Opération Amitié (Pakistan)
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PAKISTAN, TERRE PROMISE
1952
KARACHI, TOUT LE MONDE DESCEND
Les formalités de douane et de débarquement accomplies, mes riches compagnons de voyage avaient disparu dans un bruit de portières claquées, emportés par de luxueuses voitures. Ils s'en allaient vivre en nababs, dans leurs palaces super-confort, leurs grandes maisons climatisées, bourrées de domestiques.
Moi, j'étais en train de me débattre au milieu d'une vingtaine de pauvres gars en loques et sans souliers. Les yeux implorants, ils n'en finissaient plus de se frapper la poitrine et répétaient "coolie sahab, coolie sahab" tout en se disputant mon sac à qui mieux mieux.
J'ai eu toutes les peines du monde à leur faire comprendre que je tenais à le porter, que je ne voulais pas de taxi, que j'étais moi-même un pauvre bougre, un fauché, comme eux.
Ils me regardaient, à moitié incrédules. Un blanc, c'est toujours riche. Et je faisais un drôle de sahab, une drôle d'entorse aux habitudes.
Fusillé par les regards réprobateurs des Européens, pliant sous le poids de mon sac, la figure cramoisie et le dos ruisselant de sueur, j'ai fini par rejoindre les deux camarades venus m'accueillir : Odvard, le Norvégien, responsable du camp, et Medhi, un étudiant pakistanais, longue perche barbue en train de me dévisager par-dessus ses lunettes.
A nous la magie de l'Orient, les contes des Mille et une Nuits.., bien sûr, mais le car qui devait nous conduire au camp de réfugiés semblait venir tout droit du marché aux puces.
On a pris place sur une banquette encroûtée de crasse : ma chemise trempée collait dessus comme du sparadrap. A l'avant, sous une pancarte - Ladies only - on voyait une ribambelle de gosses et des sortes de fantômes en cagoule noire, empêtrés dans leurs voiles, tassés à quatre sur des banquettes prévues pour deux.
- Nos femmes musulmanes - commenta avec fierté le barbu dont je n'arrivais pas à retenir le nom.
- Ah, ah ! ...
Jeunes ou vieilles, belles ou laides ? Mais c'est qu'elles étaient encore plus voilées que nos bonnes soeurs ! Même pas moyen de voir leurs yeux à travers les deux trous grillagés des cagoules. Il me restait un seul indice : leurs pieds nus.
Puis il y eut un vrai miracle : le chauffeur mit en route son tas de ferraille. L'équipage travaillait aux pièces, pardon, aux voyageurs. Ç'a été une course folle. Soixante-dix compagnies rivales se disputaient le marché. Un vrai western : on se doublait sans pitié, on prenait les virages à la corde, c'était à qui serait le premier à l'arrêt pour rafler les clients.
Tout ça dans un délire de klaxons et de pétarades, un bruit de tôles déglinguées, un nuage de poussière... et le troupeau des dits clients secoué, cahoté, basculé à se décrocher l'estomac.
Mais on sortait de la zone du port, on entrait en ville par le trou béant, jadis nanti d'une portière, je regardais, fasciné, la rue et son spectacle.
CHAMEAUX ET CADILLACS
Où suis-je ? Dans quel temps ? Dans quel monde ?... Sur le moindre espace disponible : des réfugiés. Ils campent, à même le trottoir, leurs ustensiles de cuisine - tout ce qu'ils possèdent - rangés le long du mur. Les plus dégourdis se sont fabriqué des sortes de cagnas avec des nattes, des bouts de tôle, de vieux sacs : des gosses tout nus s'en échappent pour venir tendre la main aux passants. D'autres ramassent le crottin par poignées et le collent un peu partout : séché, il servira de combustible.
Les mains du chauffeur jonglent entre le klaxon, le frein et les vitesses. Un héros du travail, notre chauffeur, un méritant. Il essaie à tout prix de se frayer un passage au milieu d'un chaos bigarré, tonitruant, indescriptible. Des chameaux dédaigneux tirent de lourds chariots, flanqués de Cadillacs rutilantes. Des tramways archaïques, poussifs, chargés de grappes humaines, luttent de vitesse pour nous empêcher d'enlever les clients. Et puis des fiacres aux chevaux efflanqués, des charrettes tirées par de petits ânes, des vélos-taxis : quatre phares, trois timbres, trois feux rouges... et la marée humaine des piétons, qui s'écoule, lente, grave, énorme, qui se faufile partout et tient la rue, sourde aux klaxons, aux cris et aux insultes des chauffeurs.
D'où peut bien venir tout ce monde ? C'est pire qu'à la sortie d'un match de foot en France... Les trottoirs du centre de la ville ? un vrai bazar : les cabanes des réfugiés ont fait place à des petits marchands en tout genre. Sur des journaux, dépliés dans la poussière, ils ont disposé leurs minuscules étalages de sandales, de fruits, de gâteaux, de bonbons, de linge. La moindre place est occupée. Plus loin, des écrivains publics et des diseurs de bonne aventure, des guérisseurs avec leurs poudres magiques, des masseurs, des coiffeurs, qui opèrent d'un air tranquille, assis sur leurs talons. Tout ça ébloui de soleil, trempé de sueur, noyé dans une musique nasillarde coupée de cris, d'appels, d'offres et de contre offres, de querelles et du fracas des véhicules.
Sous des parasols, les agents de police, en short, bonnet rouge, bandes molletières et godillots, s'épuisent à mettre un peu d'ordre dans cette cohue sans fin.
Enfin, on quitte le centre. On laisse les faubourgs. On entre dans le désert de Sind... là-bas, Medhi me montre du doigt Lalukhet, Lalukhet et ses 130 000 réfugiés, où je vais vivre et travailler, pendant des mois.
Quand la guimbarde s'est arrêtée, je me suis demandé si vraiment on y était. Pas un arbre, pas un brin d'herbe, rien que du sable, du sable à perte de vue. Sur nos têtes, un ciel immense, sans un nuage, d'un bleu profond. Un soleil qui matraquait. Je marchais sur mon ombre.
Lalukhet étalait ses files de cahutes, en torchis et nattes, collées à la terre, tapies sous les tourbillons de poussière.
Tout était nu. A 30 mètres de nos tentes, je ne les avais pas remarquées : délavées, en lambeaux, battues par le vent, elles se confondaient avec le paysage. Les occupants sortaient, les uns après les autres. Bronzés, pieds nus, les traits tirés, les hommes en short, les femmes en jupe et en blouse, ils avaient tous passé la trentaine. On a fait les présentations :
Frantz un grand Suisse venu,de Genève aux Indes à vélo, Takuro un géologue japonais au sourire impénétrable - Oki, un autre Japonais, ancien moine bouddhiste, Marjorie, une mince Anglaise fille de missionnaires protestants, Marcia, l'Américaine au sourire fatigué, elle souffrait de dysenterie amibienne, Medhi, fils autrefois d'un riche propriétaire foncier, aujourd'hui simple réfugié sans le sou. Enfin Odvard et son dos couleur d'écrevisse, et six étudiants pakistanais, dont je n'arrive pas à prononcer les noms.
Puis, l'équipe, Odvard en tête, m'a fait les honneurs du camp. La "salle commune", une tente en loques, deux bancs, une table, casseroles et boîte à pansement, quelques livres, beaucoup de poussière. Pas de visite chez les dames.
On est passé aux deux tentes réservées aux hommes : en guise de lit, des cordes tressées sur un châssis de bois, le "charpaï". Pelles et pioches dans un coin. Des vêtements sur une ficelle tendue. Il ne me restait plus qu'à m'installer... et m'habituer à cette chaleur de fournaise.
La nuit est arrivée d'un seul coup. Pudiquement, Medhi s'est changé, comme on le fait sur la plage, une serviette autour des reins. Les cordes du charpaï s'imprimaient dans ma chair moite...
Un tintement continu de clochettes me réveille : il est 4 heures du matin. Je sors de la tente, à moitié endormi juste à temps pour voir une caravane de chameaux qui défile, superbe, à 20 mètres de là. Déjà le ciel vire au bleu. Le camp s'anime.
A 4 h 30, départ pour le chantier, torse nu, pieds nus, à travers les rangées de cahutes : nous allons bâtir, m'a-t-on dit, la maison d'une veuve, une certaine Amirounissa. Insoucieux du sommeil des autres, quelques réfugiés s'interpellent d'une cabane à l'autre et nous regardent passer.
Enveloppés de la tête aux pieds dans leur mince couverture, beaucoup dorment encore, couchés tout habillés sur des nattes, devant leur porte. Seules les femmes, malgré la chaleur, restent à l'intérieur des cabanes. Curieux de tout, je ne peux m'empêcher de jeter au passage des regards furtifs par les ouvertures. Une série d'instantanés : femmes dévoilées, accroupies devant un petit feu de bouse, occupées à faire cuire des galettes de blé... femmes surprises le visage nu, figées... écharpes rabattues d'un seul coup et dos tournés... secret, pudeur, misère.
Un peu partout, sans se presser, des hommes assis sur leurs talons, procèdent à leurs ablutions matinales en se servant de l'eau contenue dans un petit pot de laiton : ils se gargarisent à grand bruit, recrachent, se frottent les dents avec leur doigt, un bâtonnet, ou bien, d'un air appliqué, se raclent la langue avec un fil de fer. D'autres prennent une douche, accroupis autour des robinets. Des chiens squelettiques rôdent en zig-zag cherchant à flairer les récipients hétéroclites, bidons, seaux, jarres, boîtes de conserve, sagement alignés devant les prises d'eau encore taries : on les tient à distance, car s'ils réussissaient à y boire les récipients, considérés comme souillés, devraient être détruits.
Mais où donc s'en vont tous ces gens ensommeillés, leur petit pot d'eau à la main ?... aux latrines, tout simplement : derrière un homme muni d'une pelle et d'un grand balai recueille ensuite les excréments et les étale avec soin sur le sol, en larges flaques brunâtres, qu'il soupoudre d'un peu de chaux. "T'inquiète pas, m'assure Medhi, dans deux heures il n'y aura plus rien, le soleil va sécher tout ça". Les gosses, eux, à poil, déposent gentiment leur crotte au milieu du chemin, et nous regardent défiler, la bouche entrouverte et l'oeil candide. Une odeur lourde flotte sur le camp. Inutile de dire que je me sens plutôt mal à l'aise avec mes pieds nus. Ça n'a vraiment pas l'air de gêner ces gamins qui trottent, avec leurs paniers remplis de galettes, et lancent leurs : "Roti ek anna ke do" ! (galettes ! deux pour un anna)...
On arrive enfin. Amirounissa, voilée, sort de sa cabane et nous salue d'un profond salamalekoum, sa main droite à hauteur du front. Mes camarades font le même geste et répondent en choeur : malekoumsalam.
Je pénètre dans la hutte pour y chercher les outils : d'un seul coup d'oeil j'en fais le tour. Rien qu'une couverture étalée par terre, où trois enfants dorment encore. De rares ustensiles de cuisine, quelques bouteilles, des chiffons. Deux pierres pour foyer. Un Coran, posé à côté d'une jarre.
10 000 BRIQUES ET 12 BRAS
On va bâtir la maison d'Amirounissa sur le modèle local avec des briques de boue séchée au soleil, qu'il faut d'abord faire.
Avec nos pelles indiennes, sortes de larges houes, on creuse une fosse dans le terrain sablonneux. On y verse ensuite l'eau nauséabonde que les enfants d'Amirounissa s'en vont puiser dans les mares qui croupissent autour des robinets : l'eau claire est trop précieuse ici. Enfin, on descend dans le trou.
Alors commence une étrange et lourde danse : en se tenant l'un l'autre aux épaules, de la gadoue jusqu'à mi-jambe, on piétine et on foule jusqu'à obtenir une pâte de la consistance voulue, ni trop humide ni trop sèche. Dégager chaque fois nos pieds de cette masse gluante n'est pas une mince affaire : il faut bien vingt minutes de rumba pour préparer une quantité de boue suffisante pour une centaine de briques. Après quoi, Frantz et deux étudiants passent la mixture à Odvard qui en fait des pâtés. Takuro les jette dans de petits moules de bois : il travaille à l'aveuglette, ses lunettes trempées de sueur. Quant à moi, je démoule et m'en vais aligner les briques dans le chemin. De temps en temps, nous changeons les rôles. Travailler accroupi n'a rien de confortable : les genoux s'ankylosent, on ne sait plus comment se mettre. Les Pakistanais, eux, restent ainsi pendant des heures ; il paraît que ça les repose.
Une courte pause pour avaler le petit déjeuner, puis le travail reprend : piétiner, pétrir, mouler, démouler. Les enfants courent sans arrêt, fléchis sous le poids des lourdes jarres posées sur leur tête. Le soleil monte dans le ciel : mais, s'il durcit nos rangées de briques, il n'arrange pas nos affaires.
Le sol cuit les pieds. La poussière encroûte nos lèvres et le sable crisse sous nos dents. Vers 10 heures, je me sens comme un morceau de beurre en train de fondre : la sueur sort de partout, pique les yeux, ruisselle le long du nez, dans le dos et sur la poitrine, s'amasse à la ceinture, sillonne nos corps emplâtrés de boue. Le vent s'en mêle, la chaleur devient intenable. Personne ne parle, on travaille comme des automates, les idées en déroute. Et pas un brin d'herbe autour pour reposer les yeux. J'avale des verres d'eau à la file, j'en verse sur ma tête avec mon chapeau... une illusion de fraîcheur bien vite dissipée. Je commence à me demander si mes compagnons de voyage n'avaient pas raison, si je tiendrai longtemps le coup.
Enfin, Odvard donne le signal du départ. On rentre, le pas pesant, bottés de boue, la tête basse sous des rafales de vent qui brûlent. Notre étrange compagnie n'a l'air d'étonner personne. Beaucoup de gens nous saluent. On est connu dans le quartier. L'équipe travaille ici depuis un an.
Et dire que des gens payent pour aller prendre des bains de boue ! On se décrotte, sous l'eau tiède du robinet. Je me laisse tomber devant mon assiette de riz au curry et de lentilles. Mais rien ne passe. Je n'ai pas faim. Le curry m'arrache la gorge. La table est couverte d'une couche de poussière qui se reforme à peine enlevée. En rentrant, j'ai remarqué que Medhi avait raison : sous l'effet du soleil et du vent, les excréments se sont volatilisés... mieux vaut ne plus penser à cette poussière.
A 3 heures, après la sieste, on retourne au chantier. Et le carrousel recommence : il faut environ 10 000 briques pour une maisonnette d'une ou deux pièces.
Par bonheur, la chaleur décroît et l'après-midi se passe un peu mieux. On a démoulé nos 800 briques. Les reins brisés, courbaturés, abrutis, on regagne nos tentes. En chemin, on croise les hommes qui reviennent à pleins autobus de leur travail à Karachi, eux aussi, les traits tirés, la démarche lourde : ils nous sourient.
Le soir tombe vite et les premières lumières filtrent à travers les murs de natte. Réunie à croupetons autour d'un lumignon dérisoire - un godet, une mèche, un peu d'huile - chaque famille partage les quelques galettes de blé et le peu de légumes dont elle fait son repas. Nous, on dispose d'une lampe à pétrole : vu la chaleur, ce n'est pas un gros avantage. Après le repas, bien vite expédié, je dois me taper la vaisselle et aller chercher l'eau. C'est une corvée que nous faisons à tour de rôle, car "nos» femmes sont surchargées de travail : le matin, elles s'occupent des gosses du quartier ; l'après-midi, elles donnent des leçons de couture. Elles doivent aussi cuisiner, faire les courses et marchander sans répit. Elles ont eu du mal à faire comprendre aux boutiquiers qu'on est des pauvres : ils nous volent encore, mais honnêtement.
La vaisselle terminée, je demande à Medhi s'il est dangereux de se promener le soir à travers le camp. Il me rit au nez : "Allons-y.".
L'"Allée" centrale partage le camp en deux. Elle est bordée de petites échoppes : c'est aussi la mieux éclairée. Lampes à carbure, lampes tempête, quinquets et jusqu'à des lampes à pression, soulignent des bonbons poussiéreux, des fruits douteux, des légumes fanés. De temps à autre les marchands aspergent d'eau leurs éventaires. Personne ne semble faire attention à moi.
Medhi m'emmène dans une "maison de thé", le bistro des Pakistanais. Un poste à accus débite sans arrêt des cantilènes nasillardes et perçantes : j'en ai mal aux oreilles, mais les consommateurs n'ont pas l'air d'être incommodés. Ils fredonnent les airs et battent la mesure du pied, chiquent leur bétel et crachent avec dignité de longs jets de salive rouge, sous le regard figé des vedettes de cinéma, dont les portraits ornent les murs de couleurs criardes.
Se grattant les pieds d'une main et se curant les dents de l'autre, le maître de maison trône à son comptoir et surveille les trois ou quatre gosses chargés d'assurer le service.
Notre apparition l'a tiré de sa torpeur : il tient à nous servir lui-même et n'en finit plus de nous vanter les merveilles de sa boutique. Medhi lui fait prudemment remarquer que nous avons très peu d'argent. Qu'à cela ne tienne ! Le patron lance un ordre bref et l'un des gamins s'en va au galop acheter au détail deux cigarettes anglaises, que l'hôte nous tend de sa main poisseuse. Il va même jusqu'à nous offrir les deux tasses de thé à l'indienne qu'on a commandées et insiste pour qu'on goûte à ses bonbons.
Au plus grand amusement de la galerie, un gars m'offre une chique de bétel. Il s'agit d'une mixture composée d'une noix coupée en menus morceaux, de chaux et de graines, le tout enveloppé dans une feuille fraîche. Ce n'est pas désagréable, mais je crache rouge à faire peur.# 15
On rentre vers 9 heures. La chaleur est étouffante et je dois tirer mon lit dehors. Les caravanes de chameaux défilent avec leur tintement de clochettes, de loin en loin, des ânes braient, des camelots vantent leurs marchandises, des noctambules se promènent, le verbe haut. Le ciel est criblé d'étoiles.
UNE VRAIE MAISON
Dix jours de travail monotone et harassant : les 8 000 briques sont enfin terminées, empilées un peu partout en attendant de se transformer en maison.
Il s'agit maintenant de déterminer l'emplacement et les dimensions des deux petites pièces et de la véranda. Amirounissa, heureuse, impatiente, arpente son petit bout de désert et fait mille projets. Évidemment, elle ne comprend rien au plan que nous lui proposons sur le papier ; ce qui ne l'empêche nullement de nous suivre pas à pas, d'un air jaloux.
Quelle journée ! elle ose à peine y croire. Ses voisines la taquinent : elle va vivre dans une vraie maison, avec un toit, des murs, une porte... finies les années passées dans une misérable cahute, mère, fille et garçons mêlés comme des animaux.
On la laisse, très fière, pérorant au milieu d'un cercle de commères voilées, occupée à leur expliquer comment elle va arranger les pièces, où seront les portes, les fenêtres...
Le lendemain, on la retrouve plutôt perplexe. Ses voisines l'ont convaincue qu'il valait mieux placer la véranda de l'autre côté. Ma foi, puisqu'il s'agit de sa maison et que c'est elle qui devra y vivre, on accède à son désir et on creuse de nouvelles tranchées. Mais, deux heures plus tard, voilà notre Amirounissa qui revient nous proposer de nouvelles modifications. Odvard, assez peu patient, lui demande de se décider une fois pour toutes. Plus diplomate, Medhi #16 intervient et explique avec de grands gestes et force sourires les avantages de la disposition actuelle. Amirounissa se laisse d'autant mieux convaincre que l'avis de Medhi a grand poids à ses yeux : il vit et travaille avec les sahabs, il parle leur langue, ses conseils valent donc mieux que ceux des voisins qui, après tout, poursuivent peut-être un but intéressé.
MADAME AMIROUNISSA
J'étais arrivé ici sans rien connaître du Pakistan, mais peu à peu, par mes conversations avec les réfugiés, que Medhi traduisait, j'apprenais les horreurs de la "partition". Jamais pourtant je n'ai senti ce drame de façon aussi poignante qu'à travers le récit que nous en a fait un soir Amirounissa. Elle nous avait invités, Medhi et moi, à prendre une tasse de thé en famille. Je nous revois encore, jambes croisées, les trois gosses endormis par terre, le lumignon tremblotant devant nous et Amirounissa, voilée, qui parlait, parlait, sans un geste...
Elle vivait à Delhi, où son mari était fonctionnaire. Un matin, comme d'habitude, il partit pour son bureau. Mais Amirounissa était inquiète : elle savait que de violentes bagarres avaient éclaté entre Hindous et Musulmans. Le soir venu, voyant que son mari ne rentrait pas, elle fit le chemin qu'il empruntait pour se rendre à son travail. Son anxiété se mua très vite en angoisse. Un peu partout, elle croisait des groupes de fanatiques des deux camps, armés de fusils, de couteaux, de piques : leurs vêtements, leurs mains étaient souillés de sang. Elle courait maintenant, gagnée par la terreur.
Elle arriva cependant jusqu'au bureau de son mari : on ne l'avait pas vu de la journée. A demi folle d'horreur, oubliant la mort qui la guettait à tout moment, Amirounissa parcourut la ville : chaque cadavre, chaque mourant dévisagé lui donnait le courage de poursuivre et d'espérer encore.
Mais son mari ne revint jamais.
Meurtres et pillages se poursuivirent pendant des semaines. Elle vécut avec ses enfants, cloîtrée, tremblant au moindre bruit. La plupart de ses amis et de ses parents quittaient Delhi, affrontant les périls d'un long voyage, soutenus par une seule idée : gagner le Pakistan, la terre sainte où leurs frères musulmans fondaient une nouvelle patrie. Les jeunes surtout s'enthousiasmaient. Les vieux, plus réalistes, supputaient les risques, les difficultés de relogement et de réadaptation, sans parler des aléas du voyage. Résolue à sauver ses enfants, Amirounissa rassembla ce qu'elle avait de plus précieux - d'abord le Coran - dans quelques baluchons de toile et prit le train en direction de Lahore.
Le convoi se traînait de gare en gare. Les bagages furent pillés. A chaque arrêt l'enfer semblait renaître. Un matin, ils apprirent que les occupants du train qui les précédait avaient été massacrés par représailles : un train de cadavres hindous venait d'arriver du Pakistan ; seul le mécanicien avait eu l'horrible privilège d'être laissé en vie. Elle atteignit enfin Karachi : 800 000 réfugiés s'abattaient sur la ville. On se disputait le moindre bout de trottoir. Les autorités, débordées, ne savaient plus où donner de la tête.
Il fallait créer un pays de toutes pièces, partager chaque chose entre l'Inde (83%) et le Pakistan (17 %) : les biens, l'armée, les postes, les chemins de fer, les écoles, l'administration. Il fallait créer sur-le-champ des ministères, trouver des fonctionnaires, former des cadres. Il fallait parer au désordre créé par le départ de 5 500 000 Hindous. Il fallait recaser les 6 500 000 Musulmans venus chercher refuge dans le pays. Amirounissa fit comme les autres : elle vécut sur les trottoirs, dans les écoles, les parcs, les ruelles. Elle vendit ses dernières bagues, ses derniers souvenirs. Des jours noirs, des mois, deux années passèrent ainsi, dans une misère atroce.
Autour d'elle on mourait sans cesse, de faim, d'épuisement : le présent, l'avenir n'avaient que ce visage. Il lui arrivait souvent de penser à son petit logis des Indes, à son mari, à sa famille dispersée, anéantie...
Cependant, peu à peu, le chaos s'organisait. Des semblants de villes naquirent dans les sables autour de Karachi : un bout de désert - 10 mètres sur 20 - fut attribué à chaque famille. Des services de bus assurés. Les trottoirs commencèrent à se vider, les camps s'emplirent. Aidée par ses enfants, Amirounissa construisit une hutte de nattes et de bambous : elle vivait là depuis deux ans et demi. Comme elle savait un peu lire et écrire, elle gagna quelques sous en enseignant ces rudiments aux gosses des environs.
Son fils aîné trouva une place de receveur d'autobus. Son cadet et sa fille, elle avait douze ans, passaient leurs journées à rouler de petites cigarettes. A eux quatre, ils gagnaient tout juste de quoi subsister. Imaginez sa joie lorsqu'elle apprit que nous allions lui bâtir une maison ! ... mais elle doutait encore. Elle avait entendu trop de promesses. Elle n'osa vraiment y croire qu'en nous voyant préparer les briques. Allait-elle enfin posséder un toit, des murs pour échapper avec ses enfants aux déluges de la mousson ? C'était trop beau. Elle en rêvait.
Tout en parlant Amirounissa avait relevé son voile, découvrant un petit visage blême, émacié, des dents gâtées par le bétel.. ses yeux semblaient parfois s'enliser dans une douleur lointaine. Pour moi, désormais, elle n'était plus un de ces fantômes noirs croisés au hasard des rues, mais une femme, un être de chair et de sang, une mère, comme la mienne.
MON PREMIER MUR
Le moment est enfin venu de couler les fondations. Pour transporter la chaux et le sable dont on a besoin, on part à la recherche d'une charrette à âne : le seul véhicule. en usage dans le camp. Les boutiques qui bordent l'allée centrale sont faites de boue séchée, quelques tôles ondulées en guise de toiture. On en voit cependant en parpaings.
Je m'arrête un instant pour admirer les menuisiers qui travaillent accroupis, utilisant aussi bien leurs mains que leurs pieds. Mais ce sont surtout leurs outils qui m'étonnent : comment peuvent-ils fabriquer ces portes, ces fenêtres, avec des instruments aussi primitifs ? A côté, un forgeron, à croupetons lui aussi, martèle à tour de bras. Un peu plus loin, les inévitables marchands de bonbons, des coiffeurs (ils n'ont qu'une paire de ciseaux et une tondeuse pour deux, et se les prêtent), des blanchisseurs, des loueurs d'outils, des bricoleurs en tout genre : des tailleurs, assis sur le trottoir, devant leur machine à coudre, des masseurs, des cureurs d'oreilles avec leurs petits instruments. Des gosses d'une douzaine d'années réparent des bicyclettes avec un outillage de fortune, étalé sur le sol autour d'une bassine d'eau où trempent des morceaux de chambre à air... et puis des épiciers, avec leurs éventaires de lentilles et de gros sel, de margarine, d'épices et de sucre roux, le tout assaisonné de poussière et de mouches, mijotant sous la chaleur... c'est pourtant là que nos femmes font leurs emplettes et je ne m'étonne plus de trouver des pierres dans le riz, du sable dans le sucre, des bouts de bois dans la farine.
Des rangées d'hommes accroupis, charpentiers, maçons, coolies, outils en main, attendent patiemment le client qui voudra bien les embaucher, fût-ce pour quelques heures. Et si personne ne vient, il y aura ce soir une famille de plus qui se couchera sans manger.
Non loin de nos tentes, une ambulance, envoyée par un parti politique, est littéralement assaillie par des centaines de malades et d'éclopés, des femmes surtout. Beaucoup sont atteintes de tuberculose : elles brandissent bouteilles et récipients, réclamant la panacée, la poudre merveilleuse qui les guérira sans qu'elles aient besoin de retirer leur voile.
Voici enfin des charrettes. A notre apparition, l'assistance échange des coups d'oeil furtifs : un charretier s'empresse de mettre en route sa carriole et nous invite sans plus à monter.
Medhi, qui connaît la musique, demande le prix. L'autre lance un chiffre exorbitant et affecte un air de mépris devant l'offre ridicule de mon camarade. Il tient à nous faire remarquer qu'il faut tenir compte de la distance, du prix du foin, du poids du sable, de l'usure des roues et de la fatigue de l'âne... Medhi réplique en soulignant la pente favorable du terrain, la possibilité de prendre des raccourcis et le fait qu'on l'aidera à charger sa carriole. Les deux parties commencent quand même à s'entendre. Offre et demande se rapprochent insensiblement comme les niveaux d'une écluse.
Mais on est encore au double du prix normal ! Du reste, je le comprends ce pauvre charretier : un sahab est un sahab.
Alors Medhi entreprend une fois de plus d'expliquer qu'on est pauvre, qu'on travaille bénévolement pour les malades, les veuves et tous ceux qui ne peuvent bâtir eux-mêmes leur maison. Ils l'écoutent d'un air sérieux et l'un d'eux lance enfin une offre raisonnable.
L'après-midi, coulage des fondations. Il faut de grandes quantités d'eau et les deux gamins qui nous aident ont déjà asséché toutes les mares autour des robinets. On doit recourir à un porteur d'eau : il arrive, fléchissant sous le poids de son outre en peau de mouton dont la bretelle lui scie l'épaule. Plié en deux, ses muscles minces bandés comme des câbles, il trottine, emperlé de sueur... le soulagement avec lequel il verse son eau dans notre vieux fût de pétrole fait plaisir à voir. Le lendemain, les murs ; bien entendu, Amirounissa n'est pas encore très bien fixée : tous les voisins sont là, tout le monde discute et fait des suggestions. Enfin, on tombe d'accord et Odvard pose la première brique... et me passe la truelle.
Je commence, timidement. Mettez-vous à ma place ! C'est la première fois de ma vie que je maçonne et soixante personnes au moins sont en train de me surveiller. Il doit bien y avoir au milieu un maçon, un vrai, un maçon qui se paye ma bobine... mais non ils me regardent tous d'un air gentil et des sourires m'encouragent. Il y a même quelqu'un qui s'avance et me montre avec beaucoup de sérieux une autre façon de poser les briques et de préparer la boue liquide qui sert de ciment...
Ce travail m'absorbe tellement que j'en oublie la chaleur, la fatigue, le temps. Je suis tout étonné lorsque Odvard me signale qu'il est 11 heures et c'est à regret, en me retournant plusieurs fois pour l'admirer, que je quitte mon premier mur.
UN WEEK-END DANS L'AUTRE MONDE
Le courrier, notre seul lien avec le monde extérieur, vient d'arriver. Il y a justement quelque chose pour moi : un ami français rencontré sur le Batory m'invite à passer le week-end à l'hôtel où il est descendu. Laissons-nous tenter : c'est peut-être l'occasion ou jamais de connaître la vie des Européens dans leurs palaces et aussi, qui sait, la possibilité d'entrevoir quelques frais minois... parce qu'ici, les fantômes à cagoule, c'est plutôt refroidissant.
Le samedi est venu. J'ai rangé mes outils, je me suis décrassé sous le robinet. Pour la première fois, depuis des jours, je mets une chemise et un pantalon : une drôle de sensation de se sentir chatouiller les genoux, et ne parlons pas des souliers : un supplice.
Beach Luxury Hotel : le plus fameux de Karachi. Je pénètre, intimidé, dans un hall immense. Mon ami m'attend. Il m'emmène au bar et me présente à ses connaissances. Partout des ventilateurs et de larges baies donnant sur des jardins où poussent, à force d'eau, quelques arbres rabougris et une herbe rare. La mer proche apporte une brise rafraîchissante inconnue à Lalukhet.
Ils se plaignent tous pourtant autour de moi. Je les entends ces malheureux, ces martyrs, se lamenter sur l'inconfort de l'hôtel, la stupidité incurable et la crasse des Pakistanais. A les en croire, ils sont en enfer. Quelles lettres désespérées ne doivent-ils pas envoyer en Europe !
Au fait, quels Pakistanais connaissent-ils ? leurs domestiques, leurs employés, des chauffeurs de taxi, quelques businessmen à peine plus voleurs qu'eux-mêmes. Bien sûr, ils y vivent au Pakistan, mais dans un bocal, partageant leur temps entre leurs affaires, leurs clubs, leurs cocktails. D'ailleurs, en général, le pays ne les intéresse pas. Ils y sont venus pour gagner de l'argent et n'ont qu'un désir : le quitter le plus tôt possible, à fortune faite. Je leur ai proposé de venir passer une journée avec nous à Lalukhet, comme ça, pour comparer... on a parlé d'autre chose.
En attendant, j'apprécie comme jamais les boissons glacées, les ventilateurs, le confort et la musique que nous distille en sourdine un orchestre danois... tout un petit paradis qu'ils n'ont pas l'air de goûter.
Le repas enfin terminé, on part en voiture musarder au bord de la mer. Le chauffeur se fraye un passage à grand peine à travers une foule où je ne retrouve plus, hélas, les mêmes regards d'amitié. Le contact humain est rompu. Un monde nous sépare et je réalise combien mes compagnons sont isolés derrière leurs cloisons étanches de luxe et de confort ; combien il est risqué de ne juger que de l'extérieur, de se fier aux seules apparences ; combien aussi il est facile de se laisser convaincre par des critiques sommaires.
Le lendemain, encore sous le coup des choses vues de haut, j'ai du mal à me réhabituer à ma boue, à la crasse, à la misère, aux réfugiés, et j'en arrive même à me demander : "Qu'est ce que tu fous là ?..." C'est trop évident, ces gens sont sales, paresseux, égoïstes.., et voilà Amirounissa qui sort de chez elle, la démarche lasse, Amirounissa qui vient nous offrir à chacun une tasse de thé. Pourtant, je le sais, elle n'a pas mangé ce matin, elle s'est privée une fois de plus pour nous offrir quelque chose, nous témoigner sa reconnaissance.
Il y avait sûrement une part de vérité dans les critiques de mes amis du Palace. Ils oubliaient seulement que les Pakistanais n'ont commis qu'une lourde faute : celle de n'être pas nés sous des cieux plus cléments, dans des pays où se nourrir n'est plus un luxe.
UN TOIT
Les tas de briques diminuent et les murs montent. Ça commence à avoir l'air d'une maison. Faute d'argent, on doit se passer de fenêtres et laisser l'embrasure nue. Du haut de mon échafaudage, de 4 h 30 à 11 heures, je domine la vie du quartier. Ceux qui en ont les moyens entourent leur hutte d'une clôture de nattes, histoire de mettre leurs épouses à l'abri des regards indiscrets : ils n'ont pas prévu les vues plongeantes. Alors j'observe : le réveil, la visite aux cabinets, les enfants, nus comme des vers, qui se soulagent devant les portes, la préparation des galettes de blé, le départ du père, les jeux des petits, le récurage des gamelles avec de la cendre, le ménage, à croupetons, avec de minuscules balais. Des colporteurs circulent d'une cahute à l'autre, offrant aux femmes, invisibles derrière les nattes, des pièces de tissu, des bracelets, des colifichets tentateurs, des bonbons, des légumes, des cigarettes ou du bétel. Dialogue d'aveugles, le marchandage s'effectue de part et d'autre de la clôture : les mains, seules visibles, échangent articles et argent.
Les cris des gosses s'éteignent à mesure que la chaleur s'accroît. A midi, il n'y a plus d'ombre. Rien qu'une lumière aveuglante sur le désert chauffé à blanc. Chacun se réfugie dans la fraîcheur relative des cabanes, la vie tourne au ralenti, les passants se font rares, les appels des marchands s'étiolent... Après 3 heures, la vie reprend doucement son cours : la chaleur devient supportable et les enfants réapparaissent. Toujours enveloppées de leur suaire noir, les femmes vont et viennent, rendent visite aux voisines, s'en vont faire des emplettes, bavardent en chiquant leur bétel... on entend fuser des rires derrières les nattes... les ombres s'allongent et les mélopées nasillardes des postes à accus couvrent bientôt le bruit des voix. Comme chaque jour, les pans de leur chemise flottant au vent, un petit sac de toile à la main, les hommes rentrent du travail par groupes. Les caravanes de chameaux s'ébranlent pour leur voyage de la nuit : ils reviendront demain à l'aube.
Les murs sont enfin terminés : il s'agit maintenant de poser le toit. Deux poutres sont nécessaires. Il faut aller les chercher en ville, au bazar de Boulton, un des endroits les plus congestionnés et les plus misérables de Karachi. Je m'y rends avec Medhi. Aucun prix n'est fixé et les marchandages sont interminables : on doit passer d'un marchand à l'autre pour avoir une idée approximative des conditions et revenir ensuite au meilleur offrant.
Tasse de thé, feuille de bétel, cigarette, le marché est enfin conclu. Des coolies en pagne et turban, trempés de sueur, emportent les madriers sur leur tête pour aller les débiter.
Une nouvelle épreuve nous attend au moment du transport :
vingt charretiers au moins se pressent autour de nous avec leurs attelages. Vingt paires d'yeux suppliants, suspendus à notre choix. Cette fois, la concurrence joue et on n'a pas grand mal à obtenir un prix raisonnable.
Mais il nous faut régler une partie d'avance - pour permettre au charretier d'aller acheter du fourrage - et attendre que le bourricot efflanqué termine son festin. Après quoi, notre homme ramasse soigneusement chaque brindille et on monte avec lui.# 17
Le soir même, la toiture est en place : un bout de désert s'est changé en maison. A l'intérieur, où il fait frais, on sirote, assis en tailleur, le thé que nous offre Amirounissa. Les yeux brillants, la voix excitée, elle nous expose ses projets : avec de la boue, elle va enduire l'intérieur et la façade, blanchir les murs, couvrir le sol d'un mélange isolant de terre et de bouse, tendre des rideaux en attendant d'avoir des fenêtres...
Les regards de la famille réunie débordent d'une telle joie qu'on se sent récompensés au centuple.
DES ESPIONS ET DES FÉES
Ce fut pour la famille de Nassim qu'on décida de bâtir la maison suivante. Au début, toute la compagnie gardait une prudente réserve. Curieux, les enfants se contentaient de tourner autour de nous ; les hommes venaient en silence observer notre travail. Des femmes, on ne connaissait que la couleur des voiles : quand on demandait un verre d'eau, seule une main tendait le verre à travers la couverture qui fermait l'entrée. On n'entrait jamais, du reste, sans s'annoncer, pour laisser aux femmes le temps de se voiler ou de disparaître. Un jour pourtant, pensant à autre chose, j'entrai pour chercher un outil et surpris Nassim dévoilée : elle poussa un cri perçant et alla se blottir dans un coin, les mains au visage et continuant de gémir comme un animal affolé...
N'ayant probablement rien d'autre à faire, un groupe de réfugiés avait installé un lit à l'ombre dérisoire d'une cabane.
Ils chiquaient leur bétel d'un air grave et tiraient à tour de rôle sur la houka (le narguilé), une sorte de longue pipe où la fumée passait en glougloutant à travers un pot d'eau. Tout en se grattant la plante des pieds avec une évidente satisfaction, ils n'arrêtaient pas de nous observer. Notre présence les intriguait.
Finalement, les plus hardis poussèrent celui d'entre eux qui parlait un peu l'anglais, vinrent s'accroupir autour de nous et nous posèrent mille questions, toujours les mêmes.
Chacune de nos réponses était traduite et commentée avec de graves hochements de tête. Ils comprenaient mal qu'on s'abaissait à travailler de nos mains et bénévolement ! Ils faisaient des tas de suppositions : on était sûrement des fonctionnaires de l'O.N.U.., ou des missionnaires venus pour les convertir, ou bien encore des militants d'un parti politique qui cherchait à les noyauter... quelques-uns, même, nous prenaient pour des espions. Medhi leur expliqua qu'on ne voulait ni les convertir, ni changer leurs coutumes, mais leur venir en aide et leur offrir notre amitié. A demi rassurés, ils s'en retournèrent à leur ombre et continuèrent longtemps à discuter entre eux en faisant de grands gestes.
Mais bientôt, la réserve fondit. Les briques terminées, toute la famille nous aida à démolir la vieille cahute et à monter un abri provisoire en attendant la fin des travaux. Le transfert fut rapide : il n'y avait pratiquement rien à déménager.
Les petites filles elles-mêmes s'intéressaient à nous. Pieds nus, vêtues d'une longue jupe et d'une robe courte passée pardessus, on leur donnait beaucoup plus que leurs six ou huit ans.
Mais qui diable leur avait appris l'art de séduire les hommes ?
Elles passaient et repassaient, d'abord pressées, fières, hautaines, le regard droit, faussement indifférentes ; puis, soudain, sûres de leurs charmes, elles nous lançaient, de leurs grands et beaux yeux noirs, un regard furtif, comme pour s'assurer qu'on les observait, revenaient encore une fois et se sauvaient, non sans nous gratifier, à la dérobée, d'un charmant sourire.
Je ne pouvais que me prêter à ce jeu innocent et déplorer in petto que ces demoiselles ne fussent pas de dix ans plus âgées. Quand je leur adressais la parole, elles s'enfuyaient en riant aux éclats, mais revenaient aussitôt et restaient là quelques minutes à rajuster les plis de leur jupe, à enlever et remettre leur écharpe avec des gestes gracieux avant de s'envoler de nouveau.
On avait fini par les apprivoiser. Babillantes, insouciantes, heureuses, elles nous racontaient de longues histoires, corrigeaient en riant notre mauvais Ourdou, étonnées que nous ne comprenions pas mieux leur langue... Je n'en finissais plus d'admirer leur frimousse éveillée, leurs doigts jouant avec le bout de leur écharpe. Au milieu de tant de misère elles avaient l'air de petites fées...
Des fées qui n'ont pas le loisir de jouer à la dînette ou à la poupée et n'ont que trop à faire pour aider leurs mères à écraser les épices, à préparer les galettes, à chercher de l'eau, à s'occuper de leurs frères et soeurs qu'elles traînent partout après elles, le plus petit posé sur leur hanche. Certaines restaient parfois plus d'une semaine sans être peignées : dame, il n'y avait pas de peigne chez elles et il fallait bien attendre l'occasion pour en emprunter. Et puis, il est difficile de se laver quand l'eau est si loin ; il est difficile de ne pas être couvert de poussière quand on n'a rien pour se changer et qu'on vit les trois quarts du temps sur la terre battue. Il fallait voir pourtant cette ravissante marmaille se presser autour du marchand de glaces, une sorte de bon Dieu qui vous donne une poignée de glace râpée, arrosée d'un semblant de sirop, pour un demi anna.
Safia, Rezia, pauvres petits bouts de femmes, quelle vie vous attend : le voile, le mariage concerté par les parents, les maternités successives, une vie cloîtrée. Je ne jurerais pas pourtant que vos soeurs américaines, comblées d'indépendance, soient tellement plus heureuses.
Les femmes aussi devenaient moins farouches. Elles nous apportaient de l'eau sur le chantier et bavardaient volontiers. Bientôt, elles laissèrent voir leur visage : on était adoptés. Elles ne faisaient plus attention à nous. On déambulait librement. On faisait partie du quartier.
Ravissante Nassim. Elle avait treize ans : l'aînée d'une famille de sept enfants. Son père, Ali Ahmed, venait de la région de Delhi. Tout au long du jour il taillait des sandales dans de vieux pneus d'auto et essayait de les vendre le soir, sur les trottoirs de Karachi. Neuf bouches à nourrir avec le bénéfice de deux ou trois paires de sandales vendues par jour... quand il n'avait rien vendu, pour ne pas voir le cercle de ces huit paires d'yeux implorants, Ali Ahmed ne rentrait pas. Il désertait la maison, incapable de supporter la prière muette de ces petites bouches qui cherchaient à tromper leur faim en mâchonnant des bouts de pneus. Dans ces moments-là, la mère de Nassim, épuisée par les privations et les maternités, se contentait de serrer son dernier né dans ses bras et de répéter : "Que la volonté d'Allah soit faite" C'était alors la petite Nassim qui s'en allait mendier à travers Karachi pour nourrir ses frères et ses soeurs.
LES ENFANTS GÂTÉS
Dès qu'on regagne les tentes, on est littéralement assailli par des réfugiés qui viennent et reviennent sans cesse quémander du ciment, des matériaux, une maison, des ustensiles, n'importe quoi, avec une obstination de désespérés.
Malgré nos invites, fidèles à leur coutume, ils refusent d'entrer pour ne pas importuner nos femmes. On les entend sans les voir : Medhi répond de l'intérieur. Malheureusement on a bien peu à donner : notre travail et le conseil, à ceux qui voudraient un toit, de nous faire adresser une demande par l'écrivain public, ce qui nous permet d'opérer un choix et de secourir les plus déshérités.
Ces problèmes sont réglés le samedi, au cours d'une réunion de l'équipe où sont débattues en commun les décisions concernant la vie du camp. Tout compte fait, le problème finances n'est pas le plus urgent. Une maison revient à environ 4 000 francs et les bénéficiaires contribuent parfois aux frais. Et puis, il y a les dons : les élèves de l'école Parsi, par exemple, nous ont offert 100 roupies pour acheter des portes et des fenêtres ; pour les toits un riche commerçant nous a donné un lot de panneaux d'eternit, dont beaucoup sont cassés, mais qui valent mieux que de simples nattes. Mais le manque de bras est un sérieux handicap : les demandes de secours se multiplient. Il est temps de faire appel aux étudiants de Karachi.
D'autant plus que c'est un peu ça notre raison d'être au Pakistan : amener les étudiants à prendre pleinement conscience de la misère qui les entoure et les aider à organiser eux-mêmes ces chantiers d'entraide où notre présence n'aura plus par la suite que le caractère d'un témoignage de solidarité entre l'Orient et l'Occident. Les contacts sont établis, des réunions organisées, et nous voilà partis pour la tournée des grandes écoles.
C'est un peu intimidant de se trouver au centre d'un amphithéâtre bourré d'étudiants... Vous vous rendez compte, moi, orateur ! et en anglais encore ! Par chance, le programme varie peu : dire qui nous sommes, pourquoi nous avons quitté notre pays, ce qu'est le S.C.I., ses buts, le tragique de la situation des réfugiés et l'urgence absolue de faire quelque chose... On nous écoute avec sympathie, quelques-uns posent des questions, un certain nombre se déclarent prêts à nous aider.
Une trentaine d'étudiants seront fidèles au rendez-vous. Ils ont toujours entendu dire que travailler de ses mains, c'était déchoir. Ils sont venus quand même, curieux de voir comment on vit et ce qu'on fait, dans l'espoir, aussi, de pratiquer un peu leur anglais... et d'aider les réfugiés, bien sûr.
Les deux plus courageux viennent nous voir dans la fosse à boue, en prenant soin de ne pas salir leurs beaux pantalons blancs. On distribue les rôles. Au bout de dix minutes, ils trouvent leur travail monotone et pensent que celui du voisin est plus attrayant. On change de place, on plaisante, on chahute. Odvard réorganise le travail, donnant à chacun une tâche nouvelle. Pendant une heure les choses se passent relativement bien. Mais voilà que nos recrues en ont de nouveau marre et commencent à se battre avec de la boue. Les moins pétulants s'en vont demander du thé aux réfugiés. Frantz, qui s'efforce de rester calme, leur fait comprendre que nous, on se contente de boire de l'eau... ce sacrifice les achève : soudain accablés d'une immense lassitude, ils vont s'asseoir à l'ombre, laissant leurs belles résolutions de la veille abandonnées au soleil sous forme de 200 briques mal façonnées.
Ils sauront certainement un jour vous tartiner de beaux discours sur la fraternité humaine : en attendant, ils s'esquivent les uns après les autres, sous des prétextes divers.
Le lendemain, on n'en voit plus que quinze, qui travaillent un peu mieux. Le surlendemain, deux seulement : mais ceux-là sont sincères et continueront longtemps à nous aider.
Ces jeunes étudiants, riches, bien élevés, instruits, seront un jour à la tête de leur pays : ce sont eux qui parleront et gouverneront au nom de 80 millions d'individus. Certes, je ne suis qu'un petit ouvrier, sans grande instruction, un peu partial peut-être, mais, avec la meilleure volonté ; qu'ai-je souvent trouvé en eux : des enfants gâtés, sans la moindre expérience pratique, pleins d'eux-mêmes, de leur savoir livresque et s'évertuant à singer les travers des Européens.
Quant aux visiteurs, on en reçoit des tonnes, sympathiques, débordants d'enthousiasme, d'admiration et de promesses. Il y en a même un qui est arrivé un matin et nous a débité la salade habituelle : "J'ai entendu parler de votre sublime travail pour nos frères de misère et je viens tout exprès de Lahore pour vous aider..." Il déjeune avec nous, inspecte quelques chantiers, pose mille questions, transpire, se démène... la solidarité, la justice, la mission sacrée... puis il nous demande de l'excuser : il va chercher sa valise à la gare, il en aura pour un instant... la fraternité, la justice. On ne l'a jamais revu.
Il doit avoir des qualités spéciales ce travail... on commence à être blasés. Des volontaires, pour tailler des bavettes, y en a des tombereaux, qui arrivent juste à la fin du boulot : et je te serre la pince, et je te congratule, et je te presse sur mon coeur... une vraie distribution de médailles. Ça doit être ça le soutien moral. Ils sont bien gentils après tout, mais j'ai comme l'impression qu'ils doivent voir les choses autrement. Un défaut de l'oeil peut-être ?
Soyons justes. Ils apprécient beaucoup l'idéal qui nous anime, mais il faut admettre qu'ils ne comprennent absolument pas que ce rapprochement se fasse à travers un dur travail manuel. Pour eux, cette activité n'a pas de sens ; elle est bien trop au-dessous de leurs capacités et de leur dignité.
C'est bon pour les ignorants. Eux, l'élite, ils veulent travailler avec leur cerveau : être des chefs qui distribuent des ordres et non des chefs qui donnent l'exemple.# 18
LE GOÛT DE L'EAU
Le Ramadan est arrivé. Pour les Musulmans, ça signifie prier cinq fois par jour et ne rien boire, ne rien manger du lever au coucher du soleil, pendant un mois. Malgré une chaleur atroce, tous les réfugiés, sauf les malades, observent ce jeûne qui les purifiera des fautes commises et les préparera pour la nouvelle année. Mais la vie et le travail ne s'arrêtent pas pour autant. Religion ou pas, je ne peux m'empêcher d'admirer ces gens qui se trainent, épuisés, assoiffés, et tenant le coup quand même. En serais-je capable ? Pourquoi ne pas essayer ?
Hier soir, je suis allé dormir chez Medhi, ou plus exactement devant sa porte, pour ne pas gêner sa mère et sa soeur. A 2 heures du matin, quelqu'un est passé de cabane en cabane pour réveiller le monde : c'était le moment de casser la croûte.
Sur le chantier, les camarades se sont payés ma tête : j'ai travaillé toute la matinée en serrant les dents. C'était dur, mais je me disais : "Si les Musulmans la sautent pendant un mois, tu peux bien le faire une journée." A midi, tandis que l'équipe déjeunait, je me suis senti faiblir et j'ai dû aller m'allonger sous la tente, collé par terre, à plat ventre, pour avoir une illusion de fraîcheur : c'était la première fois depuis des semaines que je ne transpirais pas. Ma peau était sèche et lisse comme du papier, ma salive épaisse. J'enviais Medhi qui, épuisé par déjà deux semaines de jeûne, dormait sur son charpaî, à poings fermés.
L'après-midi, je l'avoue, j'ai essayé d'éviter les travaux pénibles ; je demandais l'heure à chaque instant ; j'étais tendu, crispé, je me suis même enguirlandé avec Odvard... mais le plus beau, ça a été le soir : j'attendais, j'attendais fébrilement, comme tous les réfugiés, les coups de canon qui annoncent la fin du jeûne. Ils avaient à peine fini de retentir sur le désert de Sind que Douart Georges avalait six verres d'eau d'affilée... quinze en un quart d'heure ! Partout les gens couraient s'agglutiner autour des marchands de glace avec une frénésie de chercheurs d'or. Rien ne vaut le Ramadan, croyez-moi, pour apprécier le goût de l'eau, et chapeau pour ces pauvres bougres qui ont le courage de s'infliger une épreuve supplémentaire.
Les jours s'allongent et la chaleur augmente. Un vent brûlant balaie le désert de Sind. Aujourd'hui, en quittant mon échafaudage, j'avais l'impression que ma tête allait éclater.
Il y avait de quoi : j'ai appris en rentrant que le thermomètre était monté à 115° F. Sept personnes sont mortes de chaleur à Karachi. Deux à Lalukhet. On m'a dit que ce n'était rien.
ILS ONT PRIS LA BASTILLE
Depuis quelque temps je m'étais promis d'aller au consulat de France pour m'y faire enregistrer, voir des compatriotes, échanger des impressions sur le Pakistan et parler un peu du pays.
J'ai erré longtemps, sous un soleil de plomb, avant de la trouver, notre ambassade. Comme le bus n'allait pas dans cette direction, je déambulais à pied, au grand ahurissement des chauffeurs de taxi qui me prenaient pour un dingue. Ils ne savaient pas que le prix de la course aurait englouti le quart de mon allocation mensuelle.
Pour finir, je suis tombé sur une bâtisse imposante comme un gâteau d'anniversaire, avec une garniture de pelouses, un beau drapeau tricolore, un va-et-vient de voitures et de domestiques.
Le Consul était une dame. Une dame représentative et digne, accueillante comme un glaçon. En cinq minutes j'étais reçu, entendu, expédié. Était-ce à cause de ma chemise et de mon pantalon défraîchis, ou bien pour avoir dit naïvement que j'étais ouvrier ?... ce genre de touriste imprévu ça devait pas faire très bien dans le décor. Je m'en suis retourné, déçu et triste, chez mes semblables de Lalukhet.
Pourtant, grosse surprise, le 14 juillet, le consulat m'envoie une invitation. "Tu peux pas y aller comme ça, m'a dit Delay, le copain du Beach Hôtel, ce soir-là, tout le monde est en veston."Il m'a refilé un complet blanc, un peu large. J'ai à peu près la bille d'un amiral. Un amiral qui aurait subi des privations.# 19
Dans le bus, pour éviter d'essuyer la crasse, et aussi d'attirer l'attention, je garde mon beau veston sur le bras. Une foule dense stationne aux abords de l'ambassade et lorgne l'étalage de toilettes, de lampions, de guirlandes. Il me faut bien dix minutes pour convaincre à moitié le piquet de garde que je suis invité moi aussi à la réception. Le caporal me toise, soupçonneux : je suis le seul invité à me présenter à pied. C'est pas naturel.
Finalement, je franchis la grille et je m'engage, un peu intimidé, dans la grande allée éclairée à giorno. A l'entrée de la pelouse, il y a Mme la Consul qui reçoit ses hôtes. Le monsieur devant moi lui retrousse son gant et lui baise la main. Ça fait bien, d'accord, mais très peu pour moi : j'ai jamais fait des trucs pareils. Alors, je lui serre la main, tout simplement. Mais comme j'ai plus l'habitude de manier la pioche qu'une menotte fragile de jolie dame, je serre sans doute un peu trop fort et Mme la Consul fait la grimace. Toute la colonie française est là, tout le corps diplomatique, tous les gens bien des environs... et puis voici venir les huiles pakistanaises et Nazimuddin, le Président, escorté par deux jeeps, pleines de policiers à mitraillettes. Une belle soirée en somme.
Deux cents couples au moins, rivalisant de luxe et d'élégance. Pour ne pas faire tapisserie, je déambule, l'air méditatif, le long des pelouses : le parc bourdonne de conversations amidonnées, des femmes rient. De temps à autre un domestique en livrée me présente une coupe de champagne, un gâteau, et je reste là, verre en main, seul et muet comme une âme en peine... mais il y en avait un autre assis un peu à l'écart, qui n'avait pas l'air de rigoler non plus : l'ambassadeur de Russie. J'ai bien failli aller lui parler. J'ai pas osé. On se serait tenu compagnie.
Toutes ces toilettes, ces lampions, ces petits fours n'arrivent pas à dissiper la tristesse qui me gagne. Ils en feraient une drôle de tête, mes ancêtres de 89, s'ils pouvaient voir ce spectacle ; et ils se demanderaient sûrement ce que ces bourgeois bien nourris et bien nippés sont en train de célébrer au champagne, dans un parc somptueux cerné par la misère de tout un pays. Je ne peux m'empêcher de penser à mon frère "Mort pour la France", enveloppé dans du papier d'emballage, à mon père déporté, aux milliers de gars, morts en camp de concentration et dans le maquis. C'était pour ça qu'ils étaient tombés?... et dire que depuis des jours, là-bas, sous la chaleur et la poussière, en piétinant dans ma fosse à boue, je m'étais réjoui à l'idée de bavarder avec des compatriotes, d'évoquer des souvenirs de France, de revivre un peu les 14 juillet d'antan.
J'ai tenu stoïquement pendant deux heures et je suis parti, à pied, comme j'étais venu, vite noyé dans l'ombre et l'humble foule des rues. Et je pensais à ces braves Européens de Karachi qui s'étaient émus de notre présence parmi les réfugiés musulmans. Pas pour les risques que nous pouvions courir, rassurez-vous, mais pour la grave atteinte que nous portions à leur prestige en vivant comme les indigènes.
LES NOURRITURES SPIRITUELLES
Chaque fin de semaine, j'ai pris l'habitude de descendre à Karachi. La partie européanisée n'a rien de très original : à la lisière, une armée de solliciteurs vous harcèle. L'un veut me servir de guide, l'autre me procurer des femmes, un troisième m'acheter des devises étrangères. Juste devant la banque, bien en vue, installés sur le trottoir, des changeurs "clandestins" vous offrent 12 roupies pour une livre anglaise. La Banque, elle, n'en donne que 9. A quelques pas, des policiers, appuyés sur leurs longs bâtons, affichent la plus sereine indifférence. En général, je délaisse les grandes artères et leur intense circulation pour me perdre pendant des heures dans le dédale des ruelles où, plus qu'ailleurs, j'ai l'impression de marcher dans un autre monde, hors du temps. Partout, la même misère, la crasse, le désordre, mais aussi un pittoresque et des couleurs, un caractère que je ne saurais définir autrement que par leur contraire : l'aspect des villes scandinaves.
Au début, j'avais du mal à réaliser la situation, à penser que c'était moi, Georges, qui vivais et travaillais au Pakistan. Tout me semblait si différent, si étrange. C'était un peu l'impression de vivre un rêve, d'assister à un spectacle qui ne me concernait pas, d'être en dehors du coup : du cinéma, quoi. Et j'étais pourtant quelqu'un qui savait s'adapter.
Il m'a fallu au moins deux mois pour me faire aux coutumes, aux façons de vivre, aux vêtements, à la nourriture, aux cris, aux bruits, à la chaleur, au travail, à la pression presque physique de cette marée humaine. Maintenant, ça y est ; ce qui me frappait ne m'étonne plus. Je vis avec la foule, je respire avec elle et j'en arrive même à devoir faire un effort pour me souvenir de la vie, là-bas, en Europe.
Mon teint hâlé, ma barbe, mes vêtements anonymes n'attirent pas l'attention : on me prend pour un Musulman des provinces du Nord. Jamais, au cours de mes vagabondages, je n'ai rencontré un regard de haine, un geste menaçant, mais au contraire, politesse, dignité, considération.
J'aimerais pouvoir vous peindre ces spectacles insolites, vous montrer, par exemple, ces gens du Sind : ces hommes à tête enturbannée, à pantalons bouffants, beaux comme des statues, le visage encadré d'une épaisse barbe noire, toujours bien soignée. Graves, fiers, superbement illettrés, ils ont l'air tellement naturel... leurs femmes, de rudes paysannes, ne portent pas le voile et se contentent d'une écharpe ; elles portent un pantalon couvert d'une ample robe rouge, des bracelets aux chevilles, et, parfois, des bagues aux orteils.
Leur démarche solide, talon bien posé sur le sol et reins cambrés, vous laisse une extraordinaire impression de force. Et puis voici des femmes Intouchables, vouées aux plus basses besognes, des femmes à peau noire dont Medhi a horreur, ce qui ne m'a jamais empêché, moi, de les trouver jolies et bien tournées. Elles passent, pieds nus, un panier en équilibre sur la tête, un balai à la main, un gosse sur la hanche...
Coolies et "vélos-taxis", ces derniers sans même quitter la selle, se pressent pour manger quelques galettes de blé, autour de cuisiniers installés en plein air. Quand la faim me prend, je ne puis qu'aller moi aussi dans les gargottes pakistanaises : les restaurants les moins chers, c'est-à-dire les plus sales et les plus sombres. J'entends d'ici les cris d'horreur que pousseraient les Européens de Karachi à la seule idée d'aller s'y asseoir. Les risques, Messieurs Dames, les risques ! ...
Ça me rappelle une autre histoire. Il s'agit pas de casser la croûte, mais c'est tout comme. A force d'entendre parler du Coran autour de moi, je m'étais dit : il va falloir y jeter un coup d'oeil. Et puisqu'il y avait des missionnaires catholiques hollandais dans les parages, l'idée m'est venue d'aller leur demander de m'en prêter un.
Bref, j'y vais, et je leur raconte mon histoire : que je vis toute la journée au milieu des Musulmans ; que connaître un peu leur religion, c'est évident, ça me permettra de discuter de plus près avec eux et de mieux les comprendre.
Erreur mes amis, erreur profonde ! ... on ne m'entend pas de cette oreille, on prend des airs de conspirateurs. Pour lire le Coran, il faut la permission, la permission de l'évêque. Ma foi, qu'est-ce que je risque ? Allons voir Monseigneur l'évêque, c'est aussi le Nonce du Pape, il comprendra.
Monseigneur l'évêque me reçoit après une longue attente : il a l'air très distingué et me parle d'une voix onctueuse, les mains jointes, comme si nous étions au confessionnal : j'essaie de me persuader que c'est pas du théâtre. "Mon enfant, me dit Monseigneur, mon enfant, y pensez-vous ?... A quels périls votre jeune âme non avertie irait-elle s'exposer... Vous livrer à pareille lecture ? Non, en conscience, croyez- moi... mais, nous avons en revanche d'excellents traités sur le Coran, écrits par de remarquables écrivains catholiques, et ceux-là mon enfant - il se redresse et tend ses mains, dans un geste d'offrande - ceux-là, vous pouvez, vous devez les lire "
Que voulez-vous y faire ?
BON APPÉTIT QUAND MÊME
Bien sûr, j'encourais des risques. Mais le seul fait de vivre parmi la masse pakistanaise m'exposait journellement. Alors, autant en prendre son parti. Pour en revenir aux nourritures terrestres, allons donc faire un tour dans ces fameux restaurants, où les mouches vont chercher un peu de fraîcheur. Un salam, lancé à la ronde, pour répondre au salut du patron. La première chose qui frappe, c'est la couleur indéfinissable des murs constellés de crachats rouges par les chiqueurs de bétel. La table est bancale et deux grands verres d'eau vous attendent, plutôt graisseux sur les bords. Un gosse, mal fagoté dans un pantalon luisant et empesé de crasse, prend la commande traditionnelle : Meat curry chappaty : des galettes de blé avec une sauce rougeâtre où flottent quelques vagues morceaux, de buffle ou de boeuf... et demandez toujours l'addition avant de toucher au repas, sinon, plus question de marchander.
Le cuisinier est installé à l'entrée, assis en tailleur devant ses marmites. Il prépare les galettes qu'il jette sur une plaque de fer posée sur la braise : elles gonflent et crèvent par endroits, laissant fuser la vapeur. On vous les sert chaudes, délicieuses. Mais ne cherchez pas le couvert et débrouillez-vous comme les autres, avec vos doigts.
Ça pue et ça crie. Les conversations sont noyées par un flot de musique déversé par le poste de radio. Votre voisin, silencieux et grave, semble poursuivre un rêve. Certains hurlent presque pour se faire entendre, sans cesser pour autant de mastiquer, de se curer l'oreille, de se gratter le bas ventre ou les pieds.
Le repas expédié, il convient de se laver les doigts au filet d'eau qu'un gosse prévenant fait couler sur vos mains ; puis rincez-vous la bouche à grand bruit, crachez et rotez. Enfin, passez à la caisse et payez vos 8 annas.
LA MACHINE A RÊVER
Pour le même prix, vous pouvez aller au cinéma du coin voir des films pakistanais ou indiens. Le septième art est très populaire : enfants, coolies, ouvriers, attendent, accroupis, prêts à sacrifier l'argent d'un repas pour un peu d'évasion. La queue, où on ne voit que des hommes, fait presque le tour du bâtiment. Quant aux femmes, elles ont un guichet spécial : pour éviter la promiscuité. D'alléchantes affiches sont placardées aux alentours : beautés dévoilées, au visage sillonné de larmes, aux seins volumineux et agressifs. A l'entrée, une sorte de "portier", dans le genre armoire à glace, maintient la foule impatiente à coups de gueule et de cravache.
Une bouffée chaude et moite, vous enveloppe le seuil franchi. Les longues pales des ventilateurs brassent un air lourd, parcouru d'odeurs mal définies. Les quelques spectateurs qui ont des souliers se déchaussent et s'installent, comme tout le monde, jambes croisées, sur les sièges de bois. D'autres posent confortablement leurs pieds sur le dossier devant.
Au balcon réservé, les femmes attendent que l'ombre se fasse pour relever la partie frontale de leur voile. Les films ont en général très peu de rapport avec la réalité.
Une musique criarde, mi-orientale mi-américaine, accompagne les images : si c'est des airs connus, ils sont immédiatement repris en choeur ou battus en mesure par toute la salle. Même sans comprendre le dialogue, on saisit assez bien de quoi il retourne : une jeune fille riche s'éprend d'un jeune homme pauvre et veut l'épouser malgré l'opposition de sa famille.
Le jeu des acteurs est exagéré et ils pleurent beaucoup, y compris les hommes ; on chante surtout, les joies, les peines, les colères et l'espoir. Les extérieurs, tournés en studio, sont assez mauvais : le carton pâte triomphe et on pense surtout à du gros théâtre filmé, à un opéra. Et puis il y a les danses, qui tiennent une bonne partie du film : elles sont extraordinaires. Tout prend vie, le visage, les yeux, le cou, les mains, les doigts... sur ce chapitre, c'est eux les raffinés.
Il y a aussi d'autres genres de films, montés par des communistes hindous. Plus réalistes, ils peignent les terribles difficultés de la vie quotidienne : la misère, l'injustice, l'exploitation. Le héros est acculé au vol pour sauver les êtres qu'il aime. On l'arrête, mais il en profite, à l'audience, pour faire le procès de la société actuelle et crier l'espoir de temps nouveaux. Et les spectateurs, il n'y a qu'à les regarder, espèrent avec lui.
LA RÉALITÉ DES MACHINES
Car, on s'en doute, tout n'est pas rose au Pakistan.
En 1920, un chef de gare fonde le premier syndicat de la péninsule indienne au sein de la compagnie des chemins de fer. Cette entreprise, la plus importante du pays, groupe alors quelque 100 000 ouvriers. Mais ce n'est qu'en 1926 que le droit d'association est reconnu. En 1940, il n'y a toujours qu'un seul syndicat aux Indes, tenu en majorité par les communistes.
Les socialistes fondent leur propre syndicat. Le gouvernement, conscient de l'enjeu et pour ne pas être en reste, décide de créer le sien. C'est ce dernier syndicat qui représentera dès lors la classe ouvrière indienne dans les assemblées internationales, c'est lui qui touchera les subventions et s'attachera à contrecarrer les deux autres centrales. Lorsque survient le "partage", le Pakistan se retrouve avec deux syndicats : celui du gouvernement, qui groupe environ 500 000 membres et celui du bloc socialiste-communiste, 200 000 seulement. Les membres et délégués de cette deuxième centrale ne jouissent d'aucune garantie et sont sans cesse en butte aux poursuites et persécutions.
Il faut noter toutefois que le Pakistan est essentiellement agricole : les paysans y constituent 80 pour 100 de la population. Théoriquement, la durée du travail est de huit heures pour les ouvriers, neuf heures pour les employés : en fait, elle va au moins de dix à douze heures pour les premiers, jusqu'à dix heures et demie pour les seconds. Le lock-out est permis et toute grève doit être déclarée deux semaines à l'avance.
Pas de règlement sur l'apprentissage et la formation professionnelle, pas de cours de perfectionnement : on ne trouve que des écoles pour la formation des cadres. Ne parlons pas de l'assurance maladie : un vague secours est accordé en cas d'accident de travail, mais la procédure est si longue qu'elle décourage les plus endurcis. Protection sur les lieux de travail, allocations familiales ou aux vieux travailleurs n'existent pas plus que les garanties syndicales.
Il est courant d'employer de très jeunes enfants et le patron est seul maître dans son entreprise : il peut même se payer le luxe d'en refuser l'accès aux contrôleurs gouvernementaux, qui, du reste, font souvent cause commune avec lui.
Quant aux congés : un jour férié par semaine. En théorie, les ouvriers travaillant au mois ont droit à deux semaines de congé par an : les obtenir, c'est une autre histoire. Les salaires, 60 à 80 roupies par mois, permettent juste de vivre.
Aucune représentation ouvrière ne participe à la gestion du pays et le sort des ouvriers ne s'est pas amélioré depuis le départ des Anglais : ils n'ont fait que changer de maître.
Après s'être durement battus pour l'indépendance et la partition, il leur faut maintenant, au nom de la religion et de l'avenir du pays, laisser les patrons réaliser de scandaleux bénéfices pour inspirer confiance aux capitalistes étrangers désireux d'effectuer des investissements. Cette dernière raison explique en outre la répression des grèves et du mouvement syndical. Il ne s'agit pas ici de critiques, mais de constatations que l'on veut espérer transitoires. En attendant, un fait demeure : les rapports entre patrons et ouvriers en sont encore au niveau maître-esclave.
AIYE SAHAB !
Le samedi, on était de temps en temps invités par des gens aisés de Karachi.#20 Il fallait voir toute la smala, sur son trente et un, s'installer dans le bus : les sahabs à l'arrière et les memsahabs (nos femmes) à l'avant, serrées au milieu des fantômes noirs. On avait notre petit succès, parce qu'un sahab qui prend l'autobus, ça se remarque, mais six ou sept ! ...
Chez nos hôtes - une ombre rapide, une tresse qui s'enfuit, des voix, des rires féminins - nous restions entre hommes. Nos femmes étaient dirigées vers la partie du logis réservée aux dames. Mais, comme leurs soeurs pakistanaises ne parlaient pas beaucoup l'anglais, qu'elles étaient plutôt timides et réservées, nos mem-sahabs revenaient au bout d'un quart d'heure.
Il y avait pourtant des Pakistanais européanisés qui tenaient à nous présenter leur épouse, pour nous prouver qu'ils n'étaient pas aussi arriérés que se l'imaginent les Occidentaux. Une chose qui me frappait, c'était le nombre des domestiques : mais ça se comprend, ils sont si peu payés. Quant au maître de maison, il trône, il lance des ordres, et même si ce qu'il demande est à portée de sa main, il attend qu'on le lui apporte.
On passait à table... pardon, on s'asseyait par terre, servi par les fils de la maison ou les domestiques. Le menu était surtout composé de viandes : poulet, mouton au curry, avec du riz ou des galettes de blé, le tout mangé avec les doigts, bien entendu. En général, peu de fruits et de légumes. Puis, on se rinçait les doigts dans un bol spécial, et on passait aux friandises : bonbons aux amandes, au beurre et au sucre.
Enfin, l'estomac bien calé, tout en grignotant des clous de girofle, en chiquant du bétel, en sirotant notre thé indien, on bavardait sur le Pakistan, l'Inde, le problème du Cachemire, l'Angleterre, éternels sujets de conversation.
A Lalukhet aussi les petites gens s'intéressaient beaucoup à nous : Aiyé Sahab, Aiyé Sahab, et mon hôte, frappant le sol du plat de la main à côté de lui, m'invitait à prendre place. Là encore, on chiquait le bétel, on fumait des bidis - petits ninas roulés à la main - on buvait une tasse de thé. Ils me racontaient des tas d'histoires que Medhi m'aidait à comprendre.
J'entendais tant de choses nouvelles en anglais et en urdu, que j'avais du mal à tout assimiler. Mais, après avoir entendu les mêmes choses plusieurs fois, je finissais par les retenir et je puis dire que le peu que je sais sur ces questions, ce sont les gens qui me l'ont ainsi fait entrer dans le crâne.
Ils m'ont souvent raconté les espoirs qu'ils avaient mis dans la fondation de cette nouvelle patrie musulmane ; les misères et les deuils de la partition ; leurs déceptions. Ils voyaient les officiels et les riches, insensibles à la misère qui les entourait, plus intéressés par leur carrière politique et leur confort que de relever le sort de la masse des pauvres gens. Mais ils n'osaient pas crier trop fort leur mécontentement, de peur d'être traités d'agitateurs et jetés en prison.
Combien de temps cela va-t-il durer ? Quel espoir reste-t-il aux paysans et aux ouvriers pakistanais de voir changer leur sort ? Qui sera responsable, le jour où, excédés, ils se révolteront ?
PREMIER, DEUXIÈME ET TROISIÈME SEXE
Le plus étrange, dans les rues, les marchés, les bureaux, les cinémas et les restaurants, c'est de ne voir pratiquement que des hommes : les femmes ne font que passer, en silence, dissimulées sous leurs voiles. Elles avaient excité ma curiosité dès mon arrivée dans le bus menant à Lalukhet.
Hommes et femmes ne se fréquentent guère et vivent dans deux mondes séparés. Pour se connaître, un seul moyen, le mariage. Mais le choix d'une compagne dépend uniquement des parents ; les familles se consultent, tombent d'accord, fixent le prix du trousseau et les détails de la cérémonie : marier sa fille coûte cher. Après quoi, la jeune femme, presque cloîtrée, pourra difficilement partager les joies, les peines et les activités de son époux qui vaque seul à ses affaires et vit en somme avec ses amis. Comment pourrait-elle développer sa personnalité et ses talents en dehors de la procréation, du bétel, de la cuisine et des papotages ?
Il y a certes des exceptions chez les femmes instruites de la bourgeoisie, qui tendent à adopter des façons de vivre européennes, mais le pourcentage est infime.
Bien sûr, vous répliquent les Pakistanais, c'est pourtant le meilleur moyen de protéger la femme des entreprises masculines et une garantie de plus pour la vie familiale. Que la femme soit respectée, qu'on ne plaisante pas avec elle, d'accord, mais que les hommes ne soient pas davantage tentés, cela reste à voir : en attendant, ils se rattrapent en lorgnant l'anatomie des jeunes Européennes qui vont se baigner sur les plages. Et je serais plutôt enclin à y trouver la raison des regards que me lançaient certains jeunes Pakistanais aux poignées de main trop prolongées et trop molles.
Ils sont sentimentaux, s'amourachent vite, et puisque l'objet de leur désir est invisible, allez vous étonner qu'ils tendent à l'homosexualité. Même à l'Université, les filles sont voilées et M. le professeur ne connaît pas leur visage. Que reste-t-il aux jeunes gars ? Passer des heures entre copains, devant une tasse de thé, se raconter des histoires, fumer, se promener en se tenant gentiment par le petit doigt, et parfois se jouer des tours : comme se déguiser en femme voilée, entretenir une correspondance amoureuse, fixer un rendez-vous, provoquer des confidences et les divulguer... c'est innocent, mais un peu triste.
À CHACUN SA CROIX
La boue, les briques, la poussière et le soleil, les jours et leurs cortèges d'images passent vite à Lalukhet. Autres processions, fréquentes, les enterrements : le cadavre enroulé dans un drap, lié sur son lit et porté en terre par les membres mâles de la famille... Les jours passent à Lalukhet, pour nous peut-être, mais pas pour ce mendiant superbe, installé à demeure sur le vieux pont démoli et qui égrène, du matin au soir, ses mélopées nostalgiques.
Depuis quelque temps, ça ne va pas fort dans l'équipe. On paye, les uns après les autres, notre tribut à la maladie. La dysenterie de Marcia ne fait qu'empirer : la pauvre fille veut travailler quand même et dépérit à vue d'oeil. Il est impossible de la faire soigner à Karachi et on a décidé de la faire rapatrier par le prochain bateau. Odvard a dû s'aliter, atteint de jaunisse. Frantz est affligé de troubles de la vue provenant d'une carence de vitamines. Moi, ce sont les dents : elles se déchaussent. Marjorie a des crises de paludisme.
Au début, bien nourri, bien reposé par mes quatre semaines de bateau, je me sentais costaud comme pas un. Avec quelle ardeur je faisais voler la pioche, ça en mettait plein la vue aux ouvriers pakistanais, habitués à travailler beaucoup plus lentement. Puis, peu à peu, j'ai senti mes forces décliner, j'ai pris le rythme des copains, fini la démarche sportive, les gestes énergiques d'autrefois.
Les premiers mois, je profitais de la sieste et des moments libres pour lire, écrire, étudier. Mais maintenant, il n'y avait plus rien à faire : j'avais beau lutter, je m'endormais régulièrement, le nez sur la table. Après une journée de terrassement et de briques, je n'arrivais plus à me concentrer : je lisais des mots comme on enfile des perles et sans arriver à en comprendre le sens. Il s'agissait plus de critiquer l'apathie et la lenteur des ouvriers pakistanais, il s'agissait plus de jouer les stakhanovistes : j'étais devenu comme eux, tout simplement. J'étais Pakistanais.
VISITEZ TATTA
Avec Oki, on part un samedi visiter Tatta, l'ancienne capitale du Sind.# 21
Comme l'Indus coule à quelques kilomètres de là on décide d'aller y jeter un coup d'oeil, le temps de prendre le bus de service, le temps de regarder le grand fleuve boueux, le temps de faire à pied le chemin du retour... voilà qu'on se perd et tombe à l'improviste sur une demi-douzaine d'autochtones en train de faire trempette dans une mare. J'en profite pour barboter avec eux. Croyez-vous qu'ils s'en étonnent ? Pas du tout. Ils continuent à s'occuper de leurs oignons, sérieux comme des papes. De quoi prendre des leçons de politesse.
Quand on est arrivé à Tatta, il faisait nuit. On a sauté dans le bus pour Karachi en espérant trouver encore une correspondance pour Lalukhet. Hélas, c'était fini : on trouvait bien des bus en maraude, mais pas dans notre direction, et les quelques fiacres poussifs qui circulaient nous demandaient un prix exorbitant. Il ne restait qu'à se taper la route pedibus : une dizaine de bornes. Complètement lessivés, on s'est assis sur le bord du trottoir. Quantité de coolies dormaient autour de nous, la tête enveloppée dans un chiffon sale.
Des "vélos-taxis", toujours à la disposition du client, ronflaient blottis sur leur siège. On a fini par marchander avec eux. J'en ai trouvé un, pas trop gourmand, vers une heure du matin. Visiblement, notre gars était crevé : il mettait tout le paquet, en danseuse, ses pieds nus crispés sur les pédales... alors, j'ai eu honte de me faire traîner par un autre prolo, un prolo qui louait son outil à la journée, en payant d'avance... En arrivant au bas d'une côte, je l'ai fait descendre et je lui ai dit : "Souffle un peu, bonhomme, assieds-toi dans le landau". Il voulait pas, il croyait que je voulais lui faucher sa trottinette. Puis il s'est laissé convaincre et a pris confiance. Il s'est mis à rire et à parler comme un moulin... Oki ne comprenait pas grand-chose et disait yes, yes, moi, je pédalais... et quand je lui ai chanté une chanson pakistanaise, en appuyant sur les manivelles, en cadence, ça a été le bouquet ! Il bichait comme un pou, il se tenait plus de joie, il se trémoussait sur son siège : Ah, Sahab ! ah, Sahab ! Il s'en souviendra de cette soirée.
L'autre jour, Medhi m'a conseillé d'aller à Karachi assister au Mohaurram : une journée de mortifications publiques que s'infligent les fidèles chiites et sunnites pour expier le martyre d'Hussain, petit-fils du Prophète, survenu voilà plus de mille ans. J'y suis allé, un peu sceptique.
Le grondement frénétique d'innombrables tambours, les clameurs de milliers d'hommes qui défilaient, se frappant la poitrine à grands coups de poings cadencés, un martèlement sourd qui vous prenait aux tripes... et sur cette masse sans fin qui traversait la ville, tanguaient et roulaient des sortes de tours en papier, brillantes et colorées, figurant la tombe d'Hussain, qu'ils allaient jeter dans la mer, à Kemaré.
Le visage crispé, l'air féroce, armés de gourdins, de sabres, de poignards, des hommes se démenaient, mimant des luttes à mort contre d'invisibles ennemis. D'autres se provoquaient en combat singulier sur un rythme de danse. J'en ai vu ôter leur chemise et se faire donner des volées de coups de fouet ; j'en ai vu s'entailler la langue et la poitrine, j'en ai vu, frénétiques, l'écume aux lèvres, se flageller le dos jusqu'au sang avec des chaînes armées de pointes d'acier qu'il fallait leur arracher des mains. C'était hallucinant...
Emporté par cette marée délirante, perdu dans cette foule en transes, où mon teint et ma barbe me laissaient inaperçu, bousculé, gagné par la fièvre, je devais faire un effort pour rester lucide et refouler ma peur. Le meurtre et la destruction étaient dans l'air, retenus, comme par miracle, sous les regards des femmes silencieuses et voilées, massées sur les trottoirs, aux terrasses, aux fenêtres, occupées à ne rien perdre du spectacle : fascinées.
UNE LONGUE PATIENCE
On a terminé ce matin notre trentième maison : 300 000 briques mais après des mois d'un soleil implacable et d'un ciel au bleu fixe, les nuages ont fait leur apparition : l'air fraîchit.
Tout le monde, à Lalukhet, semble attendre un événement extraordinaire : la mousson. La seule pluie de l'année. En quelques heures, elle va transformer le désert en lac, nos tentes en marécages et les maisons en tas de boue. Ceux qui ont un toit se dépêchent de colmater les fissures. Les autres, ceux des cabanes, se contentent d'observer le ciel.
Et puis soudain la voix de Marjorie qui se rapproche :
- The rain...
De larges gouttes sonnent sur la tente et trouent la poussière avec un bruit feutré. Tous les gosses sont dehors et gambadent, à poil, criant leur joie comme une volée de moineaux.
Mais les adultes, qui n'ont pas l'air de rigoler, se dépêchent de regagner leurs cabanes pour parer au déluge qui s'annonce.
En quelques minutes, le bruit feutré des gouttes s'est changé en clapotis et la poussière en gadoue. Alors, là-haut, d'un seul coup, les écluses se sont ouvertes : un rideau pesant et translucide gifle la terre, remplit les dépressions, se brise en poussière blanche sur des ombres qui fuient, pliées en deux. "Les briques ! " hurle Frantz. Il y en a 4 000 entassées chez Safia. On se précipite sous les cataractes, en slip, un bout de tôle ondulée sur la tête. Une nappe d'eau couvre le sol : elle nous arrive aux chevilles. Les briques du dessus ont fondu. Nous couvrons les autres en vitesse, avec une bâche. Partout, dans chaque cabane ; une agitation fébrile s'est emparée des familles : chacun empile ses maigres ressources sur les charpai avant de s'y percher. Ceux qui n'ont pas de lits, la majorité, se contentent de suspendre leurs couvertures aux bambous du toit : ils attendent, debout, résignés au pire. L'allégresse des enfants s'est calmée d'un seul coup et j'en vois plus d'un qui frissonne, la tête rentrée et les coudes au corps.# 22
On est arrivé au camp avec de l'eau jusqu'aux genoux.
Nos femmes sont en train d'entasser les affaires sur les tables.
Malgré tout, nous avons de la chance : les tentes sont situées sur une petite éminence. Mais en contrebas, dans la plupart des huttes, les réfugiés ont de l'eau à mi-cuisse. On se croirait au milieu d'un fleuve. Les déclivités engendrent des courants qui viennent battre et attaquer avec violence les murs de torchis et de briques. Les maisons qui n'ont pas de fondations se désagrègent peu à peu et le fracas de l'eau s'accompagne de loin en loin du plongeon sourd des murs qui s'effondrent. Là-bas, sous la pluie serrée, un groupe silencieux surveille une boutique en parpaings à moitié démolie : elle finit par sombrer, elle aussi. Les pauvres gens encaissent cette nouvelle épreuve avec un calme surprenant.
Des bidons, des nattes flottent, à la dérive, emportés vers le lit de la rivière que j'avais toujours vu à sec : ce n'est plus maintenant qu'une masse d'eau, qui monte d'heure en heure, furieuse et bondissante, où se dresse le pont, démoli par la mousson l'année précédente et qu'on n'a pas fini de réparer.
Des réfugiés, anxieux d'aller voir ce qu'il advient de leurs cahutes et de leurs familles, se dépêchent de traverser : ils font une longue chaîne en se tenant par la main et avancent pas à pas, arc-boutés contre le courant qui leur bat la poitrine. Des groupes de sinistrés qui grelottent, trempés, attendent la fin du déluge. Pas de feu, et rien à manger pour la plupart.
Le bruit de la pluie s'est fait moins violent, régulier, monotone. Il nous faut encore piétiner et glisser pendant une demi-heure dans la boue pour remonter deux de nos tentes qui viennent de s'effondrer, gorgées d'eau. On s'est couché comme on a pu, en laissant nos jambes emplâtrées de boue pendre au-dehors du lit.
Le jour s'est levé sur un paysage de désolation. Il ne pleut plus. L'eau disparaît, laissant une mer de fange figée, gluante, jonchée de débris. Des centaines de maisons se sont effondrées.
Les moins touchés, pour une fois, ce sont les plus pauvres, qui n'avaient qu'un abri de nattes. Les autres, ceux qui ont dépensé leur dernier sou ou se sont endettés pour avoir un logis, sont de nouveau sans toit. Mais, déjà, un peu partout, des hommes, des enfants s'activent, cherchant à récupérer leurs pauvres affaires enfouies sous des monticules boueux, leurs anciennes maisons.
La patience s'apprend. Ils en ont vu d'autres. Il faut bien s'accrocher, recommencer à peiner et à vivre. On fera ce qu'on pourra. On leur donnera un coup de main. Il faut bien que Nassim, Safia, Shama, Nafissa, puissent rire et courir encore, leur petit frère sur la hanche, vers le marchand de glace râpée qui vous tend une poignée d'insouciance pour un demi anna.
fin de la seconde partie, suivent Inde, Japon et Etats Unis
Notes renvois
15/ Fiers de leurs quelques notions d'anglais, des jeunes entament la conversation. Ils n'ont jamais entendu parler de la France ; ils me prennent pour un anglais. Malgré les 150 années d'occupation britannique, leur attitude pleine de gentillesse me surprend.
16/ Medhi, notre indispensable lien avec les Pakistanais, est intarissable pour nous expliquer les faits et coutumes que nous ne comprenons pas. Il n'est pas très réaliste, mais quel poète ! Il connait mieux que personne les littératures hindoue, arabe et même anglaise. Si vous demandez à ce rêveur de tailler une brique, tenez-le à l'oeil, il est capable de la
17/ Notre âne pakistanais, aussi capricieux que ses congénères français, s'arrête de temps en temps, au milieu de la rue. Indifférent aux coups, aux insultes, aux hurlements et aux klacksons qui jaillissent derrière nous. Mais beaucoup sourient de voir un Sahab européen en pareil équipage.
18/ Et ces femmes riches, trop bien habillées ; elles sont déçues de ce que nous leur offrons : un travail sans gloire, sans comité à présider, sans photo dans les journaux.
19/ En sifflant la Marseillaise, je fonce chez le coiffeur ; pas un de ces barbiers en plein air qui vous rase assis sur le trottoir ; non, un sérieux, dans sa boutique de 6 m2. A mon apparition, c'est le branle-bas de combat. Le merlan laisse tomber son client moitié rasé pour me recevoir comme un prince. Ca doit être la première fois qu'il met la main sur un Sahab. Assis, avec des salams longs comme le bras, il me colle un chiffon sale autour du cou. J'ai à peine le temps de regarder les outils et les têtes douteuses des clients, que la tondeuse du maître entre en action. Sans succès, j'essaie de lui expliquer ce que je veux. Il fait preuve d'un tel brio, que l'assistance émerveillée, ne perd pas un cheveu du spectacle. Puis, en 4 coups de cuillère à pots, le rasoir du figaro transforme ma barbe en collier du cru. Mais je l'arrête quand il veut enlever ma chemise pour me raser les aisselles et le reste.
20/ Comme d'habitude, on a laissé nos tentes et nos affaires se garder toutes seules. Jamais personne ne nous a volé quoi que ce soit.
21/ On quitte Karachi dans un vieux bus sans vitres et entrons, sans transition, dans le désert du Sind. Je respire à travers mon mouchoir. Un vent furieux soulève des tourbillons de sable qui cachent le soleil. J'entrevois des hameaux de huttes en torchis, des silhouettes fugitives d'hommes enturbannés et de femmes aux purdahs qui s'envolent.
Le vent tombe, le désert se meuble de ruines rongées de soleil, à demi-enlisées sous les sables. C'est Tatta. J'en reste soufflé. Ça une ville ? Ces assemblages de morceaux de bois sur lesquels on a collé de la boue s'élèvent jusqu'à 3 ou 4 étages. Chaque année à la mousson, la boue tombe, ces bâtiments se délabrent. Comme on ne les répare guère, ces défis à l'équilibre s'écroulent.
Nous partons à la recherche de la Dharmsala, ces traditionnelles "maisons d'hospitalité". La nuit tombe, les ombres à qui nous la demandons ne nous comprennent pas. Enfin nous la découvrons : une bâtisse sans porte ni fenêtre, au sol en terre battue. Oki, confiant en Boudha, y ronfle comme un bienheureux. Moi, je me réveille souvent, croyant entendre des bruits suspects.
Levés avec le soleil, nous visitons les fameuses ruines datant de 4 siècles, le tout peu entretenu, sans âme qui vive, avec un seul bruit : le vent. Puis nous passons au marché sindhi, vivant, pittoresque, crasseux où dominent les vêtements sombres des hommes et rouges des femmes. Nous y rencontrons un réfugié, fonctionnaire de la région d'Hyderabad. Il regrette beaucoup les Indes, la végétation. Il se sent étranger dans cette ville, ce désert, parmi cette population fruste dont il ne comprend ni ne lit la langue.
22/ Avec Frantz et Takuro, nous partons faire le tour de nos maisons. Elles tiennent bien le choc, grâce aux fondations, aux toits débordants et au revêtement de paille et bouse durcie qui protège les briques. L'eau nous arrive aux cuisses, nous avançons avec difficulté.
"Les Suisses, hommes grands, ils ont de la chance", déclare derrière moi Takuro plutôt petit. Je ris et me retourne. Mais où sont-ils ? Disparus, volatilisés. Puis à un mètre, deux têtes émergent de l'eau boueuse. Ils sont tombés dans un trou à boue. Frantz y a perdu ses lunettes et Takuro, qui a bu une grosse tasse, en souffrira longtemps. On continue en sondant le sol avec précaution.