Opération Amitié (Japon)
liens vers Europe | Pakistan | Inde | Etats Unis |
4
à l'enseigne du soleil levant
1955
Takuro Tsumurasan, le géologue japonais avec qui j'avais travaillé au Pakistan, était rentré au Japon et voulait un volontaire étranger pour l'aider à organiser là-bas des chantiers internationaux. On était trois partants possibles : un Américain, un Suisse et moi. J'avoue que j'étais plutôt claqué et pressé de rentrer en France ; mais, d'un autre côté, si je pouvais encore faire quelque chose d'utile avant de quitter l'Asie, pourquoi pas ?
Si je fus choisi, ce fut surtout en qualité de Français. En effet, Takuro m'écrivait : "L'occupation nous a beaucoup déçus quant aux valeurs de la «culture américaine" ; nous cherchons à nous tourner vers d'autres pays occidentaux. En ce moment, la culture française est très populaire au Japon : ça facilitera sûrement tes contacts et ton travail." Tout ça c'était bien joli, mais il fallait y aller au Japon !
Takuro était prêt à me payer le voyage de retour. Restait l'aller : Calcutta-Osaka : 2500 francs sur le pont des bateaux anglais. Aux Indes, c'est une somme énorme, de quoi nourrir une famille pendant dix-huit mois, et ce n'est pas avec mes 100 francs d'argent de poche par mois que j'avais pu faire des économies. Bref, grâce à des amis, j'ai pu réunir un peu plus d'argent que deux mille cinq cent francs prévu et prendre une troisième classe (il y en avait quatre) :
Ca me donnait droit à dormir sur un châlit, manger à la chinoise et descendre aux escales. Bien entendu, les Sahabs européens ne voyagent qu'en première et, là encore, les agents de la compagnie avaient cherché à me dissuader de faire la traversée seul au milieu des centaines d'Asiatiques, voyageant sur le pont : Hindous, Sikhs, Birmans, Chinois.
Adieu les Indes ! Et en route pour les pays du soleil levant :
Rangoon, Penang, Singapour, Hong-Kong, Osaka ; un passionnant voyage en perspective, d'autant plus que le bateau devait s'arrêter plusieurs jours dans chaque port pour y charger des marchandises.
LA VIE EN ROSE
On entrait en rade d'Osaka. Vous pensez si j'ouvrais mes yeux ! Derrière les quais, les grues, les hangars, j'essayais de découvrir mon Japon, celui des estampes, des paysages stylisés, des jardins minuscules, des maisons fragiles, avec des femmes-poupées engoncées dans de lourds kimonos à longues manches, aux visages plâtrés comme des masques, indéchiffrables, figés, surmontés d'un pouf de cheveux noirs. piqués d'aiguilles à tricoter, Quant aux hommes, je les imaginais dans le genre de ces farouches guerriers qui se font hara-kiri plutôt que de se rendre, et en attendant, assis gravement autour d'une théière, s'adressent la parole avec une politesse fleurie.
Sitôt la passerelle jetée, un groupe de petits bonshommes l'escalade. Des journalistes à en juger par les appareils à flash qu'ils brandissent. Il y a sûrement une vedette à bord.
Ah, mais pardon ! Les voilà qui m'entourent ! Qu'est-ce qu'ils me veulent ? Erreur, messieurs, erreur je comprends de moins en moins Ils me tendent des cartes de visite couvertes de signes cabalistiques, me font de profondes courbettes, sortent papier, crayon et mettent leurs appareils en batterie J'ai fini par deviner que mes amis nippons leur avaient signalé qu'un jeune Français venait travailler bénévolement pour les sinistrés des montagnes japonaises. L'histoire les intéressait, ils voulaient en faire des articles.
Ils ont disparu avec force saluts, après m'avoir mitraillé au magnésium sous toutes les coutures.
Heureusement que Tsumurasan m'attendait sur le quai pour m'amener à Wakayama, près d'Osaka. En route, je n'en revenais, pas : Osaka, c'était l'Europe ! Une enfilade de buildings assez laids, des grands magasins, des bus, un métro ultra-moderne ; une foule affairée, bien nourrie, prospère. Des hommes habillés comme vous et moi ; des femmes en jupe et cheveux courts, juchées sur des talons hauts Finis la crasse, la misère, les affamés de l'Asie. - A Wakayama, on m'a présenté au préfet, au sous-préfet, au maire, à des tas de notabilités. Je trouvais tout drôle qu'ils me fassent tant de salamalecs et ne savais plus trop quelle contenance prendre : je tendais la main quand mon vis-à-vis plongeait dans une profonde courbette ; je plongeais à mon tour quand il me tendait la main. Enfin, de temps en temps, j'arrivais à saisir une main au vol. Le tout accompagné de longues tirades en japonais et d'une pluie de sourires. Moi, je souriais poliment à tout le monde, aussi bien au chauffeur, au secrétaire, au balayeur qu'à M. le Préfet : ils se ressemblaient tellement ! Sous les éclairs de magnésium, suivi par la plume attentive des journalistes, Takuro, lui, discourait à n'en plus finir et exposait ses plans.# 58
Le lendemain, je me découvre en première page des journaux, serrant la main des officiels, héros d'une histoire plutôt fantaisiste : "Un pauvre orphelin, seul au monde, dont toute la famille a été massacrée par la Gestapo et les bombardiers américains " Méfiez-vous des interprètes !
Pour que je puisse me reposer du voyage avant d'aller travailler dans le petit village de Kishimura, Takuro m'a emmené à Koyasan. Il m'a dit : "Tu vas voir : c'est une montagne sacrée, un lieu de pèlerinage et aussi le centre de l'importante secte bouddhiste de Shingon. Une centaine de temples seulement ont survécu à l'usure du temps, à la foudre, aux incendies, aux tremblements de terre ; autrefois, il y en avait plus de mille, magnifiques, servis par des milliers de bonzes, disciples de Kobodashi, un saint qui était venu se fixer sur cette montagne au terme d'un long pèlerinage en Chine."
Finis ici les trains archibondés qu'on doit prendre d'assaut. Il suffit d'arriver quelques minutes à l'avance pour trouver même des places assises. Et on part à l'heure ! Les gens avaient vu ma tête dans les journaux : ils me reconnaissaient à ma barbe, me souriaient, me saluaient, et Tsumurasan, pérorant gravement à la ronde, expliquait, commentait, répondait aux questions. Moi, le nez à la vitre, je ne perdais pas une bouchée du paysage. Dans ma candeur naïve, je m'étais imaginé une campagne japonaise à l'échelle des jardins stylisés, avec des villages de rêve et je voyais à peu près les mêmes choses que chez nous : des montagnes, des vallées, des rivières, des forêts de pins. La grosse différence, c'était les rizières : des rizières partout, perchées à flanc de colline, bien entretenues, bien irriguées, où travaillaient des paysans à chapeau conique.
Sampoin, le temple où nous allons loger. Entrée monumentale. Cour sablée bordée de très hauts et sombres bâtiments en bois. Une porte glisse. "La femme du prêtre", me souffle Takuro Mais voilà que la brave dame tombe à genoux, le nez sur les nattes. Elle doit se trouver mal ! Elle se redresse toute seule juste au moment où j'allais me précipiter pour l'aider à se relever, et la voilà qui retourne encore une fois le nez au tapis. D'une voix délicieuse, sans s'arrêter de plonger, elle nous débite toute une tirade à laquelle Takuro répond par une série de courbettes à angle droit. Un peu perdu, je fais comme lui. Et puis voici un gros bonze chauve, en kimono noir, qui s'amène, et des apprentis bonzes, et les cuisinières, et même une nonne à tête rasée.
Nouvelle série de plongeons et de paroles inintelligibles. Sans un pli, bredouillant moi aussi, je suis le mouvement.
Les politesses terminées, la femme du bonze nous tend à chacun une paire de pantoufles qu'on met à la place de nos souliers. Elle nous précède, trottinant à pas menus, faisant glisser des portes. On traverse de grandes salles splendides, on marche sur des nattes épaisses et souples - le voilà mon Japon, le voilà. On nous installe dans une belle chambre, sur des coussins, devant une table basse : En japonais, Tsumurasan raconte mon histoire au bonze. Il l'écoute, les yeux ronds, la bouche entrouverte, poussant continuellement du fond de sa gorge des : Ah so desska Ah so dessné. J'en profite pour détailler la pièce : des panneaux de carton coulissants, décorés de paysages et de gros caractères, en guise de murs, pas de meubles, rien d'inutile, une simplicité rustique le naturel allié au beau. De quoi prendre de la graine ! Tout un côté est constitué par des portes vitrées à glissière, donnant sur le jardin. Ces grandes baies laissent entrer à flots l'air, la lumière, la verdure. On a comme l'impression d'être assis dans le parc de poupées où les arbres, les lacs, les montagnes, les cascades, les ponts sont à échelle réduite : ça crée un contact étroit, permanent, avec la nature.
Arrivent des visiteurs, vêtus à l'européenne : le maire et ses adjoints, des officiels, et, de nouveau, des journalistes. A chaque présentation, on quitte la position assise pour se mettre à genoux, mains à plat, et on se prosterne, très sérieusement, le nez sur les nattes. Puis on se redresse , et on remet ça quatre ou cinq fois, avec un petit mouvement sec de la tête. Enfin, on échange des cartes de visite. J'en ai déjà toute une collection !
Après les discours et les présentations, un jeune gars m'a conduit au bain : entendez une énorme cuve en fonte, pleine d'eau bouillante, chauffée au bois. Il m'a fait signe d'entrer dans le chaudron. Pas fou ! Prudence et politesse. Je l'ai laissé passer le premier ! Pour voir ! Il s'y est accroupi, de l'eau jusqu'au menton. On y est resté un bon quart d'heure, lui béat et soupirant de satisfaction, tandis que je me sentais cuire doucement dans mon jus. Quand on est sorti, rouges comme des écrevisses, j'avais l'oeil un peu vague et les jambes en coton. On s'est essuyé avec la petite serviette qu'on essorait de temps en temps ; puis dans la pièce-vestiaire, et toujours par gestes, il m'a montré la manière de se draper dans un kimono : un en coton d'abord, puis un autre en soie par-dessus. Tout le monde ayant pris son bain et passé un kimono, on s'est mis à table, (si on peut dire) assis sur des coussins, chacun devant une sorte de dînette miniature, des petits plateaux de bois laqué, rouges et noirs, avec des soucoupes remplies de trucs bizarres, au goût étrange, artistement disposés, plus jolis à regarder qu'à manger. Et on buvait sec : bière et saké (alcool de riz). Avec une courbette, le bonze m'a tendu sa coupe : je croyais qu'il en voulait encore et m'apprêtais à la servir, mais il me l'a fourrée dans la main, l'a remplie de bière et m'a fait signe de boire. Après quoi, j'ai dû la lui remplir pour qu'il la vide à son tour.
J'ai bu comme ça dans la coupe de tous les convives et leur ai tendu la mienne. Takuro m'a expliqué que c'était une marque d'estime que d'offrir à boire dans son verre : ça doit être un peu embarrassant quand on a beaucoup d'amis.
Ils se sont tous mis à m'apprendre le maniement des baguettes : ça les amusait de me voir lutter avec les grains de riz. Je me sentais adroit comme une poule qui a trouvé un couteau, mais je m'obstinais. Pourtant, quand on est arrivé aux petits pois, et surtout aux oeufs sur le plat, j'ai lâché les pédales : il fallait d'abord séparer et manger le blanc, puis pincer le jaune avec les baguettes, et hop, d'un seul coup d'un seul, sans bavures, l'avaler. Et ils me disaient : "L'homme a d'abord mangé avec ses doigts, puis avec une fourchette et enfin, dernier raffinement, avec des baguettes." La femme du prêtre était toujours là, souriante, drapée dans son kimono sombre#59 . Discrètement, elle participait à la conversation, se contentant d'y faire écho. Pendant ce temps, les apprentis-bonzes allaient chercher les plats - concombres en salade, champignons, choux crus au soja, soupe de coquillages - débouchaient les bouteilles de bière ou passaient les flacons de saké tiédi. De temps à autre, un convive leur tendait sa coupe pleine et hop ! , ils s'en jetaient un derrière la cravate.
Assis sur les nattes blondes, pendant que les conversations (en japonais, bien sûr) allaient bon train, je n'arrêtais pas d'admirer le décor. Des artistes, ces ouvriers japonais ! Quels chefs-d'oeuvre ils avaient su créer avec du bois, du bambou, du verre et du papier ! Je pouvais leur tirer mon chapeau.
Quel goût, quelle finesse ! Et pas de peinture cache-misère ; comme ils avaient su choisir les grains du bois, comme leurs joints étaient parfaits, et si fragiles, si délicats A coups d'épaule j'aurais pu démolir une bonne partie de la baraque ! Mais j'avais plutôt envie de caresser leur travail, le toucher, promener ma main dessus, comme autrefois, à l'usine, quand on passait les doigts sur son boulot pour mieux sentir les détails. Je suis resté baba devant une simple fenêtre de w-c, tellement c'était du travail soigné. Des petits palaces ces w-c. : on change de pantoufles pour les visiter.
Une ingénieuse targette en bois, pas de siège, mais des fleurs et une petite fontaine délicieuse pour se rincer les doigts.
Et je me demandais si je rêvais, si c'était bien moi, là, au milieu de cette assemblée de bonzes et de civils en kimono.
Le saké faisait son effet. Les figures rougissaient, se détendaient, éclataient de rire. Finie la pompe de l'après-midi.
C'étaient d'autres hommes. On fumait entre les plats. Et voilà qu'ils se sont mis à chanter. Le gros bonze, un gai luron, avait laissé tomber son chapelet et battait lui aussi la mesure avec ses mains grassouillettes. J'ai dû y aller de ma chansonnette française. Ils en connaissaient plusieurs par la radio et m'ont demandé, tenez-vous bien : La vie en rose.
Ils m'accompagnaient en japonais. Et après ça, la Marseillaise.
A 5 heures, le lendemain matin, grosse cloche. Les yeux allant des jolies veines du plafond aux gros caractères japonais ornant les murs de carton, je mets quelques secondes avant de réaliser où je suis. Takuro est en train de ranger son lit : deux matelas posés sur les nattes, deux draps, deux couvre-pieds. Il plie sa literie et la fourre dans un placard.
On va assister au service religieux. Je ne connais évidemment rien au bouddhisme. Ce que je sais c'est qu'on est là, à genoux, le derrière sur les talons, au milieu d'une pièce sombre enfumée par les bâtonnets d'encens. Aux murs, des tablettes d'ancêtres. Devant nous, sur un autel chargé de dorures le gros prêtre assisté de ses cinq apprentis et de la petite nonne psalmodient des soutras d'une voix monocorde, scandée de temps en temps d'un coup de cymbale ou de tambour. Autour, des pèlerins aux visages pieux et recueillis. Le service terminé, le bonze et ses assistants s'en vont en procession à travers le temple, mains jointes, priant et s'arrêtant en ligne devant chaque statue de Bouddha. Pendant longtemps on entend leurs voix circuler, s'approcher, s'éloigner, revenir.
Je suis resté trois jours chez le bonze. On a rendu la visite au maire, aux ingénieurs des Eaux et Forêts, on a visité la pagode à plusieurs étages, toute en bois, et les autres temples. Mais attention, en bois, ça ne veut pas dire cabane à lapins ; c'était grandiose, immense. Tout sculptés et travaillés, enchâssés dans leur écrin de verdure, avec leurs toits de tuiles bleues, recourbés à la chinoise, ils cadraient parfaitement avec la nature environnante, semblaient en faire partie.#60 Qu'ils paraissaient miteux, à côté, les bâtiments à l'européenne de la poste et de la mairie !
Le patelin, c'était une sorte de Lourdes : des rues bordées de boutiques où on vend des espèces de chapelets, des médailles, des souvenirs pieux, des cartes postales, des feuillages bénis, et quantité d'images de Kobodashi le saint. On m'a même présenté aux plus hauts dignitaires et au grand-prêtre de la secte, l'Abode. Je lui ai fait une révérence bien profonde, comme Takuro m'avait montré, mais il n'a répondu que par un petit signe condescendant de la tête.
Vexé, je me suis arrêté au troisième plongeon. Chez les apprentis-bonzes, en revanche, c'était une génuflexion perpétuelle devant S. M. Georges Douart. Takuro semblait trouver ça tout naturel. Moi, ça me gênait de les voir toujours se plier en deux et me traiter en supérieur. J'essayais de bavarder, d'être copain, de briser la glace, mais c'était difficile de les atteindre. La boule rasée, en uniforme noir, je leur trouvais à tous la même allure, la même figure sereine, impénétrable. Ils faisaient leurs études à l'Université bouddhiste de Koyasan. Contre gîte et couvert, ils assuraient le service et l'entretien des temples. Chaque temple avait son hôtellerie pouvant loger et nourrir plusieurs. centaines de pèlerins. Les cuisines étaient immenses, sombres, avec toute une batterie d'ustensiles en bois.#61
LE GRAIN DE L'AMITIÉ
On ne raconte pas grand-chose par lettre et Takuro en avait tant à me dire qu'en m'expliquant ses projets, il s'embrouillait dans son pauvre anglais. J'ai quand même compris l'essentiel : que le Japon c'est un pays à catastrophes. Sans cesse, tremblements de terres, typhons, inondations, incendies ravagent leurs îles#62 . En plus, après la guerre, pour reconstruire les innombrables maisons détruites par les bombardements, des forêts entières ont été abattues, dénudant les montagnes. A la saison des pluies, plus rien ne retient la terre : d'énormes pans de rochers glissent et vont s'écraser dans les vallées, ensevelissant des villages. Par endroits, des milliers de tonnes de rocaille forment de gigantesques barrages, où les eaux s'accumulent Un beau jour, enfonçant l'obstacle, une trombe d'eau, de boue, de pierres, de troncs d'arbres, s'engouffre dans la vallée, balayant tout sur son passage, semant le deuil et la désolation. Ponts, maisons, rizières, rien n'est épargné et le lit des rivières encaissées grimpe par endroits de 20 mètres.
Takuro voulait planter des arbres, des milliers d'arbres pour retenir la précieuse terre et reverdir les montagnes japonaises. Avec des équipes de volontaires, il entendait à la fois lutter contre l'érosion et réparer les dégâts dans les vallées.
C'est dans un de ces petits villages perdus au milieu de leurs rizières ravagées qu'il m'a emmené.
Ah, ce n'est plus les Indes ! Le lit de la rivière a été détourné, son cours rectifié, ses berges bordées de digues, les ponts reconstruits, les routes refaites, les rizières retracées, des canaux d'irrigation creusés. Partout, sur le chantier, des bruits de moteurs ; sans arrêt, d'énormes pelles mécaniques déplacent des tonnes de terre ; les bulldozers d'Osaka creusent, taillent, modifient le terrain ; des files de camions, en un flot continu, apportent à pied d'oeuvre sable, pierre, ciment et autres matériaux. On est plus de 3 000 ouvriers, paysans et paysannes à s'activer sans relâche, car il s'agit d'être prêts à temps pour le repiquage des rizières, en friche depuis un an, de ne pas perdre une autre récolte. C'est aux canaux d'irrigation que je travaille ; on m'a donné une pioche en forme de houe, plus légère que les nôtres, facile à manier, et j'y suis allé de bon coeur, à grands coups dans cette terre japonaise. "Tu sèmes le grain de l'amitié" m'a dit Takuro.
Takuro est reparti à Tokyo retrouver sa femme, ses deux gosses et son travail de géologue. Il m'a laissé tout seul, plongé jusqu'au cou dans la vie des paysans nippons.
Autour de moi les gens ne parlaient que le japonais et je commençais tout juste à en bredouiller quelques mots. Coutumes, façons de vivre, marques de politesse, avaient l'air si compliquées et personne pour me conseiller ! Je devais me fier à mon intuition, observer, découvrir ce qu'il fallait faire ou ne pas faire.#63 Mon équipe : une trentaine de gars de vingt ans, deuxième ou troisième fils de paysans pauvres. La. terre revenait à l'aîné : elle ne pouvait nourrir tout le monde et ils avaient dû partir, chercher du travail ailleurs. La préfecture les employait et leur apprenait en même temps un métier, mécaniciens, coffreurs-boiseurs, cimentiers.
Je sentais mes camarades, tous de rudes travailleurs, me surveiller du coin de l'oeil, observer ma façon de tenir les outils, mes gestes, mon rendement. Ils avaient lu sur moi les articles de journaux, mais je savais qu'ici, c'était sur mon travail et non sur des mots qu'on me jugerait : je me devais de leur montrer, n'est-ce pas, que les ouvriers français ne sont pas des manchots. Après ces années de chantier en Europe et aux Indes, j'avais le coup de main. La terrasse ça me connaît et je ne mollissais pas. Mais eux non plus ! Ils y tâtaient, les gars, ils savaient la manier la pelle et la pioche, et pas question de s'arrêter, accoudés sur les manches pour se reposer ou en griller une : le rythme ne ralentissait pas !
Je n'avais pas de montre, j'ignorais leur emploi du temps. Enfin, coup de sifflet : "Kiouké - repos" m'ont dit les camarades. A leur sourire, j'ai compris que j'étais en train de gagner la partie. Dix minutes d'arrêt, puis on a remis ça jusqu'au prochain coup de sifflet de midi.
Tout le monde s'asseoit, bavarde, plaisante. Un des gars me tend une jolie boîte en fer. Chouette, le casse-croûte ! Du riz jusqu'au bord et un malheureux petit morceau de poisson sec dessus. Qui sait ce que j'avais, mais le riz simplement bouilli, ça ne passait pas. Je me suis contenté du poisson et d'une rasade de thé vert, bu à la régalade. Une demi-heure après, sans traîner, on était au boulot.
Le ventre vide, je commençais à sentir la fatigue : je ne voulais pas mollir, j'apprenais à mes dépens que le rythme de travail japonais n'est pas celui des Indes où je passais pour un bon travailleur. Et personne ne ralentissait n'allait s'asseoir. J'ai dû serrer les dents pour tenir le coup jusqu'au soir !
On logeait au village, dans une baraque, à 4 kilomètres du chantier. Pour nous ramener, on avait deux petites camionnettes à trois roues. Une bonne douzaine par voiture assis sur le fond de tôle, croyez-moi, on appréciait l'état de la route ! Une route très étroite, en terre, qui serpentait entre les maisons aux murs éclaboussés de boue. Et sans arrêt : coups de frein, marche arrière, manoeuvres, pour laisser passer des files de lourds camions. On se cramponnait les uns aux autres, on riait. Mes jeunes camarades avaient trouvé une méthode originale pour m'apprendre le japonais : ils me désignaient les choses en les nommant et ajoutaient : "Souki desska - aimes-tu ? ", à quoi je devais répondre par une mimique qui signifiait : un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout : A chaque fille qu'on croisait sur la route, ils se tournaient vers moi, guettant ma moue : Un peu , beaucoup ? , avec de grands éclats de rire
On arrivait au baraquement : cuisine et réfectoire d'un côté, dortoirs de l'autre. Au milieu, un couloir. C'était là qu'on se déchaussait. La baraque s'emplissait de cris, d'appels, de rires, de sifflements et de chansons comme dans n'importe quelle assemblée de jeunes. Et c'était la ruée vers la salle de bains : à sept ou huit dans une énorme cuve en bois pleine d'eau bouillante. Les deux paysannes qui travaillaient à la cuisine entraient et sortaient sans se soucier le moins du monde de ces trente gars à poil. Eux, de la main ou de l'inséparable petite serviette, la tenegoui, faisaient quand même le geste symbolique de cacher leurs attributs.
On se rinçait à l'eau froide, on s'excusait auprès des camarades d'être passés avant eux, on changeait de linge et les premiers s'asseyaient à table où ils ingurgitaient trois et même quatre bols de riz avec de grandes écuelles de soupe de soja et quelques morceaux de poisson frit, grillé, bouilli ou séché. La gourmandise des gars, c'était des algues séchées et le "daïkon", gros radis fermenté, coupé en tranches, et qui embaumaient je ne vous dis que ça ! Le repas était vite expédié, sans trop de conversations.
Un coup de thé vert dans le dernier bol de riz et ils levaient la séance. Non, malgré la faim et mon désir de m'adapter, ce riz nature trois fois par jour, je n'arrivais pas à l'avaler.
Seul le poisson passait. Était-ce simple imagination ? Tout me semblait avoir un goût spécial. Comme ils insistaient, me demandant ce qui me ferait plaisir, j'ai accepté un peu de sucre et de lait : Quand ils m'ont vu sucrer le riz et mettre du lait dans le thé, ils ont poussé des cris d'horreur !#64
DES FRITES AUX NOUILLES POUR MONSIEUR !
Le matin, réveil en musique ; un poste de radio bon marché débitait son cours de culture physique ou de français tandis qu'on pliait matelas et couvre-pieds le long des cloisons.
Toilette éclair, petit déjeuner au riz et coup d'oeil aux journaux sur un rythme de chanson japonaise moderne Un cri : "Jidosha !". Les camionnettes. On s'y précipitait comme une volée de moineaux, emportant théières et casse-croûte.
Sur le chantier, on continuait à s'observer du coin de l'oeil. Je n'ai jamais ouvert un de ces gros bouquins de psychologie", mais je sentais bien qu'il ne s'agissait pas ici de se jeter à leur cou, qu'il fallait attendre, se faire accepter, gagner peu à peu leur confiance et leur estime. Au bout de trois ou quatre jours, ça y était. Un midi, tout un groupe d'ouvriers qui travaillaient autour sont venus s'asseoir avec nous : j'ai compris à leurs sourires et leur attitude que j'avais gagné. Après les fondations, on a posé les coffrages des canaux.
Oh, comme ailleurs, certains ne se cassaient pas trop la tête pour leur travail, mais en majorité, c'étaient de très bons ouvriers. Consciencieux, adroits, il fallait les voir s'activer, vérifier les dimensions, le niveau. La moindre petite erreur était corrigée, même au prix d'un long travail. Et pas de contremaître sur le dos ! L'ingénieur oui ; il était passé le matin, et depuis on était livré à nous-mêmes. Le travail ne ralentissait pas. A la Kiouké, la pause, même en l'absence du contremaître, un coup d'oeil aux montres, et on remettait ça, sans trop regarder si on restait après l'heure.
C'étaient d'honnêtes gars, sincères, polis, disciplinés, avec évidemment, leurs petits défauts - comme tout le monde. Au début, je les reconnaissais mal les uns des autres : ils se ressemblaient tous, petits, trapus, figures rondes à pommettes saillantes, peau mate et yeux bridés, même pantalon et chemise kaki, même petit chapeau rond. Mais j'avais vite appris à les repérer : chacun d'eux était différent, avec son physique, sa démarche, son caractère. Dans notre groupe, il y en avait de débrouillards et d'autres plus simplets, qu'on faisait marcher à l'occasion. Au bord de la route, n'importe où, ils s'entraînaient au base-ball, le sport national, comme chez nous le foot ou le vélo. Les jeunes du village s'y mettaient aussi. J'ai essayé, sans jamais bien comprendre l'intérêt de ce jeu.
Un soir, avec un gars, on passait devant une grille donnant sur un joli jardin et un vieux bâtiment en bois. Le copain s'arrête, tire le cordon d'une cloche, claque des mains, s'incline, et nous voilà repartis. Comme je vois des tas de choses nouvelles, et j'essaie de comprendre, je pose tout le temps des questions en montrant les mots dans un petit dictionnaire : - Le gardien n'était pas là ?
- Quel gardien ? - Celui que tu as appelé en tirant la cloche et en claquant des mains ! Il me regarde, un peu choqué : - Il n'y a pas de gardien. Ce bâtiment, c'est un temple et c'est Dieu que nous appelons ainsi pour qu'il entende notre prière
Au camp, avec tous ces gars sportifs et pleins de vie, ça chahutait pas mal sur les nattes. Le judo était favori. Mais à les voir se faire voltiger en l'air, malgré toutes leurs invitations et leurs défis, je ne m'y frottais pas. Il y a un truc pourtant où j'étais une sorte de caïd : le bras de fer. On jouait aussi avec des pions sur une sorte de damier : il s'agissait d'arriver le premier à aligner cinq pions. Ils m'avaient également appris les échecs japonais, mais comme personne ne pouvait bien m'expliquer toutes les règles, je perdais presque toujours.
Trois fois par semaine, ils avaient des cours du soir. J'en profitais pour étudier le japonais. Ça commençait à rentrer.
Mais ce que ça pouvait être fatigant cette tension continuelle, suspendu aux lèvres des gars pour essayer de deviner ce qu'ils me racontaient (parfois des choses insignifiantes). Et les gestes, et les sourires à n'en plus finir pour meubler les silences !#65
Manger ça devenait pour moi une corvée : le riz bouilli, ça ne passait toujours pas. Je fondais à vue d'oeil. Pourtant, à mon arrivée, je n'avais plus beaucoup de lard à perdre !
Quels efforts pour traîner ma carcasse, soulever la pioche et voir le bout de ces journées interminables ! Les camarades s'arrangeaient pour me donner des tâches moins pénibles, ils auraient même voulu que je reste au camp. Les deux cuisinières surtout étaient désolées que je fasse si peu honneur à leur tambouille. Elles venaient me voir manger - ou plutôt jeûner - comme on suit un enterrement. La plus âgée, Obasan, me caressait les cheveux, me passait la main dans le dos, m'encourageant d'une voix douce, comme une mère parle à son enfant. Et elle pleurait, oui, elle pleurait, s'essuyant les yeux à son tablier. Si par bonheur j'arrivais à ingurgiter un bout de poisson, en vitesse, elle m'en apportait deux ! C'était bien moi encore le plus embêté.
Elles s'ingéniaient à découvrir les plats qui pouvaient me faire plaisir : une salade de choux crus avec des pommes et de la moutarde, une tartine de pain margariné des deux côtés. Elles se creusaient les méninges, se demandant ce que pouvait bien manger un Français. Dame, imaginez que vous ayez chez vous un Japonais dans mon cas!
Et puis un soir que je rentrais du boulot, complètement crevé, l'une d'elles m'attendait, rayonnante. Allez savoir qui lui avait passé ce tuyau, mais elle m'a conduit à la cuisine et m'a mis sous le nez trois pommes de terre, un oeuf et une poignée de nouilles. Où avait-elle pu dénicher ça ? Et elle me faisait signe que c'était pour moi, que je devais les faire cuire.
Ah, ça n'a pas été long : préparer des frites, un oeuf sur le plat, des nouilles à la margarine, j'opérais comme un vrai cuistot, et pardon, quel succès ! Tous les gars étaient là et des filles du village, qui se tordaient de rire en me voyant cuisiner. D'après eux, je faisais tout à l'envers ! Ah si elle était heureuse l'Obasan ! Ils m'ont regardé manger avec de petits regards complices. Et faut dire que j'en mettais un coup ! Et puis, le lendemain matin, sur la table à ma place il y avait , devinez ? des frites, un oeuf, des nouilles et Obasan, radieuse, jouissant de ma surprise. Et le midi au chantier, en ouvrant ma gamelle, au lieu du riz habituel : en vrac mais, froid, des frites, un oeuf, des nouilles. Et le soir pareil, et le lendemain, le surlendemain, à chaque repas, pendant les quatre dernières semaines de mon séjour, j'ai retrouvé mes frites, mon oeuf, mes nouilles. Ils étaient persuadés que c'était le repas courant des Français, comme chez eux le riz et le poisson !
DITES AUX JEUNES FRANÇAIS
Remplumé, j'ai repris goût au travail. Je commence à me comporter comme un Japonais, à comprendre ce qui se passe autour de moi, je fais moins d'impairs, je me sens plus à l'aise et pas trop isolé, seul Européen dans ce petit village nippon.
- Comme il n'y a pas assez de bras, on nous emploie à divers travaux : charger et décharger les camions par exemple, ce qui me permet de circuler partout et d'apprécier l'organisation de cet immense chantier. La bonne humeur y règne.
Contremaîtres et ingénieurs sont souvent des jeunes entre vingt-cinq et trente ans, ils plaisantent avec les ouvriers, mais sont obéis et respectés : il faut dire qu'ils n'hésitent pas à mettre la main à la pâte. L'ingénieur en chef se comporte lui aussi comme tout le monde : il vient nous voir de temps, en temps, accompagné d'une jolie secrétaire qui me gratifie chaque fois d'un sourire : Comment l'interpréter : politesse, sympathie ? Je ne tiens pas à faire de gaffe, me conduire comme un G. I. (la grosse insulte ici). Contentons-nous de rendre les sourires avec intérêt.
Je vis toujours dans l'imprévu. "Georgisan, Georgisan, Ikimasho - En route ! " Allons bon, où est-ce qu'on va encore ?
Ils grimpent tous dans un camion et je devine qu'il est question d'une balade. Mais pourquoi emportent-ils leurs sacs ? Je finis par comprendre qu'on part pour une excursion de : cinq jours dans la région de Kyoto, visiter les temples et des sites célèbres. Mais le camion a déjà démarré et j'y vais les mains vides, sans vêtements chauds, sans argent ni papiers !
À Dieu vat !
Chaque soir, tous drapés dans les kimonos fournis par l'hôtel qui nous accueille, on discute et on boit sec ; bière, porto japonais, saké, gin. Une fois de plus, je dois soutenir l'honneur de la France et lever le coude avec héroïsme, quitte à me réveiller le lendemain matin avec une solide gueule de bois.
Quand l'ambiance commence à chauffer, ils y vont de leurs chansonnettes. A force de les entendre j'en ai appris plusieurs et les pousse avec eux, sans arriver à y mettre ce fameux trémolo japonais, impossible à décrire. Il y a les chansons à boire, chantées avec entrain, l'oeil polisson, les mains claquant en mesure. Il y a la chanson mimée des mineurs coréens : Tsoukiga dé ta dé ta " qu'on chante sans que personne soit d'accord sur la façon de la mimer. En file indienne, on creuse, on charge le charbon dans les wagonnets, on les pousse, on les vide et on recommence Et puis, sur la fin, les chansons sentimentales, l'Amour, la Beauté, l'Incomparable Patrie nipponne, visages recueillis, voix profonde, paupières closes, et quelquefois, la larme à l'oeil.# 66
La date fatidique du repiquage du riz est arrivée. On a dû en mettre un coup pour terminer à temps les coffrages et le béton. Mon dernier soir, au camp, en rentrant du travail, j'ai eu la surprise de voir la table décorée, des bouteilles de bière pour fêter mon départ. Je comprenais à moitié. Ils sont allés chercher l'instituteur, qui ne parlait pas, mais écrivait et lisait un peu l'anglais. Ils lui ont dicté et il a traduit au tableau avec son dictionnaire : "Dites aux jeunes Français que nous, les jeunes Japonais, on ne veut plus de guerre, on veut vivre en paix avec les autres peuples. De tout notre coeur, on vous souhaite une bonne santé et le meilleur séjour dans vos prochains chantiers". Ils rayonnaient en voyant que j'avais compris le message. Par la même méthode, j'ai écrit le mien, disant que c'était à nous, les jeunes, les ouvriers, de lutter de toutes nos forces contre le réarmement ; qu'on ne voulait plus être des soldats de plomb, mais des hommes. Et j'ai vu dans leurs regards qu'on était du même bord.
Lorsque je leur ai serré la main, sur le quai de la gare, plusieurs avaient la larme à l'oeil. Quant à Obasan, elle ne se cachait pas : ça lui coulait en rigoles des deux côtés du nez.
Je ne l'oublierai pas leur Saïonara Georgisan, Saïonara !
Où étaient-ils ces Japonais barbares, assoiffés de sang ? Les atrocités de toutes les armées se ressemblent. Et qui m'avait dit encore que les Japonais ne sont qu' "intéressés", qu'ils vous laissent tomber comme une vieille chaussette dès qu'ils n'ont plus besoin de vous ? Qu'est-ce qu'ils avaient à gagner avec moi ? Je n'étais spécialiste de rien du tout et ils m'ont traité en copain ; je n'avais pas le sou et ils m'ont couvert de cadeaux.
LES PETITES BONNES
Tsumarasan est venu de Tokyo pour me conduire dans un nouveau camp. Entre temps, on est allé rendre visite à M. Araki, le préfet de Wakayama. Ils ont voulu à tout prix m'emmener à l'hôtel le plus chic de la ville, au bord de la mer.
A l'entrée même de l'hôtel, on est reçu avec de grandes courbettes par une armée de petites bonnes, délicieuses à croquer dans leurs kimonos. Souriantes, empressées, elles vous aident à délacer vos chaussures, s'emparent de vos bagages, vous poussent dans l'ascenseur, vous précèdent dans des couloirs au plancher poli comme un miroir et vous introduisent finalement dans une chambre donnant sur la mer : une vue superbe. Un tableau, quelques fleurs, pas un meuble. Rien que des placards pour ranger vos affaires et la literie, qu'on sort le soir. Thé, petits gâteaux, cigarettes.
Pendant qu'on vous prépare le bain, les petites bonnes vous aident à vous déshabiller veston, cravate, chemise pantalons ! sont enfilés sur des porte-manteaux. Elles vous laissent quand même le caleçon, vous passent un kimono, puis, vous précédant à pas menus, poussant et refermant les portes à glissière, elles vous conduisent à "l'honorable bain".
Kimonos et caleçons sont déposés dans des paniers d'osier.
De temps à autre, les petites bonnes viennent voir si vous. avez besoin de quelque chose, si l'eau est assez chaude.
Une merveille en son genre cette salle de bain. Tout un mur en faux rocher, figurant la montagne : l'eau en jaillit, comme une cascade. Dans la petite piscine en mosaïque, on bavarde, on se prélasse plus d'une heure. Le chauffeur est avec vous. Le plus naturellement du monde, M. le Préfet sort sur le balcon, à poil pour s'essuyer et goûter sur sa peau fumante la brise de la mer. On me dit qu'autrefois ces bains étaient mixtes, et certains le sont encore. Tout est fourni par la maison : rasoir ; lames, savon, serviettes, brosse à dents, dentifrice, peigne, brillantine Retour à la chambre. Les petites bonnes disposent tables basses et coussins pour le repas. Le chauffeur du préfet est toujours là. Bière, saké, petits plats. Chaque convive est flanqué de sa petite bonne à genoux. Elles ne vous quittent pas de l'oeil, veillent à tout, trottinantes et souriantes, se prosternant, agenouillées, chaque fois qu'elles franchissent le seuil. Sur la fin du repas, le riz arrive, puis le café, et enfin le thé vert, pour faire descendre le tout. Tandis que les hommes s'esclaffent franchement, à gorge déployée, les petites bonnes rient en mettant leur menotte potelée devant leur bouche : pas pour cacher leurs belles dents en or, mais par politesse et modestie. Le lendemain matin, babillantes comme des oiseaux, elles sont là, poussent contrevents et portes vitrées, rangent la literie dans les placards, apportent le thé et le petit déjeuner.
Ce sont encore elles qui descendent vos bagages, vous aident à mettre vos chaussures, se prosternent et vous souhaitent d'interminables Saïonaras souriants qui vous accompagnent jusqu'au coin de la rue.
Si les temples japonais sont grandioses, mais un peu froids, les hôtels, véritables petits paradis, toujours pleins de vie, de gaieté, de chansons et de mouvement, sont d'un goût parfait. Tout y est harmonieux : le rustique allié au confort. Ils le doivent pour beaucoup aux petites bonnes, des anges gazouillants qui connaissent bien leur métier. Une plaisanterie qui ne rate jamais avec elles, c'est celle de l'âge : un coup classique. Le client japonais se redresse et, d'un air faussement indifférent, leur demande quel âge elles lui donnent.
Pas folles les petites bonnes ! Un coup d'oeil aux cheveux grisonnant, aux rides du monsieur, et elles lui octroient généreusement quinze ans de moins. Quant aux visages européens, pour elles, ils sont sans âge.# 67
De l'hôtel, je suis allé chez un parent de Takuro, très honoré de m'héberger. Il était fonctionnaire : il avait une salle de bains. Mais comme ça coûtait trop cher de faire bouillir une barrique d'eau tous les soirs pour deux personnes seulement, il allait aux bains publics et m'a emmené avec lui.
Il trottine dans ses ghettas et son kimono, une cuvette sous le bras avec ses ustensiles de toilette. Porte vitrée coulissante. On dépose nos chaussures dans un casier fermant à clé on entre : de la caisse, on a une vue plongeante sur les deux vestiaires, à droite, les hommes, à gauche, les femmes. Tandis que mon hôte paie, je promène un regard détaché sur les femmes en tenue d'Eve : des jeunes et des vieilles, seins tombants ou menus, fesses lourdes ou fermes. Je ne puis m'attarder dans mon étude. M. Yamashita se dirige vers le vestiaire "Hommes" où le déshabillage m'intéresse, mais moins : très dignes, ils se débarrassent de leurs kimonos ou des habits européens, des épais sous-vêtements de laine, des ceintures de flanelle. Sont-ils jaunes comme on me l'a appris à l'école ? Pas pour moi. Je vois des peaux mates, blanchâtres, des jambes courtes, un peu arquées, des torses longs. En général, des gars bien bâtis, souples et musclés, sans trop de graisse. (Ils mènent une vie simple et frugale). Mine de rien, ils m'observent dans la glace, suivant avec discrétion la conversation de M. Yamashita qui me parle en japonais. Comme je fais semblant de comprendre tout ce qu'il dit, ils brûlent visiblement du désir de savoir qui je suis et ce que je fais.
Indifférentes, des filles de salle circulent dans notre vestiaire. Petite serviette tenue au bas du ventre,#68 nous passons dans la salle de bains : une sorte de piscine avec des robinets jumelés disposés tout autour, où les gens se lavent d'abord, assis sur de petits tabourets. M. Yamashita est bavard ; il est du quartier et connaît beaucoup de monde ; très fier et bien haut, pour qu'on l'entende, il explique que je suis le Français dont ont parlé les journaux, que je suis son invité.
Son prestige grandit, et lui de se rengorger. Les voisins me sourient et m'invitent cordialement à prendre place avec eux. dans la piscine. Seule ma tête barbue émerge. On est tous là, très dignes, à converser comme dans un salon. Tant qu'il s'agit des questions habituelles, je sais répondre. Mais il y a une tête, à côté de la mienne, qui me fait un joli discours où je ne comprends qu'un mot par-ci, par-là. Je réponds oui, au hasard. Bon sang ! Cette fois il part dans une tirade interrogative. Ça doit être sérieux. Il attend la réponse, et toute la salle avec lui, suspendue à mes lèvres, dans un grand silence.
Alors, la tête du Français barbu sourit gentiment aux autres têtes et dit qu'il faut l'excuser, qu'elle parle peu le japonais et qu'elle n'a pas bien compris. Ça provoque un bel éclat de rire. La glace est rompue. La troisième tête à gauche, qui bredouille un peu d'anglais, me pose des questions et traduit.
Ils m'écoutent religieusement parler de la France. Sous une grêle de compliments et de courbettes, nous quittons l' "Honorable bain public".# 69
HANAZONO MURA
Hanazono Mura, c'est un petit village japonais perdu au bout du monde, au milieu des montagnes. Mais aussi une des 200 localités de la préfecture de Wakayama où les glissements de terrain ont provoqué de véritables catastrophes.
La route avait disparu, ensevelie elle aussi. On a dû se taper 20 kilomètres à pied par les raccourcis, au milieu des rocailles. Le village est bâti à flanc de montagne, avec des fermes à toits de chaume, construites en bois pour mieux résister aux tremblements de terre, dispersées dans des bosquets de palmiers nains (les vieux villageois en utilisent l'écorce pour se faire des imperméables). A mi-chemin, on est tombé sur un endroit parsemé de petits papiers blancs : tout le monde s'est recueilli un moment.
L'année précédente existait un hameau d'une centaine de paysans : ils sont maintenant là-dessous, enterrés vivants pendant leur sommeil, sous les éboulis d'un pan de montagne.
Notre travail, c'était dans le lit à sec des rivières et avant la saison des pluies, d'élever des digues en travers des vallées. Ces digues retiennent les pierres et laissent passer l'eau ; il y en a plusieurs à la file : quand une est pleine, l'autre entre en fonction, et les rizières sont sauvées.
Le chantier était pauvre en machines. On était une centaine par digue, creusant les fondations à la pioche, à la pelle.
Je faisais équipe avec une quinzaine de jeunes gars des Eaux et Forêts. On avait aussi avec nous des femmes et des filles de bûcherons des alentours : elles venaient gagner leurs 600 yens par jour et ça mettait un peu de beurre dans les épinards, ou plutôt, de poisson dans leur riz. Oh, on ne pouvait pas dire qu'elles étaient belles, mais elles respiraient la force calme et la santé. Petites, boulottes (elles m'arrivaient tout juste à la poitrine !) elles travaillaient presque aussi dur que les hommes ; avec des gestes précis et vigoureux, quasi masculins. Aucune n'était habillée à l'européenne. Elles portaient une sorte de longue veste sombre, ornée de rayures ou de motifs, rentrée dans un pantalon à la zouave, à fond très bas : ça les arrondissait encore plus !
Leurs grands chapeaux de paille, munis d'une coiffe, laissaient deviner deux yeux rieurs, des joues roses, des lèvres fraîches. Elles portaient aussi des gants dans le genre de nos mitaines. J'ai fini par comprendre que c'était par coquetterie qu'elles s'imposaient ce luxe de protection ; elles voulaient être belles : aussi pâles que possible, et faisaient tout pour éviter le soleil. Les autres hommes étaient des gens de la région venus travailler aux digues pendant plusieurs semaines pour qu'on finisse à temps. On travaillait sans faiblir, mangeant sur le tas, en vitesse, la fameuse gamelle de riz (je commençais quand même à m'y faire !) L'équipe logeait dans le vieux temple à toit de chaume du village et la femme du prêtre nous faisait la cuisine. Après plusieurs jours de terrassement, le contremaître m'a mis à aider les femmes. On portait la terre dans deux plateaux d'osier en équilibre aux extrémités d'un bambou posé en balancier sur l'épaule, comme on voit les coolies chinois sur les images. On en sort peu, mais qu'elle est lourde, et, surtout, il faut attraper le coup, marcher en trottinant et utiliser l'élasticité du bambou. Un coup sec sur les cordes pour vider les plateaux, et on repart en prendre d'autres ; comme ça, jusqu'au soir, jusqu'à ne plus sentir votre épaule.
Le soir, on allait parfois rendre visite aux filles qui travaillaient, avec nous. Sagement assis sur des nattes, on grignotait des petits gâteaux à la farine de riz, ou bien on mastiquait consciencieusement de menus morceaux de pieuvre séchée le chewing-gum japonais comme on l'appelait - trempés dans une sauce sucrée, au soja. Le premier jour, j'ai fait la grimace ; après, je mastiquais comme un G. I. On bavardait, on plaisantait d'honnêtes conversations à ce qu'il m'a semblé. Elles sont allées jusqu'à me confier leur commun tourment : "Voyez, nous autres Japonaises, nous ne sommes pas aussi belles que les Occidentales. Nous sommes petites. Regardez, nos yeux bridés, nos cheveux raides, notre peau jaune " Elles rêvaient de peau blanche, de longs cheveux blonds, d'yeux bleus et j'ai essayé de les rassurer en leur affirmant qu'il y a différents genres de beauté et qu'elles avaient un charme réel, bien à elles, que les Occidentales pouvaient leur envier.
Je commençais à m'habituer au Japon, je remarquais moins les différences, ce qui m'étonnait au début me semblait naturel maintenant. Quant à mes gars, c'était à qui me manifesterait le plus d'attention : j'avais beau me défendre, ils me faisaient passer le premier au bain, se chargeaient de ma gamelle de riz, sortaient et rentraient ma literie. Yamashitasan, Takayasan, Sakatanisan, Matsoumotosan, ainsi, c'étaient vous le "Péril jaune" ? C'étaient vous les "Japs" ? Les cruels Nippons ?
HISTOIRE D'UNE CHEMISE
On a changé de travail : il faut aller chercher des pierres dans le lit à sec de la rivière, pour bâtir la digue. Le contremaître m'a mis en équipe avec une des filles, Mitchikosan.
On plaçait la charge dans un filet suspendu au milieu d'un pieu qu'on portait chacun à l'épaule. Mais c'est qu'elle n'arrêtait jamais, Mitchikosan, et elle trouvait que je ne marchais pas assez vite ! Dès que je ralentissais un peu, je la sentais pousser le bâton. D'autres ouvriers remplissaient les filets, mais s'ils n'étaient pas prêts, au lieu d'arrêter et de souffler une minute, en vitesse, elle en remplissait un et on repartait au trot. Comme toutes ses amies, elle riait, de tout, de rien, de n'importe quoi. Un mot de travers, et je déclenchais leur fou rire.# 70
Plus bas, une autre équipe d'ouvriers attaquait une nouvelle digue. Ils travaillaient à la tâche. On nous avait dit, surtout aux filles, de nous en méfier : c'étaient des durs. Ils buvaient sec et se battaient souvent, parfois au couteau.
Il faut dire qu'ils étaient loin d'avoir des gueules d'enfants de choeur. Râblés, les traits brutaux, ils me rappelaient. certains "caïds" de chez nous. Quand on se croisait, ils me disaient bonjour, plaisantaient un peu, mais pas trop, parce que moi aussi, autrefois, j'avais joué au dur, je savais marcher les mains au fond des poches, en chaloupant, un mégot au coin des lèvres, le galure rabattu sur les yeux. Je prenais le regard vache du gars qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. On se toisait sans baisser les yeux, en hommes.
Ils semaient un peu la crainte dans le village. Le soir, ils gardaient leur ample veste de travail, marquée dans le dos, en gros caractères, du nom de leur employeur. Démarche assurée, verbe haut, ils tenaient le haut du pavé et les paysans d'ici, pourtant pas des manchots, se rangeaient pour les laisser passer. C'est drôle comme ces rapports de force physique sont encore les mêmes partout dans le monde !
Parmi eux, il y avait des Coréens. Ils sont environ 600 000 au Japon. Les Japonais ne les aiment pas beaucoup. Ils ont occupé longtemps la Corée et se croient supérieurs à eux, les accusant d'être voleurs, violents, malhonnêtes. D'après eux, c'est les Coréens qui, pendant l'occupation, trafiquaient au marché noir, tenaient les maisons closes.
Le samedi, il y avait séance de ciné au village. Ça se passait dans un hangar cimenté. Tout le monde était là, déchaussé et assis par terre, en rang, sur des journaux. Étant probablement personnage de marque, on m'offrait une chaise, à côté des trois notables. Deux films au programme, quatre heures de spectacle. Il y avait d'abord un "chambara" dans le genre Western ou Roman de cape et d'épée : sabre au clair, des samouraïs s'y étripaient à dix contre un : exploits fantastiques, gloire, amour, honneur, parole jurée, villages incendiés et paysans terrorisés par les "méchants". Ça emballait les jeunes gars. Moi, c'était surtout la vie et le décor du Japon d'autrefois qui m'intéressaient.
Le deuxième film était d'un genre tout différent : celui où les petits s'endorment. C'est de "l'après-guerre" comme ils disent. L'action se passe dans le Japon d'aujourd'hui et dépeint les difficultés de la vie quotidienne. Un peu trop mélo à mon avis : il s'agissait d'amours impossibles. Viols, prostitution, suicide, bagarres, tristesse. Autour de moi, ça pleurait à chaudes larmes, par rangs entiers. Ils avaient tous les yeux rouges à la sortie, mes gars compris. On dira après ça qu'ils ne sont pas sentimentaux !
La troisième catégorie des films japonais, c'est les Rashomon, Portes de l'enfer, Sept samouraïs et autres. Mais je n'ai jamais pu les voir au Japon : ils vont à l'exportation, aux Festivals internationaux. En général, les Japonais ne les aiment pas beaucoup et les trouvent d'ailleurs un peu vieux : ils aiment le nouveau, toujours du nouveau.
Un soir, en rentrant, je me suis bien rendu compte que quelque chose n'allait pas, mais quoi ? Mon nom revenait souvent dans la conversation. Qu'est-ce que j'avais encore fait ? Alors un des camarades s'est tourné vers moi et m'a expliqué doucement : "Chemise blanche volée " et la femme du prêtre de plonger et replonger, répétant à n'en plus finir : "Domosoumimassen Georgisan Domosoumimassen - Excusez-moi, monsieur Georges». Ah, j'ai vite réalisé l'étendue de ma perte ! Mon unique chemise blanche, ma belle chemise, cadeau de Raj, un copain hindou. C'était un Coréen, paraît-il, qui avait fait le coup.
Ils sont partis en courant dire au gendarme du village que j'étais le premier Européen, le premier Français venu vivre ici, et on me volait ma chemise ! Moi, je la trouvais saumâtre, parce que depuis neuf ans je faisais ma lessive et pour une fois que je l'avais laissée à la femme du prêtre qui insistait Tant pis, il fallait en faire mon deuil.
Vers 8 heures, l'unique petit gendarme arrive, tout jeune, joues encore roses, uniforme bleu marine, bottes cirées et lourd pistolet à la ceinture. Il est tout seul pour 3 000 habitants. Inutile de me demander mes papiers, il me connaît par les journaux. Poliment, il prend des notes sous le flot de paroles d'Obasan. Un quart d'heure après, il disparaît, digne et silencieux, plus tard, dans la soirée, on appelle, la porte glisse
Tiens notre gendarme, avec une grosse caisse sur l'épaule. Il se déchausse, entre, pose sa caisse sur les nattes, la figure épanouie, et en sort : 1, 2, 5, 10, 15, 30 bouteilles de bière, 3 boîtes de crabe, des bonbons, des cigarettes, des gâteaux.
On m'explique qu'il est très désolé. Est-ce la perte de ma chemise qu'on arrose ? Ou espère-t-il me la faire oublier ? Il fait chaud, la bière est fraîche, et il en a déjà débouché une dizaine. A la cinquième, la glace est rompue, on est copains.
Le petit gendarme a retrouvé des bribes d'anglais appris à l'école. Il est très gai. A la dixième, comme c'est un as du judo, il me fait une démonstration avec un des gars. A la quinzième, il nous apprend à passer les menottes, à dégainer le revolver en un clin d'oeil, à viser, à le démonter. A la vingtième, il y a du vent dans les voiles. Tout le monde chante et claque des mains. A la vingt-cinquième, le petit gendarme tient à peine debout : il rassemble son arsenal de cartouches, de pièces de revolver, de menottes, et il s'en va, titubant, et criant : "Demain Georgisan, demain, à mon bureau, 6 heures Tout ce que je peux pour retrouver votre chemise !" Le lendemain, 6 heures, j'y vais avec un copain. En souriant, il s'excuse. Toujours pas de chemise. il a pourtant cherché toute la journée. Mais il ne veut pas me laisser partir et insiste pour que j'aille chez lui prendre une tasse de thé.
Quelques ordres brefs. Sa femme disparaît en trottinant dans la cuisine. Elle revient un peu plus tard avec un soukiaki, le plat national - bols de riz et minces tranches de boeuf cuites au réchaud sur la table, et trempées dans de l'oeuf cru - vrai miracle dans ce petit village de montagne.
Je refuse, il insiste. Excuses, courbettes. Il faut y passer.
On arrive au moment fatidique : l'album de photos. Il envoie sa femme le chercher. Ça commence par la classique photo de mariage, lui en kimono sombre, elle engoncée dans un lourd kimono de cérémonie, avec une perruque harnachée de peignes et de longues aiguilles, la figure maquillée comme un masque de plâtre. Elles ont toutes un air de famille ces mariées japonaises, poupées timides et réservées. On passe aux portraits de jeunesse : souvenirs d'école, d'excursions, groupes au garde-à-vous, figés devant les temples ou les sites célèbres. Souvenirs de caserne, des campagnes de Mandchourie, de Chine, de Malaisie. Et il raconte, il commente.
Dommage que j'en perde la moitié ! Enfin, il exhibe ses trésors : un sabre magnifique qu'il tient de son père, des photos de bandits qu'il a arrêtés, des couples de suicidés sur lesquels il a mené une enquête. Ce n'est que vers 10 heures qu'on parvient à s'échapper.
Pauvre petit gars ! Qu'est-ce qu'il a dû dépenser pour me consoler. Elle n'est pas lourde la paye d'un gendarme de village. Ça lui a coûté au moins quatre fois le prix d'une chemise neuve !
Les matériaux amenés à pied d'oeuvre, on a laissé aux maçons le soin de terminer les digues avant les pluies imminentes et la saison des typhons. Le chantier s'est dispersé.
Les femmes sont retournées dans la forêt, les gars dans leurs provinces. "Saïonara - Au revoir" Takuro est venu me chercher. Encore une fois, je boucle mon sac. Nous partons vers l'ouest du Japon, au-delà d'Hiroshima, un long voyage en perspective.
TRAIN, PHOTOS ET PARAPLUIES
C'est l'express que nous devons prendre. Pour les autres trains, il suffit d'arriver quelques minutes à l'avance et l'on a des places. Pour celui-là, on a dû arriver une heure plus tôt. Les voyageurs se rangent sagement aux endroits marqués où les wagons s'arrêtent. On monte. Chacun cherche une place avec force courbettes, salamalecs, excuses et sourires.
Le couloir est au centre, les sièges doublés de tissu vert. La gare ressemble aux nôtres avec ses quais, passages souterrains, guichets, consigne et kiosques à journaux. Les employés, en uniforme, sont souvent très jeunes. C'est étonnant les responsabilités que l'on confie ici à des gars de vingt ans : ils conduisent les motrices, contrôlent les billets ; d'autres sont ingénieurs ou contremaîtres ; et ils s'acquittent de leur tâche avec beaucoup de compétence et de dignité.
Et les receveuses d'autobus qui ont tout juste dix-huit printemps c'est un régal de les entendre annoncer les arrêts. de leur voix menue. Il paraît que dans les transports les salaires sont bas et les gens plus âgés préfèrent s'employer ailleurs. Dès que le train démarre, on prend ses aises, on fait un peu comme chez soi. Hommes et femmes se changent et quittent leurs beaux habits du dimanche. Tandis que Tsumurasan pérore, répondant aux habituelles questions à mon sujet, je m'esquive dans le couloir. On trouve beaucoup de groupes. Les tout-petits, d'abord, en route avec leur institutrice pour une excursion d'une journée. Ils sont tordants ces gosses de cinq ans, avec leur minuscule sac à dos et leurs petites gourdes en bandoulière. Les garçons, tête rasée, portent culottes courtes et bas de laine ; les filles, cheveux à la. Jeanne d'Arc, une jupette qui laisse voir leurs petites culottes blanches. Suspendus aux fenêtres, s'écrasant le nez aux vitres, ils poussent des "ah" des "oh" extasiés, montrant du doigt le paysage qui défile.
Et puis les groupes d'étudiants qui s'en vont visiter les sites classiques : Kyoto, Nikko, Nara. En uniforme s'il vous plaît, casquette, vareuse et pantalon noirs. La hauteur du col dur, les boutons dorés, les insignes et la casquette indiquent l'école à laquelle ils appartiennent. La casquette peut être carrée ou ronde ; j'en vois qui doivent revenir de loin, crasseuses, poussiéreuses, la visière écornée, rafistolée avec un bout de ficelle : plus elle est minable, plus le propriétaire en est fier. Ils se conduisent plutôt convenablement pour des étudiants.
Les étudiantes sont aussi en uniforme, mais bleu marine : jupe plissée et boléro à col marin. Pas de chapeaux. ; de solides figures, bien rondes, aux yeux baissés. Les adultes voyagent également beaucoup, mais par plus petits groupes. Les hommes parlent haut, boivent du saké, du whisky, de la bière. Les femmes sont plus discrètes et ne boivent que du thé vert. En général, au-dessus de trente ans elles s'habillent en kimono, et les jeunes à l'européenne.
Enfin, il y a les petits vieux, quantité de petits vieux et de petites vieilles, cassés en trois, tout ridés, appuyés parfois sur des cannes. Ils sentent la mort venir, alors, voulant peut-être prendre une assurance sur l'au-delà, ils se mettent en route, par groupes d'une cinquantaine, guidés par leurs prêtres, et ils font le tour des lieux saints, des pèlerinages fameux. Chaque groupe a sa banderole, son petit ruban distinctif, épinglé sur le kimono.
Et ils regardent autour d'eux avec des yeux ronds, un peu ahuris, un peu perdus dans ce monde si étrange, qui a changé si vite. Dame, où est-il le Japon de leur enfance ? Le Japon féodal des chaises à porteur et des duels d'il y a soixante dix ans C'est à se demander où ils trouvent encore la force de passer ces nuits blanches, trimballés en train d'une ville à l'autre, trottinant de temple en pagode, recueillis, pleins de piété et comme de crainte. Je suis revenu m'asseoir. Les banquettes (deux face à face) sont prévues pour quatre personnes à petites jambes. Bien vite, on ne sait plus où caser ces quatre paires de jambes inutiles : on les croise, on les décroise, on les allonge, en mesure, avec des excuses et des sourires. J'ai une mousoumesan (demoiselle) gentillette en face de moi.
Elle parle un peu l'anglais, on se raconte nos histoires.
Mais au diable ces jambes ! Toute la compagnie se déchausse. La mère de la petite mousoumesan s'installe à la japonaise, agenouillée sur la banquette, Takuro l'imite, et nous deux avec beaucoup d'excuses, on case nos pieds sur la banquette d'en face. Pour une fois, je n'ai pas de trous à mes chaussettes !# 71
Les voyageurs n'ont pas l'air de s'encombrer de bagages, se contentant de sacs à main ou de carrés de toile très pratiques pour faire des baluchons. Comme il pleut souvent, jeunes et vieux, tout le monde a son parapluie. Il y a d'abord les parapluies japonais, en belle toile jaune, huilée, montée sur une armature de bambou, avec le nom du propriétaire peint dessus, ils sont jolis, bon marché, mais moins solides que les horribles pépins à l'européenne, noirs, funèbres et si pratiques. Enfin, beaucoup de mousoumesan arborent fièrement de mignons Tom-Pouce à coulisse qu'on peut fourrer dans sa poche ou dans le sac.
Et n'oublions pas l'engin national, l'inévitable, l'indispensable appareil de photo : un pour quatre habitants !
Et pas des boîtes s'il vous plaît, pas de la camelote, mais des appareils coûteux et compliqués, de vrais radars. Au Japon, les photographes font fortune : ils ont de magnifiques magasins, ultra-modernes. Takuro me raconte que pendant la guerre, un sous-marin a débarqué des techniciens allemands venus apprendre à leurs alliés japonais la fabrication des lentilles d'objectifs. Les Japonais sont des élèves si avides de s'instruire qu'aujourd'hui ils surpassent presque leurs professeurs. Leurs appareils "Canon" et "Nikkon" font une sérieuse concurrence sur le marché mondial aux Leica et autres Rolleiflex. Et vous les voyez sans cesse mitrailler de près ou de loin tout ce qui passe dans le champ de leur objectif.
MISUMICHO
On est arrivé à Misumicho, petit village au bord de la mer de Corée, dans la préfecture de Yama Guchi Ken. Les jeunes, très actifs, m'avaient invité à venir vivre et travailler avec eux. Pour m'accueillir, ils ont organisé une véritable réception. Tous les jeunes du village étaient là. Une fois de plus je me suis senti un peu mal à l'aise de voir les filles s'affairer à passer les plats, déboucher les bouteilles et remplir les verres, tandis que nous, on était confortablement installés. Là-bas, devant une porte, c'est la femme qui s'efface humblement pour laisser passer l'homme, et c'est lui qui s'assied alors qu'elle reste debout. Moi, j'étais bien embarrassé : je ne savais plus si je devais me conduire en Européen ou en Japonais !
Notre travail, débroussailler les collines pour dégager de jeunes pins. A tour de rôle, paysans ou pêcheurs du village donnaient bénévolement deux de leurs journées pour aménager ces plantations qui appartiennent à la commune. Avec l'argent tiré de la vente des arbres, ils avaient bâti une belle maison des Jeunes, où j'avais une chambre.
Sur un rang, pliés en deux, une sorte de faucille-serpe, en main, les quatre filles du groupe au milieu, on débroussaillait ferme. D'abord un peu surpris de me voir toujours encadré par deux solides gars, qui ne me lâchaient pas d'une semelle, j'ai fini par comprendre que c'étaient mes "gardes du corps" ! on ne sait jamais, qu'ils m'ont dit, un serpent, un danger quelconque. Le soir, ils se réunissaient à la maison des Jeunes, pour jouer au ping-pong,#72 au base-ball, au volley, ou bien, pour les garçons, suivre des cours de pêche, d'agriculture ou de calligraphie. Pour les filles, c'était la couture, et l'art, très important au Japon, de la cérémonie du thé et de la composition des bouquets de fleurs. L'instruction est obligatoire au Japon, jusqu'à seize ans, et faut voir comme elle est suivie ! Tous les jours, en allant au chantier en vélo, on croisait les gosses qui s'en allaient à l'école par petits paquets, les grands en uniforme donnant la main aux petits. Et souvent je les rencontrais par classes entières, installés devant un joli coin, en train de peindre ou de dessiner.
Mes amis ne me laissaient jamais seul et n'arrêtaient pas de m'interroger. Ils ont même organisé pour moi une excursion dans une île voisine, avec le fils du maire, l'adjoint, les gars des Eaux et Forêts, mais pas de filles. Ici, on s'amuse entre hommes, les femmes restent à la maison pour garder les mouflets. Pêche à la ligne et sous-marine, repas plantureux et bouteilles de saké, et, sans attendre une minute, les gars, tous excellents nageurs, sont partis se baigner. J'ai parlé de congestion : ils ont éclaté de rire.
Le dimanche suivant, réunion athlétique. Elle a duré toute la journée, Douart Georges dans la tribune d'honneur, au milieu des notabilités. Par centaines, gars et filles se sont alignés sur le stade, pieds nus, en short et maillot. Devant eux, un officiel grimpe sur une caisse et fait une courbette.
Comme un champ de blé sous un coup de vent, toutes les têtes ondulent, une fois, deux fois, trois fois Deux autres orateurs lui succèdent. Le meeting peut commencer.
Les Japonais sont bien charpentés, souples et résistants.
Ils le doivent en partie au sport. Toute la journée, c'est un programme continu de courses, de sauts, de jeux d'équipes. Voilà cinq gars qui attachent leur cheville à une même corde : il s'agit de faire la course avec d'autres équipes pareillement harnachées. Mes camarades de travail veulent à tout prix que j'emmène leur groupe ! En ligne ! Coup de pistolet. Haïsho ! Haisho ! comme une locomotive bien huilée, on démarre, bien en cadence, on prend la tête, la foule s'excite Patatras !
Nous voilà tous par terre, dans la boue les uns sur les autres. Le temps de se relever, nos adversaires nous dépassent. Malgré un retour en force et le sprint final, il faut nous contenter de la deuxième place. On a droit quand même à un prix de consolation : un cahier et une règle.
Un soir, les petits gosses de l'école maternelle étaient rassemblés dans un grand hall. Un groupe d'étudiants de Yama guchi devait leur donner une séance récréative. Mais les étudiants se faisaient attendre, les gosses s'impatientaient. On a pensé à moi pour boucher le trou. Ils étaient assis, jambes et bras sagement croisés, entourés de leurs maîtres et maîtresses. "Le Français va nous dire quelque chose " Oui, mais quoi ? J'ai pensé leur parler un peu de notre pays et de terminer sur des rondes enfantines. Mais, dès que j'ai ouvert la bouche, les mômes, ils ont tous éclaté de rire. Je n'avais pas compté sur un tel succès ! Et chaque fois, ça recommençait. C'était la première fois qu'ils entendaient une langue étrangère. Enfin, j'ai pu placer quelques phrases : l'instituteur interprète se chargeait de broder. Le bouquet, ça été à la fin, quand ils m'ont demandé une chanson : ils tenaient absolument à la Marseillaise, que d'ailleurs ils connaissaient bien. Ils ont fait lever tous les gosses, l'orchestre a attaqué notre hymne national, et j'y suis allé, de ma plus belle voix
Mais rien à faire, les gosses se tordaient de rire, du premier au dernier rang. Et les instituteurs de s'excuser : "Que voulez-vous, ils ignorent ce que c'est et le rythme bizarre les amuse." Bon, alors passons aux rondes enfantines et faisons-les rire intentionnellement. Eh bien, croyez-moi, ils ont trouvé ça beaucoup moins folichon.# 73
Une crise de paludisme m'a terrassé en plein travail. Les gars ont vite compris ce que c'était : beaucoup de soldats japonais l'ont ramené de leurs campagnes du Pacifique. Ils m'ont descendu au village à dos d'homme et en camionnette.
Docteur, maire, adjoint, gendarme, facteur, population, tout le monde a défilé dans ma chambre, consterné. Et malgré la fiévre, le mal de tête, j'ai dû répondre poliment, en japonais, à toutes leurs questions. La secrétaire du maire et une autre employée de la mairie me massaient doucement les bras et les jambes, me posaient des compresses fraîches sur le front.
Elles sont restées quand les visiteurs sont partis. Le soir, la cuisinière avec son chat, un copain étudiant avec ses livres sont arrivés en renfort pour ne pas me laisser seul : ils m'ont veillé toute la nuit. Le surlendemain j'étais au travail. Vers la fin de mon séjour, ils ont tenu à me faire visiter l'école d'agriculture de la région.
Guidé par le Principal, escorté des professeurs et d'un interprète, j'ai dû tout voir, tout examiner. Ils ne m'ont fait grâce d'aucun arbuste, d'aucune plante, d'aucune fleur. Pour me faire comprendre, ils employaient des mots latins. Je pigeais encore moins mais j'entrais dans le jeu, hochant gravement la tête d'un air entendu. Les huit meilleurs élèves ont eu l'honneur de venir s'entretenir avec moi. Leurs difficultés sont un peu les mêmes qu'en France ; les jeunes désertent les campagnes, où le travail est trop dur, où les distractions sont plus rares. Et puis le problème des jeunes paysans instruits à qui les parents ne peuvent trouver des femmes de même éducation, car les jeunes filles instruites préfèrent se marier avec des gars de la ville.
L'ENFER
Le petit paradis de Misumicho n'était pas tellement éloigné de ces deux portes de l'enfer : Nagasaki et Hiroshima. Je voulais, je devais y aller. Au début, les survivants que je questionnais me répondaient poliment, mais montraient une certaine réticence : ils me prenaient pour un Américain.
Mais quand je leur disais que j'étais Français, que moi aussi j'avais connu les bombardements massifs, ces bombardements qui avaient "libéré" mon frère, alors, ils commençaient à parler, par petites phrases, hachées de silences.
Puis, peu à peu, ils s'échauffaient, leur regard devenait fixe, lointain, et des larmes aux yeux, tout haut, ils revivaient ces journées d'épouvante. Je les écoutais sans voix, j'en avais la chair de poule.
Une belle journée ensoleillée du mois d'août. Les sirènes venaient de sonner la fin d'alerte. Très haut dans le ciel un seul petit avion. Un éclair formidable. Une immense explosion. Plus rien, qu'un désert de ruines, des nuages de poussière. Les gens moins touchés se dégageaient des décombres, hébétés, fous. Leurs vêtements étaient en loques.
Leur peau était en loques, brûlée. Elle pendait, elle se détachait des membres et des visages couverts de sang. Nus ou presque, ils erraient au milieu des morts, des morts, des morts et des décombres, à perte de vue. L'odeur d'un gigantesque charnier et les plaintes. Leur première réaction avait été de fuir. Blessés, brûlés, ils se traînaient en d'interminables colonnes le long des rues défoncées, plus horribles et défigurés les uns que les autres. La tête baissée, incapables de réaliser ce qui leur arrivait, ils s'en allaient en titubant, comme des somnambules, sans entendre les appels de survivants enterrés sous les ruines. Et tous ceux qui s'abattaient en route. Tous ceux qui s'adossaient aux pierres pour mourir, ceux qui rampaient encore pour essayer d'échapper au feu que nul ne pouvait combattre et qui gagnait, les rattrapait, les brûlait vifs, les dépassait Un seul hôpital des environs resté à moitié debout. Un seul pour une marée d'estropiés et d'agonisants. Les premiers arrivés avaient rempli les salles, les couloirs, les escaliers, les jardins, ce qui restait des rues avoisinantes. Par milliers et milliers, ils attendaient des soins qui ne venaient pas : parce que les docteurs et les infirmières étaient morts, parce qu'il n'y avait plus d'instruments, de médicaments, de pansements. Ils sont restés comme ça des heures, des jours. Leurs brûlures s'envenimaient, empestaient l'air. Ils mouraient comme des mouches. Et plus personne ne parlait, les enfants ne criaient plus, les moribonds agonisaient sans un râle. Un grand silence était tombé sur Hiroshima. Un silence de honte et de mort. Puis, tant bien que mal, les secours étaient arrivés des villes voisines. Blessures et brûlures avaient été soignées : elles ne guérissaient pas. Les gens continuaient à mourir.
Les mères se penchaient, anxieuses, sur leurs bébés miraculeusement épargnés : sans blessure ni brûlure apparente, ils mouraient lentement sous leurs yeux, atteints d'un mal inconnu. Les docteurs étaient impuissants et tous les rescapés vivaient dans une atroce angoisse. Beaucoup étaient devenus stériles. Hiroshima comptait avant ce jour du mois d'août 250 000 habitants : 100 000 étaient morts, 100 000 blessés et à jamais inguérissables.
Maintenant, la vie a repris son cours. Les quelques survivants et des gens venus d'ailleurs ont rebâti une nouvelle ville. Mais ils n'ont pas oublié. Et moi non plus je ne pourrai plus oublier les larmes de ceux qui me faisaient ces récits bouleversants, les horribles cicatrices, les jeunes filles défigurées. Avec quelle horreur ils ont vu perfectionner, brandir ces bombes atomiques !
Avec les croyants qui prient Dieu chaque jour, lui offrant leurs souffrances passées, tous les hommes luttent pour que plus jamais pareil crime ne soit commis contre l'humanité.
Ils veulent être les dernières victimes. Ils veulent que leurs tortures et ce carnage servent au moins à une chose : bannir la bombe atomique, bannir la guerre.
BONZES ET PÈLERINS
J'ai retrouvé le temple de Sampoin, le bonze, sa femme, les apprentis-bonzes, les pélerins, les boutiques de souvenirs pieux. Et aussi l'ambiance et le décor du Japon d'autrefois.
Visiblement, je n'étais plus l'" Hôte d'honneur". J'avais droit à moins de sourires et de courbettes, je ne passais plus le premier au bain. On me traitait comme tout le monde.
Il y avait du travail aux environs. Un pan de montagne avait glissé. Pour arriver à pied d'oeuvre, il fallait se frayer un chemin dans un enchevêtrement d'éboulis, de branches, d'arbres déracinés. Je faisais équipe avec une quinzaine de jeunes bûcherons. A coups de pioche, on égalisait le terrain, atténuant les pentes, déterrant les troncs et les souches. Il fallait parer en vitesse aux glissements qui font tache d'huile, empêcher que la bonne terre s'en aille dans la rivière.
Matin et soir, pour aller et venir du chantier, on devait traverser l'immense cimetière de Koyasan. Une merveille !
Tout le gratin de la haute société nipponne y repose : 26 empereurs et des milliers de Daïmios (seigneurs) et Samouraïs (chevaliers). Trois kilomètres de belles tombes penchées et moussues formées de cinq pierres superposées : un cube symbolisant la terre, une sphère l'eau, une pyramide le feu, un croissant pour l'air, une boule pour l'éther. Certaines sont ornées de statuettes drapées de rouge, ou de bouts de papier blanc plantés autour. Sous la majestueuse sérénité d'une voûte d'arbres géants, on sent planer une incroyable atmosphère de paix.
A l'entrée presque toujours, un groupe de mendiants, mais dans le genre prospère, bien nourris, de blanc vêtus. Ce sont d'anciens combattants, des mutilés de guerre : ils agitent une clochette pour attirer l'attention des pèlerins. Ils n'ont pas grand-chose de commun avec leurs frères des Indes !# 74
Autrefois, on parcourait à pied de très longues distances pour venir en pèlerinage à Koyasan. Aujourd'hui, on prend le train. Il y a même un téléphérique qui monte 300 000 pèlerins par an, de la gare au sommet de la montagne.#75 Si j'en ai vu des groupes de petits vieux et de petites vieilles, trottinant sur leurs ghettas, baluchons sur l'épaule ou à la main, bien rangés derrière leur bannière et leur prêtre. Ils ne perdent pas une explication, tirent les lourdes cordes, claquent des mains, invoquent leurs dieux, se recueillent, égrènent une sorte de chapelet, s'inclinent devant chaque autel, et tout ça consciencieusement, avec un ensemble parfait. Lourdes quoi ! De temps en temps, des groupes de jeunes venaient visiter les temples et le cimetière, mais c'était autre chose. On les entendait de loin chahuter et rire. Pour eux, c'est une sorte de pique-nique : ils apportent jusqu'à des bouteilles de saké. Ça jurait quand même un peu dans le décor.
Un autre souvenir : l'ascension du mont Fuji, célèbre lieu de pèlerinage. C'est aussi la plus haute montagne japonaise. (3 800 m)
On trouve sa photo dans toutes les maisons : il trône, coiffé de chapeau de neige, derrière un premier plan de cerisiers en fleurs.
J'y suis allé avec mes bûcherons. Au pied du Fuji, on vend un bâton pour y marquer les différentes étapes au fer rouge. Huit heures de grimpette, mais pas de la varape ; un peu de la montagne à vaches diraient les montagnards de chez nous ! On s'est arrêté au refuge n° 8 pour y passer la nuit sur le même bas-flanc, et repartir au lever du soleil. Tous entassés dans une baraque sans fenêtre, éclairée par une méchante lampe à carbure, avec les retardataires somnolant autour du poêle.
A 3 heures du matin, une tasse de thé vert, et en route !
Déjà, la foule des pèlerins est en marche : interminable colonne qui s'étire, chemine avec ses petites lanternes. Là, une fille, pâle comme un linge, les yeux clos, se laisse traîner par ses camarades. Plus loin, malgré le froid, tout un groupe dort, exténué. Aux approches du sommet, la foule devient plus dense, l'allure plus lente. Des villages entiers sont là, vêtus de blanc. Haï sho, Haï sho, ce sont des petites vieilles qu'on pousse, qu'on traîne, qu'on hisse Hai sho, Haï sho, un groupe de pèlerins scande sa marche, d'autres prient pour s'encourager. Haï sho, Haï sho, on atteint les premières plaques de neige, on piétine dans la cendre volcanique, on escalade les derniers replis de lave, on arrive sur le bord du cratère. Haï sho. C'est le sommet ! Et d'un seul coup, le soleil émerge, tout rouge, de l'océan de nuages qui s'étale à nos pieds. La foule, recueillie, admire en silence.
Ça valait la montée ! Mais alors qu'on venait de se lancer dans le tour du cratère (le Fouji-Yama est éteint depuis 1707) me voilà pris de frissons puis d'une forte fièvre : c'est une nouvelle crise de "palu". Quelle descente !
Quand on a fini d'égaliser la pente, on est allé abattre des arbres. Une fois sciés, avec le coutelas que tous les bûcherons portent à la ceinture, on les a taillés en pieux, pour faire des clayonnages. Derrière ces barrages de branchages souples, on a façonné de petites plateformes, semé de l'herbe et planté des arbres qui retiendront le terrain. Le plus dur, dans tout ça, c'était d'aller chercher les pierres et les fagots de branches pour les murs de soutènement : on les remontait dans des hottes jusqu'au chantier. Pendant des jours ; de quoi se faire les jambes !
Elles sont très belles les maisons japonaises les plus belles que j'aie jamais habitées. C'est l'idéal pour l'été !#76 En hiver c'est une autre histoire. On gelait dans notre petite chambre !
La bise passait sous les portes vitrées, s'infiltrait entre les minces cloisons de carton. Pour tout chauffage, un pot de faïence, rempli de terre fine et dessus, quelques braises. On le plaçait dans un trou d'environ un mètre carré ménagé au milieu de la pièce, une sorte de table et un gros couvre-pieds couvrant le tout. On glissait nos jambes là-dessous en s'asseyant sur les bords. Avec la chaleur emmagasinée au bain et de lourds kimonos matelassés, on tenait tout juste le coup. Tous les soirs, la goutte au nez, on ne démarrait pas de notre trou, on y jouait aux cartes, on y lisait, on y écrivait (ils regardaient avec admiration ma plume courir sur le papier, enviaient ma vitesse, la forme de mes lettres, et moi je me demandais comment ils pouvaient aligner si vite leurs jolis caractères à la verticale de droite à gauche ! Leurs cahiers, ils les commençaient par la fin. Leurs livres aussi sont imprimés comme ça). Pour dormir, on glissait nos futongs, les matelas, autour du feu, sous le couvre-pieds. C'était risqué : ces maisons de bois et de bambous flambent comme une allumette.
TABLEAU NOIR, CHEMISE ET TREMBLEMENT DE TERRE
L'hiver est arrivé avec sa neige. La terre est gelée. Takuro et ses amis ont décidé de me replier sur Tokyo. Comme convenu, ils étaient prêts à payer mon voyage vers le pays où je désirais aller. J'avais surtout envie de rentrer en France ; mais puisque j'y étais, au lieu de reprendre la route des Indes, autant passer par l'Amérique où il devait sûrement y avoir quelque chose d'utile à faire. Trouver là-bas un répondant compréhensif, obtenir visas et billets, tout cela demandait pas mal de temps. La préfecture de Wakayama possède à Tokyo une sorte de pension de famille à prix modiques, où peuvent descendre les gens de cette région séjournant dans la capitale.
J'y avais une petite pièce de 3 tatamis (3 nattes). J'en étais à me demander quel travail faire pour ne pas rester à la charge de mes amis japonais, quand un missionnaire m'a glissé : "Pourquoi ne donneriez-vous pas des leçons de français ?" Vous me voyez d'ici, moi, professeur de français, avec mon C.E.P., et mon diplôme de terrassier ! Et pourtant, je m'y suis mis : j'ai donné des leçons particulières et des cours dans deux établissements. Debout devant le tableau noir, face à des classes de bacheliers et bachelières de l'Université de Tokyo, à des étudiants plus âgés que moi ! Je ne savais pas comment on enseigne ; et j'ai dû me débrouiller, suppléer aux connaissances par l'enthousiasme.
D'abord leur apprendre à rédiger des lettres en français. On commençait par en faire une ensemble au tableau#77 : ah, il fallait voir mes ruses de Sioux pour louvoyer, éviter les mots dont j'ignorais l'orthographe (et il y en avait).
Et les cours d'analyse de textes ! Je choisissais les plus simples, et surtout pas les poèmes, en filant sur les mots que je ne comprenais pas. Heureusement, il y avait aussi les cours de conversation. Depuis le temps que j'essayais de faire parler les gens, en français ou en anglais, je m'étais fait la main. Patience, sourires, encouragements, j'arrivais même à en faire parler qui étaient muets comme des carpes.
N'allez surtout pas croire que j'étais un mauvais professeur. Évidemment, côté grammaire, c'était faible, très faible, mais, de l'avis de mes élèves, j'étais un maître, dynamique, jeune et Français ! Les filles, elles, étaient déjà de mon côté ! Imaginez qu'un jour, le directeur de notre école de 3 000 élèves est venu assister à un de mes cours. Je me suis lancé à fond. A la fin, M. Matsumoto est venu me féliciter sur l'efficacité et l'originalité de ma méthode !
J'étais soufflé. J'ai failli lui demander : "Laquelle ?" Parce que ma méthode à moi, c'était justement de ne pas en avoir.
Après la leçon, comme j'étais presqu'aussi fauché que mes élèves, on allait casser la croûte dans les petits restaurants ouvriers. Pour 50 yens on y servait des Tchoukasaubas, un plat chinois de nouilles à la farine de riz dans un bouillon épicé où flottent quelques minces tranches d'oeufs durs, de viande, de poissons, et des pousses de bambou. J'essayais de me comporter avec mes "élèves" en camarade, mais ils étaient plus timides, plus maniérés que les jeunes paysans. Avec mon pauvre japonais, j'avais pu atteindre plus facilement les gars de la campagne que ces étudiants qui parlaient pourtant assez couramment le français et l'anglais. Bref, ils étaient très polis, très flatteurs, mais moins ouverts. Il est vrai qu'au début je restais pour eux M. le professeur. Mais à la troisième bouteille de bière, la réserve fondait un peu. Leurs histoires étaient assez nébuleuses et j'avais du mal à les suivre. Côté religion, rares étaient ceux qui croyaient en Dieu. En général ils s'intéressaient surtout à la science, au progrès, à la technique. Idéalistes et extrémistes comme bien des gars de vingt ans, beaucoup étaient passionnés par le marxisme, la révolution russe, l'expérience chinoise. Mais les grands trusts, pour s'adjuger les meilleurs éléments recrutent leur futur personnel directement à l'Université. Comme il n'est pas question d'embaucher des rouges, s'ils ne veulent pas rester chômeurs (un million de nouveaux emplois sont à trouver chaque année pour répondre à l'accroissement de la population) s'ils veulent plus tard gagner leur croûte - les bonnes places sont rares - ils doivent taire leurs opinions politiques. Peut-on les blâmer ?
Vous vous souvenez de l'histoire de la chemise. En route vers Tokyo et passant par Osaka, j'avais eu l'idée de passer à l'Asahi, le plus grand quotidien japonais (il tire à 5 millions). J'y connaissais plusieurs journalistes venus me voir dans la montagne. Après leur avoir proposé d'écrire un article sur mon séjour dans les villages, j'avais conclu en plaisantant : "Ça me permettra de racheter une chemise !" C'est qu'ils ne l'ont pas trouvée drôle l'histoire du petit gendarme. Ils étaient désolés. Pour l'article, il n'y avait pas de place pour l'instant, mais j'ai dû me laisser inviter à déjeuner. Et puis voilà qu'ils m'entraînent dans un grand magasin : tour de col, "Tenez, prenez cette chemise, prenez celle qui vous plaît , et cette cravate " Ils voulaient même me payer un taxi ! Ce n'était pas fini. A Kobé, un commerçant français me passe un complet. En me voyant rentrer, beau comme un astre, les amis japonais chez qui je logeais ont crié au miracle. J'essaie d'expliquer : la chemise Ils sont revenus avec des chaussettes et un pull-over. Pour finir, je suis arrivé à Tokyo habillé d'au moins sept sources différentes ! J'avais l'air d'un bourgeois et j'en avais plutôt honte.
Quelques centaines de yens en poche, je marchais, sourd aux chauffeurs de taxis qui flairaient le gros client. Mais le plus beau, c'est que ces braves Japonais me détaillaient de la tête aux pieds en apprenant que j'étais Français. Et mes élèves eux aussi, palpaient le tissu, regardaient la coupe, cherchaient à reconnaître le dernier chic de Paris ! Peut-être me prenaient-ils pour un original lançant une mode spéciale. Moi, je n'avais pas besoin de beaucoup de goût pour sentir que le somptueux pardessus noir n'allait pas très bien avec les chaussettes bariolées, la cravate verte, le pull rouge et le complet gris un peu clair pour un mois de décembre. Mais on ne regarde pas les dents d'un cheval donné. Au moins, je n'avais pas froid !
Je la retrouvais avec plaisir, ma petite chambre. Après tant d'années de dortoirs et de camp, toujours en groupe, la solitude devenait une détente. J'y restais des heures, jambes croisées, à préparer mes cours ou à essayer de pondre un texte pour quelques causeries en français sur la jeunesse rurale japonaise que m'avaient demandées les services de Radio-Tokyo. Il faisait froid, et comme mon pot à braise faisait surtout de la fumée, je travaillais avec toute ma garde-robe sur le dos, gants compris ! Quand mes doigts trop gourds ne pouvaient plus écrire, j'allais me réfugier dans un petit bistro, près de la gare de Gotanda, à deux pas, où la tasse de café est à 40 yens au lieu de 50 ailleurs. Ils étaient gentils et me laissaient travailler au chaud le temps que je voulais.
Un matin, alors que je m'apprêtais à y aller, voilà soudain que les vitres tremblent. Un train peut-être ? Et puis ma pile de livres qui s'écroule, moi qui titube, les nattes qui oscillent, les arbres qui dansent : un tremblement de terre !
En un clin d'oeil, j'étais dans la rue, en chaussettes, dans la boue, au milieu des voisines et de leurs gosses. Une belle frousse. Et il y en a eu d'autres : au moins un par semaine, souvent pendant la nuit. Ça durait une fraction de minute. Il m'aurait fallu du temps pour m'y habituer !
TOKYO JOUR ET NUIT
Tokyo ! 7 000 000 d'habitants. Une ville énorme, monstrueusement étendue. Il faut y être aux heures de pointe, dans ces rames de métro, bourrées à craquer. Quand on n'arrive plus à fermer les portes, les employés s'y mettent ! Dignes, déférents, ils poussent, tassent, vous enfournent les voyageurs à coups d'épaule. Un signal de lanterne ! Et en route !
Il faut voir le matin la foule dense que déversent les stations : Shibuya - Tokyo-Central - Shinjuku. Un flot continu, des milliers et dizaines de milliers de travailleurs, casse-croûte à la main, courant à leur travail. D'abord les ouvriers, puis les employés, enfin les chefs de service, mêlés aux femmes qui vont faire leurs commissions. Ça donne l'impression d'une ruche bourdonnante, en pleine activité.
Mais une fois sortis des grands quartiers ultra-modernes du centre de la ville, qu'est-ce qu'on trouve ? Un village, un immense village, interminable, avec ses quartiers, ses petites rues, ses maisonnettes en bois avec leur bout de jardinet. Un peu d'activité autour des gares de banlieue : quelques magasins, le marché. Mais dans les petites rues tranquilles, derrière la gare de Gotanda, où j'habite, par exemple, les voitures sont rares et les gosses règnent. Les ménagères, un torchon sur la tête, en kimono et tablier blanc, balaient, époussettent, font glisser à grand bruit portes et fenêtres, s'arrêtent une seconde pour saluer une voisine, étendent le linge sur des bambous.
Et puis, les colporteurs, avec leur camelote entassée dans des boîtes en bois blanc, sur le porte-bagage de leur bicyclette : fromages de soja, nouilles, condiments. D'autres, plus modernes, bien achalandés sur leur camionnette, offrent fruits et légumes. On les entend arriver de loin, s'annonçant à son de trompe, de sifflet, ou en criant. Chaque matin, le boueux vide les poubelles dans sa charrette à bras. Le vidangeur s'affaire à droite et à gauche, armé d'une grande louche, il vide les cuves dans des baquets qu'il emporte deux à deux avec un bambou vers sa charrette. C'est un bon commerce vu la demande d'engrais, mais ça parfume le quartier.
Leur gosse attaché sur le dos, bien enveloppé dans un kimono supplémentaire, les ménagères, sac à provisions à la main, font leurs courses. Il y a de l'atmosphère dans ces marchés japonais, l'odeur des radis fermentés, les marchandises étranges, le gazouillis des femmes. L'après-midi, le quartier est plus calme : mes voisines donnent le sein à leurs bébés, qu'elles bercent en se dandinant d'un pied sur l'autre, leur susurrant de douces chansons. Et on papote, pendant des heures : les gosses, les voisins, le coût de la vie les projets.
Mais c'est le soir qu'il faut parcourir Tokyo, à l'heure où les énormes lanternes chinoises s'allument, avec leurs gros caractères peints signalant cafés, bars, restaurants et maisons closes. Une foule bruyante et gaie emplit les rues, saké et bière coulent à flots, une nouvelle nuit commence dans les quartiers où l'on s'amuse, les Pigalle et Montmartre japonais : Asakusa, Shinjuku, Shimbashi, Shibuya.
Il y a d'abord les coins américanisés, Ginza, Shimbashi, Yurakucho. Nous, les fauchés, inutile d'y mettre les pieds :
On vous y fait payer le tarif pour G. I. et touristes U. S. Les prostituées y sont deux fois plus chères qu'ailleurs, elles s'intéressent peu à leurs compatriotes japonais. Mais le plus grand centre de la prostitution japonaise, le plus grand du monde peut-être, c'est le Yoshiwara, près d'Asakusa. Il fonctionne là depuis plusieurs siècles. Tout un immense quartier, maison après maison, rue après rue, éclairage au néon ; façades pimpantes, tape à l'oeil. Alignée le long du trottoir, la grande armée des filles, sur le pied de guerre, guette ses proies, joue le grand numéro de la séduction. Pauvres filles ; beaucoup ne portent pas leur profession sur la figure : dignes décentes et douces, rencontrées ailleurs, on leur donnerait le bon Dieu sans confession.
Il y a concurrence mais non chômage. Certains établissements embauchent même du renfort. En général, les filles viennent de la campagne. Autrefois, leurs pères les louaient ou vendaient au plus offrant. Par piété filiale, elles se sacrifiaient. Certaines, le contrat honoré, s'en retournaient au village et trouvaient un mari.
Shinjuku, autre quartier du même genre, mais en plus petit. Le client rôde, guettant et guetté. Il s'approche de la belle de son choix, qui l'encourage doucement, le prend par le bras Entraîné dans l'entrée, déchaussé, il est poussé dans un petit escalier, non jusqu'au septième ciel, mais au premier étage. Une porte glisse : la chambre de Mme Kiokosan, vingt ans, sept clients par nuit, fait le métier depuis deux ans. Mais ça devient difficile, ce n'est plus le temps de l'après-guerre. Tranquillement, professionnellement, Kiokosan se déshabille, laisse tomber les unes après les autres les pièces de son kimono, engage le client à l'imiter et reste en chemise. Rhabillée en un clin d'oeil, elle laisse à peine au client le temps de se reboutonner. Avec courbettes et sourires, elle le pousse dans l'escalier. Saïonara - Au. revoir !
Il lace ses souliers dans la rue tandis qu'elle reprend sa faction, invites, sourires, jusqu'à ce qu'un autre pigeon se prenne dans ses filets. C'est samedi soir et début du mois, les affaires marchent, du vrai travail à la chaîne. Après viendront les nuits creuses, à grelotter dehors, à sourire aux courants d'air.
A côté des régulières, à la santé surveillée, il y a les irrégulières, établies à leur compte, racolant à la sauvette dans les coins mal éclairés de la ville. C'est meilleur marché, mais gare aux suites !
A Kyoto, on exhibe les filles assises derrière des comptoirs, outrageusement maquillées, presque comme des clowns, sous un éclairage cru au néon.
Les prostituées n'aiment guère les Européens. Elles ont connu trop de marins saouls et brutaux, prêts à tout casser, cherchant la bagarre, ignorant les usages et les bonnes manières.
Shibuya, son dédale de ruelles, ses rues entières bordées de bistros et de bars : il en sort tout un concert de cris, de chansons, de conversations animées, de musique jouée sur le Samisen, un genre de guitare, des nuages de fumée, le rire des serveuses. Dans chaque bistro, chaque bar, de jolies filles sont là, avenantes et désirables. Elles font le service, mais s'assoient aussi avec le client, lui tiennent compagnie, participent à la conversation, prêtent une oreille complaisante aux confidences interminables, s'apitoyant aux passages tristes, riant grassement aux plaisanteries, bonnes ou mauvaises, sans jamais oublier de remplir les verres tout en ne buvant que très peu. Elles n'hésitent pas à aller chercher le client dans la rue, et s'il est éméché, elles l'emmènent de force, s'y mettant au besoin à trois ou quatre, deux tirant, deux poussant, et ne le rejetant à la rue qu'ivre-mort ou fauché.
Et il y a aussi Asakusa, le grand parc d'attractions, autour du temple Kanon, comparable à nos foires, nos Luna-Park.
C'est le rendez-vous du bon populo. Des rangées de cinémas avec leurs aboyeurs qui font le boniment. Des rangées de petites boutiques où on vend de tout, vraie foire aux puces.
Des files de petits bistros où on mange en plein air, à des prix défiant toute concurrence. Et ses attractions, et ses strip-tease, avec leurs affiches suggestives, alléchantes. Il en coûte 90 yens pour aller voir se déshabiller les Japonaises.
La salle est petite, bourrée de spectateurs, beaucoup debout, tous du sexe fort, sauf deux ou trois femmes venues là on se demande pourquoi. Jeunes et vieux en proportion à peu près égale. La séance s'ouvre sur une musique de foire. Les femmes entrent, pas trop moches. Jeux de lumière et pauvres danses, prétexte à déshabillage. Pièces après pièces, les kimonos s'entrouvent, tombent avec un accompagnement d'attitudes, de regards, de poses suggestives, de mines de chattes en chaleur. Peu de rires et d'applaudissements.
Quelques sourires. Une atmosphère tendue. Un bon apéritif pour les maisons closes du voisinage. Ce genre de spectacle est permanent. On y peut passer toute la soirée.#78
Il n'est pas très recommandé pour une femme seule de traîner dans les rues de ces quartiers après 10 heures. Les alentours des gares sont encombrés d'ivrognes qui affichent leur ivresse au lieu de la dissimuler. Ils passent le contrôle sans payer, dégringolent les escaliers, trébuchent le long des couloirs, vomissent dans les coins, titubent sur les quais s'accrochent aux piliers, s'effondrent sur les bancs. Une fois engouffrés dans le train, ils s'allongent sur la banquette et s'endorment, indifférents à la direction où on les emporte.
Et personne ne s'en occupe. Personne n'y trouve à redire ne se mêle de leurs affaires. Pareils à tous les poivrots du monde, intrépides, ils vont, frôlant mille dangers avec une béate inconscience, protégés, semble-t-il, par une Providence aux voies impénétrables
L'EMPIRE DES BOîTES A SOUS
Patchinko ! Le bruit de milliers, de centaines de milliers de billes d'acier qui roulent Patchinko Une des industries les plus florissantes du Japon. Patchinko ! Le grand dada des japonais. Patchinko ! Mais, qu'est-ce que c'est ce Patchinko ?
Oh rien d'extraordinaire, un truc de gosses, tout simple un de ces appareils à sous où on lance des billes d'acier avec une tirette à ressort. Malgré toute une série d'obstacles, si la bille arrive à tomber dans un des trous, vous gagnez 5, 10 ou 20 autres billes. Sinon, il ne vous reste qu'à payer 2 yens pour disposer d'une deuxième bille. Et vous payez souvent.
Comme dans toutes les boîtes à sous et les roulettes, vous vous entêtez, vous achetez 100 yens de billes pour vous refaire, et vous vous retrouverez avec le porte-monnaie vide, ou avec quelques billes que vous pourrez échanger contre un paquet de cigarettes. Mais c'est le propriétaire des boîtes qui s'engraisse. Il fait de l'or en barre. Pas un jour sans que ne s'ouvre une nouvelle maison de Patchinko, plus moderne, plus grande que les autres, signalée à votre attention par d'énormes couronnes de fleurs artificielles et d'engageantes banderoles. On vient même d'ouvrir à Tokyo le palais du patchinko, immense, trois étages, des centaines d'appareils, et les clients qui font la queue. De huit heures du matin à minuit, les maisons déversent sur le quartier la musique japonaise la plus entraînante, Des hommes-sandwiches déguisés font les clowns devant la porte pour attirer les badauds vers cette autre musique fascinante, celle des milliers de petites billes d'acier.
Il y a sans doute autant de Patchinko au Japon que de cafés en France. Comme on va s'en jeter un derrière la cravate après le boulot, ils vont jeter des billes dans les trous. Et ce ne sont pas des gosses qui jouent, mais de dignes citoyens, des femmes revenant du marché. J'ai même vu à Koyasan deux bonzes penchés sur les billes magiques. C'est aussi le rendez-vous des durs du quartier : ils essayent de racheter à bas prix les cigarettes gagnées par les joueurs qui ne fument pas.
J'aime bien danser, mais pas question d'aller dans les cabarets et les boîtes où on loue les taxi-girls avec un jeton à l'heure ou à la danse, et obligé encore de leur payer à boire par-dessus le marché.
Les danses occidentales, encore réprouvées par les vieux ne trouvent d'adeptes que chez un petit nombre de jeunes. J'ai quand même trouvé ce que je cherchais, un petit bal sans professionnelles. C'est près d'Oshanomizou, on y dansait deux fois par mois. La clientèle : étudiants et employés, bien astiqués, habillés à l'européenne. Un orchestre d'étudiants y joue des airs américains, quelques rumbas et sambas, peu de tangos et pas de valses. Les gars sont plus nombreux que les filles, mais bon nombre font tapisserie. Je me suis risqué à inviter une fille, en me demandant s'ils n'auraient pas quelque réaction hostile en voyant un étranger marcher sur leurs plates-bandes. Mais non, ça a bien marché. Dès notre entrée en piste, j'ai senti que les regards se rivaient sur moi, ou plutôt, sur mes pieds. Une fois de plus, le bruit avait couru que j'étais Français : ils essayaient d'analyser ma méthode !
Moi qui ai appris à danser à la va-comme-je-te-pousse, dans une douzaine de pays différents ! Pourtant, c'est encore mon costume qui les impressionnait le plus : le pull rouge, la cravate verte, le chic parisien !
Ils dansent en souplesse, sans le rythme des noirs ni la grâce des Espagnols, avec réserve et application. Beaucoup ont appris à danser en suivant des cours. Graves, tendus, on les devine en train de compter mentalement : 1, 2, 3, 4, - 1, 2, 3, 4, oubliant parfois de suivre la musique, surtout quand ils se lancent dans des pas compliqués, sans se soucier de leur pauvre petite cavalière, rougissante et embarrassée, qui perd les pédales.
Dans les nombreux salons de thé : lumière tamisée, douce pénombre, atmosphère intime, décor rustique, sièges confortables prévus pour deux, les jeunes couples du Japon moderne se retrouvent. Musique classique européenne, chansons françaises ; bavardages entrecoupés de longs silences, pas d'embrassades en public, horreur ! On ne dit pas : je t'aime, on dit : la lune est magnifique.
Ce qui m'a émerveillé encore au Japon, ce sont les jeunes filles. J'ai été surpris de la place qu'elles occupent dans le pays. Impossible de les ignorer : elles étaient partout : vendeuses, employées, ouvrières, secrétaires, une armée de visages gracieux, une vague de souhaits, de sourires et de politesse qui vous accueille et vous accompagne. Vous baignez dans une atmosphère de douceur et de gentillesse. De vieilles Européennes grincheuses vous diront peut-être, du haut de leurs charmes ignorés, que ce sont des sourires de façade.
Façade ou pas, j'aime les gens aimables, et j'ai eu quelque mal à me réadapter au visage renfrogné de certains employés et commerçants de chez nous.
J'avais connu d'abord les fortes filles de la campagne japonaise, saines, joyeuses, mais un peu lourdes, sagement moulées dans leur pantalon ou leur jupe bleu-marine, les seins libres derrière un corsage blanc. Celles de Tokyo m'ont ravi : coquettes, élégantes et bien roulées, juchées sur leurs talons hauts, féminines jusqu'au bout des ongles, on les prendrait pour des Européennes. Un profil plat, à petit nez, mais rayonnant de tendresse et de beauté intérieure. Manifestement, elles veulent plaire, se fardent pour paraître plus blanches, peignent leurs lèvres, épilent leurs sourcils au rasoir et les soulignent au crayon. Seulement contrairement aux Européens, galants et toujours prêts à conter fleurette, les Japonais ne prodiguent pas à leurs femmes les mêmes attentions. Le mariage est en effet arrangé par les parents et le jeune homme, n'ayant pas grand-chose à espérer d'une fille bien, se soucie peu d'être galant. S'il a d'autres désirs, il n'a qu'à aller faire un tour au Yoshiwara.
C'est drôle, les Japonais ne sont pas attirés par le même genre de femmes que nous. Des fois, avec mes "élèves", on faisait un classement des filles de la classe par ordre de préférence. Eh bien, ce n'étaient pas les plus jolies, les plus intelligentes et dégourdies, qui venaient en premier, non, c'étaient les plus typiquement japonaises, celles qui s'effaçaient devant eux, n'avaient qu'une beauté discrète, gardaient le silence dans les discussions. J'ai souvent parlé aussi avec des jeunes Japonaises envoyées finir leurs études en Amérique. Elles y avaient connu la plus entière liberté. Leur retour était presque un drame. Elles n'arrivaient plus à se plier à la vie étroite de jadis. Leur indépendance trouvait difficilement à s'insérer de nouveau dans la société. Leurs capacités, leur personnalité étaient méconnues : elles se heurtaient à un mur. Ajoutez-y qu'elles ne veulent plus se marier avec des Japonais ordinaires, les trouvant trop conservateurs ; mais, malheureusement, même les étudiants qui reviennent de l'étranger préfèrent prendre femme parmi celles de la vieille école, soumises et attentives à leurs moindres désirs.
Évidemment, pour un touriste pressé, les Japonais peuvent sembler dénués de caractère et même passer pour hypocrites. La vérité est autre. Le code social ne les empêche pas d'avoir une personnalité, il les retient uniquement de la dévoiler, d'en disposer à leur gré.
Takuro avait essayé de m'expliquer ce conformisme. Dès notre plus jeune âge, on nous habitue à contrôler toutes nos impulsions, nos actes, nos sentiments. Selon notre milieu, notre position sociale, la société nous moule dans un code d'attitudes, de manières, de formules toutes faites quels que soient notre personnalité, notre caractère, nous devons nous conformer à cette étiquette. Notre morale est basée sur l'opinion publique, sur la honte, et non comme chez vous, sur le sens du péché. Prends ce jeune Japonais. S'il reste ici, tout va très bien ; mais si tu le transportes à l'étranger, il est perdu, il n'est pas habitué à agir de lui-même. Mais il y a des jours où ce contrôle permanent nous étouffe, où cette pression devient trop forte : on sent le besoin d'ouvrir une soupape, de lâcher du lest : alors, on boit. Quand on a bu, on n'est plus soumis au code, on est libre de dire, de faire ce qui nous plaît, d'être "naturels". Après, ça va mieux. Jusqu'à la prochaine fois Je leur ai souvent demandé pourquoi ils s'étaient conduits avec tant de barbarie pendant la guerre, eux si polis et raffinés dans leur pays, si tendres même par certains côtés. A part les "atrocités" des Occidentaux qu'ils pouvaient m'objecter, j'ai recueilli, en gros, deux types de réponses. Pour les uns, tout a commencé avec la disparition des Samouraïs, ces nobles chevaliers sans peur et sans reproche, dont le métier consistait à faire la guerre, à protéger les faibles et les opprimés. Ils menaient une vie austère et rude. Mais le Japon imitant les pays européens, avait institué le service militaire obligatoire. Ça exigeait beaucoup d'officiers, et on les avait formés avec des recrues qui savaient juste ce qu'il fallait pour exécuter les ordres. Ignorant le monde extérieur, ils n'étaient que de bonnes machines à obéir et à tuer.
Pour d'autres, les bonzes en particulier, la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles, survenue après la restauration de Meïji, en 1868, avait enlevé une des principales barrières contre les instincts sanguinaires.
Il faut dire aussi que les officiers étaient très durs avec leurs hommes et avaient tous les droits sur eux : le moindre manquement à la discipline devenait un manque de respect envers l'empereur, un crime de lèse-majesté. Peut-être que les soldats, maltraités par leurs officiers, se vengeaient sur plus petits qu'eux, sur les civils des pays occupés. Peut-être aussi que les campagnes loin de leur pays, du cadre étroit de la vie japonaise, avait constitué pour eux une autre soupape que celle de l'alcool, une possibilité d'échapper au "code".
Mais les femmes, elles, sans possibilités d'évasion, soumises à une pression sociale encore plus forte que celle des hommes, comment pouvaient-elles conserver ce sourire angélique ?
SOLEIL LEVANT OU SOLEIL COUCHANT ?
Rendons à César ce qui appartient à César. Les Américains étaient sûrement de bonne foi en voulant rebâtir le Japon.
Qu'ils se soient attelés à cette tâche avec un zèle parfois malheureux, c'est un fait : mais il ne faut pas oublier qu'après avoir écrasé le Japon, sans haine pour leurs ex-ennemis, ils ont englouti des millions de dollars pour remettre le pays sur pied. Certains Japonais vous objecteront que les Américains ne sont pas des philanthropes et qu'ils ont simplement voulu éviter que le Japon ne tombe aux mains des communistes.
C'est vrai aussi. Ils vous diront en outre que leurs vainqueurs, persuadés que la société japonaise avait fait faillite, convaincus que leur mode de vie et leur type de démocratie étaient les meilleurs (puisqu'ils avaient gagné la guerre !) n'avaient rien trouvé de mieux que les imposer au Japon.
En fait, quand les Américains ont rendu le gouvernement aux Japonais, il y a eu un très net retour vers la culture traditionnelle, pour arriver aujourd'hui à une sorte d'équilibre. Les Japonais de plus de quarante ans, figés dans la mentalité du passé, n'ont guère été touchés par l'occupation, mais les jeunes, désemparés par la défaite, ont été fortement influencés. Un profond fossé les sépare des anciennes générations. Comme partout, les vieux proclament : "Où va le Japon avec cette jeunesse décadente, perdue, amorale ? Ils ne s'intéressent plus à ce qui est japonais, ils ne croient plus à rien, ne respectent plus leurs aînés. Ah ! de notre temps ". Je n'y étais pas, de leur temps, mais je constate que ce sont tout de même les vieux qui se sont laissés embarquer dans la guerre, qui ont laissé les jeunes dans un beau pétrin. Et je trouve que les jeunes Japonais s'en sont bien tirés. Ils ont leurs qualités et leurs défauts, comme les autres, mais soutiennent très bien la comparaison avec la jeunesse de n'importe quel autre pays asiatique ou occidental. Sous un vernis européen, assez décevant au premier abord, ils ont conservé les vertus qui ont fait la force du Japon : l'ardeur au travail, la soif d'apprendre, la discipline, la courtoisie ; des vertus qui en quatre-vingts ans, ont permis au Japon féodal, seul exemple parmi les pays asiatiques, de s'aligner à égalité avec les puissances de l'Occident, tout en préservant sa culture.
Bien sûr, j'ai connu des missionnaires qui voyaient les choses autrement : pour eux, les Japonais n'avaient fait que singer l'Occident, en négligeant le principal, la clé de voûte, la religion chrétienne.
Le gouvernement actuel n'a pas la sympathie des jeunes : ils le trouvent trop conservateur, trop pro-américain sur le plan international. Dans l'ensemble, ils sont opposés au réarmement et ne comprennent pas pourquoi les Américains après s'être acharnés à détruire le militarisme japonais cherchent à le recréer par tous les moyens. Pourquoi on leur reparle de guerre quand ils ont trop bien compris que la guerre ne payait pas.
L'expérience socialiste de la Chine les passionne. La Chine avec ses énormes ressources de matières premières qu'ils ont tenté de s'approprier (tout comme les autres), la Chine immense débouché pour les produits japonais. Mais les Américains, opposés au commerce avec la Chine communiste, préfèrent renflouer à coups de dollars le déficit du budget japonais.
Mais pour nourrir ses 88 millions d'habitants qui s'accroissent au rythme d'un million par an, le Japon ne peut vivre enfermé sur ses îles exiguës, adossé à ses volcans, face à la mer. Industrialisé à l'extrême, il a besoin de matières premières et d'un libre accès aux marchés. Malgré certains aspects "pacotille", dus à la nécessité de produire à bon marché, les techniciens et l'industrie japonaise sont de loin les meilleurs d'Asie, et parmi les meilleurs du monde.
Aujourd'hui, le Japon est un pays pacifique n'ayant que le désir de vivre en bonne harmonie avec les autres nations.
Mais, si les grands pays occidentaux, qui redoutent sa concurrence, élèvent autour de lui des barrières commerciales qui l'étouffent, il pourrait bien un jour, pour survivre, revenir. à la politique de force et d'expansion militaire.
Les Japonais sont trop polis pour exprimer ouvertement ce qui leur déplaît, mais c'est évident qu'ils n'aiment pas beaucoup les Américains. Mis à part les questions internationales, et les frictions de l'occupation, ils leur reprochent, sur le plan personnel, d'être le contraire d'eux-mêmes : leur visage est un livre ouvert ; ils crient, gesticulent, ne savent pas contrôler leurs sentiments. Les enfants ne respectent pas leurs parents, les femmes leurs maris. Ils sont dépourvus de manières et de dignité. Ils parlent sans réfléchir, ils sont tendus et courent tout le temps sans trop savoir où ils vont au lieu de vivre simplement, en harmonie avec la nature, ils ne parlent que de la conquérir tandis que leur confort les en éloigne, et ils ne pensent qu'à l'argent.
Quant aux Américains, ils reprochaient aux Japonais de manquer de franchise et d'être trop polis ; en plus, affligés de femmes trop masculines, ils ont fait une réelle découverte en débarquant au Japon ; ils ont trouvé des femmes auprès desquelles ils redevenaient des mâles. Sans trop regarder de près, ils se sont souvent mariés avec des Japonaises. Et il fallait voir les Américaines au Japon, délaissées par leurs compatriotes, vexées de se voir préférer ces petits bouts de femmes jaunes !
FRANCE ADORÉE
Déçus par la culture américaine, les Japonais se sont tournés vers la France. "Les Français sont nos frères", combien de fois ai-je entendu cette affirmation ! Tout ce qui vient de chez nous les emballe et ils se découvrent avec notre culture de profondes et multiples affinités. Un million de Japonais "moyens" ont fait la queue pendant des heures pour visiter la dernière exposition d'art français envoyée au Japon. On se bouscule pour aller voir les films français debout dans des salles archicombles. Nos livres sont traduits par centaines et souvent lus dans le texte original. Ils sont des milliers à apprendre le français, uniquement en vue de se cultiver, car c'est l'anglais qui sert de langue commerciale.# 79
Si aux Indes la plupart des gens ignoraient ce qu'était la France, au Japon, ils le savaient ! Ils m'écoutaient pendant des heures, suspendus à mes lèvres, avides d'apprendre. Ils connaissaient très bien nos auteurs classiques et me demandaient mon avis, des explications. Mettez-vous à ma place !
De l'école primaire, je n'avais guère retenu que des noms appris par coeur : "La Corneille, perchée sur la Racine de Bruyère, Boileau de la Fontaine Molière." Et que répondre sur l'existentialisme, sur M. Jean-Paul Sartre ? Je m'arrangeais pour ramener la conversation sur des terres moins "cultivées".
Pour eux, j'étais un petit ambassadeur : ils me mettaient sur le dos le passé, l'histoire, la musique, la peinture, l'architecture, la civilisation française. Moi, je veux bien, mais je n'y étais absolument pour rien dans tout ça. Ce n'est pas moi qui l'avais faite la culture française ! Les jeunes étudiants en connaissaient beaucoup plus long que moi sur cette fameuse culture française. Pour eux, la France, Paris, c'était le centre de la pensée humaine. Ils rêvaient d'y vivre, dans une mansarde, de connaître Paris, ses théâtres, ses concerts. Ils me disaient ça avec une telle foi que je n'osais pas les détromper.
A mon humble avis, je pense qu'on ne devrait pas laisser passer cette chance. Le temps des conquêtes militaires est périmé. Tournons-nous vers des domaines où nous avons quelque chose à offrir, partageons-le. Ce n'est pas tellement des agrégés de ceci ou de cela, tous braves gens mais planant un peu trop au-dessus du commun des mortels, qu'il faudrait envoyer là-bas : mais de jeunes instituteurs dynamiques, pour enseigner notre langue et vivre au milieu des gens. Ça ferait du bien à tout le monde.
Aux Indes, au Japon, en Amérique, être étranger c'est une position, un titre. J'étais toujours considéré comme un être ayant droit à des égards, en dehors de toute hiérarchie sociale. Mais il y a un endroit où je l'ai retrouvée cette barrière des classes, un seul : quand j'allais fouler les beaux tapis des consulats français. Ils me faisaient vite comprendre qu'ils n'avaient pas de temps à perdre avec moi. Pour eux, je n'étais qu'un petit ouvrier insignifiant, sans compte en banque, ni voiture, ni domestiques.
Oh, je dis ça sans rancoeur et je ne veux pas trop généraliser.
Parce que j'en ai trouvé un ou deux qui se comportaient autrement. Mais dans l'ensemble ! Des fonctionnaires polis, accueillants comme des portes de prison. Ils sont souvent blasés, enfermés dans leur petit cercle, se bouffant le nez les uns les autres, sans autres contacts avec le pays qu'à travers quelques autochtones acceptés dans la mesure où ils sont entièrement francisés. C'est dommage, et sans vouloir choquer personne, ce n'est pas très flatteur pour nous.
Heureusement, en dehors des cercles officiels, il. y a des Français plus ou moins isolés, établis dans le pays et partageant sa vie. Ils m'ont toujours offert une chaude hospitalité et on passait des heures à discuter sur les moeurs, les problèmes humains des "indigènes".
SAÏONARA !
Un de mes élèves était un as, du judo, ceinture noire s'il vous plaît. Il m'a emmené au Kodokan, le club de judo de Tokyo : 2 ou 300 mordus en kimono, accouplés, pieds nus sur un épais tapis genre mousse, qui s'attrapent, se dandinent, voltigent et retombent en souplesse. Les plus petits n'étaient pas les moins coriaces, au contraire. Après quelques explications sur les coups à employer et la manière de bien tomber, ils ont voulu à tout prix que je descende dans l'arène. J'ai eu mon compte en moins de deux : Un looping et j'ai atterri sur les reins, quelque chose de bien sonné. Du coup, je suis retourné prudemment sur la touche. Mais des gars venaient, s'inclinaient gravement devant moi, attendant que je les suive sur le tapis. J'avais beau leur expliquer que j'étais un amateur, un simple spectateur, que le kimono, la ceinture, ils appartenaient au copain ils ne comprenaient pas cette grave impolitesse de refuser un combat. Je suis allé me changer en vitesse. Et j'ai eu mal aux reins pendant trois jours !
Le ski, c'était une autre paire de manches. Je ne savais pas qu'on en faisait au Japon. On y est parti un vendredi soir, de la gare de Tokyo-Uéno. Une foule d'amateurs aux équipements de fortune, pantalons ordinaires rentrés dans les chaussettes, blousons plus ou moins imperméables. Il y avait même des gars très dignes, en veston, cravate et chapeau mou ! Et un chahut plein d'allégresse tout au long des sept heures de voyage, assis dans le couloir du wagon, jusqu'à la station de Shigakogen.
On a passé la nuit, pour 500 yens, dans un refuge, plein à craquer. Et sitôt levés, en piste ! Beaucoup de débutants : les scènes habituelles. La dignité japonaise en prend un coup. Les filles crispées dans des postures comiques, crient dès qu'elles prennent de la vitesse : leur derrière sert de frein.
Les inconscients dévalent la pente en ligne droite, incapables de s'arrêter ou de tourner, jouant aux quilles avec les malheureux skieurs se trouvant sur leur trajectoire. Mais ici, on se relève avec le sourire, on se fait des excuses ! Les meilleurs skieurs sont les gars des "patrouilles" qui sillonnent les pistes pour secourir les malchanceux. C'est dommage qu'il n'y ait pas de moniteurs. Chacun s'entraîne seul, recevant quelques conseils contradictoires à droite et à gauche.
Souples et nerveux, habitués à une vie simple et rude, ils pourraient devenir d'excellents skieurs, surtout en slalom.
Enfin il y avait tout juste un an le champion français Oreiller était venu : son style, sa souplesse, sa méthode, avaient enthousiasmé les Japonais. Les yeux brillants d'admiration, ils ne me parlaient plus que de la "méthode française" d'appel, de flexion, de rotation.
J'avais connu en France un ami américain qui s'occupait d'une association dite "Portes ouvertes" (0pen doors). Il collectait des adresses de familles et d'institutions prêtes à offrir gîte et couvert pour deux jours à un jeune étranger de passage. Ils avaient déjà établi de ces listes un peu partout dans le monde, et ils m'ont envoyé celle des 2000 familles américaines disposées à m'héberger pour me permettre de mieux connaître leur pays. De mon côté, j'aurais pu leur raconter ce qui se passait ailleurs, ce qu'on pensait d'eux dans le monde. Deux mille familles ! A deux nuits chacune, j'en avais pour dix ans d'hospitalité !# 80
Mais on n'entre pas comme ça dans le paradis de la liberté !
Il faut montrer patte blanche, absolument blanche, sinon, pas de visa. Rideau de fer chez les uns, rideau de bambou chez les autres Là, c'était le rideau de paperasses. Il a fallu que je leur indique en détail, avec dates précises, tous les endroits où j'avais vécu, les différents pays que j'avais visités, les boîtes ou chantiers où j'avais travaillé, ce que j'y faisais, les mouvements ou groupements dont j'avais été membre, en tout, 28 questions. Avec ça, le F. B. I. pouvait tout connaître sur moi, quelles avaient été mes fréquentations, mes activités, mes goûts, et, surtout, si je n'avais pas eu quelques relations avec ces démons de communistes. Entre nous, s'ils ont envoyé des enquêteurs partout où je suis passé, ça a dû leur coûter cher ! Ces gens là ne voyagent pas en auto-stop.
J'avais presque abandonné tout espoir quand l'ambassade américaine m'avise par téléphone qu'on m'accordait le visa. Je fonce au consulat U. S mais doucement mon gars. Le consul sort un gros bouquin noir de son tiroir. Une bible ! Il me fait tendre la main dessus et me demande de jurer que je n'ai jamais été communiste. Drôles de moeurs. Moi, pour le principe, je n'ai pas voulu jurer, et à sa formule toute faite, j'ai bredouillé quelque chose d'incompréhensible. Il n'a pas insisté.
Maintenant, il fallait trouver l'argent du voyage. Tsumurasan et ses amis voulaient absolument tenir leur engagement. Mais ils n'avaient pas le sou. Alors, ils ont lancé une collecte publique, combien d'anneaux verts à 100 yen n'ont-ils pas dû vendre et ce sont surtout des petites gens qui les ont achetés. Et ils ont même tenu à me payer mon passage en avion !
Comme un ministre, ils m'ont accompagné à l'aérodrome de Tokyo. "Tu emportes un message, me répétait, ému, Takuro Tsumurasan, le message de paix du peuple japonais." Et tous, dans de longues tirades, me recommandaient une dernière fois de faire connaître le Japon tel que je l'avais vu.# 81
"Saïonara Georgisan." "Saïonara et encore merci mille fois à tous " Moteurs. Ciment de la piste qui défile. Minuscules maisons de bois et de papier, comme une houle piquée de poteaux télégraphiques et de fumées tranquilles. Et on a filé droit devant, vers le Pacifique, vers Hawaï.
fin de la quatrième partie, suivent Etats Unis
Notes de bas de pages
58 - Je parlais en anglais, l'interprète traduisait ce qu'il avait plus ou moins bien compris. Les journalistes tournaient ça dans leur tête et jetaient sur leurs carnets un article pour satisfaire leurs lecteurs. Voyez d'ici la salade !
59 - Serré à la taille par une large ceinture, avec un gros noeud derrière. Agenouillée au centre, elle veillait à ce que bols de riz et coupes de saké soient toujours pleins.
60 - Mon duvet passionnait les Japonais. Partout où nous allions, je devais faire la démonstration : entrer, tirer la fermeture-éclair et le replier, sous les regards extasiés et les "Ah so deska".
61 - En partant, j'ai voulu rendre le kimono à la femme du bonze. "Non m'a-t-elle dit" avec une courbette "Presento, Georgisan" ; et Takouro d'ajouter : "Il fera froid dans la montagne, elle te prie de le conserver".
62 - Devant tant de cataclysmes infligés sur cet archipel par les forces aveugles de la nature, on sent chez les Japonais un certain fatalisme, mais accompagné d'une inébranlable volonté de s'accrocher, de survivre et de vaincre.
63 - Ainsi, je devais refaire mon éducation : apprendre à saluer, à sourire, à m'asseoir, à manger, à me laver à vivre et à me comporter comme un japonais. Par exemple, pour se désigner, ils ne mettent pas le doigt sur la poitrine, mais sur le bout du nez.
64 - Normalement, on vit, épaulé par sa famille, ses amis, son milieu. Vous les soutenez, ils vous soutiennent. Ici, entouré de jeunes japonais bien sympathiques, mais si différents et sans langue commune, je vis seul et dois tenir sur mes propres réserves mentales.
65 - Souvent les Jeunes m'offrent de petits cadeaux : bonbons, cigarettes. Je reçois des lettres de Japonais, heureux d'apprendre qu'un Français travaille pour les sinistrés. Jusqu'au maire qui m'a convié à une réception devant une trentaine d'invités sur leur trente et un. Arrivé en tenue de travail, ils m'ont fait comprendre avec force courbettes que ça n'avait aucune importance.
66 - Les gars sont tout excités, ils rentrent 3 jours chez eux pour une élection anticipée. Plusieurs voudraient m'emmener avec eux. Mais FURUHATASAN, le responsable du groupe tient à me conduire dans son village. Alors, après mille courbettes, il sont partis, sanglés dans leurs uniformes noirs d'étudiants, ou dans leur costume du dimanche.
J'ai ainsi fait la connaissance de toute sa famille de cultivateurs : parents, frère, soeur, femme, bébé, grand-mère. Après avoir tous désherbé des rizières, on s'est armés de longues louches en bois pour vider le contenu des WC dans des tonneaux qu'on a ensuite répandus dans leurs champs. Dans ce pays où rien ne se perd, j'ai compris pourquoi la campagne était si parfumée. Puis, pendant que les hommes tressaient des espadrilles en paille de riz, j'ai feuilleté leur trésor : l'album de photos de la famille.
67 - Les G. I, les touristes occidentaux pressés, trouvent que s'adapter à la nourriture, à la vie japonaise, c'est trop compliqué. Presque tous préfèrent les palaces occidentaux stéréotypés, à la fade cuisine internationale. Que connaîtront-ils du Japon ?
68 - Les petites serviettes, très indispensables, les ténégouis, sont toujours là, à la ceinture, autour du cou, pour se laver, éponger la sueur etc
69 - Au début, je n'appréciais guère ces trempettes communes et quotidiennes dans une eau très chaude. Mais, en hiver dans la montagne, on emmagasine une telle réserve de chaleur qu'on supporte beaucoup mieux les maisons peu chauffées.
70 - Deux journalistes en mal de copie, arrivent pour m'interviewer. Avec leur anglais limité, mon japonais petit nègre, je risque de retrouver dans leur canard le contraire de ce que j'aurai dit. Je leur prête alors la douzaine d'articles parus à mon sujet. Ravis, ils prennent des notes et leurs photos. Le lendemain, ils m'apprennent une nouvelle légende : je suis toujours orphelin de la guerre, mais en plus, héros de la Résistance ! Comment rectifier le tir ?
71 - Aux arrêts, on trouve de tout : presse, cigarettes, boissons, glaces et même des repas. Dans une boite, genre camembert, vous avez du riz, un bout de poisson, quelques condiments et deux baguettes. Puis un balayeur avec, comme les enrhumés, un tampon de gaze sur la bouche, vient ramasser emballages et bouteilles vides.
72 - Jeu très populaire au Japon, même s'ils tiennent la raquette verticalement, ils savent bien s'en servir. On me défiait souvent pour des "matchs internationaux" où la France ne perdait pas toujours. Il aurait fallu être un crack dans tous les domaines.
73 - Avec un groupe de jeunes pêcheurs, on est parti en excursion. La forêt avec son manteau d'automne et tous ses roux était une splendeur. Au sommet de la montagne, un vieux bonhomme tout ridé attrapait des oiseaux avec un grand filet tendu. Il leur tordait le cou, puis : plumés, enfilés et grillés sur une brochette, il nous les tendait tout chauds, trempés dans une sauce au soja. Les copains y mordaient à belles dents. Moi j'avais de la peine pour ces pauvres bestioles.
74 - Un moine pas comme les autres gardait ce cimetière. Il avait vécu dans les temples de Mandchourie, du Tibet et parlait bien l'anglais. J'allais souvent le voir. Sa cabane était un fouillis indescriptible et il ne se lavait pas beaucoup. Quand il nous préparait du thé à la mongole, il essuyait tranquillement la cuillère à la manche crasseuse de son kimono. Pour soigner ses rhumatismes, il tassait un petit cône de poudre sur l'endroit douloureux et y mettait le feu. Ca calmait sa douleur disait-il. Mais ça brûlait bien aussi ses jambes qui étaient couvertes de cicatrices. Il critiquait les moines d'aujourd'hui qui prennent femme, sont pères de famille, font bonne chère, et touchent de l'argent.
75 - Là où autrefois, les femmes qui n'avaient pas le droit d'accéder aux temples y attendaient leurs maris.
76 - Vous étalez des cousins dans une pièce et c'est un salon. Vous apportez une table basse : c'est un bureau. Vous y posez un repas : c'est une salle à manger. Vous sortez la literie d'un placard et c'est une chambre à coucher. Vous manquez de place, vous enlevez les minces cloisons et vous agrandissez à volonté.
77 - Des fois, une voix murmurait : "Monsieur, vous ne croyez pas qu'il faut 2 "s" à ce mot ? M. le Professeur faisait un petit sondage, questionnait les bons élèves, surtout ceux qui feuilletaient discrètement leur dictionnaire et annonçait : "Bien sûr, il faut 2 "s". La face était sauvée.
78 - Quant aux Geishas, ces Japonaises éduquées pour distraire et charmer les hommes riches, par leurs chants, leurs danses et leur intelligente conversation, je ne pouvais évidemment pas me payer même une heure, leur compagnie. Avec mes copains-élèves, on se contentait de se promener autour de leurs maisons les" geishaias". De temps en temps, on en voyait partir pour un engagement, portant une fortune sur le dos en magnifiques kimonos. Elles donnaient l'impression de poupées de luxe, trop fardées, trop bien attifées.
79 - Toute jeune fille japonaise connait et admire les visages de Gérard Philippe, Jean Marais. Nos chansons sont écoutées religieusement pour le plaisir de l'oreille, car très peu en comprennent les paroles.
80 - J'avais déjà utilisé aux Indes les listes de cette association aussi appelée "Servas Work-Study Travel System". Et voilà que son fondateur, avec qui j'étais resté en relations et que j'avais contacté, m'invitait à le rejoindre en Amérique pour une année. Très pacifiste, il voulait que je témoigne sur notre vie pendant la guerre et l'occupation devant des groupes, des scolaires. Il fallait aussi qu'il trouve un ami pour assurer la caution financière de ma venue. C'était au temps de Mac-Carthy, donc pas chose facile. De mon côté, n'était-il pas indispensable de connaître ce pays qui influence tellement notre vie ? Dernière précision, SERVAS s'est beaucoup développé et compte aujourd'hui 14. 000 hôtes et des milliers de voyageurs répartis dans 125 pays. En France pourtant pas réputée pour son hospitalité, existe un millier d'hôtes.
81 - Il y aurait encore tant d'autres choses à dire sur le Japon. Comme cette coutume du premier de l'An, quand ils vident toute leur maison, brûlent l'inutile et ré-emménagent le reste, alors qu'au milieu des fumées, vos voisins vous offrent gâteaux et bonbons !
Et les Sakuras ! Quand les cerisiers sont en fleurs, les Japonais perdent la raison. Ils pique-niquent en famille, entre amis, sous les cerisiers, où ils se photographient et s'enivrent joyeusement. Il n'y a que la lune qui soit autant vénérée et l'Empereur bien sûr, à qui il était question de me présenter. L'Empereur dont le parc est entretenu bénévolement chaque jour par des groupes de paysans qui auront le grand honneur d'être remerciés par le Fils du Ciel en personne !