salle, c'était un inépuisable sujet d'étonnement. J'avais toujours une cour d'admirateurs empressés autour de mon lit. Un groupe remplaçait l'autre. J'ai quitté l'hôpital aussi faible qu'avant. Le Docteur n'en trouvait pas la cause. Avant de partir, il a tenu à me faire visiter les bâtiments : salle après salle, service après service. Il m'a présenté à ses assistants et ses confrères, il m'a traîné partout, de la salle d'opération à celle de dissection, et pour terminer, il m'a fait donner un petit laïus aux étudiants en médecine. . Ce que c'est que d'être un Sahab ! Jamais en France je n'aurais eu cet honneur.
SI VOUS ÉTIEZ NÉ INDIEN
Je sais, le travail de solidarité accompli par nos équipes n'est peut-être qu'une goutte d'eau dans l'océan de la misère indienne ou pakistanaise. Nous avons laissé derrière nous un certain nombre d'écoles, de dispensaires, de maisons, mais il y a aussi d'autres résultats qu'il est encore impossible d'évaluer. Ce sont les camps de travail organisés par les jeunes Indiens après notre passage ; c'est l'espoir et l'entraide que nous avons vu renaître chez certains des plus désespérés ; ce sont ces nouvelles relations d'homme à homme, d'égal à égal, que nous avons aidé à établir entre Européens et Indiens : tout cela finira bien par s'inscrire un jour dans les statistiques. Et dans le fond, si chacun de nous a pas mal donné, on a aussi beaucoup reçu. Ils nous ont appris à vivre simplement, dans un certain détachement des biens matériels et du superflu ; ils nous ont enrichis d'une masse de souvenirs. Enfin, la connaissance de la civilisation indienne nous a donné une base de comparaison pour mieux comprendre et apprécier, en bien et en mal, nos pays d'origine. Ils nous ont appris à voir plus large, à être plus tolérants. Il y aurait eu tant de choses encore à écrire sur ces deux années passées aux Indes. Je sais que je n'ai pas parlé des temples et des philosophes, de la musique, de la littérature et de l'art indien. J'en laisse le soin à des gens plus calés que moi : ils ont écrit des tas de gros bouquins là-dessus.
Quant à ces trucs extraordinaires et surnaturels dont on parle tant en Europe, j'ai voyagé un peu partout, prêt à tout voir et tout entendre, et pourtant, je n'en ai pas vu. Je ne voudrais pas affirmer que ça n'existe pas, je dis seulement que je n'ai rien vu d'inexplicable. On m'en a parlé, et je sais que dans certains domaines, yogis ou fakirs, les Indiens sont très avancés, mais je sais aussi que leur imagination fertile leur crédulité, ont vite fait d'attribuer a un fait mal compris le caractère d'un miracle ou d'une légende. Je ne suis pas allé là-bas pour faire une étude, mais pour y travailler. Ce que j'ai voulu vous montrer, c'est l'Inde et les Indiens tels que je les ai vus, tels que vous les auriez connus si vous aviez été à ma place. J'ai essayé d'être aussi objectif que possible. Peut-on l'être complètement ? C'est si difficile de juger un pays : on le fait toujours plus ou moins à travers son caractère, d'après les expériences qu'on a eues, les gens, les endroits qu'on a fréquentés. D'autre part, les Indiens réagissent différemment selon la personnalité des étrangers qu'ils rencontrent.
Et en définitive, l'impartialité s'est aussi un peu faussée : parce que même en allant partager la vie des gens, je n'avais pas à subir les mêmes humiliations, les mêmes brimades, et malgré tous les risques, j'avais de la chance : après ma plongée de deux ans dans la vie indienne, je savais que je m'en tirerais d'une façon ou d'une autre. Mais eux, ils sont restés dans la misère où ils sont nés, sans espoir d'en sortir, avec devant les yeux une vie de privations, de famine, de dur travail, de lutte journalière, non pas pour un meilleur avenir, mais pour le repas suivant, la prochaine poignée de riz. Et ça, comment peut-on l'oublier ?
Parce que, hein, dites, si vous étiez né Indien ? Imaginez un petit peu, ça ne coûte rien Votre mère vous aurait mis au monde dans un coin de la cabane, allongée sur un tas de guenilles. Le cordon ombilical, on vous l'aurait coupé avec un tesson de bouteille ou un couteau rouillé. On vous aurait appelé Raj. A sept ans, votre mère vous ficelle un vieux torchon autour des hanches : finis les jeux insouciants dans la poussière et le soleil. Vous êtes un petit homme, on vous envoie aider votre père aux champs et garder les chèvres.
Il n'y a pas d'école pour les petits paysans indiens : vous ne savez ni lire ni écrire et encore heureux que vous soyez en vie ; la moitié de vos petits copains d'enfance sont déjà dans l'autre monde. Il vous reste à peu près une vingtaine d'années devant vous et il s'agit de vous dépêcher si vous voulez en profiter un peu. A quinze ans, on vous marie avec une fille de treize, et vous voilà bientôt père de famille. Vous l'aimez bien votre petit Profulla, vous en êtes fier, mais tant de maladies et de maléfices rôdent. Un jour, il reste allongé dans un coin de la hutte, et vous êtes là à vous morfondre, impuissant, ne sachant que faire. Pas de docteur ni de médicaments. Malgré l'aide des voisines, malgré les prières, les herbes et les tisanes, votre gosse, il crève, là, sous vos yeux, d'on ne sait quoi. Et vous continuez à exister. Vêtu d'un simple pagne, miné par le paludisme, toujours à la merci des bêtes fauves, abruti de chaleur et de faim, vous grattez quand même votre lopin de terre, bienheureux encore si vous en avez un. Et si la mousson a tardé, votre unique repas disparaît. Dans votre tanière en torchis, vous avez faim, vos gosses ont faim, votre femme a faim, toute leur vie ils auront faim et vous les voyez se décharner sous vos yeux, vous voyez mourir à petit feu les deux enfants qui restent des cinq ou six que votre femme a mis au monde.
Mais ce n'est pas fini : l'usurier, le propriétaire, veulent encore vous soutirer de l'argent, reprendre votre terre. Votre foi inébranlable, votre courage tranquille vous aident à surmonter toutes ces épreuves. Vous arrivez à vingt-sept ans. Vingt-sept ans ! Et c'est fini. Épuisé par la dysenterie et mille autres maux, vous cessez de souffrir. Alors, dites, braves gens, ça ne vous tracasse pas de penser que pendant ce temps nous on gaspille des milliards pour des folies meurtrières ? Parce que ce n'est pas du baratin ! Je les ai vus, moi, les hommes crever de faim sur les trottoirs de Madras et d'ailleurs. Alors, où est-elle cette raison dont vous parlez tant ? Cette religion dont vous êtes si fiers ? Cette soi-disant logique ? A quoi servent-elles, si au XXe siècle, à l'ère atomique, vous laissez les millions d'hommes des pays sous-développés traîner leur faim, leurs maladies, leurs misères.
REMETTONS LES PENDULES A L'HEURE
Pour réactualiser les chapitres sur l'Inde, en particulier celui "SI VOUS ÉTIEZ NÉ INDIEN", je viens résumer ici mon deuxième séjour en Indes. J'y suis retourné deux mois, visiter nos chantiers, découvrir l'évolution du pays, où j'ai parcouru 9000 km en train de 3e classe. J'avais comme point de chute les familles SERVAS, plus une liste d'institutions et projets gandhistes.
Présenter ce continent dépend beaucoup d'avec quels yeux on l'observe. Car la logique cartésienne, la hantise de l'hygiène, l'exigence du confort sont-elles les meilleures attitudes pour aborder les civilisations asiatiques et découvrir leurs habitants ? C'est comme ces touristes qui ne veulent pas voir les quartiers pauvres et la misère. Logeant en palaces 3 étoiles, ils se contentent de photographier les temples majestueux, les riches palais, les parcs fleuris, les belles indiennes. Auront-ils vu les Indes ?
Par contre, si on choisit l'immersion totale dans la masse indienne, malgré la crasse et les microbes, on en rapporte une connaissance concrète de la vie de ses habitants, des contacts humains passionnants et une masse d'enseignements irremplaçables.
Ainsi, j'ai redécouvert BOMBAY l'européanisée, logeant à l'Armée du Salut, marchant inlassablement dans ses rues grouillantes, mangeant dans les gargottes populaires, rencontrant : gandhistes, socialistes, officiels. Privilégiés par rapport aux milliers de sans abri dormant sur les trottoirs, 70 % des familles à revenus modestes disposent d'une pièce pour 10 personnes.
Dans les villages d'Hyderabad, j'ai vu au travail le Corps de la Paix américain. Malgré leur bonne volonté, leurs 700 volontaires s'adaptent mal aux rudesses du pays. Je logeais chez un inspecteur du primaire que j'accompagnais dans ses tournées des écoles. Pour l'une, 6 classes fonctionnaient dans une seule grande salle, une deuxième enseignait en trois langues : TELEGOU, TAMOUL et OURDOU. Pour une troisième : un grand toit, pas de murs et les élèves assis sur le ciment. Mais ils étaient scolarisés ! J'ai assisté aussi à des mariages toujours arrangés par les parents. On se marie d'abord, tombe amoureux après... si l'on peut !
À MYSORE, j'étais hébergé dans un bidonville de parias, d'où un vieil ami me pilotais sur son antique moto. Puis je suis retourné séjourner à l'école d'agriculture : le VidiapIth où nous avions construit un dortoir en 1953. J'y ai visité les villages connus qui souffraient encore de la sécheresse due à l'irrégularité des pluies de la mousson. Riz et maïs se dessèchaient, puits et mares se tarisaient.
Le nouveau principal m'a rappelé les problèmes agricoles :
- La moitié des paysans sont métayers,
- 20 % vivent sur moins d'un hectare morcelé, épuisé faute d'engrais et quand 50 % du fumier, séché en galettes, cuit les repas.
- 90 % des villages n'ont pas l'électricité - 50 % n'ont pas de puits - 25 % pas d'écoles et 10 % des récoltes sont mangés par les singes, les rats, les oiseaux.
- Endettés à vie, les paysans ne peuvent rembourser l'usurier prêtant à 100 % l'an !
J'ai aussi parcouru de nombreux projets :
- des missionnaires protestants donnent du blé, de l'outillage à des cultivateurs, pendant qu'ils creusent ou approfondissent leurs puits. Ainsi ils irriguent leurs terres, varient leurs récoltes et mangent mieux.
- Ailleurs, les champs sont labourés par des tracteurs qu'ils remboursent en journées de travail pour la collectivité. Avec leurs récoltes augmentées, ils s'achètent : bicyclettes, montres, transistors.
- Des Irlandais ont installé une étable modèle. Ils donnent un veau sain par famille pour améliorer leur cheptel.
- À Bengalore, lait et repas de midi sont distribués gratuitement aux enfants des écoles des quartiers pauvres.
- À Pondichéry, aux noms des rues encore français, et aux policiers à képi et bandes molletières, des Belges emploient dans un village des paysans qui font des cordes avec des noix de coco et vendent en Europe les tissus fabriqués par les femmes. Dans la léproserie locale, j'ai été secoué par ces malades sans pieds ni mains qui n'ont plus rien à espérer, mais vivent quand même. Heureusement que cette maladie régresse, comme le paludisme. Puis j'ai visité en détail le riche ashram de SHRI AUROBINDO.
UN PLUS ÊTRE OU UN PLUS AVOIR
A Madras, j'ai été reçu au Centre mondial des Théosophes et à l'Université où j'ai beaucoup discuté avec les profs et les étudiants qui défendent bien leur genre de vie :
- "Pourquoi, parmi les 8 milliards d'humains aux multiples civilisations, n'y aurait-il qu'une seule manière de vivre et de se comporter : l'OCCIDENTALE ? Pourquoi la logique EUROPEENNE de notre époque serait-elle l'universelle ?
- Chez nous, pauvreté ne veux pas dire tristesse. Un villageois sans le sou peut-être serein, souriant, accueillant. Nous allons à pied, en bicyclette, en char à boeufs. Nous faisons tout à la main et nous avons des heures, des journées de temps libre pour consacrer à nos familles, aux amis, aux fêtes. Alors, ne vaut-il pas mieux vivre pour un plus être que pour un plus avoir" ?
J'ai aussi rencontré des responsables du planning familial qui m'ont déclaré : "Notre population d'un milliard d'humains, s'accroît de 13 millions par an quand l'Inde ne produit que les 2/3 de son alimentation et que les terres cultivables n'augmentent guère. Il nous faut donc importer du riz au lieu de machines, ce qui limite beaucoup l'amélioration matérielle de notre civilisation."
"Comment loger, nourrir, soigner, éduquer et trouver un emploi à 13 millions d'êtres supplémentaires chaque année ? Les causes ? Grâce aux vaccins et aux médicaments, l'espérance de vie est montée à 42 ans et la mortalité infantile tombée de 500 à 135 pour mille. Les conjoints vivent plus longtemps ensemble ; ils ont plus d'enfants et les conservent : "ne sont-ils pas un don de Dieu ! Nous n'avons pas de système de retraite et nos enfants sont notre baton de vieillesse" disent-ils. Comme remède, la stérilisation des hommes est massivement pratiquée, pas toujours dans de bonnes conditions".
Pour des enseignants, le planning est complexe :
"Nous, citadins éduqués, pratiquons la limitation des naissances et avons seulement 2 enfants qui seront des cadres. Mais nos paysans illétrés continuent d'en avoir 5, comme les Chrétiens et les Musulmans qui refusent le planning. Nous allons donc être submergés par eux, quand nous manquerons de professionnels pour développer le pays".
De là, je suis remonté à CALCUTTA la cruelle. Conçue pour 700.000 habitants, quand essayent d'y subsister 9.000.000 d'êtres, manquant d'eau, de logements, de transports, de nourriture et que 200.000 nouveaux s'y agglutinent chaque année. Misère et souffrances sont présentes à chaque pas. Des hommes tirent de très lourdes charrettes à bras ; des gamins sont employés dès 8 ans. Des milliers de mendiants assaillent les passants et se nourrissent dans les poubelles. 28.000 candidats se pressent pour 40 emplois .
Chaque soir, des centaines de milliers de sans abri dorment dehors. Ils luttent non pour un meilleur avenir, mais pour le prochain repas. J'ai discuté longuement avec les Soeurs du mouroir de Mère THERESA où sont conduits les mourants ramassés sur les trottoirs. Des milliers y sont morts dans une atmosphère difficilement soutenable. Des affiches de décédés sont apposées sur les murs pour rechercher leur identité. L'Inde ne compte qu'un mèdecin pour 4000 habitants et qu'une infirmière pour 40.000.
A BENARÈS, 2000 ans de traditions religieuses vous assaillent. Des temples s'écoulent : gongs, encens, prières, brahmanes, yogis et une foule recueillie accrochée par des mendiants agressifs. Sur les bords du Gange, dès le lever du jour, des pélerins se baignent en priant au milieu de sadhous perdus dans leur monde. Les quais où sont brûlés les cadavres attirent les mouches et les touristes occidentaux en quête de clichés exceptionnels.
Après un séjour à SEVAGRAM, cet ashram gandhiste où nous avions construit des dortoirs inaugurés par NEHRU, je suis monté au NÉPAL en train et avec un camion de sel. J'y ai vu des temples magnifiques, les maisons aux boiseries richement sculptées et trouvé les Népalais moins inquisiteurs, plus discrets que les Hindous.
Je séjournais en dortoir, dans une lodge avec les voyageurs, les hippies, les drogués. Certains sont intéressants, mais les Indiens sont lassés de ces Européens parasites qui vivent aux crochets d'une population démunie, qui s'habillent à l'indienne, mais sans en prendre les valeurs.
J'ai aussi vécu dans une famille paysanne, dans un village aux belles rizières, toutes en terrasses, mais sans routes ni charrettes. Tout est transporté à dos d'homme et de femmes, avec une semaine de marche pour se ravitailler en sel et en tabac. Le Népal n'a pas connu, comme les Indiens, l'occupation britannique et ses bienfaits intéressés : les routes, les trains, l'administration, les collèges, les hôpitaux.
Alors, si vous souffrez dans la montagne, vous ne pouvez qu'attendre que ça se passe.
Puis je suis grimpé au CACHEMIRE, ce très bel état où l'on n'est pas dépaysé, rappelle les montagnes des Alpes et l'ambiance de l'Afrique du Nord. Une région à majorité musulmane, que DELHI occupe militairement avec beaucoup de soldats et veut garder dans le giron de l'Inde. D'où un très dur conflit avec ses habitants et des guerres avec le Pakistan voisin. Les Indiens qui y vivent en dhotis et saris, supportent très mal son rude climat. SHRINAGAR, la capitale est très typique avec son artisanat, ses riches tapis, ses house-boats à l'hygiène rudimentaire, sa vie sur l'eau, où tout circule par bateaux : fruits, légumes, fleurs.
Enfin à DELHI, je résidais dans l'Auberge de Jeunesse que j'avais aidé à construire en 1954, dans un ancien palais mongol. Elle accueille des ajistes indiens, des marginaux et des voyageurs occidentaux. Puis un hôte SERVAS qui m'hébergeait, m'a brossé un tableau de la situation indienne :
"L'INDE est le premier producteur mondial d'arachide, de jute, de sucre de canne et elle s'industrialise. Grâce à l'aide occidentale en experts et capitaux, nous fabriquons : acier, ciment électricité, engrais etc... Des ponts, des voies ferrées, des routes sont lancés, les bus et trains sont moins chargés, avec plus de wagons de 3e, De nouveaux barrages irriguent 40 millions d'hectares. Kilomètres et kilos remplacent les mesures anglaises et le système décimal est adopté. Pour les 200.000 touristes des hôtels et magasins sont construits, mais le remboursement des prêts nous coûte très cher en devises".
"Les jeunes filles accèdent au secondaire et travaillent comme institutrices, secrétaires, infirmières. Des usines leur octroient un mois de congé de maternité et elles roulent en bicyclettes et scooters. Mais si en ville la vie s'améliore un peu, celle des 500.000 villages ne change guère. En une phrase, les riches restent aussi riches et les pauvres toujours bien pauvres".
Pourtant les militants gandhistes et les idéalistes sont engagés dans de nombreux projets d'aide aux défavorisés. Ils essayent d'atténuer leur misère et de leur redonner confiance. D'une grande sérénité, d'une tolérance et d'une hospitalité surprenantes, ils nous reçoivent avec courtoisie, dignité, gentillesse ; avec beaucoup de finesse, ils nous montrent la situation telle qu'elle est. S'ils sont pauvres matériellement, ne sont-ils pas riches spirituellement ?
fin de la troisième partie, suivent Japon et Etats Unis
Notes de bas de pages
23 - Accompagné au bateau par toute l'équipe, nous avons été très remarqués dans la queue des passagers pauvres du pont.
24 - Certains faisaient même cuire leurs galettes de blé sur de petits feux de bouse, comme s'ils étaient chez eux.
25 - A l'odeur, les saris n'ont pas été lavés récemment ; elles se grattent souvent la tête ! Mais qu'importe les poux elles restent d'une surprenante dignité.
26 - Je me demandais pourquoi eux vivaient si difficilement, traqués par la faim, les maladies, quand dans l'autre monde d'où je venais, tant de choses sont gaspillées.
27 - Je ne pouvais accéder aux belles salles d'attente des première et deuxième classe. Alors j'ai pris mon sac comme oreiller et l'ai attaché à mon poignet car un copain s'était fait piquer ses lunettes sur son nez, endormi.
28 - La jungle qui se réveillait où tout un monde se guettait, s'entre-dévorait. A la lisière déboulaient à toute allure : des singes, des antilopes ; le tout enveloppé de multiples cris que dominaient ceux des grillons et des crapauds.
29 - Ragui, céréale plus rustique que le riz.
30 - Hier une femme nous a suppliés de sauver son gosse au bras cassé, en tombant d'un arbre. Allongé par terre, il geignait, entouré de Chenchous impuissants et du sorcier qui ne pouvait rien pour lui. Suzanne lui a bandé le bras et Ansari, qui nous apportait le courrier, l'a emmené dans sa jeep à l'hôpital.
31 - Notre lait en poudre les sidère ; le cacao, qu'ils n'avaient jamais goûté les ravit ; nos torches les émerveillent ; nos sacs à dos, nos rasoirs, nos duvets, les étonnent ; les effets de l'aspirine les surprend et la jeep d'Ansari leur inspire une vénération craintive. Ils apprécient notre attitude simple et amicale envers eux, quand les fonctionnaires indiens les traitent de très haut. Le travail n'est pas pour eux une religion. A force de rester accroupis, leurs fesses sont calleuses ; ils nous regardent travailler dur au soleil, assis à l'ombre en observant tous nos mouvements.
32 - Ma sueur coulait de mon nez dans l'assiette de laiton. Pas un brin d'air n'entrait de la fenêtre et de la porte grande ouverte mais : de lourdes odeurs de cuisine, des cris d'enfants et des éclats de querelles.
33 - Ils faisaient des jeux et de la gymnastique avec une cinquantaine d'enfants ; ils apprenaient à lire et écrire à certains.
34 - Les jeunes Hitlériens par exemple, fanatisés par Hitler, ils ont assassiné dans les camps plusieurs millions d'hommes. Ne doivent-ils pas descendre directement aux enfers ? Alors que, sont-ils intégralement responsables ? Chez nous, ils auraient d'autres vies pour se racheter.
35 - Après de brillantes études de chimie terminées en Allemagne, il dirige en Inde un important institut de recherche sur la nutrition.
36 - Nous vivons en démocratie, les élections ont lieu régulièrement, la liberté de la presse, de s'associer existent. L'opposition a ses partis, ses journaux, ses manifestations.
37 - Nous parlions anglais, sans barrière de langue, mais j'étais pour eux un idéaliste qui n'a pas les pieds sur terre ; mes arguments ne les atteignaient pas.
38 - Lors d'un arrêt, je suis tombé sur un groupe de Thibétains sales, farouches, avec de longs cheveux hirsutes et crasseux. Habillés de grands manteaux, avec beaucoup de breloques, ils discutaient passionnément sur l'armature de mon sac à dos. Eux portent de lourdes charges avec une courroie tendue sur le front ; on se regardait comme des gens qui ne seraient pas du même siècle ! avec quand même une complicité, l'impression d'être du même bord : celui des nomades, des gens du voyage.
39 - On a encore précisé qu'on ne voulait pas les convertir, ni changer leur mode de vie, mais lutter avec eux contre la lèpre, la misère.
40 - PRABAT, notre charpentier assamais est formidable, il se démène, court de l'un à l'autre, conseille, démontre.
41 - Sans arme, que ferez-vous face aux rhinocéros, aux éléphants sauvages ? Oh qu'ils me répondent d'un petit air supérieur, on est armé, un chasseur avec son fusil nous guidera.
42 - A 4 heures, les brahmanes orthodoxes récitaient leurs prières, prenaient leur bain, puis bavardaient sans aucune considération pour le sommeil d'autrui.
43 - Cernées par la jungle, les huttes étaient en bambous, toits de chaume et terre battue. Certaines très belles, étaient solidement construites sur une plate-forme de bambous à 1 mètre du sol pour se protéger des bêtes. Les voisins défilaient voir le Sahab, puis les femmes et les enfants derrière suivis des cochons et des poules. Plusieurs travaillaient avec nous, on bavardait avec Goulap comme interprète. Quand je leur ai montré des photos prises au marché, ils se tordaient de rire en reconnaissant untel sur le papier. L'après-midi, les femmes réunies à l'ombre, bavardaient, chiquaient du bétel ou, sur des métiers rudimentaires, elles tissaient leurs jupes, une étoffe grossière qui est presque toute leur garde-robe, entourées de leur marmaille non scolarisée. Le soir, autour d'un feu ou d'un lumignon à huile, on mangeait quelques poignées de riz avec un bout de viande, s'ils en avaient abattue et des bananes sauvages en dessert. Des fois l'on buvait de l'alcool de riz doucereux.
Ils jubilaient de m'entendre parler leur langue : NEMENKOPI : comment t'appelles-tu ? KONADAMPO : où vas-tu ? Dans les huttes, ce n'était pas la richesse. Certains se fabriquaient des lits avec des bambous fendus. Pas de w.c. ; ce sont leurs cochons qui, à coup de langue, se chargent du nettoyage. Les plantations de thé refusent d'embaucher les Mikkirs, qui manquent de régularité au travail, disent-ils.
44 - Les Assamais souvent éduqués, ont des têtes éveillées. Ils sont propres et bien habillés, mais à leurs yeux bridés, à leurs larges visages, on sent la Chine proche.
45 - Nous étions bien connus ; ils savaient qu'on n'achetait pas les patates à la pièce, mais au kilo, les cigarettes non à l'unité, mais au paquet et les légumes au panier Alors, c'était à qui nous vendrait quelque chose.
46 - Pour ma dernière semaine de congé en Assam, je suis parti en bus à Kohima, voir les Naggas, les fameux coupeurs de fêtes. Fidèles à leur principe "diviser pour régner" les Anglais avaient dressé les habitants de la plaine contre ceux des montagnes et vice-versa. Si bien que les Anglais partis, les Naggas n'acceptaient pas du tout la gestion de leur région par les Hindous, d'autant plus que, du temps des Anglais, 1/3 des Naggas avaient été convertis par des missionnaires protestants.
Encouragés par la séparation du Pakistan, ils réclamaient un état Nagga autonome, insistant sur le fait qu'ils étaient de race, de religion, de langue, de coutumes différentes et très peu liés à l'Inde.
Les Hindous craignent beaucoup la désintégration du continent indien. De plus, les Naggas sont implantés le long de la frontière avec la Birmanie, dans une région très difficile d'accès. Alors ils ont envoyé beaucoup de soldats que ne sont pas rassurés pour leurs têtes ! Les Naggas sont de fiers combattants. C'est pourquoi l'accès du pays nagga, sans laisser-passer, est interdit aux Européens, aux Musulmans, et même aux Indiens gauchistes accusés, tous, d'entretenir cette agitation.
Une astuce m'a permis de franchir les deux barrages policiers. Un jeune médecin assamais m'a offert l'hospitalité et un Nagga converti nous a servi d'interprète dans son village.
En buvant leur alcool de riz, on discutait. Les femmes décontractées, trinquaient et plaisantaient avec nous. Où étaient la claustration des Musulmanes, la réserve des Hindoues.
Le lendemain, le préfet s'est fâché tout rouge quand je lui ai demandé un permis de séjour. En infraction, il exigeait que je reparte de suite. Faute de bus, il a bien dû me tolérer jusqu'au lendemain. J'en ai profité pour suivre mon ami docteur dans ses visites, puis au marché. Sa femme ne sortait pratiquement pas. Elle avait peu d'amies et une seule idée, redescendre dans la plaine. J'ai bien mangé sa cuisine, mais elle, je ne l'ai même pas entrevue.
En redescendant, je suis parti sur Cherra-Punji. C'est là qu'il pleut le plus au monde, autour de 12 mètres par an. Évidemment, il y pleuvait. J'ai vite repris le bus ferraillant pour la vallée du Brama-Poutre et Kouthori.
47 - Allais-je me joindre à la quinzaine de personnes, assises sur leurs talons, qui essayaient de se nettoyer un peu, autour d'un unique robinet ? J'ai alors essayé l'entrée dans la salle d'attente des secondes classes. Un grand gaillard enturbanné, l'oeil farouche en gardait la porte. L'air faussement dégagé, je suis passé devant son regard soupçonneux. Car, quoique sale, hirsute, sans porteur et mon sac sur le dos, n'étais-je pas quand même un Sahab ?
Quel contraste avec les troisièmes ! Ici, des fauteuils, des lavabos, des glaces et même un ventilateur. Depuis longtemps je ne connaissais plus ce luxe. Je suis sorti, propre comme un sou neuf, sous l'oeil surpris du garde.
48 - A ce moment là un prêtre en béret basque m'a parlé ; c'était un Breton. Il m'a conduit au presbytère où se trouvaient plusieurs missionnaires français : des jeunes chahuteurs, et des vieux graves, avec de longues barbes, qui étaient là depuis 40, 50 ans. Ils n'étaient jamais retourné en France ! Je leur ai raconté ce que je faisais ici ; ils m'ont offert l'hospitalité. On discutait ferme sur les Indes. Le lendemain, ils m'ont donné un grand bol de café au lait avec des tartines beurrées : de quoi ressusciter un mort.
49 - On a eu du mal pour faire comprendre à nos amis Indiens qu'on n'était pas du tout portés sur ce genre d'exercice militaro-nationaliste indien.
50 - La conversation avec eux, comme avec les paysans, n'était pas facile. Ils parlaient le Kanada. Au Pakistan, j'avais commencé d'apprendre l'Ourdou. Dans l'Hyderabad, je m'étais mis au Telegou ; dans l'Assam, c'était l'Assamais ; à Calcutta, ils utilisent le Bengali et à Madras, le Tamoul ! Dans le Travancore, ce sera le Malehalam et à Delhi, c'est l'Hindi et le Punjabi ! Sans parler de 300 dialectes locaux, il se parle et s'écrit, en Indes, 12 langues principales, mais l'Anglais, utilisé dans les écoles, est connu par tous les éduqués. Face à ce très grave problème des langues, le gouvernement a décidé d'éliminer l'Anglais et de le remplacer par l'Hindi, devenu langue nationale, parlé par 2/3 des Indiens ; en gros, les Aryens, les gens du Nord.
Mais ceux du Sud, d'origine dravidienne, refusent d'apprendre cet Hindi très différent de leurs langues et qui avantagerait beaucoup scolairement, professionnellement, ceux dont l'Hindi est la langue maternelle. Alors le Sud préfère conserver l'Anglais et barbouille de goudron les inscriptions en Hindi, d'où conflit.
51 - Un copain est venu me poser des ventouses ; ça étonnait les Hindous qui ne connaissaient pas ça !
52 - Je trouvais aussi l'hospitalité à la Rama Krishna Mission. Les moines, disciples du Swami Vivekanda sont vêtus d'une robe safran ; ils font voeu de pauvreté, d'obéissance, de chasteté. C'est surtout vers cet ordre religieux Hindou, efficace et sérieux, que vont les dons des riches Indiens. Ils gèrent de nombreux hôpitaux, orphelinats, écoles. Ils s'attachent aussi à faire connaître l'Hindouisme dans le monde. Chez eux, tout était propre, bien entretenu et j'y étais chaleureusement reçu.
Un permanent anglais du SCI m'avait remis à Londres une lettre d'introduction des "Bâtisseurs de la Paix", association fondée par un américain, connu à Paris, Bob Luitweiler ; lettre assortie d'une centaine de familles ou d'institutions indiennes, prêtes à héberger pendant 2 jours des voyageurs étrangers. Ces contacts, que j'utilisais à l'occasion, me permettaient d'élargir mes rencontres avec des gens motivés par la paix et la justice sociale.
53 - Les Hindous disent qu'il y a 4 stades dans la vie : l'enfance, l'éducation, la période professionnelle et familiale, enfin la retraite. Là ils doivent tout abandonner : logis, famille, amis, pour se consacrer au salut de leur âme. Ils vont de lieux saints en temples sacrés, pour se rapprocher de Dieu, diminuer leur nombre de réincarnations.
Ils vivent une pauvreté absolue, nourris d'aumônes, les vrais s'isolent tout le long du Gange, à Bénarès ou en ermites dans la jungle. Ils sont des milliers qui errent dans l'Inde ; certains n'ont que l'apparence de Sadous pour se faire entretenir par les dévots crédules. Tout nus, sauf un bout de pagne, le corps enduit de cendres de bouse de vache, leurs visages d'illuminés cachés sous leur longs cheveux sales, ils n'ont pour tout bagage qu'un paquet de guenilles et leur petit pot à eau. Que diraient nos retraités européens s'il leur était proposé de finir ainsi leur vie ?
54 - Peu d'Indiens savent nager. Ils se contentent de se promener le long de la plage, de faire trempette et de jouer avec les vagues.
55 - Malades de l'éléphantiasis.
56 - Alors, face à un tel problème, j'ai repris du service avec l'équipe du SCI.
57 - Ils suivent scrupuleusement les ordres de leur gourou Nanak. Ils portent : les cheveux longs, le caleçon court, la petite épée, le peigne d'ivoire et le bracelet de fer.